Le Tonkin et les relations commerciales
L’attention de la France vient d’être soudainement appelée sur sa colonie de Cochinchine au moment où, livrée au travail de sa réorganisation, se fiant à la sagesse, au calme habituel de ses possessions d’outre-mer, elle suivait d’un regard à peu près désintéressé la marche des Anglais sur Coumassie et l’entrée des Hollandais dans le Kraton des Atchinois. La nouvelle inattendue de l’assaut donné par une troupe française à la citadelle d’Hannoï ou Kécho, — la capitale du Tonkin prend indistinctement ces deux noms, — était-elle le prélude d’une continuation de conquête dans la péninsule indo-chinoise, ou bien une préparation à l’exercice d’un protectorat semblable à celui que nous accordons depuis 1865 à Noroclon Ier, roi du Cambodge ? Certains journaux de Saïgon et de Hongkong avaient déjà présenté l’une ou l’autre de ces deux hypothèses comme un fait accompli. Il n’y a d’exact heureusement, dans toutes ces versions, qu’un traité de commerce qui vient d’être signé le 15 mars avec sa majesté Tu-Duc, l’empereur d’Annam. Si nous nous en félicitons, c’est que nous avons la douleur de croire que notre pays n’a jamais été moins en mesure d’étendre par les armes les frontières de ses colonies, et plus sévèrement contraint de se montrer avare de ses trésors et du sang de ses fils.
Ce n’était donc pas dans un dessein avoué d’agrandissement extérieur que le 18 octobre dernier l’aviso le d’Estrées, remorquant la canonnière l’Arc, quittait le mouillage de Saïgon pour celui d’Hannoï. Cette expédition, sollicitée par le gouvernement annamite lui-même, avait pour objet de mettre fin aux complications qui résultaient de la présence trop prolongée dans ces parages d’un de nos honorables compatriotes, M. Dupuis, et d’établir simplement les bases d’un traité de commerce motivé par la découverte de nouvelles voies navigables. D’après les rapports publiés par M. Dupuis, on venait en effet d’acquérir la certitude que par le Song-koï ou Fleuve-Rouge existait une route relativement facile pour se rendre par eau du golfe de Tonkin à la province chinoise du Yunnan. M. le contre-amiral Dupré, gouverneur de la Cochinchine française, pensa dès lors qu’une voie de communication aussi importante ne devait pas rester fermée au commerce. L’infortuné lieutenant de vaisseau Francis Garnier, qui commandait l’expédition composée du d’Estrées et de l’Arc, devait donc, non -seulement protéger M. Dupuis contre les tracasseries des mandarins, mais obtenir encore l’ouverture du fleuve Song-koï dans des conditions exceptionnellement avantageuses pour la France, et sans porter nullement atteinte aux droits de propriété du souverain d’Annam.
Dès son mouillage à Hannoï, la petite force française rencontrait malheureusement de la part d’un Chinois au service de l’empereur Tu-Duc, le « grand-maréchal » Uguyen-Tri-Phnang, les dispositions les plus hostiles, et il est à regretter qu’à Saigon on n’ait pas pris le soin, avant le départ de la mission, de s’enquérir de l’accueil qui lui serait fait à son arrivée. Elle constata bientôt en effet que Uguyen, notre ennemi implacable depuis longtemps, croyant, non sans raison, son influence compromise par la présence des représentans d’une puissance étrangère, se préparait à une attaque. M. Garnier ne crut pas devoir attendre une agression dont les apprêts se poursuivaient presque sous nos yeux ; s’élançant avec sa hardiesse habituelle sur la citadelle d’Hannoï à la tête d’une poignée d’hommes, il s’en empara sans perdre un soldat. M. Dupuis avait de son côté appuyé le mouvement d’occupation en lançant de ses canonnières des bombes sur la forteresse. Quelques jours après ce coup heureux, M. Garnier apprit que des pirates, des rebelles, faisaient des préparatifs contre lui dans l’intérieur ; il se rendit dans les provinces de Nam-dinh et de Ninh-binh, y nomma des gouverneurs, destitua des mandarins et envoya de faibles détachemens sur les points menacés. Pendant son absence de la capitale, des bandes indisciplinées de transfuges chinois, arborant un drapeau noir, tentèrent plusieurs fois de reprendre la citadelle, dégarnie de la plus grande partie de ceux qui l’avaient prise. Les attaques n’en furent pas moins énergiquement repoussées par le petit nombre d’hommes qui y restaient. C’est en poursuivant les assaillans repoussés avec trente soldats d’infanterie de marine seulement que M. Garnier, revenu en toute hâte à Kécho, fut tué ; M. Balny, enseigne de vaisseau, disparut, et deux sergens et trois soldats de son détachement tombèrent aussi frappés mortellement. Dès que ces tristes nouvelles parvinrent à Saigon, le gouverneur envoya aussitôt la Sarthe porter secours aux faibles détachemens que nous avions à Kécho. Ce navire y conduisit 200 hommes d’infanterie de marine commandés par un chef de bataillon. M. Philastre, administrateur en Cochinchine, désigné pour remplacer M. Garnier, les accompagnait, et dès son arrivée cet agent suivit une politique peut-être trop ouvertement opposée à celle de son infortuné prédécesseur. M. Philastre a été rappelé et remplacé par un capitaine d’infanterie de marine, M. Rheinard, dont tout le monde en Cochinchine a pu apprécier l’énergie et l’intelligence. C’est, comme disent les Anglais, the right man in the right place. Aujourd’hui nous n’avons plus à Kécho que notre agent, installé avec 40 hommes dans un blockhaus construit en dehors de la citadelle, et 200 hommes établis à Haï-phang, à l’embouchure du Song-koï.
La fin tragique de M. Francis Garnier a donné le coup de grâce à cette conquête improvisée du Tonkin, mais que l’on eût certainement acceptée sans ce dénoûment fatal et imprévu. Quoi qu’il en soit, ces complications, à tant de points de vue regrettables, ne nous ont point aliéné le souverain de l’Annam. Le « grand-maréchal, » mort depuis, tué par un éclat d’obus français, n’aurait pas tenu compte dès le principe, paraît-il, des ordres pacifiques qu’il aurait reçus de Hué. Tu-Duc, n’exerçant qu’un pouvoir à peu près nominal sur ses lieutenans du Tonkin, ayant ses côtes infestées de pirates chinois, nous aurait même priés de rester dans le pays en attendant le paiement d’une indemnité d’un million et la conclusion du traité de commerce qui vient enfin d’être signé.
