Le Tour de France d’un petit Parisien/3/16

Librairie illustrée (p. 719-727).

XVI

Sur le Rhône

Lyon est la première ville de France, après Paris, par son étendue, son importance politique, son industrie et son commerce ; bien grande ville pour mettre la main sur un Anglais réfractraire au sens commun !

— De quel côté nous diriger ? avait demandé Maurice à son ami Jean. Où aller ?

— Au plus grand hôtel de Lyon, répondit Jean sans hésiter.

Il y allèrent, et trouvèrent sir William, qui les accueillit par un immense éclat de rire, — rire auquel s’associa Méloir avec tant d’abandon, que bientôt tout le monde se dérida. Il demeurait entendu que le baronnet avait voulu jouer un bon tour à ses petits amis : il avait deviné et vaguement entrevu leur course après lui. Et il trouvait la chose toute naturelle, puisqu’il tenait la bourse. Ce canot de papier, oh yes ! c’est une fantaisie qu’il s’était passée. Très « jioulie » la navigation ! Et que de surprise le long des rives ! On ne devait parler que de l’Anglais ; on en parlerait longtemps. Où était-il ce canot ? Dans un coin des quais, ouvert en deux, à ce que dit le baronnet : cela dispensa Maurice de faire prendre à l’insulaire des engagements pour l’avenir.

Il n’avait pas eu l’intention de venir jusqu’à Lyon, affirma-t-il ; mais puisqu’on s’y trouvait, eh bien ! on se promènerait un peu dans la belle ville, par ci, par là. Il y était venu une fois déjà, avec milady, miss Kate et son autre fille ; seulement milady toujours le contrariait dans ses volontés, toujours. Il aimait bien Maurice et Jean, obéissants, eux, et empressés. On verrait donc Lyon — avant de reprendre le chemin de Paris.

Trois heures plus tard, réconfortés par un bon déjeuner, Maurice et Jean grimpaient à la suite du baronnet les hauteurs de Fourvières et celles de Saint-Irénée qui en est le prolongement. Méloir, fatigué de sa nuit blanche, les suivait en dormant, avec des oui, not’e maître, non, not’e maître, indiquant suffisamment son état de somnolence. Il ne se réveillait un instant et ne redevenait attentif que si quelque chien venait le flairer de trop près ; alors ses jambes flageolaient comme s’il voulait protéger l’une par l’autre alternativement.

De Notre-Dame de Fourvières nos touristes découvrirent l’un des plus beaux panoramas de France : à leurs pieds la ville, le Rhône, la Saône et leur confluent, les divers groupes de l’agglomération lyonnaise, c’est-à-dire, sur la rive droite de la Saône, Vaise, véritable ville associée à Lyon par son industrie et son commerce ; en face, sur la rive gauche le faubourg de Serin, dominé par les hauteurs de la Croix-Rousse, quartier des ouvriers ; les Brotteaux, sur la rive gauche du Rhône, l’un des beaux quartiers de Lyon, défendu par une digue contre les inondations tant de fois redoutables pour la grande cité, et, touchant aux Brotteaux, la Guillotière, ville populeuse, assez abandonnée et où tout monument fait défaut.

En étendant les regards au delà, jusqu’où ils pouvaient atteindre, ils voyaient les forts, les faubourgs, le Rhône et la Saône réunis, descendant rapidement vers la Méditerranée, les campagnes environnantes, fertiles, bien cultivées, parsemées d’un nombre infini de charmantes maisons de plaisance ; enfin, à l’horizon, ils apercevaient à l’est, confondues avec les nuages, les blanches dentelures des Alpes et toute la chaîne du Dauphiné ; au nord et à l’ouest, le Mont-d’Or, aux fromageries célèbres, tout couvert de villas, la chaîne de l’Izeron, les montagnes du Forez ; au sud le mont Pila, dont le versant méridional calciné par le soleil, produit le fameux vin de Côte-Rôtie, enfin les volcans de l’Auvergne, — vaste, bien vaste étendue.

Puis, après ce premier coup d’œil d’ensemble, le détail s’imposait. Lyon, ville de 324,000 habitants, serrée entre la Saône et le Rhône, s’étend sur la péninsule qui s’allonge entre les deux fleuves, et déborde de toute part sur les rives opposées, envahissant les collines et la plaine caillouteuse. Elle offre des quais qui n’ont de rivaux que ceux de Paris.

