Le Tour de France d’un petit Parisien/3/5

Librairie illustrée (p. 594-610).

V

Un bon accueil

Il se peut que Landerneau soit une jolie petite ville, très bretonne, et que des hauteurs qui entourent de tous côtés la riante et fraîche vallée de l’Elorn, dans laquelle elle est assise à la jonction des routes de Morlaix, de Carhaix, de Quimper, de Brest et de Lesneven, on domine la campagne du Léonais et la rade de Brest, qu’on y voie même au loin les eaux de l’Océan ; il se peut aussi, comme l’avait assuré Méloir, que ce soit un centre industriel important qui mérite d’être visité pour ses tanneries, ses minoteries nombreuses, ses fabriques de bougies, ses brasseries, son chantier de constructions maritimes, et surtout ses fabriques de toiles ; mais Jean, après l’aventure de son compagnon de route, ne voulut pas séjourner une heure de plus dans cette ville si célèbre — à tort ou à raison — par ses cancans.

Il craignait un retour offensif du gars évincé ; une envie de troubler la noce le reprenant subitement.

Et, de fait, le Breton par moments devenait jaune et vert ; ses yeux égarés sortaient de leur orbite, et il lâchait une injure énergique à l’adresse de celui qui était venu faire obstacle à son bonheur : — Fils de chien !. Ah ! mais dame, oui : un vilain singe… de sûr et certain !

Toutefois comme Méloir retombait après dans son abattement, Jean résolut d’en profiter pour l’éloigner de Landerneau.

Enfin, une idée venait de germer dans son cerveau et prenait de minute en minute une consistance favorable à sa mise à exécution : Jean ne pouvait penser à garder Méloir auprès de lui, même en l’associant à ce petit commerce de livres qu’il songeait à reprendre. Cela étant, il allait le conduire, non à Paris, où il n’avait pas assez de relations, mais à Caen — idée lumineuse ! — à Caen, où le baron et la baronne du Vergier daigneraient sans doute s’intéresser à son protégé (passablement encombrant) et le placeraient dans quelque bonne maison de la ville.

Il s’en ouvrit à Méloir. Le gars lui avoua ingénument qu’il ne serait pas fâché de faire connaissance sur place avec les tripes à la mode de Caen. Mais se rappelant soudain que quelque chose était dérangé dans le plan de sa vie, il eut une larme à l’œil, tandis que sa langue se promenait encore sur les lèvres à l’idée d’un régal nouveau.

— Failli gars ! s’écria-t -il avec une explosion telle qu’il se crut obligé d’ajouter : C’est pas de vous que je parle, au moins.

Donc, on irait dans le Calvados. Quant à essayer à la faveur de ce moyen de rentrer en grâce auprès de la baronne, Jean n’y pensait pas, oh ! non. C’était par pure bonté d’âme qu’il conduisait Méloir à Caen : du moins, c’est ce qu’il se disait en reprenant le chemin de la gare, située au nord de la jolie petite ville.

Il se retourna avec un regret et aperçut quantité de ruisseaux tombant de toutes ces charmantes hauteurs qui enserrent la vallée. Tant pis ! Il fallait s’éloigner ; et il aurait pourtant si volontiers poussé jusqu’à Brest, si tout avait bien marché. Tant pis, tant pis ! Trop de bruit dans Landerneau !. Il se le rappellerait ce festin de l’armoire. Ah ! on l’y prendrait encore aux noces bretonnes !

— Le failli merle ! Faut pas mentir, c’est un failli drôle !

Par ces apostrophes l’infortuné Méloir ramenait Jean à ces choses qu’il ne pouvait oublier et le fortifiait dans sa résolution de partir au plus tôt. Et c’est ainsi qu’on remonta en wagon.

Jean arriva fort tard ce jour-là à Laval, et d’assez mauvaise humeur. C’est en vain que Méloir avait essayé sur la route de l’intéresser de rechef à Vitré et de l’attendrir sur la rue Poterie, berceau de sa famille du côté de sa mère la Vitriasse ; c’est en vain que le gourmand Breton avait en sortant de la gare recommencé l’éloge des préparations culinaires dans lesquelles Laval excelle, notamment de cette fameuse poitrine de mouton grillée relevée à la sauce poivrade, à laquelle Méloir avait voué une sorte de culte ; Jean, fort sobre durant tout le trajet, ne voulut entendre parler que de dormir : on verrait demain.

