Le Tour de France d’un petit Parisien/3/21

Librairie illustrée (p. 768-780).

XXI

Au bord de la Méditerranée

L’ancien comté de Nice est occupé dans presque toute son étendue par les Alpes et leurs contreforts. La ville principale, bâtie à l’extrémité septentrionale d’un golfe semi-circulaire, est bordée à l’orient par un promontoire rocheux et au sud par la pointe marécageuse de l’embouchure du Var. On distingue à Nice la vieille ville, dont les quartiers se pressent en un triangle à la base du château, et la ville neuve, où abondent les maisons élégantes et les jardins, au sud et à l’ouest de la vieille ville ; enfin la ville du port bâtie autour des deux bassins du port de Limpia.

Jean et Jacob Risler constatèrent que dans certains quartiers la langue dominante est l’italien. Il est parlé aussi à Nice un idiome tout local, le niçois, composé d’italien, de provençal et de français.

La douceur et l’égalité du climat de Nice sont connues et y attirent nombre de malades et de valétudinaires. Jean aurait bien désiré que son oncle fit dans cette ville un séjour assez prolongé pour rétablir complètement sa santé délabrée ; il aurait poursuivi tout seul son itinéraire, en se rapprochant de Marseille et de Bordeaux, afin de ne pas manquer la première occasion qui s’offrirait de faire partie de la future expédition projetée. Mais Jacob se refusa obstinément à demeurer à Nice plus que ne le permettaient les exigences de leur petit commerce : d’ailleurs on leur disait que tout le littoral de la Méditerranée leur offrirait la même douceur de température, en quoi il y avait exagération.

Un détracteur du climat de Nice, s’appesantit sur l’inconstance extrême (page 171).
Ils étaient hélés par les pêcheurs (voir texte).
des vents qui occasionnent fréquemment de brusques changements dans l’atmosphère, et dénonça les méfaits du mistral qui, à certains jours, soulève une poussière noire, semblable aux cendres que vomissent les volcans. Il est vrai que le quidam était de Menton, que l’on a appelé, non sans raison, la perle de la France. Là, en effet, aucun des inconvénients de Nice pour les malades, la ville étant abritée contre les vents à ce point que les citronniers, les orangers y fleurissent et donnent leurs fruits en toute saison. Dans certains hivers, la température la plus basse est de 8 degrés au-dessus de zéro, et les étés, grâce aux brises de la mer, y sont moins chauds que les étés de Paris.

Jean et son oncle virent tout le littoral, de la frontière italienne à Toulon, tantôt brûlant en carriole ou en calesino à quatre chevaux, la route carrossière debord de la mer, — cette fameuse Corniche qui va de Gênes à Nice ; — tantôt s’en allant à pied d’un golfe à un autre, en escaladant les promontoires, à la recherche de quelques hameaux de pêcheurs ; tantôt assis sur le pont d’un léger navire de cabotage se rendant d’un petit port à un petit port voisin.

C’est ainsi que de Bordighera à Nice ils suivirent en pleine lumière la route blanche de la Corniche, taillée à mi-côte, avec la paroi rocheuse, grise et ardente à droite. Au plus profond des courbes plusieurs ponts étagés indiquaient les diverses assises de la roche creusée par un torrent. Parfois la route s’engageait une minute sous une voûte sombre pour ressortir dans la lumière.

A leur gauche, et sans fin s’étendaient les belles eaux bleues de la Méditerranée, moutonnées de petites vagues écumantes. Du côté de la mer, la côte dégringolait par forts quartiers de roches, jusqu’au sable fin et, à certains endroits, jusqu’au fond de l’élément liquide, où ces roches s’entassaient, équilibrées par leur propre poids et cimentées par une végétation étrange, entrevue au passage, grâce à la transparence de l’eau, — ainsi que les poissons dorés et argentés nageant par petites troupes. Les voiles rousses des tartanes, taillées en triangle, donnaient aux bateaux pêcheurs l’aspect de gros oiseaux des mers.

