Histoires désobligeantes/Le Torchon brûle !
XXI
LE TORCHON BRÛLE !
Nous étions, ce soir-là, chez Henry de Groux, le peintre des homicides, une dizaine environ de récipiendaires à l’éternité.
Nous nous étions triés attentivement pour qu’il n’y eût pas au milieu de nous un seul de ces gens qui sont promis aux académies et qu’une dérisoire immortalité peut satisfaire.
Il était solidement établi, dans nos conseils, que nul n’admettrait jamais ni commencement ni fin de quoi que ce fût et ne descendrait jusqu’à l’abjection de s’imaginer comblé d’un bonheur quelconque.
Nous étions les chanoines de l’Infini, les protonotaires de l’Absolu, les exécuteurs médiques de toute opinion probable et de tout lieu commun respecté. De temps en temps, j’ose le dire, la foudre tombait sur nous.
Ce soir donc, après d’amples et photogéniques déclarations sur maint objet, il arriva qu’un chasseur de licornes, aussi opiniâtre que subtil, renommé pour ses doctrines hyrcaniennes et son facies glabre, crut devoir s’exprimer ainsi :
— Remarquâtes-vous suffisamment, chers compagnons, la bouffonnerie supérieure de ce qu’on est convenu d’appeler la Répression ? Des statistiques persévérantes et jubilatoires nous renseignent périodiquement sur le flux et le jusant des transgressions de nos lois pénales. Nous jouissons de catalogues synoptiques où se trouvent consignés, en chiffres naturellement arabes, les assassinats ou les viols qui nous ont aidés à supporter la monotonie des heures et que la magistrature a punis sans indolence, de telle époque à telle autre époque.
Il serait inutile, je suppose, de contester l’intérêt patriotique de ces documents dont les philanthropes consciencieux frémissent coutumièrement de l’ergot à la caroncule.
Il ne le serait pas moins, vous en conviendrez sans blêmir de rage, d’entreprendre la divulgation de l’universelle crapulerie des honnêtes gens. Les voleurs de grandes routes et les plus notoires malandrins eux-mêmes s’insurgeraient contre un tel décri des pondérateurs de l’équilibre social.
Mais je crois vous être agréable en vous offrant le poème d’une expérience très banale qui m’a réussi.
Hier matin, passant rue Saint-Honoré, j’aperçus un homme vénérable qui descendait les marches de Saint-Roch. C’était un si doux vieillard qu’il répandait comme de la tiédeur à l’entour de lui. On avait, en le regardant, la sensation de manger de la moelle de veau. Ses modestes mains déversaient toutes les clémences disponibles et son menu pas lui donnait l’air d’un bonhomme en sucre qui marcherait sur des entrailles de lapin. Le ciel qu’il interrogeait d’un œil affable était, à n’en pas douter, son ami, son camarade le plus intime. Il venait certainement d’accomplir des exercices de piété d’une indiscutable ferveur et s’acheminait, à coup sûr, vers des pratiques fraternelles que les chatteries du ciel pouvaient seules récompenser — un peu plus tard.
Je conclus immédiatement de cet examen qu’un parfait drôle était devant moi, et m’approchant :
— Monsieur, lui dis-je d’une voix brève et sourde, prenez garde ! Le torchon brûle !
Vous savez qu’il n’est pas facile de m’étonner. Eh ! bien, mes amis, l’effet de cette parole me déconcerta jusqu’à me rendre imbécile pour quelques heures.
Le personnage devint vert, me jeta les yeux fous et désespérés d’un nègre entamé par un crocodile, se mit à trembler comme une avenue de trembles et s’élança dans une voiture qui disparut instantanément.
Voici donc ce que j’avais à vous dire. Je suis persuadé qu’une expérience analogue, en la supposant très bien faite, donnerait, dix-neuf fois sur vingt, le même résultat. Il ne tient qu’à vous d’essayer. Les consciences modernes sont tellement endettées qu’il est au pouvoir du premier audacieux venu de se transformer en coup de tonnerre et de circuler comme la Gorgone au milieu des foules honorables.
— Parbleu ! s’écria le tonitruant Rodolosse, vous tombez singulièrement, mon cher. J’ai sur moi, depuis quelques jours, une lettre confidentielle que je vais vous lire à l’instant. Je ne suis pas un ecclésiastique pour garder le secret des confessions et, d’ailleurs, je m’arrêterai à la signature. Mais les aveux de son auteur confirment et assermentent à tel point le paradoxe joyeux qu’on vient d’entendre qu’il me serait impossible de vous priver d’un témoignage si concluant.