— Vère ! je veux ben, finit par dire Méloir avec un gros soupir ; m’est avis qui si nous ne partons qu’à dix heures on aura le temps de bien déjeuner avant, ou tout au moins de manger un morceau. C’est égal, Flohic n’est qu’un quart d’homme. Je voudrais le voir crever comme une bousine[1]. Et Vivette donc ! Penser comme ça, que cette rousseaude a été ma mignonnaille, sûr et certain que c’est un crève-cœur pour moi !

Le lendemain, Jean dut en passer par les exigences du gars. Au fait, il préférait encore le voir manger et boire que de l’entendre gémir sur son sort, et déblatérer contre la « rousseaude » et son « failli merle. »

La perspective fallacieuse de la poitrine de mouton grillée à manger à Laval avait fait oublier à Méloir l’ennui de quitter sa chère Bretagne : il était entré dans le Maine sans presque sans apercevoir ; mais que de soupirs, que de profonds soupirs quand on reprit le chemin de fer qui menait en Normandie ! Pour le coup, on eut dit qu’on s’en allait au bout du monde. C’était la faute de cette Vivette aussi, la deffrontée ! et du Flohic le gueux !… Et aux soupirs succéda une copieuse distribution d’injures envoyées dans la direction de Landerneau, avec menaces du poing, et des : « Un p’tit de temps et qui vivra verra » à faire trembler les moins peureux.

La seule ville de quelque importance devant laquelle on passa avant de quitter le Maine, fut Mayenne, — chef-lieu d’arrondissement de 11,000 habitants, — irrégulièrement bâtie sur le penchant de deux coteaux qui dominent la Mayenne. De la rive gauche de cette rivière, où se trouve la gare près d’un faubourg, nos voyageurs virent sur le coteau d’en face s’élever la ville, avec le clocher carré de son église Notre-Dame, et le vieux château, se dressant avec ses huit tours sur un escarpement rocheux. Mayenne est en voie de transformation. Son ancien aspect féodal a disparu. Pour répondre à l’activité de son industrie, — la fabrication des toiles — de nouveaux ponts ont mis en communication de beaux quais ; des boulevards et des rues larges font une ceinture à la ville nouvelle.

Une lieue après avoir dépassé Ambrières et son château historique fondé par Henri 1er d’Angleterre, le train entra dans le département de l’Orne : et ce fut de la part de Méloir, à qui la chose fut signalée, un nouveau sujet de soupirs, suivis d’énergiques exclamations : — failli chien ! Chat-huant de pivert !

— Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept…

C’est Méloir qui comptait maintenant les tours de l’enceinte de Domfront.

— Il y en a ben le double peut-être ! ajouta-t-il.

Pittoresquement juché à l’extrémité de rochers coupés à pic de plusieurs côtés et dominant de très haut le cours de la Varenne, apparaissait Domfront. Outre les tours — dont quelques-unes crénelées encore — de ses anciens remparts, Domfront montre aussi les ruines d’un château avec donjon. On devine tout de suite une ville forte du moyen âge, et ses murailles racontent les sièges nombreux soutenus soit contre les Français, soit contre les Anglais qui s’en disputèrent ardemment la possession, soit un peu plus tard, durant les guerres de religion, contre les catholiques et contre les huguenots. Finalement Henri IV fit démanteler la forteresse. L’ancienne capitale du pays d’Houlme n’est plus qu’un chef-lieu d’arrondissement comptant environ 4,500 habitants. — Au-dessous des ruines du château, au bord de la Varenne, l’église de Notre-Dame-sur-l’Eau, datant du onzième siècle — comme la forteresse, — est classée parmi nos monuments historiques, ce qui n’a pas empêché l’administration des ponts et chaussées d’en faire abattre la nef pour le redressement de la route d’Alençon à Saint-Malo.

Mais ne nous attardons pas : les chemins de fer ne tolèrent pas les longues descriptions : déjà nous touchons à Flers.