Les caps, les pointes, sans cesse renouvelés à l’horizon, prenaient des couleurs changeantes, suivant la nature de leur formation, passant du rose au gris cendré, au rouge brique, au vert, au violet. Sous cette splendeur d’un ciel rayonnant, c’était pour Jean un éblouissement très inattendu. Et dans l’ombre de ces roches massives la mer, d’un bel indigo, paraissait profonde en raison de la hauteur du promontoire qui s’y réfléchissait.

A Bordighera les palmiers découpaient dans le bleu leurs feuilles pointues. Entre l’Italie et le Var, les Alpes elles-mêmes et non pas leurs ramifications, viennent faire des pointes jusque dans les eaux de Nice et de Menton. La péninsule de Saint-Hospice, si gracieusement étalée sur la mer entre la baie de Villefranche et le golfe de Beaulieu, la superbe « Tête de Chien » dont le pittoresque rocher de Monaco semble être un bloc détaché, le cap Martin, aux longues pentes revêtues d’oliviers séculaires sont les derniers escarpements de la grande chaîne qui s’étend au loin à travers l’Europe.

Lorsque nos colporteurs faisaient un trajet en bateau ils abordaient, après avoir pénétré profondément au fond de quelque port ouvert dans une brèche du littoral, entre deux promontoires chargés de vignes débordant de leurs étroits plateaux. Le village maritime, habité par des pêcheurs se profilait au bord de sa caranque sablonneuse, avec ses murailles blanches lézardées, ses toits rouges, ses hangars vermoulus à claire-voie ; les filets à raccommoder s’amoncelaient devant les seuils pour l’occupation des femmes et de vieillards ; un quai formé de pieux et de quelques planches indiquait un semblant de trafic, briques, tuiles, poteries, — avec un va-et-vient de femmes et de jeunes garçons travaillant jambes nues au déchargement d’une barque. Mais à des plans plus reculés, la campagne ouvrait ses perspectives ; une vallée apparaissait emcombrée d’une véritable forêt d’oliviers, une autre vallée, plus fraîche, verte et embaumée de citronniers et d’orangers.

Et quand Jean et son oncle s’engageaient à pied sur ces sentiers à mi côte, tracés dans la roche friable par le pas des pêcheurs et des douaniers, l’impression était différente encore. C’étaient bien les mêmes promontoires de calcaire, de porphyre ou de granit, les mêmes anses dessinées en arc de cercle, la même végétation semi-tropicale, les même blanches bastides éparses entre les roches au milieu des oliviers et des vignes, les mêmes hauteurs sur leur droite où s’étageaient les pins-parasols et les chênes-verts, où des oliviers étaient retenus sur des terrasses bordées de pierres sèches ; mais la mer se montrait en bas scintillante à travers les déchirures des fourrés de hautes herbes, de fougères et d’épines sentant le miel. Ils faisaient place, en se garant, à des jeunes pêcheurs ployant sous une corbeille de sardines ruisselante, et courant pieds nus, le pantalon retroussé au-dessus du genou, vers le marché le plus proche.

Souvent, aux heures des repas, ils étaient hélés par les pêcheurs en train de confectionner la bouillabaisse, et invités à prendre leur part de la soupe de poisson. C’était un moment de repos très réjouissant. La marmite de terre bouillait, posée sur le sable au-dessus de deux ou trois pierres ; un mousse tranchait le pain en de larges assiettes, disposées sur le gouvernail pour recevoir le bouillon : c’estla manière de tremper cette soupe fortement safranée ; le poisson demeurait dans l’espace laissé vide au milieu de cette singulière jatte de bois, toute incrustée de petites coquilles rondes.

Assis sur le sable, les jambes en croix, chacun satisfaisait sa faim. Puis circulait à la ronde la grosse bouteille garnie d’un tissu de cordes tressées. Les courtes vagues ramenant les galets avec un bruit sec, rythmaient la conversation : un petit Parisien était un phénomène pour ces braves gens, qui allient à beaucoup de finesse et de bon sens une charmante naïveté.

