Le Tour de France d’un petit Parisien/3/2

Librairie illustrée (p. 561-575).


Ils ne perdirent point de vue la brochette de poulets (voir texte).

II

Maine et Bretagne

On ne va pas comme on veut de Tours à Landerneau quand un Breton vous accompagne. Il y a deux voies pour s’y rendre, l’une par Angers Nantes, Redon, Vannes, Lorient, Quimper et Châteaulin ; l’autre par le Mans, Laval, Rennes et Saint-Brieuc. De là, possibilité à discussion, et pour Méloir une occasion toute naturelle de faire montre de son entêtement. Le gars de Landerneau voulait prendre la voie la moins coûteuse : celle de Nantes et du littoral ; Jean qui connaissait un peu cette partie de la Basse-Bretagne, donnait la préférence à l’autre voie. La différence des prix n’était guère sensible ; quelque chose comme trois francs quarante-cinq centimes.

Et grâce à cette direction-là, Jean, en curieux qui tient à s’instruire, traverserait la Haute-Bretagne avant de pénétrer dans la région du littoral.

Malheureusement, Méloir n’était nullement prêt à céder.

— De sûr et de vrai, vous voulez me ruiner ! s’écriait-il avec force, comme s’il se fût agi d’un grave préjudice à lui occasionné. Vous qu’êtes de Paris, vous en avez de cet argent mignon à dépenser ! Ah dame ! Tout un quelqu’un ne peut point être riche, et chacun connaît midi à sa porte. Vous étiez le neveu de voire oncle, et vous avez la bride belle ; moi je n’étais que le gazier, le père aux chandelles.

Jean avait une furieuse envie de l’envoyer promener et de poursuivre son voyage vers Bordeaux ; mais il sentait le ridicule de reprendre sa promesse — l’odieux même qu’il y avait à le faire, après avoir bercé d’une si grande espérance le pauvre Méloir. Il donnait donc toutes sortes de bonnes raisons.

— Mais trois livres cinquante, moins un sou !… Ça me ferait trop deuil ! Le premier économisé est le premier gagné. Un camouflet fait vingt-huit chopines, voyez-vous !

— Enfin, ce n’est pas la mort d’un homme !

— Comme vous y allez ! Trois livres cinquante, moins un sou ! Misère de malheur !

— C’est que je voudrais voir le Mans et Rennes, en passant.

— Par alors, c’est y pour moi que vous venez à Landerneau ou pour vous amuser en route ? Faut pas mentir !

— C’est pour toi, Méloir… c’est surtout pour toi.

— Eh bien ! Je ne connais que ça : trois livres neuf sous de différence. Je me reprocherais toute ma vie, ces trois livres et neuf sous ; v’là comme nous sommes à Landerneau… des gars à trois poils ; on ne leur ferait pas accroire que les nues sont des piaux de viaux.

Jean exaspéré, eut enfin une illumination subite : il venait de trouver un moyen de couper court à toutes ces difficultés interminables.

— On peut s’entendre, dit-il ; je paierai le surplus de ta place.

— Vous y v’là en plein : c’est ben honnête, fit le Breton, mais sans montrer d’enthousiasme : il regrettait peut-être cet accommodement, et cherchait un arrangement plus avantageux encore.

Un autre débat surgit alors, qui avait une bien autre importance ! Jean, non seulement tenait à prendre par là Sarthe, la Mayenne, l’Ille-et-Vilaine et les Côtes-du-Nord ; mais encore il voulait s’arrêter quelques moments dans les principales villes échelonnées le long de la voie ferrée. Ce désir pouvait augmenter sensiblement la dépense. Il prit donc tout entière cette dépense à sa charge : Méloir avait rencontré, il faut l’avouer, dans le Parisien, un avocat zélé, qui, au rebours des autres avocats, dénouait sa bourse en faveur de son client.

Pour simplifier tout compte, le Breton s’empressa de remettre à son jeune protecteur le montant de ses frais de voyage, calculés comme il l’entendait ; cela fait, il ne se montra plus aussi pressé d’arriver, ne demandant pas mieux que de se laisser conduire — et héberger, aussi longtemps que Jean le voudrait : il avait besoin de s’accoutumer un peu à l’idée d’affronter la colère de son beau-père le tailleur de Landerneau, et les regards chargés de reproches de son aimable promise, la rousse Vivette.