Il est des pertes qu’aucun argent ne rachète, c’est celle d’un officier de marine et d’un voyageur aussi instruit que l’était Francis Garnier ; il est aussi des vengeances qu’aucune pendaison au plus haut des vergues de nos bâtimens ne peut compenser : ce sont celles exercées par nos ennemis sur 80 villages et 500 Annamites, les uns incendiés pour avoir laissé arborer chez eux le drapeau tricolore, les autres égorgés en raison de leur sympathie pour la France. Le gouvernement annamite assure qu’il lui a été impossible d’empêcher ces déplorables exécutions ; force nous est bien de le croire jusqu’au jour où l’occasion se présentera de tirer parti de cette impuissance.
Après avoir refait en compagnie de M. Dupuis le trajet de Hong-kong à la province chinoise du Yunnan par le Fleuve-Rouge et ses affluens, nous donnerons quelques détails sur le Tonkin et sur les ressources qu’il offre. Ce riche fleuron de la couronne d’Annam doit s’en détacher un jour comme un fruit trop mûr et tomber entre les mains de la France. Si nous avions l’imprudence de vouloir précipiter aujourd’hui ce résultat, il faudrait jeter dans ces contrées un argent devenu difficile à trouver pour des nécessités douloureuses et urgentes ; nous y verrions périr, soit par les insolations, les fièvres, la dyssenterie, soit par les embûches, ce que nous avons de plus précieux à garder, c’est-à-dire nos marins et nos soldats. Le traité que nous venons d’obtenir de l’empereur Tu-Duc est déjà un fait considérable dont il faut savoir apprécier la valeur : M. L. de Carné, cette première victime de l’Indo-Chine, ne réclamait point autre chose lorsqu’à la fin de 1867 il arrivait avec la mission de M. Lagrée, dans le Yunnan, en vue du Fleuve-Rouge.
C’est le 25 octobre 1872 que deux bateaux à vapeur français, le Louakai et le Hoong-kiang, remorquant une petite chaloupe à vapeur, quittèrent la rade de Hongkong pour le Tonkin. L’expédition était commandée par M. Dupuis, résidant habituellement à Hankow ; pour second, notre compatriote avait choisi un autre Français, M. Millof, négociant à Shanghaï. Le chargement se composait de munitions de guerre, de canons, de boulets, de poudres, de fusils Chassepot et de revolvers ; le tout devait être remis au « maréchal » Mah, commandant en chef l’armée chinoise qui combattait alors l’insurrection musulmane dans la province de Yunnan. Atteindrait-on le but indiqué en traversant par des voies fluviales tout le Tonkin ? Personne n’osait l’affirmer à Hongkong ; les Anglais ne le croyaient pas. On n’en partit pas moins comme s’il s’agissait de parcourir une route longtemps fréquentée.
Le 9 novembre, les deux bâtimens arrivaient sur les côtes du Tonkin, à l’embouchure du Cuacum, nom d’un fleuve qui devait, d’après les informations obtenues des indigènes, communiquer dans la direction d’Hannoï avec le Song-koï. M. Dupuis avait à peine jeté l’ancre qu’on vint lui annoncer la visite d’un commissaire royal, le fameux Li, ministre des affaires étrangères à Hué et ancien ambassadeur de cette cour à Pékin. Li s’opposa naturellement à l’entrée des bateaux dans le fleuve, mais, sur les protestations énergiques de M. Dupuis, le haut dignitaire annamite promit d’en écrire à Hué et d’apporter une réponse dans un délai de quinze jours. Pour ne pas se créer de sérieux ennuis dès le début du voyage, l’expédition dût consentir pendant tout ce temps à ne pas changer de place.
L’embouchure du Cuacum est défendue par quelques forts qui purent autrefois être redoutables, mais dont on ne peut aujourd’hui que constater les ruines et l’impuissance. Avant 1865, il s’y faisait un grand commerce de denrées et d’armes ; comme c’était sur ce point de la côte que les rebelles annamites s’approvisionnaient de mousquets et de poudre pour combattre leur souverain, Tu-Duc prit le sage parti d’en fermer le port. Les négoces se sont depuis portés sur Trali, où l’on rencontre maintenant les neuf dixièmes des jonques qui trafiquent entre Canton, Macao, Hongkong et les autres ports du Tonkin. C’est ainsi par le Cuacum que les pirates chinois remontent jusqu’à la ville de Haï-dzung. Faisant des razzias des jeunes filles annamites surprises la nuit dans les villages riverains, les pirates vont ensuite les vendre dans quelque crique cachée de la province de Kuang-tong, où les femmes s’achètent, selon leur jeunesse et leur beauté, dans des prix variant de 200 à 500 francs.
Le délai consenti par M. Dupuis étant expiré, Li revint à bord sans apporter l’autorisation de continuer un voyage très dangereux, disait-il, et, la cour de Hué exigeant de nouveau trois mois de réflexion pour se décider, M. Dupuis ne se fit aucune illusion : c’était un refus déguisé. « Je consens à tout, et pendant quatre mois, s’il le faut, j’attendrai le bon plaisir de votre excellence, répondit-il ; mais l’embouchure du Cuacum est malsaine, l’eau que j’y prends pour faire boire mes hommes est détestable. Laissez-moi remonter un peu plus haut en rivière, et, dans de meilleures conditions d’ancrage, je pourrai attendre indéfiniment votre auguste décision. » L’excellence, émerveillée de tant de douceur, se retira satisfaite, mais, une fois sous vapeur, M. Dupuis ne s’arrêta plus. Après avoir navigué pendant un certain temps, l’expédition constata que le fleuve se divisait tout à coup en quatre bras, dont l’un heureusement se trouvait être navigable. Le 18 décembre, la flottille entrait dans le Song-koï, qu’elle remontait pendant quatre jours pour arriver sans encombre devant Hannoï, où il lui fallut jeter l’ancre forcément. Ici se présentèrent de grandes difficultés. On était dans une époque de sécheresse qui ne permettait plus aux bateaux à vapeur de remonter plus loin ; cette insuffisance d’eau dans le Fleuve-Rouge est annuelle et dure quatre mois. On fut donc contraint de louer des embarcations légères aux Tonkinois, de transborder les munitions, et, comme les mandarins ne manquèrent pas de susciter des difficultés à nos impatiens voyageurs, ce ne fut que le 18 janvier que l’expédition put continuer son voyage.