Au nord du golfe de Fréjus et de la vallée de l’Argens, se dresse un petit massif de montagnes, parfaitement distinct des Alpes maritimes ; c’est l’Esterel. Du temps des Romains la voie Aurélienne escaladait les hauteurs des plus âpres sommets, et jusqu’à l’ouverture du chemin de fer qui contourne l’Esterel en longeant le littoral, il n’y a eu d’autre chemin, de Toulon à Nice, que cette route de montagne infestée de voleurs.

L’Esterel, très désert, très aride, coupé de précipices et de ravins périlleux, n’a point de forêts étendues, mais seulement des broussailles, des fourrés d’arbousiers et de bruyères, entremêlés çà et là de grands arbres. Ce qui fait son incomparable beauté, ce sont les superbes promontoires d’où l’on domine à la fois les deux golfes de Fréjus et de la Napoule.

Jean et son oncle après avoir stationné à Grasse, célèbre par ses distilleries de fleurs, et à Draguignan qui est le chef-lieu du département, se hasardèrent dans l’Esterel, où ils virent plus d’une curieuse localité.

En passant par Bagnol, Jean ne se doutait pas que ce village caché dans cette région perdue, a été fondé par l’ancêtre de l’écrivain qui devait raconter ses pérégrinations à travers la France, Luigi Amero, noble génois qui, au treizième siècle, et au plus fort de ces querelles des Guelfes et des Gibelins qui chassèrent Dante de l’Italie, vint, à la tête de trente-cinq familles s’établir au milieu de ces solitudes.

En sortant de l’Esterel, nos petits marchands traversèrent les Maures pour se rendre à Hyères. Ces Maures sont un groupe de sommets granitiques ayant gardé le nom des envahisseurs africains qui s’y établirent fortement pendant le cours du neuvième et du dixième siècle. Cette terre avancée du continent, toute en forêts de châtaigniers, de pins et de chênes-lièges, en sombres ravins, en hauteurs abruptes, rendit fort difficile l’expulsion des Sarrazins. De nos jours, les montagnes des Maures, sont très rarement visitées, elles demeurent comme séparées du reste de la France par la route et le chemin de fer de Marseille à Gênes.

Cette région a pour elle son admirable climat, ses bois d’orangers, ainsi que ses bouquets de palmiers dans les vallées qui s’ouvrent sur le littoral. Ses plages sont fort belles et ses promontoires superbes. Elie de Beaumont a dit que les vallées des Maures sont « la Provence de la Provence ». Ignorés de la foule, peu de sites méritent plus justement d’être admirés que Bormes, le cap de Col Nègré, l’anse de Cavalaire. A l’ouest de ce littoral s’arrondit la rade d’Hyères, et au sud se développe la rangée pittoresque des îles de cette rade, l’île du Levant, aux ravins boisés que l’on dit pleins de serpents, l’île haute de Portecros, et, à l’occident, Porquerolles.

En contournant, — par mer cette fois — la presqu’île de Gien, Jean et Jacob entrèrent en rade de Toulon.

Dans la Méditerranée, Toulon est la place forte, la grande station navale. Sa rade est sûre, grande et mise à l’abri d’une surprise par de nombreuses fortifications. Son arsenal maritime est inépuisable. Il occupe avec la ville le fond de la petite rade et la partie plane du Mourillon. Là, se dressent les vastes cales couvertes et les chantiers pour la construction des navires ; de ces cales ont été lancés ces superbes vaisseaux à trois ponts qui ont fait l’orgueil de notre marine avant la prépondérance des cuirassés, avant l’intrusion des torpilleurs.