— Il y a donc que vous êtes un cœur, dit Méloir tout à fait rassuré sur le chapitre de la dépense ; quel mignon voyage on fera nous deux, avec tout l’esprit qu’on a, moi et vous. Hohé là, houp !…

Les voilà donc enfin en route. De Tours au Mans, le trajet est de trois heures. Partis par le premier train, ils arrivaient au chef-lieu de la Sarthe vers neuf heures et demie du matin. Ils avaient passé en vue de plusieurs localités, dont la seule qui puisse être signalée à la curiosité des touristes est Château-du-Loir, petite ville de 3,000 et quelques centaines d’habitants, située sur un coteau, au confluent de l’Ive et du Loir.

Le tracé du chemin de fer est à égale distance de Saint-Calais à droite et de la Flèche à gauche, deux chefs-lieux d’arrondissement à soixante kilomètres l’un de l’autre ; et comme le Mans occupe un point central de la Sarthe, Jean avait pu se faire quelque idée de l’aspect général du département. C’est surtout un pays agricole, divisé en petites fermes appelées « closeries » ou « bordages », dont on devine que les tenanciers ne disposent pas de grands capitaux. Les plaines bien arrosées, et fertiles près des rivières, sont creusées de vallées profondes avec des étangs, et sillonnées de collines peu élevées, que se partagent les cultures de légumes et du maïs, les prairies de trèfle et de luzerne, les vignes et les anciennes forêts réduites aux proportions de bois ; des landes incultes couvertes de sable, des bruyères trop vastes encore, tendent à diminuer en nombre et en étendue, grâce au progrès du travail dans les campagnes.

Le trèfle, cultivé de préférence dans la Sarthe, s’accommode très bien d’un climat tour à tour humide et sec ; le chanvre rouit à point dans les eaux courantes ; peu de vignes, mais des fruits à cidre et d’excellentes châtaignes. Comme industries agricoles, l’élève en grand des volailles et la production de chevaux dits percherons, parce que le Perche, seul endroit où ils viennent bien, tire du Maine et du Vendômois les jeunes poulains, qui grandissent et se développent dans ses prés.

Cette première impression avait besoin d’être corrigée ; et elle le fut par quelques mots échangés entre les compagnons de voyage de Jean. Il en résultait pour lui des notions plus complètes. C’est ainsi qu’il apprit que toutes les eaux du pays descendaient à la Loire, soit par la Sarthe dont le cours serpente à l’ouest du département dans une région presque montagneuse, soit par le Loir qui, au sud, met en communicationplusieurs villes et bourgades : la Chartre, où quelques habitations sont creusées dans la roche, Château-du-Loir, habité en grande partie par des sabotiers, des carriers et des tanneurs, le Lude où se dresse un lourd donjon flanqué de massives tours rondes à machicoulis, et la Flèche.

Il sut de même que l’arrondissement de Mamers, dans la partie septentrionale du département, présente de nombreux sites pittoresques dus aux contreforts du massif des Coëvrons, et aux forêts qui en couvrent les pentes ; de vieux châteaux y surplombent les hauteurs escarpées. Dans ce même arrondissement, Bonnétable possède encore de beaux restes d’une ancienne forêt et Fresnay-le-Vicomte s’y montre assis sur les deux bords de la Sarthe, aux pieds d’une forteresse croulante.

Jean apprit encore que dans l’ouest, Sablé est une très jolie petite ville, un peu au-dessus de l’endroit où l’Erve et la Vaige se jettent dans la Sarthe. Elle a un beau pont de marbre noir tiré des carrières voisines. Non loin d’un magnifique château bâti par Mansart pour un frère de Colbert et qui s’élève à pic sur le cours de la Sarthe, on voit les ruines considérables d’une forteresse du moyen âge. À trois kilomètres de Sablé se trouve, sur une colline près de la Sarthe, la célèbre abbaye des bénédictins de Solesmes, dont l’église, monument historique du treizième siècle, contient de très belles sculptures, une magnifique Mise au sépulcre comprenant huit personnages en terre cuite, un très beau Calvaire, et quantité de statues : ces « saints de Solesmes » et les autres œuvres d’art de l’ancienne basilique présentent un ensemble rare, et méritent la célébrité dont ils jouissent : on les a attribués tantôt à Germain Pilon, tantôt à des artistes italiens ou allemands.