Ici la ville est toute moderne. Elle possédait à peine 3,000 habitants en 1820, elle en a aujourd’hui 11,000. D’où vient cet accroissement si peu ordinaire ? Est-il besoin de le dire ? Il est dû à l’industrie. La filature, la teinture, le blanchiment du coton et du fil, le tissage, occupent vingt-huit mille ouvriers à Flers et dans son rayon, — Condé-sur-Noireau, la Ferté-Macé ; — le travail industriel se combine dans tout l’arrondissement avec le travail agricole. Fiers fabrique des coutils rayés pour literies, des articles pour chemises, pantalons, du linge de table damassé, du satin pour ameublement, des toiles de coton, etc.

On voit bien, même de loin, que les rues de Flers sont larges, bien percées ; les maisons en pierres noirâtres qui les bordent leur donnent un aspect sévère ; mais il y a de belles façades ; son église date d’une vingtaine d’années.

Est-ce à dire qu’il n’y ait aucun souvenir d’autrefois dans cette cité assez heureuse pour n’avoir pas d’histoire ? Non. A la lisière d’un parc immense, le château de ses anciens seigneurs, entouré d’eaux vives, flanqué de tours à créneaux et à mâchicoulis, coiffées d’un dôme en forme de cloche et surmontées de lanternes, rappelle l’existence des barons de Flers et leur rôle personnel dans les guerres qui agitèrent la Normandie pendant tout le moyen âge.

La grande-préoccupation de Méloir était de savoir, lorsqu’il y avait une halte, si on trouverait à manger un morceau et à boire une « bolée » de cidre autre part qu’au buffet de la gare. A Flers, la demi-heure d’arrêt fut amplement mise à profit par le pâle gars breton que le chagrin semblait creuser. Jean se disait qu’heureusement Caen n’était plus bien loin : son porte-monnaie n’eût pu supporter plus longtemps les saignées qu’il y pratiquait pour satisfaire à l’appétit de son famélique compagnon. Le jeune Parisien soucieux sur l’issue du voyage, nerveux, rempli d’appréhension sur l’accueil qu’il allait recevoir de la baronne et de Sylvia, ouvrait à peine la bouche. Méloir, pour lui témoigner son estime, achevait lestement la tranche de jambon qui rougissait son assiette ; il l’aidait également à voirle fond des bouteilles.

Le train reprit sa marche. La fraîcheur des campagnes que l’on traversait parvint à calmer un peu l’agitation de Jean. Le pays se présentait tout en prairies coupées de ruisseaux, divisées par de nombreuses clôtures ; à droite et à gauche quelques points culminants, les buttes de Landissac, de Belle-Étoile et de Cérisy ; on distinguait au nord-ouest les futaies de Vassy. C’est ainsi qu’on parvint en gare de Condé-sur-Noireau.

C’est un chef-lieu de canton de plus de 7,000 habitants, à la jonction de la Drouance et du Noireau, ville commerçante et industrielle comme Flers, qui montre les débris d’un donjon du douzième siècle. L’amiral Dumont d’Urville y est né en 1790. Les concitoyens de l’illustre navigateur lui ont élevé une statue de bronze.

A Condé-sur-Noireau le train se trouvait à la limite du Calvados, y ayant pénétré. Il était trois heures. Jean demanda à quelle heure on arrivait à Caen.

— À quatre heures et demie, lui répondit-on.

Et il pâlit.

Méloir s’en aperçut.

— Ce serait donc que vous auriez regret de faire ce que vous m’avez promis ? dit-il.

— Oh ! que non ! fit Jean. C’est l’embarras d’entrer chez les gens. où je veux te conduire. Mais il est temps de te parler d’eux. Tu n’as pas oublié cette jeune fille que ses parents sont venus réclamer à Saintes ?…

— Mademoiselle Cydalise ? s’écria Méloir. Oh ! que nenni da ! Faut pas mentir : j’ai encore le cœur troublé de l’émotion de la pauvre mignonne demoiselle.

— Sais-tu d’où venaient ses parents ?

—Nenni !nonda ! rien en tout !

— Ils venaient de Caen.

