Le Tour de France d’un petit Parisien/1/5

Librairie illustrée (p. 84-92).

V

Le buron

Mais enfin, Jean avait peur des loups. À son âge c’était bien pardonnable.

Il erra dans diverses directions, tout en faisant le plus de bruit possible, maintenant qu’il n’avait plus à craindre de trahir sa présence. Ce bruit, on le comprend, c’était pour effrayer les loups : il les eût attirés plutôt !

Lorsque le petit Parisien désespéra de retrouver, avant le jour, le chemin suivi depuis Salers par le cabriolet de Jacob, il grimpa à un hêtre. Il avait recouvré en un moment la souplesse de membres et l’agilité du petit paysan vosgien, dénicheur de nids.

En se sentant à cinq ou six mètres au-dessus du sol, Jean ressaisit assez de calme pour envisager sa situation. Elle n’était pas gaie. Il lui fallait avant tout sortir de cette forêt, qui, n’étant ni exploitée pour ses bois, ni visitée par les touristes, n’offrait sans doute que de rares sentiers, en dehors de la route qu’il connaissait. Quand il aurait réussi à sortir de ces fourrés, il s’acheminerait vers Salers, avec l’espoir d’y trouver encore son excellent ami Bordelais la Rose et le bonhomme Abel.

Il s’établit solidement à la première fourche de l’arbre, jambe de ci, jambe de là, comme s’il eût été à cheval ; la maîtresse branche qui se trouvait devant lui représentait assez exactement le cou de la monture. Il la saisit et l’enveloppa de ses deux bras, comme une recrue de cavalerie embrasse, au manège, le cou de son cheval excité par quelques coups de houssine. C’est que Jean craignait de tomber s’il s’endormait. La gravité de la chute, à cette hauteur, il n’y pensait même pas ; mais les loups ! Il croyait voir leurs yeux briller dans l’ombre, et instinctivement, il ramenait ses jambes pour échapper au danger imaginaire de sentir ses pieds mordus par les vilaines bêtes.

Des frémissements couraient à travers la forêt ; les sapins faisaient entendre leurs harmonies de harpes éoliennes ; des oiseaux de nuit s’interrogeaient de loin par des cris rauques, continués comme si la réponse n’arrivait jamais ; de gros papillons de nuit venaient effleurer de leurs ailes veloutées la joue moite du jeune garçon ; par moments une branche morte se cassait avec un bruit sec, et glissait comme une flèche à travers les ramures ; de gros nuages couraient dans le ciel, — vagues rousses submergeant cent fois, comme une nef ballottée, un léger croissant de lune. Lorsque la lune demeurait au ciel, de la partie un peu élevée de la forêt où il se trouvait, Jean apercevait, mornes et dominant les arbres, les puys qui entourent le Plomb du Cantal.

La nuit était fraîche. Elle était longue surtout à s’écouler ; car Jean ne dormait pas ; il tressaillait, il vibrait, pour ainsi dire, à tous les bruits. La faim aussi le tenait éveillé.

Enfin, l’aube arriva matinale ; c’était la délivrance. Jean vit l’horizon blanchir au levant ; les hauts sommets dessinèrent leurs silhouettes grises sur ce fond pâle ; puis ils prirent des tons divers dont le rose indiquait la position du soleil. Cette nuance lumineuse bordait les évasements, les échancrures des cratères des volcans éteints, dont les parties profondes demeuraient dans une ombre violette.

Avec le jour les fantômes s’enfuyaient ; mais la réalité apparaissait au jeune garçon, saisissante et redoutable. Il descendit de son refuge.

Se rappelant qu’en pénétrant la veille dans la futaie il s’était presque constamment frayé un passage en gravissant des pentes, il résolut de redescendre ses pentes, à peu près certain, pensait-il, de rencontrer la route carrossière.

Mais il y avait plus d’une heure qu’il marchait, descendant toujours. Un ruisseau se présenta à lui ; il le franchit, en constatant qu’il se trouvait au fond d’un vallon, et qu’il lui fallait choisir entre deux partis ne pouvant ni l’un ni l’autre, c’était à craindre, le mener à la route cherchée : gravir les pentes qui se présentaient devant lui, ou suivre le ruisseau. Or, ce ruisseau, semé de roches et dont les eaux activaient la végétation folle des rives, n’était nullement facile à longer ; mieux valait grimper sur la hauteur, aller de là à la découverte. C’est ce qu’il fit.

Il monta.

Il monta jusqu’à la région où s’arrêtait la végétation des hêtres ; les sapins s’élevaient à trois cents mètres plus haut.