Quand ils furent en vue du Mans, annoncé de loin par la cathédrale de Saint-Julien, élevée sur un plateau qui domine toutes les constructions modernes de la ville, Méloir murmura à l’oreille de Jean :

— Serait-ce pas que vous voudriez vous payer une poularde du Mans et m’en faire manger une aile ou deux, avec quelques bolées de cidre, qui vous aurait décidé à prendre le chemin le plus long ? Un gentil gars de Paris qui a du quoi dans le gousset, c’est pas un gars comme moi qui l’empêcherai de faire à son idée.

Jean sourit.

— Est-ce que l’air du matin t’ouvre l’appétit, Méloir ? Au fait, j’ai si souvent entendu parler de ces belles bêtes ! Ce serait une occasion de faire connaissance…

Une voix grave s’éleva dans le compartiment — une voix presque solennelle. Elle partait d’un coin où s’était établi un personnage chauve, mais haut cravaté de soie noire, correctement rasé et de solide prestance : quelque chose comme un cousin germain de feu M. Prudhomme, d’hilarante mémoire.

— Qui parle de poulardes du Mans ? disait la voix. Apprenez, mes amis, que les poulardes du Mans sont engraissées à la Flèche, de même que les jambons de Bayonne viennent de Mont-de-Marsan, et de même que Cette voit fabriquer le vin exquis que nous dégustons sous le nom de vin de Madère. Les poulardes que nous honorons présentement de notre attention, sont élevées dans une quinzaine de communes de l’arrondissement de la Flèche. Et, sans être membre de la société protectrice des animaux, il est permis de faire remarquer que les dites poulardes, déclarées succulentes après leur mort, lorsqu’elles se présentent à nous sur un lit de cresson, sont soumises durant six semaines à un traitement, j’ose le dire, des plus cruels, dont la claustration absolue, s’il est permis de s’exprimer ainsi à l’égard d’humbles volatiles, n’est pas la moindre rigueur. On les engraisse avec une pâte formée de farines d’orge et de sarrasin délayées dans du lait. Procédé barbare et qui mérite d’être flétri ! Mais allez faire entendre cela à un disciple de Brillat-Savarin qui a payé trente francs la poularde dont il vous régale !

— Qué qui dit donc ce vieux-là ? c’est comme un loriot qui dégoise des psaumes, marmotta Méloir, et qué qu’ça nous fait à nous !

— Quoi qu’il en soit, mes jeunes amis, reprit le personnage grave, la Flèche est frustrée par le Mans d’une gloire qui lui appartient et qui n’est pas peu de chose : poulardes, chapons et oies sont expédiés par centaines de mille sur les marchés de Paris. Vous me direz que la Flèche, dans son riant vallon qu’agrémente le Loir, peut revendiquer à bon titre son Prytanée, école militaire ouverte à un certain nombre de fils d’officiers morts sur le champ de bataille ou ayant bien mérité de la patrie par leurs services. Ils sont là cinq cents environ qui reçoivent une éducation soignée. Ah ! c’est un bel établissement et qui se compose de cinq corps de bâtiments entourés d’un parc magnifique. — Tout cela à propos de poulardes… mon discours s’est anobli…

Jean pour remercier l’obligeant voyageur mit la casquette à la main et salua. Méloir était en train de s’endormir lourdement ; Jean le secoua, et le Breton croyant se réveiller à la fin d’un sermon de son curé, fit avec vivacité le signe de la croix. Mais il reconnut aussitôt sa méprise :

— Je ne suis brin fautif. Mais c’est égal, dit-il pour ramener Jean à des idées gastronomiques, Flèche ou Mans nous sommes tout de même dans le pays des poulardes grasses : et je me suis laissé dire par un Dolois, né natif de Dol, qu’en avait goûté un petit, que c’était au Mans pour les poules et les coqs, comme pour les oies à Bécherel et les piquots à Dinan.

— Eh bien ! nous en mangerons une ! finit par dire Jean.

— Le cœur m’en cause, ma foi dame, oui ! conclut Méloir en manière d’acquiescement.