Du haut de cette colline de la rive droite de la Saône où ils se trouvaient, vieux forum de la première colonie romaine, ils voyaient se dérouler les deux grands cours d’eau qui expliquent la création d’une importante cité commerciale à leur point de jonction : la ville primatiale des Gaules est
La cascade du Bout-du-Monde (voir texte).
devenue le grand marché européen de la soie et le principal entrepôt du commerce de la France avec la Suisse et l’Italie.

Ils comptaient les ponts, plus nombreux sur la Saône que sur le Rhône, et en outre les ponts destinés exclusivement aux chemins de fer de Paris, de Marseille et de Genève ; ils suivaient de l’œil les quais, entrecoupés de ports et dont quelques-uns forment d’agréables promenades ; ils aperceapercevaient les places, quelques-unes très distinctes, et parmi elles la place Bellecour, immense, ornée de jardins, de fontaines et d’une statue équestre de Louis XIV, par Lemot ; la place des Terreaux où fut jadis l’autel d’Auguste, où se tint le conseil sacerdotal des trois provinces de la Gaule ; comme souvenirs moins antiques c’estsur cette place que furent décapités Cinq-Mars et son ami de Thou.

Devant eux se dressaient les parties hautes des monuments de la ville : les deux tours carrées de l’église primatiale Saint-Jean, bel édifice gothique construit du douzième au quinzième siècle, et qui est classé parmi nos monuments historiques ; la tour avec flèche qui surmonte la porte principale de l’église d’Anay, de style roman, édifiée du dixième siècle au siècle suivant, sur l’emplacement même d’un temple dédié à Rome et à Auguste par soixante nations des Gaules ; la tour moderne, surmontée d’une flèche, de l’église gothique de Saint-Nizier dominant tous les autres édifices de Lyon ; le clocher de Saint-Georges, la coupole byzantine de Saint-Paul, la tour à coupole de l’horloge de l’hôtel de ville ; le Massif des Terreaux, en face de l’hôtel de ville, grande et belle construction moderne, le palais des Arts, l’un des plus somptueux édifices du nouveau Lyon, et qui forme le côté sud de la même place ; le palais du Commerce et de la Bourse, les hôpitaux, l’arsenal, les casernes, les théâtres.

Autour de la place Bellecour, sise au centre de la péninsule, se dessinaient les rues les plus larges, bordées de maisons architecturales. Au nord la Croix-Rousse se présentait comme un quartier de travail et de négoce ; les maisons y semblaient vieilles et tristes, hautes de cinq, six et sept étages, avec des cours étroites et sombres d’où le soleil paraît exclu ; elles rachetaient, il est vrai, ces divers défauts par la solidité apparente de leur construction.

De l’autre côté du Rhône, les Brotteaux au nord, laissaient deviner une population bourgeoise d’employés et de négociants, retenus dans ce quartier par le voisinage de l’admirable jardin public ou parc de la Tête-d’Or, qui renferme un jardin botanique ; tandis que sur la même rive, mais au sud, la Guillotière s’accusait comme un humble centre d’ouvriers ; enfin Vaise, un peu en arrière de Fourvières et sur la rive droite de la Saône présentait une masse confuse de fabriques et de maisons d’habitation. — Notre-Dame de Fourvières est une église votive qui voit à certains jours monter vers elle de longues files de pèlerins.

Le lendemain fut consacré en grande partie à visiter les musées d’antiquités, collection d’objets du moyen âge et de la Renaissance, musées de sculptures et de tableaux, où se trouvent quelques bonnes toiles de l’école italienne et la collection des bustes de la plupart des Lyonnais célèbres : des grands artistes comme Philibert Delorme, Coustou, Coysevox, Lemot et Hippolyte Flandrin, des savants et des philosophes tels que Bernard de Jussieu, Ballanche, Ampère, J. B. Say, de Gérando, Ozanam, etc., sans oublier une femme poète, Louise Labbé, « lyonnoise ». Ils visitèrent aussi le muséum d’histoire naturelle et une bibliothèque spéciale riche de 70,000 volumes. — Cette bibliothèque est indépendante de la bibliothèque publique qui possède 180,000 volumes et 2,400 manuscrits.