Toulon, très agrandi dans cestrente dernières années, pour pouvoir contenir dans son enceinte ses 70,000 habitants, occupe l’étroite bande de terre que laissent les montagnes de moyenne hauteur qui, au nord et à l’ouest abritent la rade. Sa petite rade est continuée par la baie de la Seyne, localité où sont ouverts d’importants chantiers appartenant à la Société des forges de la Méditerranée : plusieurs milliers d’ouvriers y travaillent à la construction de grands navires en fer et en bois destinés soit à la marine militaire soit à la marine marchande ou de transport.

Sur la presqu’île qui contourne la rade, se trouve la position d’où Napoléon Bonaparte envoyé par la Convention démasqua ses batteries d’artillerie pour reprendre la ville aux Anglais. — Le cap Sépet, jeté comme un môle puissant en avant de la grande rade, renferme le Lazaret, très vaste hôpital, doté de magnifiques jardins, et appartenant à l’administration maritime. Tandis que Jacob colportait fructueusement sa balle dans les villages environnants, Jean visitait les arsenaux : la corderie, le magasin général, les bassins de radoub, la machine à mâter, le parc d’artillerie, émerveillé de cette production incessante, de cette abondance de matériaux et d’approvisionnements destinés aux flottes de guerre. Très fier et très heureux, le jeune homme surprenait là comme une artère de la France et sentait battre la pulsation.—Ce sentiment a été éprouvé avec la même intensité par l’auteur de ce livre, né à Toulon, et qui l’habitait encore à l’âge du petit Parisien. — Notre domination en Algérie et l’ouverture du canal de Suez ont fait de Toulon notre premier port militaire. Ouvrez un journal au hasard : vous y trouverez le nom de Toulon aussi sûrement que celui de Paris. Mais l’exubérance de la marine de l’État paralyse dans ce port, si bien situé, la navigation marchande et le commerce.

De Toulon, Jean et son oncle se rendirent à Marseille parle chemin de fer. En arrivant dans cette dernière ville, Jacob Risler déclara à Jean qu’il désirait le voir se consacrer tout entier à ses études, et cela, jusqu’au moment de son départ pour l’expédition en pays lointain dont il ambitionnait de faire partie. Il se chargeait de faire aller à lui tout seul leur petit commerce, — qui lui plaisait maintenant, et qu’il voulait continuer après l’éloignement de son neveu, avec l’arrière-pensée de pousser jusqu’en Corse. Il ne demandait à Jean que de le guider, le conseiller et préparer la maison de Paris qui lui fournissait des livres à l’accepter comme son remplaçant.

L’offre était tentante ; Jean possédait encore une partie de l’argent offert par Maurice du Vergier. Bordelais la Rose insistait pour lui venir en aide pécuniairement, —en attendant qu’on lui offrît quatre-vingt-dix mille francs de sa vigne : il en avait refusé quatre-vingt mille. Marseille présentait de nombreuses facilités pour l’étude. Tout cela fit que Jean céda ; et Jacob ayant avisé sur les vieux quais de la ville, entre la Loge (l’hôtel de ville) et le fort Saint-Jean, l’étalage d’un humble bouquiniste dont les livres à tranches rouges, produits de siècles écoulés, faisaient au soleil de l’amadou de leurs reliures, proposa au pauvre diable de lui céder quelques-unes de ses étagères, où il rangea ce que la dernière balle arrivée de Paris offrait de plus séduisant. L’endroit était favorable : entre deux boutiques de marchands d’oiseaux des colonies, de perroquets et de singes. — Ils font la parade à mon profit, disait à son neveu Jacob, assez tôt familiarisé avec les cris perçants et le ramage de toutes ces bestioles.

Le fait est que les curieux, arrêtés à droite et à gauche devant les cages et les perchoirs, d’un seul pas transportaient leur flânerie devant l’étalage de librairie et, campés pour résister au mistral qui les prenait en flanc, le chapeau bien enfoncé sur la nuque, pour ne pas être décoiffés par le vent, ils feuilletaient, ils coupaient du doigt, — délicatement, — et souvent ils ache taient.