La ville moderne du Mans est descendue peu à peu de la crête d’un étroit monticule où les Gallo-Romains avaient établi leur cité, aux murs d’enceinte de briques rouges et de grès ; elle s’est éloignée du sommet de la colline pour se déverser sur ses pentes et s’étendre même dans la plaine. Une ville commerçante a remplacé le refuge fortifié. Le Mans a pris possession des rives au milieu desquelles serpentent les eaux fraîches et lentes de la Sarthe. Il a même bâti dans le lit de la rivière de nombreux moulins, dont quelques-uns disloqués par les années, rongés et moisis par l’eau, encadrés par une puissante verdure, ont un aspect fort pittoresque.

Suivant le cours de la Sarthe, le Mans s’est avancé au sud presque jusqu’au vieux pont de Pontlieu sur l’Huisne, qui vient se jeter dans la Sarthe, en amont de la ville. Quelques arches rompues de ce pont perpétuent le triste souvenir de nos guerres civiles. C’est à cette limite du Mans du côté du sud-ouest, que le 10 décembre 1793, se présenta l’armée vendéenne, conduite par la Rochejaquelein. L’artillerie républicaine défendit le passage du pont, sans toutefois pouvoir arrêter des forces très supérieures. Les Vendéens s’avancèrent en vainqueurs vers la ville ; mais quelques jours après Marceau et Westermann arrivèrent, et une terrible bataille s’engagea. Les rues mêmes du Mans furent ensanglantées. Les restes de l’armée vendéenne rejetés vers l’ouest demeurèrent réduits à l’inaction. — Une autre bataille, désastreuse pour nos armes, fut perdue devant le Mans, le 11 janvier 1871 par le général Chanzy, qui avait fait de cette ville le centre de ses opérations.

Mais où sont passés Jean et Méloir ? Sans être doué d’une profonde perspicacité, on devine bien qu’ils se trouvent attablés dans la plus proche auberge de la gare. En effet, ils ne perdent point de vue la brochette de poulets qui tourne devant un feu clair, au fond de la salle basse, et ils ont jeté leur dévolu sur le plus gros, tout en se partageant une énorme omelette au lard. Un pot de cidre les sépare, ou pour mieux dire leur sert de trait d’union ; car un verre ne s’emplit ni ne se vide sans l’autre ; et l’on touche chaque fois avec des politesses, et en faisant des souhaits pour que le trop entreprenant Flohic, l’amoureux battu et peut-être non corrigé, soit guéri de ses blessures, pour que le père Yvon Troadec renonce à intervenir avec si peu d’impartialité, et que Vivette n’hésite pas une minute de plus à se déclarer pour le fidèle Méloir, vainqueur mais repentant.

Une salade suivit de près le poulet rôti et Méloir trouva que décidément son compagnon avait bien de l’esprit — et de la bonté.

Le régime de l’auberge n’était pas pour lui déplaire. Il y pensait, et fut amené à traduire ainsi tout haut une de ses réflexions

— Voilà ce que c’est, je ne mens point… Si c’était que vous voudriez aller tout seul à Landerneau ? J’attendrais ici à l’auberge, pour savoir si ça chauffe toujours là-bas, et si Vivette m’en veut encore d’avoir cabossé ce quart d’homme de Flohic…

— Aller seul à Landerneau ! Ah ! pour ça non, par exemple, s’écria Jean en devenant tout rouge. Non, non… Nous allons remonter en wagon, et tous les deux : nous ferons notre digestion en route.

Jean dut mettre le Breton en mouvement. Ce ne fut pas sans peine. Somme toute, déjeuner au Mans, souper à Laval convenait assez à l’ex-gazier, ou pour mieux dire, au moucheur de chandelles de l’ancienne loge Risler.

Les deux jeunes gens avaient devant eux jusqu’à quatre heures et demie de l’après-midi. Ce temps, le petit Parisien l’employa à visiter ce qu’il y avait d’intéressant à voir au Mans : la cathédrale, qui présente des spécimens de tous les styles qui se sont succédé durant plusieurs siècles, du moyen âge à la Renaissance ; Notre-Dame-de-la-Couture, Notre-Dame-du-Pré (ces trois églises sont classées parmi nos monuments historiques), la préfecture, qui occupe l’ancienne abbaye de la Couture, ainsi que la bibliothèque et le Musée, l’hôtel du Grabatoir, ancienne et belle construction, plusieurs maisons particulières, entre autres celle de Scarron, sur la place Saint-Michel, les trois ponts de pierre, le pont suspendu, la belle promenade des Jacobins, avec ses allées en amphithéâtre reliées entre elles par des escaliers, et celle du Greffier, sur la rive gauche de la Sarthe, dotée d’une riante perspective ; enfin un peulven druidique de plus de quatre mètres de hauteur, curieusement conservé tout contre un des murs de la cathédrale, comme un fruste jalon marquant le cheminement des religions à travers les âges.