— Alors nous aurons la chance de la rencontrer, la petite demoiselle devenue grande demoiselle riche ? Je ne serais point fâché de lui témoigner mon respect. À la loge, je lui disais toujours : oui, mademoiselle, non, mademoiselle, vu qu’elle était comme la fille du patron.

— Ce n’est pas seulement la chance de la rencontrer que nous aurons ; nous allons chez ses parents.

— Vère ! Ce beau monsieur qui m’a donné une belle pièce d’argent blanc pour chercher votre oncle qu’avait dévalé ? et puis la belle dame qu’était d’avec, qu’a emmené la jolie demoiselle ?

— Tu ne m’avais pas parlé de la belle pièce d’argent ? Méloir secoua la tête lentement et se gratta l’oreille.

— Et c’est chez eux que vous voulez me placer domestique ? C’est la flaupée que j’ai donnée à ce failli merle qui m’a porté bonheur, da !

— Laissons le failli merle de côté et soyons sérieux, Méloir. Ce sera chez le baron du Vergier, ou chez quelqu’un de sa connaissance, grâce à sa recommandation.

— Ils me trouveront peut-être bien maigri depuis qu’ils m’ont visagé à Saintes. Vère, rien qu’entre hier et aujourd’hui, j’ai sûr et certain vingt livres de moins.

— Ce n’est pourtant pas que tu aies perdu l’appétit, observa Jean avec un sourire moqueur.

— Ce serait’y que vous me reprocheriez ce que je mange pour soutenir mon pauvre cœur ?

— Loin de moi cette pensée, mon cher Méloir. Je me réjouis même à l’idée que tu vas enfin pouvoir te restaurer, te consoler et prendre forme humaine.

— Chez le baron ?

— Chez le baron ou dans son entourage.

— C’est pas là qu’on doit manger les meilleures tripes, fit l’incorrigible gourmand, qui devinait d’instinct que la cuisine du riche a des ragoûts plus raffinés.

— Possible ! dit Jean. On n’en mange peut-être même pas du tout.

— Eh bien, alors ? fit Méloir désappointé.

— Veux-tu retourner à Landerneau ?

— Oh ! pour quant à ça, non pas ! ça serait retomber du pré dans la lande.

— Alors sois raisonnable, Méloir, et laisse-moi faire.

— Vous avez raison. Je serai toujours mieux qu’à allumer les chandelles de votre oncle ; et pour peu qu’on me supporte, j’attendrai bravement, tout en gagnant du bel argent blanc, à Caen, — que saint Jagu protège ! — le moment de tirer au sort et de partir soldat.

— Voilà qui est bien dit, observa Jean. Maintenant ajouta-t-il, je te recommande de parler aussi peu que possible de la loge Risler. C’est à peine si tu dois te souvenir que tu y as vu mademoiselle du Vergier.

— Qui ça ?

— La fille du baron.

— Ah ! oui, mademoiselle Cydalise ?

— Ce n’était pas son nom.

— Faudrait que je connaisse le vrai nom qu’elle se nomme.

— Mais non ! Il suffit de dire simplement mademoiselle.

Cet entretien, résumé ici bien plus que relaté, se prolongea durant toute la dernière partie du voyage. Jean adressait encore à son protégé ses dernières recommandations, au moment où il saisissait le marteau de la porte du petit hôtel de la rue Saint-Jean.

Comme son cœur battait fort dans sa poitrine ! qui donc allait-il voir tout d’abord : Sylvia hautaine, oublieuse ? la baronne froide, sévère ? Maurice, dégagé de toute affection envers son indigne ami ? M. du Vergier distrait et brusque ?

Une grande Cauchoise que Jean connaissait, vint ouvrir, et en apercevant le petit Parisien — c’était le nom qu’on lui gardait à l’hôtel du Vergier — elle poussa des exclamations suraiguës et se mit à gesticuler. Jean l’observait attentivement : il n’y avait rien dans les manières de la brave fille qui fût de nature à lui faire craindre un mauvais accueil de la part des maîtres. La Cauchoise Nanon courut dans la direction du hall pour annoncer Jean, qui demeurait immobile, n’osant la suivre. Méloir aussi se tenait comme cloué sur place : son couvre-chef respectueusement tourmenté dans ses mains, il dirigeait son flair du côté de la cuisine, d’où s’échappait, il faut le dire, une bien bonne odeur de pâtisserie chaude, mêlée à l’arome d’un rôti qui va bien.