Jacob, assis, sur sa chaise de paille, un peu affaissé dans une atmosphère lourde, saturée de goudron, d’épices, et de ces émanations que dégagent les dépouilles des grands troupeaux de bœufs de l’Amérique du Sud, — peaux et

cornes, — regardait décharger les navires par ces robustes portefaix organisés en société comme les peseurs et mesureurs, et qui gagnent assez pour pouvoir se promener le dimanche au Prado en redingote et en bottes vernies.

Toutes sortes de voitures de transport roulaient devant lui, sur la chaussée pavée ; au bord du quai, à cent pas, des navires de tous les pays se serraient l’un contre l’autre ; le vent sifflait dans les mâtures et derrière eux faisait écumer l’eau verte du vieux port.

Jean, tout étourdi par le bruit et le mouvement, s’asseyait un instant à côté de Jacob, et regardait comme lui ce spectacle d’une extrême activité. De cet endroit, il apercevait au delà des navires bordant le quai sur plusieurs rangs, une autre ligne de navires se pressant, en face, contre les quais de Rive-Neuve. A sa gauche, se trouvait le quai en retour sur lequel débouche la Canebière ; à sa droite, la tour carrée couleur d’ocre qui fait partie du fort Saint-Jean, lequel communique avec le quai par un pont-levis. Ce fort et le fort Saint-Nicolas qui lui fait vis-à-vis, à l’extrémité de Rive-Neuve, ferment l’entrée du vieux port.

Près de ce dernier fort, en dedans de la darse, la fumée des calfats à l’œuvre indiquait le bassin flottant de carénage pour la réparation des navires, bassin dominé par plusieurs tours crénelées aux pierres noires et luisantes, qui forment la plus ancienne partie de l’abbaye de Saint-Victor. Au dernier plan s’étageaient des rangées de maisons parallèles aux deux quais les plus longs, et derrière, sur une colline, bien en vue de tous les points de la ville, des campagnes environnantes et surtout de la mer, la chapelle de Notre-Dame de la Garde, assise au milieu de ce qui reste d’un fortin qui eut jadis ses commandants :

C’est Notre-Dame de la Garde,
Gouvernement commode et beau,
À qui suffit pour toute garde
Un suisse, avec sa hallebarde,
Peint sur la porte du château.

Jean devinait l’ancienne configuration de la ville, — cette forme de fer à cheval dont l’échancrure assez restreinte était dessinée par le port, l’un des côtés par la vieille cité phocéenne et l’autre côté, ainsi que la section du cercle supérieur par la ville moderne. La création de nouveaux quartiers le long des bassins ouverts au nord-ouest des anciens quartiers, a modifié celte forme en y ajoutant un vaste appendice.

Le jeune homme quittait ce vieux port un peu délaissé, et s’en allait assisassister au spectacle plus animé qu’offrent cette suite de bassins conquis sur la mer au moyen de jetées : la Joliette, les bassins du Lazaret, d’Arenc et le bassin National, qui ont plus que quadruplé l’ancienne superficie de mouillage et de quais de Marseille.

Là, à proximité des chemins de fer, s’accusait toute la puissance du trafic de la grande cité maritime. Là, sur les quais de débarquement s’amoncelaient à découvert les céréales de l’Orient, de la Russie et des États du Danube, les graines oléagineuses de la côte occidentale d’Afrique, les sacs de café de la Côte-Ferme, les couffes de sucre des Antilles, les boîtes de thé et les soies de Chine, les balles de coton de l’Égypte et de l’Inde. Là, se rangeaient les laines et les minerais de fer d’Algérie, le pétrole des États-Unis, les bois du Canada, les cuirs de l’Amérique du Sud, le guano du Pérou, les bestiaux de l’Algérie, de l’Espagne et de l’Italie.