Il faisait très chaud en ces premiers jours d’août, et Jean, qui maintenant commençait à savoir un peu mieux l’histoire de notre pays, se rappela que ce fût par une température semblable que Charles VI, traversant en armes la grande forêt du Mans sous un soleil ardent, dans une partie sablonneuse, eut un transport au cerveau qui fut le début de trente années de démence, et l’origine de tant de malheurs pour la France !

Incommodé par la poussière et la chaleur, il cheminait à cheval à travers la forêt lorsque tout à coup sortit de derrière un arbre, un homme de grande taille, aux regards égarés, la tête et les jambes nues, à peine couvert d’une mauvaise souquenille. Il barra le chemin au roi, en lui criant de rebrousser chemin, parce qu’il était trahi. Les hommes d’armes de la suite du roi réussirent à écarter cet insensé, mais {{roi|Charles|VI]] avait été effrayé par cette apparition. Un moment après, il entrait en fureur, et, tirant son épée, ne connaissant plus personne, il frappa et blessa plusieurs seigneurs. Il fallut s’emparer de lui, le lier et le coucher dans une voiture à bœufs. Et où allait ainsi le roi de France ? Il allait guerroyer contre le duc de Bretagne et marchait vers Sablé, dont le seigneur, Pierre de Craon, après avoir assailli et presque assassiné le connétable de Clisson, — l’un des capitaines de Charles VI — avait trouvé refuge et protection auprès du puissant duc.

Le moment vint enfin pour Jean et son compagnon de monter en wagon. En sortant du Mans, la voie franchit la Sarthe et le canal qui lui est latéral, et comme on laissait à droite la ligne de Caen par Alençon et Mézidon, Jean pensa aux du Vergier, qu’il se représenta dans leur hôtel de la rue Saint-Jean ; à Sylvia surtout, que peut-être il ne verrait jamais plus ; et il éprouva un serrement de cœur.
Jean se trouva face à face avec un petit bossu de bonne mine (voir texte).

Quelques minutes après, un peu plus loin que Sillé-le-Guillaume, son donjon et ses trois tours, débris d’un château du moyen âge, ils entrèrent dans le département de la Mayenne, passant du même coup du haut Maine dans le bas Maine. Une heure et demie plus tard, ils sortaient de la gare de Laval et prenaient l’omnibus qui conduit à cette ville.

Laval est dans une riche vallée, au bas et sur le penchant d’un coteau baigné par la Mayenne. C’est une ville datant du huitième siècle, formée d’abord par la réunion d’une centaine de maisons autour d’un vieux château se dressant en pleine forêt sur une colline, et destiné à arrêter les incursions des Bretons. Ce château, détruit par les Danois et les Normands, fut réédifié au siècle suivant, et ce qu’il en reste de noires murailles — un donjon très haut, large et couronné de créneaux et de mâchicoulis — sert de prison.

Aujourd’hui la population de Laval est de 30,000 habitants. Cette ville occupe un espace considérable sur les deux rives de la Mayenne, réunies par deux ponts de pierre. Sur l’escarpement de l’un des deux coteaux qui bordent la rive droite, de vieilles maisons couvertes d’ardoises se sont groupées dans un désordre très pittoresque, auquel ajoutent leurs pignons aigus ; les unes sont en saillie, les autres en retrait ; des terrasses, des bouquets d’arbres, des jardins mettent un peu d’air et de verdure dans ces masses confuses. Certaines rues étroites, d’un accès difficile à cause de la raideur de leurs pentes, se prolongent sous les voûtes que font les maisons en se rapprochant.