Ce qui avait paru une colline au jeune garçon était une suite de collines, profondément séparées entre elles. Il lui semblait toujours qu’il allait atteindre le dernier sommet. Cette illusion, fréquente dans les montagnes, se répétait sans le décourager : la roche qui servait d’assise, semblait-il, à quelques roches superposées, n’était que le rebord d’un plateau. Arrivé là, il voyait reculer tous les plans de la montagne ; il lui fallait bravement traverser le plateau, qui parfois présentait un versant intérieur lui faisant perdre une partie des efforts de son ascension.

Le soleil était haut déjà et Jean commençait à ressentir une extrême fatigue. Il s’assit sur une pierre, très abattu. De route, il n’y en avait pas, et pas le moindre hameau. Qui lui indiquerait son chemin ? qui viendrait à son secours ? s’il avait seulement un morceau de pain ! mais la faim ajoutait une angoisse à toutes ses autres angoisses. Il pensait que si son parent Risler avait voulu se débarrasser de lui, il y avait bien réussi… sans charger sa conscience d’un crime. Cette forêt du Falgoux, ces montagnes volcaniques, constituaient pour lui un monde inhabité où il se trouvait aussi seul qu’on peut l’être dans certaines contrées désertes du globe.

Pendant qu’il s’abandonnait à ses pénibles réflexions, ses yeux toujours en mouvement, découvrirent sur une des plus hautes pentes, à quinze cents ou deux mille mètres à sa droite, des taches rousses qui se déplaçaient. L’espoir lui revint. Ce devait être un troupeau de vaches. Jean ne se trompait pas. En regardant mieux, il distingua, au milieu d’un étroit plateau, un chalet de berger grossièrement édifié.

Cette découverte lui donna des forces nouvelles. Il se remit en route.

Comme il approchait du revers septentrional du puy où paissaient les vaches rousses, il perdit de vue troupeau et chalet. Mais, bientôt, il entendit le tintement des clochettes rustiques que les plus âgés de ces animaux portaient au cou. Il pressa le pas. Un dernier effort l’amena sur le plateau herbeux, au fond duquel le chalet entrevu se dissimulait sous un bouquet d’arbres. Non loin de lui, des vaches, couchées dans l’herbe grasse et fleurie, rompaient le silence par un bruit de lente mastication : Jean venait de pénétrer dans une fumade : c’est ainsi que l’on nomme en Auvergne la portion d’un pâturage engraissé par les vaches, qui y passent la nuit en plein air ; le reste du pâturage constitue l’aigade.

Jean fut aperçu par le pâtre, qui le salua d’une clameur rythmée — stridente et plaintive — dans laquelle trois ou quatre notes se trouvaient si étrangement combinées que leur consonance ne pouvait être éteinte ni par le bruit des torrents, ni par les échos roulant au fond des précipices, ni par les commotions de l’atmosphère. C’est la courte et étrange mélodie montagnarde connue sous le nom de « la grande », que les pâtres se renvoient d’une hauteur à l’autre comme un salut sympathique, un appel fraternel, un encouragement, une exhortation analogue à celle des factionnaires criant sur les remparts : « Sentinelle, prenez garde à vous ! »

Pour une réponse, le jeune garçon se trouvait pris au dépourvu. Mais cet appel lui alla au cœur : il n’était plus seul !

Le chalet de la haute Auvergne vers lequel Jean se dirigeait, s’appelle un « buron » ou « masut ». Il est d’ordinaire édifié sur un point élevé. Celui-ci, adossé à une hauteur qui bornait le plateau, était un assemblage assez confus de deux ou trois cabanes formées de troncs d’arbres et couvertes de chaume ; de fortes branches non dépouillées de leurs rameaux servaient à consolider l’agreste édifice, achevant par leurs enchevêtrements d’apporter de la confusion dans l’ordonnance de sa construction. En arrière, quelques sapins très noirs semblaient soutenir le buron et contribuaient peut-être à sa solidité. Sur la hauteur formant abri, de grands rideaux de sapins fermaient le site. Non loin du buron, à droite et à gauche, s’ébauchaient des enceintes à claires-voies où les troupeaux étaient parqués pendant la nuit.

Le « buronnier » s’était un peu avancé. D’une main, il se faisait un abat-jour pour mieux voir qui venait vers le buron. Jean ne se trouvait plus qu’à une trentaine de pas lorsque le montagnard se mit à crier :

— Hé, là ! Mais c’est mon petit Parisien !