Un certain nombre de navires pouvaient s’en retourner sur lest, — chose toujours avantageuse, — et chargeaient des ciments d’Aubagne, des tuiles et des carreaux de l’usine de Saint-Henry (deux localités voisines de Marseille), des houilles du Gard, et même des pierres des Alpes, des sels du littoral, des houilles des Cévennes. Un monde de travailleurs fourmillait dans un va-et-vient indescriptible sur les quais étroits et insuffisants encore, malgré leur immense développement. Les matelots des ports du Levant, au teint bronzé, aux fortes moustaches, au fez rouge dominaient dans la foule bariolée.

Au large, navires à vapeur et navires à voiles se mêlaient aux barques des pêcheurs de thon de la madrague et aux bateaux qui vont de Marseille au petit port du Frioul, établi entre les îles voisines de Pomègues et Ratonneau, véritable brise-lames dont fait partie l’île d’If, — cette île dont le château fut célèbre comme prison d’État, bien avant qu’Alexandre Dumas y eut trouvé Dantès et l’abbé Faria.

On conçoit que la rade de Marseille soit sillonnée de navires : il entre ou il sort de ses ports environ dix-huit mille navires par an : cinquante chaque jour ; sur ce nombre plus de la moitié en bateaux à vapeur. Il y a des services réguliers de paquebots établis entre Marseille et l’Italie, Malte, Constantinople, la Syrie, l’Égypte, la Corse, l’Algérie, l’Espagne, l’Inde et l’Indo-Chine.

Si Jean n’avait pas été possédé par la fièvre des voyages, qui devaient, il le sentait bien, faire de lui un homme et un être nouveau, cette fièvre lui fût venue à la vue de tant de pavillons étrangers, arborés par ces navires originaires de ces contrées lointaines où il irait peut-être un jour.
De cette hauteur, Jcau voyait la mer (voir texte).

Ce qui surprit le plus Jean dans ses courses à travers la grande ville, ce fut d’apprendre que nombre de ses édifices ne datent que de vingt ou vingt cinq ans. En les lui désignant, on disait : — La nouvelle cathédrale (la Major), le nouvel hôtel de la Préfecture, le nouveau palais de Justice, la nouvelle Bourse, le nouvel archevêché, la nouvelle chapelle de Notre-Dame de la Garde, lanouvelle gare maritime du chemin de fer, le nouvel Observatoire. le nouvel édifice destiné à la bibliothèque publique et à l’Ecole des Beaux-Arts ; cela allait avec le nouveau port, avec les nouveaux quartiers de la Joliette et d’Arenc, auxquels le port de création récente a donné naissance, avec le nouveau jardin des plantes, le nouveau musée, établi sur la colline de Longchamp dans un nouveau palais de style Renaissance ; cela allait avec la manutention des vivres, avec la manufacture des vivres, avec la manufacture des tabacs, l’église de Saint-Vincent de Paul, l’église Saint-Michel, plusieurs casernes, un arsenal, des halles, des écoles, tous édifices de construction nouvelle ; avec le nouveau canal qui amène à Marseille les eaux de la Durance et a permis de doter la ville de quatre cents nouvelles fontaines publiques et de dix-huit cents bouches d’arrosage.

C’était à croire à une ville née d’hier avec 315,000 habitants ! Et cependant Marseille il y a trente ans était déjà une fort grande et fort belle ville très peuplée. On a agrandi ou restauré les hôpitaux, créé des places et des boulevards, prolongé les rues ; même une partie de la Canebière est désignée aussi sous le nom de nouvelle Canebière.

Jean comprenait que les Marseillais fussent glorieux de leur Canebière, la plus spacieuse de leurs rues, bordée de belles maisons, de cafés dorés où ils passent la moitié de leur vie ; magnifique artère, coupée en croix par le cours Belzunce, les rues d’Aix et de Rome qui y aboutissent, cette dernière rue prolongée par le Prado (ensemble 5 kilomètres).