Le troisième jour, nos touristes s’attachèrent à prendre une idée de l’importance industrielle de Lyon et des conditions qui régissent l’industrie des soieries. À Lyon le fabricant n’a point de métiers à lui, il ne s’entoure pas non plus d’ouvriers travaillant à la journée ; il reçoit les commandes du commerce, choisit ses dessins, et confie les soies à mettre en œuvre à des tisseurs chefs d’atelier, qui travaillent à leur propre domicile, à l’aide de métiers leur appartenant, et en ayant recours à des ouvriers ou compagnons nommés canuts, qu’ils engagent. Les tisseurs sont parfois associés entre eux. Le nombre des métiers employés est considérable. Ces métiers sont distribués dans toute l’agglomération lyonnaise, les faubourgs, les villages environnants, dans le département et les départements voisins jusqu’à Chambéry.

Le nombre de personnes occupées à l’industrie des soieries est de 240,000, dont une moitié seulement dans la ville même. L’accord entre les tisseurs et les fabricants n’est pas toujours complet, et nos touristes virent poindre une rupture entre eux sous forme de grève à propos des articles unis et armures et aussi des peluches. Ils comprirent à l’excitation contenue des mécontents ce que devait être la cité industrielle dans un mouvement insurrectionnel comme au mois de novembre 1831, en avril 1834, en juin 1849, et sous le gouvernement de la Défense nationale.

Un ouvrier lyonnais, Jacquard s’illustra — nous ne disons pas s’enrichit — par l’invention d’un métier spécial qui a renouvelé l’industrie de la soie. Lyon lui a élevé une statue — comme à Louis XIV et à Napoléon.

La production annuelle de l’industrie de la soie peut être évaluée à 450 millions, dont un chiffre très élevé — il était il y a quelques années encore des trois cinquièmes — appartient à l’exportation. Le mouvement d’affaires auquel donne lieu cette industrie, tant pour l’achat de la matière première que pour la vente des étoffes fabriquées atteint à près d’un milliard

Il y a encore d’autres industries lyonnaises, dont nos amis, si ce n’est même sir William purent se faire une idée : celle des tulles de soie, celle des foulards ; la passementerie et la teinturerie qui occupent un grand nombre d’ouvriers ; l’industrie du fer, de la construction des machines et des métiers à tisser ; la fonte des cuivres, la fabrication des papiers peints ; les produits chimiques, l’orfèvrerie et la bijouterie en faux, enfin la chapellerie.

Quant au commerce général il porte en outre sur les vins, les eaux-de-vie, le coton et la laine, la draperie et la toilerie, la houille et le charbon de bois, les marrons et certains fromages appréciés, notamment ceux du Mont-d’Or.

Le quatrième jour, en sortant de leur chambre pour aller saluer le baronnet, Maurice et Jean furent fort étonnés de ne pas le trouver chez lui. Son absence était soulignée par l’enlèvement de quelques menus objets que l’Anglais emportait avec lui dans un nécessaire de voyage, sans jamais le confier à personne.

Les deux jeunes gens se regardèrent atterrés, avec une même pensée : sir William leur aurait-il, une fois encore, faussé compagnie ? Méloir appelé, ne se trouva pas à l’hôtel. Cette circonstance rendait quelque espoir à Maurice et à son ami, lorsqu’ils virent accourir Méloir tout essoufflé :

— Il n’était point naufragé son bateau en papier, cria-t-il dès qu’il pût reprendre haleine ; il l’avait caché, et il vient de s’ensauver d’avec sur la rivière.

— Sur le Rhône ? s’écria Jean.

— Dame, oui, tout au bout de la ville. Faut dire la vérité, je l’avais suivi pourvoir un peu, sans même prendre le temps de manger un morceau ni boire goutte… Maintenant, bonsoir à revoir ! il navigue en pleine mer… sus la rivière, ce chat-huant d’Ingliche !

Au bureau de l’hôtel, Maurice apprit que le baronnet avait soldé toute la dépense, en recommandant de laisser « bien dormir les jeunes garçons ».

Méloir disait vrai. Le baronnet descendait le Rhône, dont le courant avait ce jour-là une force exceptionnelle. Son projet était de gagner la Méditerrannée, — ni plus ni moins.