Au même moment, Jean reconnaissait dans le brave homme le marchand de châtaignes rôties de la rue du Faubourg-Saint-Antoine — si fort en versions latines.

— Eh bien, mon petit, dit l’Auvergnat, tu es arrivé aussi vite que Villamus dans le Cantal. Mais je n’en reviens pas ! Parle donc ! Et il ajouta avec un sourire plein de finesse narquoise : Est-ce que je ne t’ai pas fait bonne mesure, dans le temps, bourgeois ? Est-ce que tu viens pour réclamer ton surplus ? J’ai quitté les affaires, tu le sais ; j’ai passé la queue de la rôtissoire à Mathurin…

Le jeune garçon très heureux de cette rencontre, mais à bout de forces, ne pouvait rien répondre et, pâlissant, il tendit à l’ami Villamus une main tremblante, dont celui-ci s’empara en s’écriant :
Le buronnier coupa un morceau de pain bis (voir texte).

— Oh ! mon pauvre petit ! Ça ne va pas ? Il ya donc du grabuge à Paris ? Et puis on a faim et soif, je vois la chose.

Pierre Villamus entraîna son jeune ami dans le buron. Il y avait là du lait dans divers vases de sapin. Le buronnier en remplit une écuelle de bois et la lui offrit.

Pendant que Jean vidait l’écuelle, le buronnier coupait un morceau de pain bis.

Jean le reçut avec un sourire de remerciement et pouvant enfin parler, il dit à l’Auvergnat : — Je viens de Salers… je me suis perdu dans la forêt du Falgoux.

— Ce n’est pas étonnant ! fit le buronnier. Mais Salers c’est loin du faubourg Saint-Antoine ?… c’est loin de Paris ?…

— C’est une longue histoire… une vilaine histoire ; je vous la raconterai, Pierre… Mais je suis exténué.

— Nous avons le temps, pardi !

— Oui ; cependant je suis pressé de retourner à Salers.

— Mais puisque tu en viens, malheureux ! et que tu es à peine assis ?… Est-ce que tu veux suivre la même route ?

— J’en préférerais une autre, dit Jean en souriant.

— Je m’en doute bien ! Je vois que tu es venu à contre-cœur me rendre visite.

— Pour ça, oui ; mais je ne suis pas fâché de la rencontre, mon excellent Pierre.

— Et moi donc ! dit le buronnier. Mais je suis intrigué… Si je te donnais une seconde écuelle de lait et une nouvelle tranche de pain… histoire de t’ouvrir la bouche ?

— De me la fermer plutôt… en la remplissant, observa Jean dont la bonne humeur revenait.

Voyant la curiosité de son ami Pierre si vivement excitée, Jean lui raconta enfin comment il se trouvait dans la haute Auvergne et ce qu’il était venu y faire.

L’Auvergnat n’interrompait le jeune garçon que pour répéter de temps en temps : « Le coquin ! » Lorsque Jean dit au buronnier comment il avait été enlevé de Salers et entraîné à la nuit dans la forêt, le brave homme manifesta son indignation en donnant un grand coup de poing, sur la « gerle », grand vase de sapin où caillait le lait.

— Veux-tu te cacher ici de ces méchants hommes ? dit-il à Jean. Qu’ils y viennent te chercher ! Vois-tu, mon enfant, il ne faut pas te remettre en chemin tout seul. Et moi je ne peux pas quitter mes vaches. Il faut attendre une occasion…

— Si seulement je connaissais la route ! exclama Jean.

— Il n’y en a pas de route ; tu te perdrais encore avant de rencontrer le premier village.

— N’importe ! j’essayerai. Pensez donc, mon brave Pierre, M. Bordelais la Rose qui me croit à Aurillac et qui ne saura pas ce que je suis devenu !… S’il est de retour à Aurillac, comme c’est probable, il doit s’en faire du mauvais sang !

— Alors tu voudrais partir… à toute force ? Ce n’est pas possible. Écoute-moi : Jean, mon boutilier, — il s’appelle Jean comme toi, — est allé à Dienne pour acheter de la craie rouge qui sert à colorer la croûte de nos fromages : je n’en avais plus une pincée. Dienne c’est près de Murat… Il sera de retour dans trois jours et c’est lui qui te ramènera. En attendant tu m’aideras, si tu veux, pour te désennuyer ; c’est très amusant… quand c’est nouveau. Le matin et le soir les vaches s’approchent d’elles-mêmes pour se faire traire ; tu verras les petits veaux comme ils tettent bien ! Nous faisons du fromage et du beurre, surtout du fromage, de gros fromages ; tu sais bien les fromages de « tomes » ? Eh bien, c’est d’ici… Tu en as mangé bien sûr ! Tu ne te doutais pas que tu en verrais les moules un jour… Je t’apprendrai à cailler le lait aussitôt la traite faite…

— Comment donc ? hasarda Jean.