Pendant que ceci se passait, deux rébellions avaient éclaté au Tonkin, dont l’une s’étendait jusqu’à Laoukai, une des dernières villes de l’empire au nord. Comme tous ces insurgés étaient campés sur les bords du Fleuve-Rouge, M. Dupuis fut obligé de passer avec ses munitions de guerre, non seulement devant l’armée régulière de l’empereur, mais encore au milieu des deux armées rebelles. Chose étrange, les chefs de ces dernières se montrèrent très courtois vis-à-vis des Français ; l’un d’eux réclama même de M. Dupuis le service de parler en sa faveur au maréchal Mah : natif de Yunnan, son plus vif désir était d’y rentrer, mais, commandant des rebelles dans un pays ami de la Chine, il craignait, non sans raison, d’avoir la tête tranchée à son retour. M. Dupuis lui promit d’intervenir, et obtint aisément par la suite le pardon demandé. Le 20 février, l’expédition arrivait à Laoukai ; le 4 mars, elle touchait enfin à Mong-kow, point dans le Yunnan où la navigation du Fleuve-Rouge cesse entièrement. A partir de là, le Song-koï n’est qu’un faible ruisseau dont la source est située à l’ouest, tout proche de la ville longtemps musulmane de Talifou, et non loin d’un contre-fort des hautes montagnes de l’Himalaya.
Le maréchal Mah reçut M. Dupuis d’une façon très amicale, et le félicita d’avoir le premier accompli un si hasardeux voyage. A cette époque, les rebelles mahométans, combattus par le maréchal chinois, n’avaient plus dans la direction de la Birmanie que trois villes en leur pouvoir. Secondés par quelques canonniers européens, les impériaux ont pris ces derniers retranchemens de la formidable insurrection. Pourtant la paix sera-t-elle de longue durée ? Nous ne le croyons pas. Les musulmans ne seront définitivement tranquilles que lorsqu’ils seront anéantis ou maîtres du pays, une longue suite de rébellions l’a prouvé. De leur côté, les soldats chinois ont commis dans le Yunnan de telles atrocités qu’il est impossible que tant de sang versé n’engendre pas d’horribles revanches. Pendant près de vingt ans, cette malheureuse province n’a été qu’un vaste champ de carnage. Les généraux de l’Empire-Céleste, pour qui la guerre est toujours une excellente affaire d’argent et de plus un motif légal de rapine, brûlaient les villes après les avoir pillées, laissaient les champs sans semence après en avoir recueilli les récoltes. Il n’y eut d’ailleurs ni batailles rangées, ni villes prises d’assaut : la trahison livrait la clé des portes, et l’argent achetait l’épée des chefs rebelles. Si l’un des généraux chinois, Ma-yon-long, se contentait en entrant dans une ville insurgée de décapiter trois ou quatre notables, Tien-yon-yuy, un autre général, tuait tous les hommes qui tombaient entre ses mains, civils ou militaires, armés ou non armés. Convaincus que les musulmans ne céderaient qu’à la force et recommenceraient dès qu’ils se sentiraient en mesure de reprendre la lutte, les soldats chinois ne faisaient plus aucun quartier. Aussi le féroce Tien-yon-yuy était-il leur commandant préféré ; approuvant hautement sa cruauté, ils accusaient Ma-yon-long de trahison. Peut-être ce dernier eût-il payé de sa vie son habituelle clémence sans une singulière aventure qui le mit dans l’obligation de faire trancher la tête à la fille d’un des plus puissans chefs des révoltés. Cette jeune femme, très belle, aimant à monter les chevaux les plus fougueux, précédant presque toujours à la guerre les soldats de son père, distribuait des récompenses aux braves ou punissait les lâches ; elle avait fini par exercer un tel ascendant sur l’esprit de ses hommes, qu’avec elle ils se croyaient invincibles. Un jour, la jeune guerrière, s’étant procuré un sauf-conduit pour le camp ennemi, y pénètre et compte sur son éclatante beauté pour arriver jusqu’à la couche du général Ma-yon-long, et l’assassiner ; mais l’astucieux Chinois, soupçonnant quelque trahison, ordonne d’arrêter la nouvelle Judith. Après quelques mois de prison, elle veut fuir ; reconnue seulement alors, l’ordre est donné de la décapiter avec les amis qui s’étaient dévoués pour lui rendre la liberté.
Indépendamment de la rébellion mahométane, le Yunnan est encore souvent exposé dans l’ouest aux passages de bandes errantes de pillards, aux invasions des Miaotse, montagnards féroces qui descendent dans la plaine, tuent ceux qui résistent, font des captifs, ravagent les cultures, prennent ce qui peut être emporté et brûlent ce qui reste. Les armes impériales viennent, il est vrai, d’en faire un grand carnage, mais beaucoup de ces sauvages indigènes se sont réfugiés sur les hauteurs, d’où ils redescendront certainement un jour. On le voit, avant que cette malheureuse province puisse être parcourue dans toute son étendue par les Européens, pour que ses soies, ses riches et abondans minerais puissent circuler sans craindre le pillage et descendre par le Fleuve-Rouge jusqu’aux embouchures du Cuacum, le Céleste-Empire a besoin de garder ses frontières du côté du Thibet, de relever bien des ruines, de donner la vie à des solitudes autrefois fertiles, mais couvertes aujourd’hui d’ossemens humains, enfin de s’attacher une population encore frémissante du joug qui lui est imposé. Pourquoi le dissimuler ? les sympathies des voyageurs européens dans ces régions sont pour les fils du prophète. En ce qui me concerne, je préfère leur fanatisme belliqueux à l’indifférence chinoise, leur orgueilleuse ignorance à la prétendue science momifiée du Céleste, leur croyance en une vie future, dût-elle se perpétuer dans le paradis de Mahomet, au néant où doivent disparaître les disciples de Bouddha.