— Sentez voir de vot’e nez ! dit-il à Jean en humant avec délice. Tout à coup, au fond du couloir où se tenaient les deux jeunes gens, apparut dans la pleine lumière de la cour… miss Kate, — la dernière personne que Jean pût s’attendre à voir à l’hôtel du Vergier.
Madame du Vergier toisa le gars (voir texte).
Il en tira un bon augure. L’aimable Anglaise arrivait au bon moment, comme une petite fée protectrice ; du moins ne se refuserait-elle pas à intercéder en sa faveur, — s’il le fallait.

— Vous voilà donc Jean ! fit la jeune fille.

— Quelle surprise de vous rencontrer ici, mademoiselle !

— Le motif en est douloureux.

— Douloureux, miss ? que vous est-il arrivé ? Serait-ce que quelqu’un se trouverait en danger dans cette maison, M. Maurice ? mademoiselle du Vergier ?

— Non, mon bon ami Jean. C’est mon père qui nous donne des inquiétudes, qui nous fait du chagrin. Ce pauvre père… il nous a quittés. Il est malade. Il s’en va la tête perdue, un peu partout, et malheureusement on ne sait de quel côté se diriger pour le rejoindre et le ramener au milieu de nous.

Jean allait demander quelques explications — bien qu’il devinât une fugue de ce baronnet plus qu’original ; mais la Nanon revenant avec précipitation ne lui en laissa pas le loisir : Madame recevrait M. Jean tout de suite, dit-elle.

— Si j’allais attendre à la cuisine ? insinua Méloir ; sauf respect, j’ai le ventre plat comme une galette ! Faut-il pas avaler une lampée aussi, puisqu’on va causer d’avec une dame qu’est une baronne !

Jean trouvait que Méloir n’était pas de trop pour lui donner une contenance, — même avec miss Kate pour soutien : il aurait voulu se trouver à la tête d’un régiment pour affronter les regards irrités de la baronne. Toutefois une dernière et très vive crainte d’être mal accueilli lui fit adopter la proposition du Breton. Ille laissa donc en arrière pour ne pas avoir en lui un témoin gênant ; et comme miss Kate, très vive, passait devant, Jean la suivit vers le hall.

Il entre, ne trouve pas un mot à dire, ne voit plus personne, si ce n’est madame du Vergier sur la poitrine de qui il alla se jeter tout en larmes.

— Oui, oui, pleurez Jean, se mit à dire la bonne dame d’une voix lente, émue ; vos pleurs feront plus pour vous disculper que ne le pourraient faire les paroles les plus éloquentes ; car vous avez été bien coupable, bien coupable. (Ici Jean sentit qu’une main cherchait la sienne et devina l’étreinte amicale de Maurice.) Mais à côté du mal que vous avez fait… par votre étourderie, par votre obstination inexplicable, que de bien, Jean ! Combien vous nous avez donné de bonheur à tous ! (Jean qui, au milieu de son trouble, avait vaguement entrevu Sylvia, comprit qu’elle était près de lui et lui tendit une main qu’elle prit vivement dans les siennes). Que de reconnaissance nous vous devons ! Jamais, mon enfant, je ne pourrai m’acquitter envers vous de nos obligations : réglez-vous sur ça, — et relevez la tête… afin que nous nous assurions que votre méchanceté ne vous a pas trop enlaidi…

Jean se dégagea à demi, vit pleurer Sylvia et sourire Maurice, et, honte et défaillance à la fois, il se laissait glisser aux pieds de la baronne comme pour solliciter un pardon obtenu déjà avant d’avoir été demandé. Mais elle prévint son mouvement etl’arrêta.

— Vilain enfant ! s’écria-t-elle en le serrant vivement dans ses bras. Jean, alors tout réconforté, rendit à la baronne sa tendre caresse, et se sentit la force d’aller à son tour embrasser Maurice et Sylvia.

— Et moi ? fit une petite voix marquée d’un léger accent étranger.