— Mais avec de la présure. Bon ! je vois que ça t’amuse déjà…

— Oh ! non… il faut que je parte. Alors c’est pour faire les fromages ?

— Tout juste, mon petit. On brise le caillé, on sépare le petit-lait avec cet outil de bois que tu vois là, et on tourne doucement, toujours dans le même sens ; ensuite on pétrit la « tome », on lui laisse le temps de fermenter, on la sale, et il n’y a plus qu’à donner la forme du fromage et à mettre sous le pressoir. Le pressoir, tu le vois dans ce coin. Il faut quelques jours pour que le fromage devienne ferme… Au sortir du pressoir, le fromage est transporté dans le caveau, là-dessous.

Le buronnier désigna le parquet, et Jean comprit pourquoi une aussi pauvre habitation possédait un parquet en planches. Mais là s’arrêtait tout le luxe. Jean jeta un coup d’oeil autour de lui et fut impressionné désagréablement. L’unique pièce du buron n’était autre chose qu’un atelier, avec un matériel encombrant de barattes, de seaux de bois, d’auges à pétrir la pâte du fromage. Le manteau d’une cheminée d’où descendaient des crochets pour suspendre la marmite, occupait le centre de la paroi maçonnée du buron. De chaque côté de la cheminée se groupaient dans un complet désordre les menus ustensiles, les choses utiles, les provisions, le sel et les gousses d’ail, des légumes, une lanterne, quelques grossières poteries, des bouteilles vides, plusieurs pièces de vêtements ; tout cela accroché à des clous, jeté sur une étagère ou enfoncé dans des trous carrés ménagés dans le mur. Une planche, suspendue par des cordes à la poutre principale, recevait l’excédent des objets encombrants. Pittoresque dans le paysage, le buron perdait beaucoup à être vu de près.

— Je veux m’en aller, dit Jean lorsqu’il eut fini son examen.

— Mon petit bourgeois, vous ne vous plaisez donc pas ici ? Je vois ça, dit Pierre Villamus d’un ton doucement moqueur. Oui, ça se comprend ! ça doit sentir l’aigre… Voyez-vous, ça provient du petit-lait que nous donnons à nos cochons — sauf votre respect, mon petit monsieur de Paris. Eh bien, je vais voir ce que je puis faire pour votre satisfaction… Tiens-toi tranquille, mon garçon, je ne vais pas très loin…

Le buronnier sortit, et Jean le suivit sur le seuil. Il le vit se diriger derrière le buron, gravir la paroi rocheuse, presque perpendiculaire, et s’enfoncer dans la sapinière qui la couronnait. Un moment après, il entendit ce chant d’appel dont il avait été salué à son arrivée. Une voix lointaine y répondit sur la même gamme. Puis des pourparlers parurent s’établir. Au bout d’un quart d’heure, maître Pierre revint, et signifia résolument au jeune garçon qu’il ne fallait pas songer à partir ce même jour pour Salers : il n’avait pu obtenir un guide dans le voisinage.

— Ainsi, ajouta le buronnier, c’est entendu : pas avant trois jours, au retour de Jean. Tu verras téter les veaux, et je te ferai ce soir une bonne soupe à l’oignon.

— Comme M. Bordelais va être chagrin ! se borna à répondre Jean en baissant la tête.

Il alla s’asseoir tristement dans un coin.

Au coucher du soleil, Jean fut régalé du spectacle qui lui avait été promis. — Il vit les vaches revenir vers le buron incommodées par le poids de leur lait. Le buronnier les appelait chacune à leur tour, par leur nom, pour les traire ; il laissait un moment téter leur veau ; puis le veau attaché à l’une des jambes de devant de la mère, à qui il donnait une poignée de sel, il se mettait à la traire sans aucune difficulté — immobile et ruminante.

Ce soir-là, après la bonne soupe à l’oignon promise, un coffre de sapin garni de paille servit de couche à Jean, qui ne s’endormit qu’après avoir longuement réfléchi. Il envisageait combien il est difficile de rendre son éclat à la vérité obscurcie par le mensonge. Il prit néanmoins l’ardente résolution d’aller jusqu’au bout dans la tâche qu’il avait entreprise.