Les Anglais ont fait et font encore journellement de grands efforts pour ouvrir une route commerciale de leurs provinces du nord-est de l’Inde à celles du sud-ouest de la Chine ; mais un simple coup d’œil sur une carte du plateau central de l’Asie fait comprendre que les montagnes arides qui se dressent dans cette région seront toujours un obstacle insurmontable à des voies de commerce faciles. Depuis que le littoral des Birmans leur est ouvert, les Anglais, ont porté leurs efforts vers le sud et ont tenté de parvenir au Yunnan à travers la Birmanie, en remontant l’Irawady à partir de Rangoun ; pour faciliter l’entreprise, ils n’auraient point hésité à soutenir les rebelles musulmans du Yunnan, si Talifou n’était pas tombé aux mains des impériaux. Le succès du voyage de M. Dupuis a de nouveau réveillé leur jalouse ardeur. Leurs agens ont recommencé à étudier la route navigable qui doit conduire de Rangoun aux frontières de la Chine par Bhamo, l’ancien entrepôt des caravanes. Parmi les projets mis en avant, le meilleur paraît être celui du capitaine Sprye. Ce dernier cite à l’appui de son tracé le voyage accompli récemment par une caravane composée de marchands chinois et birmans, qui, profitant de la tranquillité qui règnes dans les montagnes depuis l’égorgement des Miaotses, a suivi l’antique route de la Chine aux Indes, et est arrivée sans encombre. A Bhamo, avec de l’orpiment et quatre cents balles de soie de la province de Szechuen. Ces marchands annoncent que d’autres caravanes les suivent. Quelle que soit l’importance de ces faits, les Anglais eux-mêmes sont contraints d’avouer que, si le Song-koï est ouvert au commerce européen, aucune voie ne pourra entrer en compétition avec celle-là. Le triomphe de cette route serait en effet complet, si dès aujourd’hui quelques maisons françaises honorables, riches et entreprenantes allaient s’établir à Hannoï ou aux embouchures du Song-koï. Nous en connaissons beaucoup réunissant ces conditions, mais quelle est celle qui donnera le patriotique exemple ? Les Anglais assurent que nous ne saurons jamais tirer parti d’une pareille situation ; ne trouverons-nous pas moyen de leur donner un démenti ? Ce qui préoccupe aussi beaucoup nos voisins, c’est la crainte de voir, si nous nous emparons du Tonkin, un trop grand rapprochement s’opérer entre la France et la Birmanie indépendante. Ils ont beaucoup remarqué déjà qu’en octobre dernier le comte Marescalchi, capitaine de zouaves, neveu du maréchal Mac-Mahon et son aide-de-camp à Ghâlons avait apporté au petit roi de Birmanie la ratification d’un traité de commerce entre son royaume et la France. Il est certain que le choix de cet envoyé a du fournir un sujet d’inquiétude et de réflexion aux Anglais, qui peuvent devenir un jour nos voisins en Cochinchine. Aussitôt après la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie par la France, un éleveur d’Australie ne m’a-t-il pas avoué à Ceylan que ses compatriotes venaient de se constituer en miliciens à Sydney dans la crainte d’une invasion française !
Revenons à M. Dupuis. Aussitôt sa mission terminée auprès du maréchal Mah, ce dernier lui donna en toute propriété une escorte de cent cinquante de ses braves où soldats chinois pour assurer, son retour dans le Tonkin. Le voyageur retrouva sur sa route les deux armées rebelles qui lui avaient fait un si bon accueil à son premier passage, et qui continuèrent à lui prêter un utile appui. Les mandarins annamites de l’armée impériale se bornèrent à le traiter avec une parfaite indifférence. Le second de M. Dupuis, M. Millot, arriva seul à Hongkong après huit mois d’absence : il n’avait avec lui qu’un seul bateau, le Louakai ; malgré le dépit qu’elle ressentait de son heureux voyage, la colonie anglaise lui fit un brillant accueil. M. Dupuis, avec le Hooug-kiang, son canot à vapeur et son escorte, restait à Hannoï afin d’y ouvrir un comptoir et de poser les premières bases du traité de navigation dont nous avons déjà parlé. En février 1874, M. Senez, commandant le navire de guerre français le Bourayne, rencontrait encore notre compatriote, toujours préoccupé de son installation, près des embouchures du Cuacum.
Les services rendus au gouvernement annamite par la chasse terrible que M. Senez fit à cette époque aux pirates sont trop considérables pour être passés sous silence. Tu-Duc doit au commandant français de l’avoir délivré d’un millier de bandits qui bloquaient ses ports depuis quatre mois, et nous lui devons de nous avoir fait connaître tout le littoral de la province du Tonkin. Parti le 5 octobre 1873 de Saigon, le Bourayne, après avoir doublé le cap Padaran, se dirigea vers Vung-gang, situé à quatre milles au sud. Les ressources de cette petite ville sont à peu près nulles ; la pêche est la seule industrie des habitans, tourmentés par les tigres qui rôdent à deux pas de leurs maisons, comme le sont les autres indigènes dans la plupart des ports de la côte. On y rencontre aussi beaucoup de bœufs sauvages et d’éléphans. L’habitant n’a d’autre moyen de les éviter que de se barricader la nuit chez lui et de n’en plus sortir qu’au lever du soleil. L’empereur d’Annam préfère voir dévorer un à un ses sujets par les bêtes féroces et laisser détruire leurs récoltes que d’autoriser les Annamites à posséder des armes, qu’ils pourraient tourner contre lui une fois les fauves détruits. De Vung-gang, le bâtiment français alla reconnaître le mouillage d’Hannoï, et vint jeter l’ancre devant le village de Mush-huan. Là, les indigènes vinrent offrir de petits chevaux en grand nombre à nos marins, qui n’en savaient que faire ; le prix de ces chevaux varie de 30 à 120 francs. Il s’y trouve des bœufs qui donnent de 115 à 120 kilogrammes de viande abattue pour la modique somme de 20 francs. Le reste est à l’avenant. Plus haut, dans la baie de Hone-cohé, les cerfs sont très abondans ; singulièrement curieux, ils accourent comme des animaux apprivoisés. Pays de cocagne pour le chasseur, si les tigres n’y dévoraient un ou deux indigènes par semaine ! Il n’y a qu’un puits d’eau douce à Hone-cohé, inépuisable, il est vrai.