Les eaux du Rhône sont toujours rapides et cela s’explique par la pente de son lit. Bondissant, écumeux, ravageur, il sort du lac de Genève se rétrécit ensuite entre le Jura et les monts de Savoie, s’enfonce dans les sombres défilés du fort de l’Écluse, et, large comme un ruisseau, mais profond comme un abîme, il coule dans les effrayantes gorges de Malpertuis ; enfin, se développant librement et après s’être accru à Lyon du tribut de la Saône, il roule avec une très grande rapidité jusqu’à Avignon : sa vitesse ne se ralentit qu’aux approches de Beaucaire et d’Arles, et c’est tout à fait paisible et calmé, qu’il arrive à la mer.

L’Anglais, trompé par les agréments de sa navigation sur la Saône, ne se doutait pas des périls qui l’attendaient. Illes devina toutefois à peine engagé au fil de l’eau ; mais trop tard pour rétrograder. Le canot de papier glissait sur le fleuve ainsi qu’un coquille de noix et avec la légèreté d’un bouchon ; mais un vent du sud assez fort soulevait de petites vagues qui secouaient la frêle embarcation.

Comme le baronnet avait sournoisement amassé d’assez abondantes provisions de bouche, le canot, mieux lesté, donnait davantage prise à la masse d’eau qui l’entraînait. Son seul espoir — il le raconta plus tard — était de parvenir à jeter une amarre à l’une des stations du littoral et de réussir à la placer entre les mains des gens de bonne volonté qui voudraient bien s’en saisir, — au risque d’être entraînés. À plusieurs reprises, il tenta vainement d’aller s’échouer au milieu d’un fourré de roseaux.

Près de Lyon, les rives du Rhône s’étaient couvertes de curieux qui poussaient des exclamations, s’étonnaient, riaient, levaient les bras en l’air — lugubre adieu à un téméraire qui semblait voué à une perte certaine. On admirait aussi l’extrême légèreté et le poli de la coque de ce canot, dont le bordage ne s’élevait pas à plus de cinq à six pouces au-dessus de l’eau.

Le baronnet malgré son vif désir d’aborder, était toujours entraîné vers le milieu du fleuve et demeurait tout préoccupé, tantôt d’éviter une des îles du Rhône, tantôt un bateau à vapeur remontant le courant, tantôt de franchir les arches redoutables d’un pont.

Il marchait avec une vitesse de quinze kilomètres à l’heure. C’est dans ces conditions plus qu’aventureuses qu’il longea successivement les limites départementales de la Loire et de l’Isère, — à tribord et à bâbord — de l’Ardèche et de la Drôme, ayant à sa droite les monts du Lyonnais, puis ceux du Vivarais.

Il passa comme un trait devant Vienne, qui après avoir été Vienne la belle, au temps où les Césars y élevaient des palais et des temples, fut successivement Vienne la sainte, en souvenir des martyrs qu’elle donna au christianisme naissant, puis Vienne la républicaine et Vienne la patriote. De l’antique cité, abritée par cinq montagnes qui l’enveloppent en demi-cercle et la garantissent des vents du nord et des ardeurs du midi, il ne vit guère que sa tour de Pilate croulant dans le Rhône.

Un pont de fil de fer, si léger qu’il ressemble à un ruban tendu d’une rive à l’autre du fleuve, joint Vienne à Sainte-Colombe. Au-dessous, un pilier brisé du vieux pont romain lève sa tête hors de l’eau. Le baronnet eut toutes les peines du monde à se détourner de cet écueil.

Il passa devant Tournon et les abruptes collines au pied desquelles la ville est couchée, et c’est à peine s’il aperçut son château gothique perché sur un rocher très pittoresque…

Il approchait de Valence. Tout à coup, sur sa gauche, l’Isère apporta au grand fleuve, très large déjà, le tribut considérable de ses eaux. La force du vent augmentait et le canot de papier fut assailli par une véritable tempête. De fort loin, le vent d’octobre amenait tourbillonnantes les feuilles rougies et brûlées arrachées aux arbres des campagnes. Les vagues à crêtes blanches embarquaient de l’eau dans le canot à travers la toile qui en formait le pont. Le baronnet s’en aperçut. Il sentait l’eau lui monter aux chevilles, et dans ces conditions il devait absolument songer à prendre terre le plus tôt possible.