En effet, ils en sont glorieux à ce point qu’on a pu mettre dans leur bouche cette énormité : « Que si Paris possédait une Canebière il serait un petit Marseille ». Les Marseillais, qui fréquentent le monde entier, ne sont pas gens si incapables de comparer ; mais Marseille ne donne pas seulement le jour à des négociants, à des armateurs et à des marins : nombre d’écrivains nés dans ses murs viennent exercer à Paris leur verve caustique de vaudevilliste aux dépens de leurs compatriotes, qui ne s’en portent que mieux : on n’est jamais trahi que par les siens ; et voilà comment il se fait que tant de légendes burlesques ont pour héros des braves Marseillais.

Les Marseillais sont actifs, énergiques, et très entendus dans les affaires, ce dont il faut les féliciter pour eux et pour la France, qui doit redouter l’engourdissement. Leur ville est riche et a pu faire face à ces énormes dépenses de transformations et d’embellissements exécutées en quelques années. La Bourse seule a coûté près de neuf millions, et c’est la chambre de Commerce qui a fourni la presque totalité de cette somme. Le canal a coûté plus de cinquante millions.

Le futur explorateur de l’Afrique aimait à se trouver en face de cette mer si belle, si engageante, large chemin intrépidement parcouru depuis tant de siècles ! Il se familiarisait avec elle par la contemplation. Souvent, après une journée d’étude, à l’heure où le soleil éclairait horizontalement les collines il aimait à quitter la ville et à suivre la belle avenue du Prado, bordée de chaque côté d’allées d’arbres, et à l’alignement de laquelle se rangent les grilles des villas et de leurs jardins. A un rond-point, ces allées se brisent à angle droit, et se dirigent vers la plage. Aussitôt, Jean apercevait les eaux bleues de la Méditerranée au bout de la perspective.

Une fois au bord de l’eau, il s’en revenait du côté de la ville en suivant le rivage par la Corniche, superbe route de voitures, taillée dans la roche — marchant en plein soleil, le visage fouetté par le vent du large ; il escaladait la colline pointue que termine Notre-Dame de la Garde, et il s’asseyait là, au sommet, un livre sur les genoux, pour lire encore tant qu’il ferait jour.

De cette hauteur, il voyait dans toutes les directions la mer promenant ses vagues ; il voyait la ville et les divers bassins qui reçoivent les navires. Puis, la nuit tombait ; les rues de la ville s’éclairaient de points lumineux ; le phare de Planier allumait au loin, sur la mer, son feu tournant ; la grosse cloche de Notre-Dame de la Garde frappait lentement les coups de l’angelus, dont la vibration prolongée remuait la poitrine et le cœur du pauvre garçon.

Dans son isolement, plus sensible encore à cette heure et en ce lieu, il faiblissait un moment ; il pensait à tous ceux qu’il aimait et dont il était si loin, sa réflexion s’arrêtait mélancolique sur le souvenir de Sylvia, ce culte de sa vie, et il se disait que, par un sorte de dérision, la voie qui le rapprochait le plus d’elle étaitle sillage à peine visible encore des navires, surcelle vaste mer dont le bleu s’assombrissait et se moirait devant la nuit. Et puis, de minute en minute l’éclat du phare lui apparaissait comme un appel mystérieux. Au delà de toute cette eau, se disait-il aussi, se trouvait l’Afrique, vers laquelle tendaient présentement tous ses efforts. Alors, il redevenait lui-même.

Il fermait son livre et descendait d’un pas léger vers la ville. Pour deux sous, un batelier lui faisait traverser le vieux port, juste en face de l’étalage de son oncle, qui s’était assoupi sur sa chaise dès que les oiseaux aux plumages exotiques des boutiques voisines avaient cessé de crier et de pépier. On mettait les volets, et on s’en allait dîner chez un Sicilien qui vantait son art de préparer la pâte, tandis qu’on engloutissait les grandes jattes de nouilles à l’italienne de sa façon. Le reste de la soirée s’écoulait dans la tenue des comptes et la correspondance.

À cette vie-là, Jean augmentait chaque jour la somme de ses connaissances ; mais Jacob dépérissait sensiblement. Il faut croire, comme il le dirait, que son premier acte « de vertu » ne lui avait pas porté bonheur.