De Hone-cohé, le Bourayne alla se présenter devant la rade de Hone-ko, qu’il contourna sans y mouiller ; c’est un des plus beaux et des plus sûrs ancrages de cette côte, si riche en ports et en baies. La capitale de la province de Binh-dinh, résidence des autorités provinciales, n’est éloignée que de 15 à 18 kilomètres par terre de Kuinhone. On s’y rend en palanquin en sept heures. Quoique la population lui parût peu sympathique, M. Senez se fit porter en chaise au chef-lieu, où il trouva dans la citadelle, construite, comme celle de la capitale du Tonkin, d’après des plans français, les mandarins auxquels il voulait rendre visite. C’est un vaste quadrilatère de 1,000 à 1,200 mètres de côté, ne contenant plus que quelques vieux canons renfermés piteusement dans des paillettes. Bien que entourées de larges fossés, d’un bras de rivière, rien de plus aisé à enlever que ces fortifications ; il en est de même des ouvrages en terre qui défendent l’entrée du port.
A Tourane, où tant de millions ont été engloutis sans utilité par l’amiral Rigault de Genouilly, en face d’une plage où dorment d’un sommeil éternel tant de nos marins terrassés par les fièvres et la dyssenterie, le Bourayne fut étonné de voir en rade un affreux petit bateau à vapeur portant les couleurs allemandes. Un négociant de cette nation, habitant Hongkong, venait de le vendre sans vergogne 200,000 francs au gouvernement annamite ; c’est à peine si cette carcasse, chargée de couleurs comme une vieille coquette, en valait 6,000. Ce marchand eut l’effronterie de venir à bord demander passage pour Vittoria au commandant Senez ; on le lui refusa. Avec ses 200,000 francs, et peu rassuré probablement, il dut se résigner à attendre dans son bateau la fin de la mousson du nord-est.
C’est le 21 octobre, en quittant le mouillage de Hué, capitale de l’Annam et résidence de l’empereur, qu’on aperçut à la hauteur de l’île Hon-tsen deux grandes jonques aux allures suspectes. Un coup de canon à boulet, tiré sans préambule par l’une d’elles sur le Bourayne, ne donna pas longtemps à chercher à quelle espèce d’ennemis on allait avoir affaire. Comme à l’endroit où se trouvaient les embarcations chinoises l’eau avait une teinte terreuse, le Bourayne dut surveiller sa marche, et naviguer avec la plus grande circonspection dans la crainte d’un échouage. Les pirates, croyant à de l’hésitation de notre part, se mirent avec rage à faire vibrer leurs gongs en agitant leurs bannières ornées de queues de vache, et, ce qui était plus sérieux, à nous canonner vigoureusement tout en manœuvrant de façon à rapprocher les distances. Le bâtiment français, ayant enfin trouvé un fond de 16 mètres, ouvrit à son tour le feu à deux encablures, et une lutte très vive s’engagea des deux côtés. Bientôt les combattans se rapprochèrent davantage, et les matelots français purent faire pleuvoir sur ces misérables une grêle de mousqueterie. Les défenseurs d’une des jonques, sentant couler celle qu’ils montaient, l’abandonnèrent pour passer sur l’autre, et continuèrent à combattre avec une énergie désespérée et, disons-le, admirable. Percée de trois obus, on ne tarda pas à voir la seconde jonque s’enfoncer lentement ; l’équipage se réfugia sur l’avant, qui surnageait encore, et fît feu de la seule pièce en état de tirer. C’est alors que, le corps à moitié dans l’eau, se cramponnant aux mâts, aux gréemens, ces malheureux s’obstinèrent à brûler contre nous leurs dernières cartouches. Il n’y eut pour eux ni pitié ni grâce. Deux embarcations pleines de fusiliers furent amenées, et allèrent achever presque à bout portant l’œuvre de destruction. Le croirait-on ? les pirates ripostèrent même dans cette situation. Tous périrent au nombre de trois cents. Sans parler de son gréement démoli, de ses haubans coupés, d’un boulet de 12 dans la coque au deux tiers de son épaisseur, le bâtiment français compta deux hommes blessés, dont l’un, M. Couturier, aspirant de première classe, était atteint d’une balle qui lui traversa le bras sans toucher l’os. Pendant cette scène de carnage, deux ou trois mille Annamites armés de lances attendaient du haut des dunes le résultat de la lutte. Le combat terminé, ils se jetèrent avec de grandes démonstrations, comme des vautours avides, sur ce qu’il y avait à piller dans les débris de la jonque à moitié submergée.
Le 29 octobre, le Bourayne ayant embarqué un évêque français, M. Gauthier, dont le siège apostolique est à Hongneu, appareilla pour les îles Houmé, où deux jonques de forbans chinois, sur quatre qui s’y trouvaient au mouillage, acceptèrent vaillamment un combat, qui se termina encore par une destruction complète des bandits. Les deux autres jonques avaient fait voile pour aller s’échouer à la côte, à l’ouest de l’île ; le Bourayne les y suivit, les incendia, et les pirates qui les montaient, réfugiés dans un îlot désert et inculte, durent y mourir de faim, si, selon toute probabilité, personne ne vint leur apporter des vivres. Le 28, nouvelle bataille navale ; 120 de ces énergiques pirates périrent dans ce combat, après une lutte acharnée qui ne dura qu’une demi-heure ; le Bourayne eut ce jour-là deux hommes et un mousse blessés, sa cheminée crevée par un biscaïen, sa coque traversée à bâbord par un boulet de 18, et son tribord endommagé par un boulet rougi de 24.
Ces canonnades répétées, qui remplissaient de bruit et de fumée les baies du Tonkin ordinairement si paisibles, avaient vivement ému toute la population du littoral ; les malheureux Annamites, bloqués dans leurs ports depuis quatre mois, vinrent en foule dans les eaux du Bourayne demander des nouvelles et s’informer anxieusement s’ils pouvaient à l’avenir naviguer sans crainte d’être attaqués. Sur la réponse affirmative du commandant, une flottille partit presque aussitôt pour aller porter des approvisionnemens à l’armée de Tu-Duc. Ce monarque, auquel on se plaît à faire une renommée d’habileté exagérée, n’est pourtant pas aussi maître chez lui qu’on le suppose, car à cette époque six provinces étaient entre les mains des deux armées rebelles rencontrées par M. Dupuis.