Du confluent de l’Isère et du Rhône à Valence même, il y a cinq ou six kilomètres. Le baronnet fut emporté le long de la rive droite d’une île. En atteignant son extrémité, il découvrit le chef-lieu du département de la Drôme, à l’endroit où le fleuve forme un coude très marqué. En face de la ville, une dernière ramification des Cévennes dressait ses roches énormes, coupées à pic et couronnées des ruines du château de Crussol.

En aval de Valence, il apercevait le magnifique pont suspendu sur le Rhône ; malgré la grande largeur du fleuve ce pont n’a que deux arches. Le baronnet se promit bien de faire tout ce qui dépendrait de lui pour ne pas dépasser ce pont ; tous ses efforts tendirent à diriger le canot de papier vers des chalands amarrés à la rive ; mais le canot s’obstinait à courir droit sur la pile du milieu du pont. Les promeneurs, les mariniers descendirent au bord de l’eau pour voir de plus près ce qui allait arriver…

Le baronnet ramait désespérement. Au fond, il lui importait peu d’aborder en amont du pont ou en aval ; l’essentiel était pour lui de ne pas aller plus loin que Valence. Le vent le contrariait beaucoup dans ses mouvements et, quoi qu’il pût faire, il fut lancé sur la pile du pont, contre laquelle, l’avant de son canot s’écrasa.

Le choc fut tel que le rameur, brisant les fargues, fut projeté violemment dans le fleuve.

Heureusement pour lui un petit bâtiment à vapeur remontait le Rhône, remorquant plusieurs bateaux. Grâce à d’habiles manœuvres et avec l’aide des mariniers accourus dans un solide bateau, le naufragé fut tiré de l’eau et ramené à Valence.

Un heure après, les banknotes du portefeuille convenablement séchés au soleil, et quelques pièces de rechange pour son vêtement fournies à l’Anglais, on eut pu voir le héros de cette folle équipée déjeunant tranquillement, si toutefois ce mot peut s’appliquer à un affamé devant qui les plats se succédaient avec rapidité. Il était trois heures de l’après-midi : le baronnet avait mis sept heures pour descendre le Rhône de Lyon à Valence, — de rudes heures !

Quant à la merveille des merveilles, le canot de papier, devenu informe, il roulait comme un corps mort vers Avignon et la mer.

Il y avait une heure que Maurice et Jean, suivis de Méloir, venaient d’arriver à Valence par le chemin de fer, — qui va encore plus vite qu’un canot. Aussi ne doutaient-ils pas d’avoir dépassé le canot de papier. Ayant renoncé à reprendre leur course en vélocipède, ils avaient renvoyé à Châlons les bicycles loués, et étaient montés en wagon pour Valence, avec l’espoir que le baronnet ne pousserait pas plus loin que cette ville ce jour-là, et qu’ils l’y rejoindraient. Mais lorsque dès leur arrivée ils allèrent voir le fleuve, ils le trouvèrent tellement rapide et menaçant pour un canot de papier qu’ils se persuadèrent qu’à moins d’une catastrophe presque immédiate l’Anglais avait dû chercher un refuge bien avant Valence.

Alors très humiliés, affligés même, ils décidèrent de revenir vers Lyon, après avoir jeté un simple coup d’œil sur la ville. Ils parcoururent le quartier Saint-Victor, presque détruit par un incendie moins de trois mois auparavant. Ils virent la cathédrale, qui possède le cœur de Pie VI, mort à Valence dans le château du Gouvernement. Jean chercha en vain des traces du séjour de Napoléon Bonaparte dans cette ville, où il passa trois ans en garnison, étant sous-lieutenant d’artillerie.

Enfin, ils se dirigeaient vers la gare, lorsque Méloir, toujours en arrière, toujours mêlé aux populations, pérorant ou se disputant, sortit d’un cabaret et accourut pour leur apprendre le naufrage de l’Anglais sur le Rhône. Il savait où le baronnet « se retrempait ; » et le Breton n’avait pas terminé la cinquième version de l’accident funeste, que Maurice et Jean pénétraient dans la chambre d’hôtel où le baronnet achevait de se sécher devant un bon feu ; car cette journée d’octobre était réellement froide et brumeuse, même pour quiconque n’eut pas pris des familiarités avec le fleuve Rhodanus.