— Embrassez aussi miss Kate Tavistock, dit Maurice à Jean, — qui s’exécuta de fort bonne grâce.

— Vous êtes tous bien bons pour moi, murmura le pauvre garçon sans oser davantage tenir les yeux levés ; mais le baron… que dira-t-il ?

— Ami Jean, le baron vous aime autant que nous vous aimons tous, répliqua madame du Vergier.

Jean regarda Sylvia.

Son expression souriante et douce ne démentait pas les paroles de sa mère. Mais quelle était donc belle dans cette transfiguration opérée par la fortune ! Comme on voyait qu’elle avait retrouvé le milieu pour lequel elle était née ! Jean fixa sur elle un regard qui trahissait le trouble que lui causait sa vue ; et son émotion fut si vive que de grosses larmes vinrent rouler dans ses yeux à peine séchés. Il lui fallut un violent effort de volonté pour reprendre un air naturel.

— Et vous êtes venu de bien loin, Jean, pour demander votre grâce ? dit madame du Vergier.

— Je ne venais pas à Caen pour ce motif, je vous jure, madame, — bien que mon contentement soit grand de vous trouver si indulgente…

— Vraiment ? D’où venez-vous donc ?

— De… de Landerneau…

— De Landerneau ! s’écria Maurice. Et il éclata d’un franc rire. Ma foi ! il est unique, ce Jean !

— Et peut-on savoir ce qui vous a conduit à Landerneau ? poursuivit la baronne, que sa situation vis-à-vis du jeune Parisien justifiait de toute indiscrétion.

Jean se retourna, cherchant Méloir derrière lui. Il ne l’y trouva pas, — naturellement — et il se rappela cette bonne odeur de cuisine qui avait déterminé le Breton à rester en arrière. Très décontenancé, ne sachant comment expliquer l’objet de son voyage, Jean osa faire appel aux souvenirs de la fille de la baronne.

— Mademoiselle, dit-il, vous n’avez pas oublié ce Breton si sec, si noir, si querelleur… mais si honnête, si respectueux… qui suivait la loge…

— De votre oncle Risler ?

— Oui, et se rendait utile… de diverses manières ?

— Méloir ? n’est-ce pas ?

— Méloir. Eh bien ! je l’avais ramené à Landerneau où ses parents sont établis, pour le réconcilier avec eux : nous sommes arrivés tout juste pour assister au mariage de sa fiancée ; et moi, au désespoir du pauvre garçon.

— Vilain voyage en effet ! observa la baronne. Mais si cela nous apprend ce que vous êtes allé faire à Landerneau, nous n’en sommes pas renseignés davantage sur votre venue à Caen.

— Eh ! madame la baronne, ne le devinez-vous pas ? N’ayant pas réussi à le faire rentrer chez lui, je lui cherche une place dans votre maison. La baronne regarda sa fille, bien qu’en cette matière elle considérât comme inutile de la consulter.

— Ce n’est pas facile, dit-elle. Et vous le comprendrez, Jean : ce garçon si honnête, si respectueux qu’il soit, a été pour ma Sylvia un compagnon dans des jours douloureux et qui doivent être oubliés : ce serait un mauvais serviteur.

— Je n’y avais point pensé ! balbutia Jean, fort désappointé.

— Ce sont des choses auxquelles on ne pense pas à votre âge, fit la baronne, mais ne vous inquiétez pas de ce garçon : nous le caserons quelque part, soyez-en sûr ; M. du Vergier nous y aidera ; au besoin, je m’en charge.

— Je vais vous le présenter, alors, madame, puisque vous montrez tant d’intérêt pour lui.

— C’est entendu. Mais vous, Jean que devenez-vous ? que faites-vous ? Où en êtes-vous de la poursuite qui vous tenait tant à cœur ?

Jean exposa à la baronne le motif de son voyage au charbonnage de Lourches, la catastrophe à la suite de laquelle il lui avait écrit, et enfin l’heureux résultat obtenu par l’examen de la valise du complice de Jacob. Madame du Vergier le félicita sincèrement et fit l’éloge d’une opiniâtreté si méritoire de la part d’un fils. Elle ajouta :

— Voilà qui est très bien, mon petit Risler, — car on peut vous donner ce nom maintenant que vous l’avez relevé. Et avons-nous quelque projet pour l’avenir ?