Le 30, M. Senez faisait jeter l’ancre devant Catba. Ce port était autrefois un vrai nid de forbans ; il est maintenant, paraît-il, devenu plus honnête. Chacun y bâtissait des habitations en paillottes, il est vrai, mais qui dans un avenir prochain promettaient de se changer en constructions plus sérieuses. Catba, placée en face des trois plus grandes rivières du Tonkin, — Cuacum, Bac-dangian et Lueth-huyen, — ayant un mouillage excellent où des navires d’un fort tonnage pourront toujours s’abriter, sera donc probablement et dans un temps prochain la ville la plus florissante de toute la côte au point de vue commercial.
Le 2 novembre, M. Senez, laissant son bateau à l’ancre, prenant avec lui deux baleinières, une jonque chinoise servant de magasin et vingt hommes armés de fusils Chassepot, remonta les bouches du Cuacum jusqu’à Haï-dzung, le chef-lieu de la province de ce nom. Haï-dzung est une grande ville avec de nombreuses maisons en briques et défendue par une jcitadelle qui pourrait offrir une sérieuse résistance, si elle était occupée par une armée en rapport avec son étendue. L’accueil fait par le gouverneur à nos compatriotes leur parut plein de cordialité. Ils en profitèrent pour se mettre en route dès le 4, résolus de pousser jusqu’à Hannoï, la vieille capitale. A peine partis, une barque montée par des indigènes catholiques vint à leur rencontre et les pria de descendre un instant dans un village, à la porte duquel un provincial de l’ordre des dominicains espagnols, le père Masso, les attendait pour leur faire fête. Le clergé indigène en costume, suivi d’une multitude d’enfans aux vêtemens bariolés, portant des bannières, des oriflammes, avec des gongs et des tambours, vint les recevoir au débarcadère de la mission. Nos voyageurs trouvèrent là M. Colomer, évêque espagnol, et de plus un succulent déjeuner avec des vins d’Espagne. On y laissa l’évêque français, M. Gauthier, qui depuis son départ de Hongneu n’avait point voulu quitter le commandant du Bourayne, et auquel revenait sans doute la plus grande partie de toutes ces démonstrations. Ghaque soir, il fallait s’arrêter afin de laisser reposer les hommes, que le travail à la rame fatiguait un peu ; on choisissait pour s’abriter une bonne pagode, dans laquelle chacun s’installait le plus confortablement possible. Lorsqu’il n’y avait pas en vue quelque temple hospitalier, les berges servaient de lieu de campement ; les habitans des villages voisins se hâtaient d’apporter à nos marins de la paille, de l’eau, tout ce dont ils avaient besoin ; comme ces petites fournitures étaient payées avec une grande ponctualité, l’accord régna toujours entre l’équipage et les paisibles riverains. Le 6 novembre, à trois heures ; L’expédition quittait le canal qu’elle avait pris au sortir de Cuacum pour entrer dans le Song-koï ; deux heures après, elle était devant Hannoï.
Le Fleuve-Rouge, d’après l’intéressant rapport du commandant du Bourayne, est large de 400 à 500 mètres à l’endroit où aboutit le canal, et d’une profondeur de 6 à 10. Il laisse dans son parcours de nombreux bancs de sable ferrugineux à découvert ; les eaux en sont épaisses, d’une couleur hautement carminée, et c’est probablement à cette particularité que la rivière doit le nom que lui donnent les Tonkinois. Devant Hannoï, le Song-koï est large de 1,000 à 1,500 mètres ; mais la profondeur n’est malheureusement que de 5 mètres, ce qui est dû sans doute à la division des eaux en deux bras. Quant à l’étendue que la capitale occupe sur la rive, elle est de 4 à 5 kilomètres ; sur la rade règne cette fiévreuse activité, ce mouvement incessant de jonques et d’embarcations que l’on remarque dans tous les ports de l’extrême Orient ; les pétards, les vibrations du gong, y déchirent les oreilles des Européens, comme si l’on se trouvait en rade de Canton ou de Shanghaï.
Des troupes annamites attendaient à leur débarquement nos compatriotes et leur firent cortège jusqu’au Conq-Quam, l’hôtellerie des étrangers. Pour y arriver, il leur fallut traverser la ville, marcher pendant quatre kilomètres au milieu d’une population avide de voir les « barbares » d’Occident. C’est à coups de rotin, hélas ! que nos matelots réprimaient cette curiosité, excessive il est vrai, mais partout bien naturelle sans doute lorsqu’on songe à la fièvre qui poussait les badauds sous les pas du shah de Perse. Je sais que c’est le bâton qui est notre habituel argument contre l’importunité des Asiatiques, mais je déplore ces violences, et, pour ma part, je ne les ai jamais employées. Dans les rues de Canton, quelques mois après la prise de cette ville, sur les montagnes du Marivelès aux Philippines, je me suis vu entouré par beaucoup de Chinois, de Tagales et de Negritos, et c’est par la douceur, en provoquant une gaîté facile à faire naître, que j’ai tenu éloignés mes visiteurs trop impétueux. Le missionnaire n’emploie jamais le bambou pour se faire accepter des populations chinoises ou annamites ; seul et sans défense, il réside paisiblement au milieu d’elles quand la persécution ordonnée par les mandarins ne sévit pas contre lui.
Nous ne suivrons pas le commandant du Bourayne et ses compagnons dans la visite qu’ils firent au gouverneur de Bac-ninh, visite qui, par suite de la grossièreté de quelques soldats chinois au service de l’Annam, faillit dégénérer en drame sanglant ; nous dirons seulement que la citadelle qui commande la ville, composée de 500 à 600 maisons, n’a aucune valeur, qu’elle est dominée par des collines hautes de 800 à 1,500 mètres, et défendue par une douzaine de canons oxydés. Le gouverneur, dont l’accueil fut parfait, quoique ayant dans la contrée la réputation d’un homme éclairé et intelligent, ne savait pourtant rien, dit M. Senez, de son pays, tant au point de vue politique et commercial que géographique. Il en est ainsi de la plupart de ces hauts fonctionnaires.