Il y en a de ces maisons, qui ont de six à sept cents ans. Bâties en bois, chacun de leur étage surplombe de beaucoup sur l’étage inférieur ; la tradition veut qu’elles aient été construites avec des chênes abattus sur leur emplacement même. D’anciens clochers se dressent au-dessus des maisons. La ville moderne abandonne la colline où s’échelonnaient les rues de l’ancienne cité. Un nouveau quartier s’est élevé dans la plaine au delà de la Mayenne. De vastes jardins, des places et des promenades plantées d’arbres donnent à cette partie de la ville un aspect riant. À l’entrée d’une avenue d’arbres, on voit la statue en bronze d’Ambroise Paré, œuvre de David d’Angers. Le célèbre et grand chirurgien du seizième siècle est né tout près de Laval, à Bourg-Hersent.

Dans les quartiers les plus humbles se logent les ouvriers attachés à l’industrie locale : celle des coutils de « nouveauté » ; plus de dix mille ouvriers tant en ville qu’aux environs vivent de ce travail de tissage. Cette industrie se trahit tout d’abord aux yeux du voyageur par de grandes quantités de toiles étendues dans les prairies et de nombreuses blanchisseries éparpillées un peu partout. Cela explique que le lin et le chanvre soient les cultures préférées du département, ces deux plantes textiles étant utilisées en quelque sorte sur place.

Tandis que Jean cherchait à s’orienter et s’appliquait à faire ses frais de déplacement en regardant tout, Méloir, occupé d’une seule idée, se mettait en quête d’un endroit où l’on put trouver dans les prix modérés, le vivre et le couvert. Il ne fut pas longtemps sans découvrir une vieille auberge d’apparence enfumée, bâtie en pans de bois croisés, avec de massifs balcons de fer à toutes les fenêtres.

— Louchez droit, dit-il à Jean. V’là notre affaire. Vous saurez que Laval a une réputation pour la poitrine de mouton grillée mangée à la sauce poivrade. Paris n’y arrive pas. Vous en licherez votre keuté.

— Mon couteau ?

— Oui, bien.

— C’est bon ! Nous viendrons souper et coucher ici, répondit Jean ; mais quand il fera nuit.

Méloir marcha en rechignant derrière son ami Jean, qui voulait jeter tout de suite un coup d’œil sur les églises, — et il y en a de remarquables — afin de partir dès la première heure, le lendemain, pour Rennes.

Ils suivirent l’interminable artère qui traverse tout le centre de Laval ; c’est la route de Paris à Brest, qui prend successivemement les noms de rue de la Paix et de rue de Joinville, et traverse sur chaque rive de la Mayenne les plus beaux quartiers, en franchissant la rivière sur un pont en pierres de taille construit au commencementde ce siècle.

Du milieu de ce pont, Jean vit se développer tout entière la ville, que la Mayenne divise en deux parties inégales ; à droite la vieille cité féodale, à gauche, dans la vallée, la nouvelle ville. Sur les deux rives, de beaux quais de granit bordés de constructions modernes vont se relier en aval au vieux pont gothique. Des bateaux chargés de marchandises descendent jusqu’à Angers. La flèche élégante de l’église d’Avenières se détache vers le sud, tandis que du côté opposé se profile sur le bleu du ciel et les coteaux boisés de la vallée supérieure, le viaduc du chemin de fer.

Enfin Jean dut céder aux exigences du Breton, tourmenté par un féroce appétit et la perspective de la fameuse poitrine de mouton grillée ; et l’on prenait le chemin de l’auberge, lorsqu’il se trouva face à face avec un petit bossu, de fort bonne mine, très soigné de sa personne, dans lequel il reconnut ce savant tourangeau dont le baronnet n’avait pas suffisamment apprécié les connaissances en archéologie, lors de leur rencontre à l’hôtel du Faisan, à Tours.

Jean salua avec empressement.

— Votre figure ne m’est pas inconnue, lui dit le bossu en lui rendant son salut, mais, mon jeune ami, je ne sais plus du tout où je vous ai vu ?

Jean rappela à M. Camuset quelques circonstances du passage à Tours de sir William Tavistock.

— J’y suis ! s’écria le membre de la Société archéologique ; c’est cela ! Vous étiez avec cet Anglais. Qu’est-il devenu ? J’espère que ni lui ni milady n’ont abusé des pruneaux…

Jean avait bien des choses à raconter sans oublier le naufrage du Richard Wallace ; il s’en acquitta avec un entrain qui plût à son auditeur. M. Camuset souriait au récit des faits et gestes du baronnet, et ne cacha pas à Jean qu’il ne pouvait lui pardonner une telle indifférence en matière d’archéologie. Des pruneaux de Tours !