— Hélas ! madame, cet avenir ne m’offre rien de bien brillant. Je fais un petit commerce de livres, et dans les moments de halte, aux heures de repos, je dévore le contenu de ma balle. Je m’y prends très proprement, et en coupant les feuillets d’un seul côté, je puis lire un livre sans lui ôter sa valeur marchande. J’ai beaucoup lu déjà, et cela me donne une envie irrésistible de m’instruire. Le hasard m’a amené à visiter une partie de la France ; je peux, grâce à ma balle, voir le reste. Je ne fais plus comme autrefois, lorsque je m’abandonnais au seul plaisir de la curiosité. Maintenant, j’observe, je compare, j’interroge et je classe dans ma mémoire les faits recueillis. Mon ambition…

Jean s’arrêta, craignant d’avoir parlé trop complaisamment de lui.

— Votre ambition ? fit la baronne.

— Elle est modeste, et pourtant trop hardie peut-être. Je voudrais pouvoir consacrer une partie de mes journées à l’étude. J’ai lu dans une biographie du célèbre explorateur de l’Afrique, David Livingstone, qu’à mon âge, étant comme moi d’humble extraction, fils d’ouvrier, il partageait en deux ses semaines. Une moitié de son temps était employée à gagner par le travail de ses mains sa subsistance et son entretien ; l’autre moitié, il la consacrait à l’étude, aux grandes et fortes études, si bien qu’il gagna ses grades et devint le docteur Livingstone.

— C’est bien pensé, Jean, fit Maurice.

— Sans doute, dit la baronne ; mais il faut un certain courage pour mener de tels projets à bonne fin.

— Ce courage, je le sens en moi, madame, répondit Jean d’un ton ferme, exempt de forfanterie.

Et il vit bien que la fille de la baronne et miss Kate approuvaient son plan de conduite.

— C’est la lutte pour la vie, observa Maurice ; je vous aiderai, Jean, de toutes mes forces.

— Et moi aussi, dit miss Kate.

Sylvia voulut faire entendre une parole d’encouragement, mais les mots expirèrent sur ses lèvres. Et néanmoins ce fut cette parole qui ne fut pas prononcée que Jean comprit le mieux, tant il y avait d’expression amicale et tendre sur le visage de la belle jeune fille.

— J’ai dit, Jean, que je vous aiderais dans la réussite de vos projets, et je vais cependant, avec la permission de ma mère, tenter de vous en détourner. N’est-ce pas bien commencer ?

— Expliquez-vous mieux, dit la baronne.

— Voici : Je voudrais, maman, que vous décidiez Jean à m’accompagner à Dax. Qui sait s’il n’aura pas plus d’influence que moi sur l’esprit du baronnet ?

— Sir William est donc à Dax ? demanda Jean à miss Kate.

— Oui, mon bon ami Jean, lui répondit la jeune Anglaise. Nous l’avons appris par hasard, ce matin, en lisant un journal de cette ville que reçoit le baron du Vergier.

— Oh ! par un bien grand hasard ! fit Maurice ; car jamais je n’en déchire la bande : mon père le reçoit à titre d’archéologue et de correspondant. Oui, le baronnet est en train de révolutionner l’Établissement thermal par ses excentricités, au point de prendre place dans la chronique locale.

— Maurice ! Oh ! fit miss Kate d’un ton de reproche.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, si mon langage a pu vous blesser. Vous savez combien je suis dévoué à votre famille et à monsieur votre père, puisque je pars ce soir…

— Certainement, je sais tout cela, dit la jeune Anglaise radoucie, et Jean serait vraiment bon s’il voulait aller avec vous. Je me joins à vous pour que la baronne y consente.

La baronne ne disait pas non. Alors, Jean prit la parole :

— Et que deviendrait mon protégé ? demanda-t-il à madame du Vergier.

— Vous n’avez pas d’autre objection, Jean ? fit celle-ci ; et elle ajouta : Au fait, voyons-le donc, ce gars de Landerneau !