De retour à bord le 15 novembre, on repartait le 16 pour aller à Quan-yen en passant de Cuacum au Bac-dangian par un arroyo vaste et profond. La rivière de Bac-dangian est une grande voie intérieure, large de 5 à 7 kilomètres, avec des profondeurs variables de 5 à 20 mètres. A Quan-yen, les explorateurs furent une fois encore bien accueillis par le mandarin Le-Tuam, ancien ministre des affaires étrangères à Hué, aujourd’hui général d’armée. La ville est sans importance, la citadelle sans solidité ; aussi dès le lendemain nos compatriotes regagnaient leur bâtiment. Le 24, le Bourayne passait le détroit d’Hainan, et le 27 on jetait l’ancre devant Hongkong, ayant, dans un voyage qui avait duré cinquante jours, exploré tout le littoral du Tonkin, visité ses principales villes, coulé sept jonques portant plus de cent canons et donné la mort à 500 bandits. Lorsqu’un souverain d’Asie permet ou demande qu’on fasse une pareille police dans ses états, il est facile de prévoir que ce souverain sera prochainement dépossédé sans qu’on ait besoin de recourir à l’emploi des armes.
L’empire d’Annam, situé dans la presqu’île de l’Indo-Chine, au-delà du Gange, est composé d’une partie de la Cochinchine, du Tonkin, du Ciampa et de quelques lambeaux de la province du Laos. Nous n’avons à parler aujourd’hui que du Tonkin, dont les frontières n’ont jamais été bien exactement limitées ; sur de bonnes cartes, on les trouvera figurées du 18e jusqu’au 22e degré de latitude septentrionale. Le Tonkin proprement dit est donc borné au nord par la Chine, à l’est par la mer, au sud par la province du Ciampa, à l’ouest par l’Annam. La capitale est Hannoï ou Kécho, c’est-à-dire le « Grand-Marché ; » dans la langue officielle, on l’appelle encore Than-long-Than, ce qui signifie la « Cité du Dragon rouge. » Édifiée au VIIe siècle, lorsque la contrée dépendait encore de la Chine, cette ville fut abandonnée par le premier roi de la dynastie Dinh, vers l’an 900, mais pour redevenir capitale jusqu’au moment où es monarques annamites établirent leur résidence dans la Haute-Cochinchine, à Hué. Elle compte aujourd’hui 100,000 habitans.
Le Tonkin doit à la chaîne de montagnes côtières qui l’enferment de l’ouest jusqu’au littoral, sur une longueur de 20 lieues, ainsi qu’à sa frontière montagneuse du nord, le nombre exceptionnel de ses songs ou fleuves. Le principal de ces cours d’eau est le Song-koï ou Fleuve-Rouge, qui prend sa source dans les contre-forts de l’Himalaya, parcourt une partie du Yunnan sous le nom de Hoti-kiang, descend jusqu’à Hannoï, et vient se jeter à la mer, divisé en plusieurs bras, à Cuacum, presque au centre du golfe. La barre du Song-koï, comme la généralité des barres des grandes rivières, est formidable, très dangereuse par un gros temps, et la canonnière française l’Arc s’y est récemment échouée. Les plus grandes jonques de Chine peuvent sans difficulté remonter jusqu’à Hannoï ; il y a deux cents ans, les Hollandais, avec les lourds bâtimens de cette époque, purent même aller jusqu’à quelques lieues de la capitale, remorques à la cordelle par les villageois riverains.
Dans un pays comme le Tonkin, où la culture du riz est en grande faveur, les larges voies de terre n’existent pour ainsi dire pas. Les routes sont plus avantageusement remplacées par des « chemins qui marchent, » selon l’expression pittoresque de Pascal, c’est-à-dire par des rivières, des canaux ou de simples arroyos. En toute saison, l’indigène voyage aisément pieds nus sur les berges glissantes ; mais l’Européen, avec sa forte chaussure, son lourd accoutrement, éprouve une difficulté réelle à s’y maintenir. Nous ne conseillerions jamais à une troupe nombreuse de s’y aventurer : l’attaque, la défense et la retraite seront toujours impossibles sur ces étroits sentiers, autour desquels s’exhalent des vapeurs malsaines lorsque le riz commence à lever, c’est-à-dire quand le soleil échauffe les eaux croupissantes qui sont nécessaires à la germination ; mais tout n’est pas rizière au Tonkin, et les plaines les plus fertiles sont entourées d’escarpemens élevés et de montagnes où règne une splendide végétation tropicale. L’aréquier, avec son joli panache et son régime doré, sa tige droite et élancée, coupe partout gracieusement la ligne monotone des rizières vertes ou blondes selon la saison ; même dans les plaines, la température n’est pas excessive pour les Européens. Des orangers presque toujours en fleurs, grands comme des chênes verts d’Italie, parfument la brise qui chaque nuit souffle de terre ; dans le jour, un vent léger vient de la mer et rend la chaleur fort supportable. On peut donc voyager dans cette contrée, en somme tempérée, sans crainte d’insolation, si l’on ne commet pas l’imprudence d’exposer, même pendant l’espace d’une seconde, sa tête nue au soleil. C’est là le grand avantage que le Tonkin offre sur la Cochinchine, et si la possession de la première de ces provinces est désirable, c’est afin de pouvoir établir dans la montagne, pour nos compatriotes malades, des stations aérées où ils pourront retrouver les forces perdues à la suite d’un trop long séjour dans notre malsaine possession du sud.