La lettre que voici, continua-t-il, exhibant une feuille de papier, est d’un artiste fort connu et parfaitement honorable, vous m’entendez bien ? parfaitement et absolument ho-no-ra-ble.
« Cher monsieur, vous me fîtes l’honneur, il y a quelques jours, de remarquer en moi une certaine tristesse que rien ne dissipe et dont la cause vous échappait. Vous insistâtes pour la connaître. Je me décide aujourd’hui à vous satisfaire.
» C’est un secret terrible et passablement dangereux que je porte depuis quinze ans. Vous paraissez avoir vu plus profondément en moi que les autres hommes. Peut-être ne serez-vous pas trop étonné. Peut-être même sentirez-vous quelque pitié pour un individu lamentable que le monde croit heureux et que déchirent continuellement des remords atroces.
» N’importe, je me livre à vous dans l’espoir d’être soulagé d’une partie de ce fardeau chaque jour plus accablant. On finit toujours par être forcé de se confesser à quelqu’un, et je vous choisis pour n’être pas exposé à la tentation de m’adresser au premier gendarme venu, puisque je n’ai pas le courage de chercher un prêtre.
» Rassurez-vous, ce ne sera pas long.
» En 187.., j’avais vingt-cinq ans et je crevais de misère. À cette époque, rien ne pouvait me faire pressentir le succès futur et la consécutive prospérité que m’envient sans doute, aujourd’hui, quelques pauvres diables qui ont hérité de ma détresse. J’étais, alors, dévoré moi-même de la plus basse, de la plus haineuse envie. Féru de la beauté de mon âme et ne doutant pas de mon génie, pouvais-je tolérer que des gens vulgaires, de définitifs crétins et d’imperfectibles cancres possédassent impunément des habitations, des femmes, des cochons, des pommes de terre, cependant que le plus grand artiste du monde couchait sous le pavillon des chastes étoiles ?
» Car j’étais sans domicile, sans argent, quelquefois même sans poches, et mon estomac d’adolescent récriminait sous la loi dure de l’appétit le plus insatiable.
» Stimulé par un trafiquant de chair humaine, j’avais entrepris le courtage des assurances sur la vie des autres et ne parvenant pas à décrocher la moindre police, j’expirais littéralement de faim dans la campagne, en m’efforçant de gagner Paris de mon pied léger… »
En cet endroit, messieurs, dit le lecteur, les détails et les circonstances de lieu sont d’une telle précision que je suis forcé de passer un assez grand nombre de lignes. Vous êtes, d’ailleurs, suffisamment édifiés sur la posture d’âme de mon correspondant. J’arrive donc au dénouement.
« … On était au mois d’août et la chaleur avait été insupportable tout le long du jour. Exténué, incapable de marcher sous ce soleil féroce, j’avais dormi ou essayé de dormir au bord du chemin, à l’abri d’une meule immense, la dernière d’une longue file qui commençait à la grange d’une métairie où on m’avait refusé brutalement l’hospitalité.
» Quand je me réveillai, la nuit était tout à fait venue. Une délicieuse nuit sans lune. Il me sembla que je franchirais sans peine les quatre ou cinq lieues qui me séparaient encore de Paris. Mais j’avais si faim que je fus au moment de pleurer.
» Comme je cherchais machinalement dans mes guenilles un reste de pain, une bouchée de n’importe quoi, ma main rencontra un objet que je crus être une vieille croûte. Aussitôt je le portai à ma bouche en rugissant de bonheur.
» C’était une boîte d’allumettes.
» Je ne l’avalai pas, cette boîte maudite, cette boîte infâme dont je n’ai jamais pu m’expliquer la présence et que m’envoyèrent sans doute les démons.
» Cependant quelque chose descendit en moi, quelque chose qui me parut meilleur que le rassasiement de mes intestins. Je fus saturé, soûlé, rafraîchi du vin délectable de la haine et de la vengeance. J’avais remarqué qu’un léger souffle passait, filant du côté de la métairie…
» Une demi-heure plus tard, tout flambait. La maison inhospitalière devint un amas de cendres et une vieille paralytique, m’a-t-on dit, fut calcinée… La justice n’a jamais pu trouver le coupable… »
Notre ami Rodolosse en était là, lorsqu’un sculpteur dont je contemplais la barbe soyeuse, tourna vivement le bouton de la lampe qui nous éclairait et on entendit plusieurs hommes sangloter dans les ténèbres.