— Tenez, mon jeune ami, ajouta-t-il, nous sommes lui et moi placés aux antipodes : je viens de faire exprès le voyage de Tours à Jublains… Vous ne savez pas où c’est Jublains ? C’est un village du département, près d’ici, à treize kilomètres d’Evron… Exprès, dis-je pour visiter attentivement, je pourrais dire religieusement, l’enceinte de ce qui fut une cité gallo-romaine, et qui contient des salles de bains, des étuves,et bien d’autres choses ; et pour voir aussi les restes d’un aqueduc, d’une forteresse, et des antiquités romaines de toute sorte. Cette forteresse, castellum romain, forme un carré long portant neuf tours rondes sur la muraille extérieure et enfermant un réduit défendu aux angles par quatre tours carrées. C’est un monument unique en France. Je suis venu à Laval pour étudier au musée la mosaïque provenant de Jublains.

» Et ce n’est pas tout : de Laval, j’ai l’intention de pénétrer en Bretagne et d’aller à Vitré, uniquement pour voir si une tourelle ronde du vieux château, construite au temps de la Renaissance, est d’une ornementation aussi admirable que l’affirme un de mes collègues de la Société archéologique trop enclin à l’exagération. Pruneaux de Tours !… Et comme je serai à six kilomètres des Rochers, pas plus, j’irai me promener jusqu’au château que madame de Sévigné a habité au milieu de ce site sauvage… Des pruneaux ! Fi donc ! Le ventre, quand ce n’est pas l’estomac, ces Anglais !

Jean apprit au savant tourangeau comment il se trouvait à Laval, et lui dit ce qu’il allait faire à Landerneau.

M. Camuset aperçut alors derrière Jean, le gars à l’air rébarbatif qui avait nom Méloir. Il sourit, et dit à demi-voix :

— Il y aura du bruit dans Landerneau…

Le lendemain, Jean et son compagnon roulaient vers la Bretagne. Et maintenant Méloir demeuré en bonne humeur depuis le festin épicé de la veille, était tout entier à l’idée de voir sur son chemin Vitré, d’où était sa mère, ainsi qu’il l’apprit à Jean en ces termes :

— Ma mère, c’est une Vitriasse de Vitré, une demoiselle de la rue Poterie, oùs qu’y a des vieilles maisons de bois à auvents, avec un saint sculpté à chaque huis. Son père, qui était mon grand-père, faisait des sayons de peau de bique ; ce qui est un peu plus cossu que d’être tailleur, sauf respect, comme mon beau-père, — qui n’est pas bon tous les jours, vrai comme un camouflet vaut vingt-huit chopines.

À Saint-Pierre-la-Cour, le train sortit du département de la Mayenne pour entrer dans celui d’Ille-et-Vilaine : c’était la Bretagne…

Les paysans et les artisans qui montaient ou descendaient aux stations avaient le type breton nettement accentué, et portaient les divers costumes de la région ou ceux des Côtes-du-Nord et du Finistère, costumes toujours reconnaissables à quelque particularité, — surtout dans la coiffure des femmes. C’était une révélation pour Jean, qui ne connaissait guère de la vieille province que Nantes et ses environs. Il avait la surprise de voir une veuve de Pont-l’Abbé portant le deuil en jaune. Une jeune femme du Léonais habillée de blanc et de noir avec l’ampleur d’un vêtement monacal, prenait place à côté d’une femme âgée, sa mère, autre veuve, en bleu celle-là. Pour les hommes, la blouse bleue de travail cachait parfois la veste de drap. Généralement, ceux qui étaient venus de loin pour affaires et retournaient chez eux, avaient revêtu le costume du dimanche, propre et sévère, en drap noir.

Les paysans de Pont-Aven et de Douarnenez arboraient le large chapeau de feutre, la veste tout ouverte et laissant voir les rangées de boutons du gilet, la culotte courte, les guêtres, la ceinture de laine. De belles filles des environs de Quimper avaient de faux airs de Bernoises, avec leur courte jupe rouge, le corset entr’ouvert et le bavolet blanc ; les hommes qui les accompagnaient portaient les larges braies tombantes.