Sur les explications de Jean, Maurice alla chercher le Breton. Ils arrivèrent tous les deux au pas gymnastique, par l’effet d’une malice de Maurice, et l’on entendait résonner sur le pavé de la cour les gros souliers de l’ancien moucheur de chandelles.

— Que de bruit ! fit la baronne, lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall.

— Halte ! cria Maurice en s’arrêtant. Ce fut toute la présentation. Madame du Vergier toisa le gars, et l’examina du coup d’œil sûr d’une maîtresse de maison.

— Mais il est très bien, votre protégé, dit-elle à Jean. Méloir, alors, salua respectueusement les dames et fit un signe d’amitié au petit Parisien. Se rappelant les recommandations de Jean, il fut aussi cérémonieux vis-à-vis de la fille de la baronne que s’il la voyait pour la première fois ; la chose était d’autant plus facile à observer qu’il fallait de la bonne volonté pour reconnaitre la petite Cydalise sous les dehors de mademoiselle du Vergier.

Tout s’annonçant bien, le Breton, crut pouvoir ébaucher son petit parlement :

— Respect de vous, madame la baronne, dit-il, si c’était que vous voudriez me prendre d’avec vous pour me gager domestique, vous auriez un malin gars à vot’e service, je ne mens pas !

La baronne sourit.

— Et, reprit Méloir, je ne dis point tout ce que je peux, ni tout ce que je sais, mais vous verrez, madame : de sûr et de vrai ça sera aussi ben de la bonté de votre part d’avoir pitié d’un brave garçon comme moi.

— Il va bien le gars de Landerneau, murmura Maurice en riant. — Sans mentir, ajouta-t-il d’un ton moqueur.

— Eh bien oui ! Eh bien oui ! dit madame du Vergier. Le baron ne rentrera pas à Caen avant plusieurs jours, mais sur la recommandation de Jean, j’accepte dès à présent son protégé. Il vous suivra, Maurice, et vous sera peut-être de quelque secours. Méloir, vous allez accompagner mon fils dès ce soir. Vous aurez soin de lui et de son ami Jean… seulement, je dois vous avertir que ce n’est que pour un temps assez court… à moins que je ne change d’idée. Quand vous reviendrez, je prends l’engagement de vous trouver une bonne place. En attendant, voilà votre maître ; aimez-le bien et servez-le fidèlement.

— Madame la baronne je ne suis pas pour chercher dispute à un quelqu’un, mais celui-là qui voudrait du mal à mon maître ou au petit Parisien… Verè i’ ne ferait point de vieux os dans sa peau. À qui mal veut, mal arrive. V’là comme nous sommes à Landerneau.

Madame du Vergier sourit de nouveau.

— Bien, bien, dit-elle, je vous les confie tous les deux, Méloir ; et maintenant, allez dîner et vous préparer.

Le Breton s’inclina et dit :

— Bonsoir à vous revoir, madame, portez-vous bien, et le paradis à la fin de vos jours.

Comme Méloir sortait du hall, une main délicate lui barra le chemin et se tendit au-devant de la sienne ; une petite voix murmura : — Vous voilà donc retrouvé, mon bon Méloir ?
Récolte de la résine dans les Landes (voir texte).
— Saint Houardon ! saint Malo ! saint Jagu ! ça vous r’va donc comme vous voulez, ma jolie mignonne demoiselle ? dit Méloir dont la voix se fit douce.

— Oui, répondit Sylvia : surtout, soignez bien mon frère… et son ami Jean.

— Que tous les saints de Bretagne et de Normandie vous bénissent, ma jolie demoiselle ! c’était bien du deuil de ne pus vous revoir.

Le soir même, Maurice et Jean, escortés de Méloir,dont la garde-robe venait d’être remontée tout à point, prenaient la direction de la gare. On peut croire que le Breton n’avait pas oublié de dîner, et il se louait fort des petits soins de la grande Nanon. Quant à Jean, c’est dans le ravissement qu’il s’éloignait de cet hôtel où il était venu frapper peu d’heures auparavant, honteux, repentant, le cœur bien gros.Il en sortait grandi, transfiguré lui aussi, se sentant dégagé de l’adolescence et capable d’entamer ce combat que Maurice avait appelé la lutte pour la vie.



  1. Une vessie.