Avec les montagnards de l’Arrée et des Montagnes-Noires reparaissaient les culottes serrées et courtes. Des femmes de la région des marais salants se coiffaient de bonnets de linge à longues barbes, relevées sur le sommet de la tête ou pendantes, et formant un très doux encadrement au visage. Un Léonard, grand, avec sa mine sévère, l’abondante chevelure des anciens Kymris tombant sur les épaules, enveloppé de vêtement noirs amples et flottants, le chapeau à larges bords, sombre costume tant soit peu égayé seulement par une ceinture rouge ou bleue, s’asseyait gravement en face son de voisin du Trégorrois, brun, celui-là, vif, emporté, joyeux. Et il y avait de curieuses choses à noter : ainsi un veuf du bourg de Batz plaçait avec affectation son chapeau sur la tête d’une certaine façon indiquant, selon Méloir, une intention franchement avouée de se remarier…

Bientôt, on se trouva en gare de Vitré. La vieille cité féodale qui a été ainsi que Fougères, une sentinelle vigilante placée à l’entrée de la province de Bretagne, étage dans une confusion pittoresque, sur la colline qu’on a devant soi, ses remparts, ses tours, des créneaux desquelles s’échappent en touffes les mauves sauvages, les gueules de loups et les ravenelles ; ses clochers et l’aiguille dentelée de sa principale église, les maisons de ses vieux quartiers et les masures bizarres aux toitures noires, aux étroites fenêtres où chaque rayon de soleil allume les vitres verdâtres enchâssées dans le plomb : tout cela, dominé par la masse encore imposante d’un château fort, sombre prison dont l’entrée est flanquée de deux tours massives. Vitré est l’une des anciennes villes de France qui ont le mieux conservé leur physionomie du moyen âge — une relique des siècles écoulés.

Toutefois un travail de transformation s’opère visiblement ; les longues courtines de la ligne méridionale des remparts ont plus d’une fois cédé la place à des constructions parasites ; les fossés, autrefois très larges et très profonds sont comblés en plus d’un endroit. La ville est ouverte sur ses deux flancs à l’est et à l’ouest. Au nord, le rempart s’appuie sur l’escarpement de la colline taillée à pic dans le schiste noir. Une poterne et un escalier très raide mettent cette partie de la ville en communication avec une étroite promenade qui a vue sur la vallée de la Vilaine.

On devine sans peine l’intérieur de Vitré : quelques rues longitudinales reliant entre elles quantité de ruelles, où se pressent tumultueusement des maisonnettes qui ont des porches vermoulus. On soupçonne aussi que cette ville de près de 9,000 habitants ne jouit pas d’immenses ressources. Elle a néanmoins rang de chef-lieu d’arrondissement. Vitré qui avait embrassé la Réforme soutint victorieusement en 1589 un siège de quarante jours contre le duc de Mercœur ; les États de Bretagne s’y réunirent plusieurs fois : c’est la ville du passé.

Méloir épanoui, le corps penché hors de la portière, réclamant l’attention de Jean, tendit sa main dans la direction de la rue Poterie, où fut établie jadis la famille de sa mère. Mais il dut se ranger pour laisser monter plusieurs jeunes Bretons qui prirent place dans le compartiment : des gars éveillés qui s’en retournaient à Lamballe. Joyeusement, ils se donnèrent du coude quelques renfoncements dans les côtes, tandis que le train se remettait en marche.

— Si tu étais roué (roi), dit l’un d’eux, qué que tu désireras ?

— Des feuves o du lard fumé, qui seraient grosses comme les peuces des pieds.

— Et ta ? demanda encore le premier à un autre gars.

— J’aras de la saucisse longue comme de Lamballe à Saint-Brieuc.

— Et ta ?

— Je voudrais, dit un troisième, que la mer serait toute en graisse et ma dans le mitan à l’écumer do une écuelle de bois. Mais ta, gars, qué que tu feras ?

— Qué que tu voudras que je feras ? répondit celui qui avait posé la question. V’s avez pris tout ce qu’i n’y a de bon.

La conversation ainsi entamée était bien faite pour plaire au protégé de Jean, qui s’y mêla avec bonheur.

Et c’est ainsi, en devisant, que l’on arriva à Rennes.