Comme dans tous les pays tropicaux, il n’y a réellement dans cette partie de l’Indo - Chine que deux saisons, l’une de pluies, l’autre de sécheresse ; la première commence en mai et finit en août. En octobre et en novembre, les ouragans et les typhons désolent tous les ans les malheureuses côtes de ce pays. Aussitôt que l’approche du fléau est signalée, les petites embarcations, comme une volée d’étourneaux surpris, regagnent en toute hâte la côte et vont s’abriter dans les rivières, le plus loin possible de la mer. Dans les maisons, de fortes poutres sont placées debout, derrière les cloisons qui font face à la tourmente, dans la crainte que le vent ne s’y engouffre et ne les renverse de fond en comble. Dès que le typhon avec ses nuées grises, lacérées d’éclairs, disparaît, le peuple sort en foule dans les rues, en poussant de grands cris, avide de contempler les dégâts ; puis presque aussitôt, avec le calme asiatique qui le caractérise, il se remet patiemment à relever ses réduits en bambous, qu’un nouvel ouragan peut demain jeter par terre. Les tremblemens de terre se font à peine sentir dans cette zone, limitée pourtant à l’est et au nord par de grandes montagnes. On se souvient encore cependant qu’en 1800 la mer fit soudainement irruption sur le littoral, s’avançant jusqu’à une distance de 8 kilomètres dans les terres ; elle ne se retira qu’après quinze heures d’un épouvantable séjour, balayant dans sa retraite des hommes et des animaux, et transformant en une plaine fangeuse les emplacemens occupés la veille par de populeux villages.
Si dans les plaines le sol est gras, limoneux, et doit sa fertilité aux alluvions que de nombreux cours d’eau lui apportent, les montagnes sont en général formées d’entassemens de granit et de syénite. Les contre-forts donnent du quartz, du marbre et des roches calcaires. Les mines d’or et d’argent sont situées à l’ouest du Tonkin ; on ignore ce que donnent les premières, exploitées par l’empereur ; les secondes produisent annuellement 6,000 kilogrammes d’argent environ. Il y a des cantons, dit M. l’abbé Richard, où l’or doit être fort abondant, puisque l’on y nourrit des canards pour le seul profit de l’or que l’on retire de leurs excrémens. Qui a jamais vu un pareil système de nettoyage appliqué aux pépites d’or ? Comment croire aussi le père Diego Avvarte, débarqué le premier en 1596 sur les côtes de Cochinchine, lorsqu’il déclare avoir trouvé une grande croix sur le rivage, plantée là avant l’arrivée d’aucun missionnaire connu ?
L’étain, le zinc et le cuivre se trouvent au nord, dans les soulèvemens qui forment la frontière du Tonkin. J’ai eu sous les yeux, il y a peu de jours, un échantillon de minerai de cuivre provenant de ces montagnes si grandement fécondes en métaux de toute sorte ; envoyé à Londres par les soins de M. Rémi de Montigny, ce minerai a donné 40 pour 100 de cuivre pur[1]. Si des spéculateurs hardis voulaient entreprendre là des travaux de mine, nous devons les prévenir que les Chinois leur fourniraient les bras nécessaires à ces rudes travaux ; mais quels sont les capitaux français qui oseront se risquer ? Quant à ceux de nos compatriotes sans fortune qui voudraient s’aventurer au Tonkin, nous les engageons à ne point partir dans une condition trop précaire. On se figure toujours en France que l’émigration convient aux gens pauvres, comme si la France avait, à l’exemple de l’Irlande et de quelques provinces allemandes, une pléthore d’êtres misérables, n’ayant rien à attendre d’un sol ingrat ou d’un patrimoine trop divisé. Cette croyance malheureuse est l’origine de cruelles déceptions, elle est la source de cette niaise redite, que nous ne savons pas nous enrichir dans les pays d’outremer comme les Anglais, les Américains, les Suisses, les Allemands, savent le faire. Qui ne sait que les plus gros marchands de Londres, les armateurs de Liverpool, de La Haye et de Hambourg, les opulentes maisons américaines de Boston et de New-York, ont depuis un temps immémorial la plus grande partie de leur fortune aux Indes anglaises ou néerlandaises et en Chine ? Que nos capitalistes envoient d’intelligens et probes représentans dans ces riches contrées, et les capitaux français y feront une aussi grande figure que n’importe quels autres capitaux étrangers. Dans une colonie française née d’hier, la Nouvelle-Calédonie, c’est un Anglais, un M. Higginson, qui tient à Nouméa le haut du pavé commercial. Sait-on comment il est venu là ? Avec des bateaux à vapeur et de l’argent de plusieurs grandes maisons de Sydney. Nos compatriotes y débarquent en général avec la trousse de Figaro, les plus riches avec une malle qu’ils portent gaiment eux-mêmes sur leurs épaules.
Indépendamment du riz, dont on fait deux récoltes par an, en juillet et novembre, on cultive encore au Tonkin le maïs, qui vient fort bien dans les terrains privés d’eau ; on y trouve l’igname, la patate et la pomme de terre. Il y a une quantité de légumes très différens de ceux d’Europe. M. de La Bissachère, un missionnaire, assure qu’il croît au Tonkin, sous la fiente de l’éléphant, un champignon de la forme et de la couleur d’une noix pleine de trous ; croquant sous la dent, d’une saveur exquise, il est réservé à la table de l’empereur. N’est-ce pas notre morille de France, le délicat cryptogame tant vanté par Brillat-Savarin ? Le blé et la vigne n’ont jamais pu réussir. Le bambou pousse partout comme en Chine ; on en fait des charrues, des herses, des pioches, des engins de pêche, des lances, des briquets, des instrumens de musique, des sièges, du papier, des maisons entières. Le cocotier, le mûrier blanc, l’arbre à thé, le tabac, le bétel, le bananier, l’ananas, s’y trouvent abondamment comme dans tous les pays intertropicaux. La flore d’Europe n’y est représentée que par le muguet et le rosier. Les hauteurs, partout boisées, recèlent des essences d’une grande richesse, et dont quelques-unes sont peut-être encore ignorées de nos savans malgré les ouvrages de Loureiro et de Taberg, puisque jusqu’à présent pas un naturaliste n’a pu séjourner dans les hautes régions peuplées de tigres pour y étudier à loisir. Citons pourtant, parmi les bois les plus célèbres dans le pays, le teck, l’arbre à vernis, et celui qu’on appelle le bois d’aigle ; brûlé, il donne un parfum délicieux. On ne s’en sert que dans les palais et les temples, et l’empereur se l’est réservé pendant de longues années pour son usage et celui de ses dieux.
S’il est une contrée où le fauve dispute à l’homme le droit de séjour sur la terre qui ensemble les voit naître, c’est bien au Tonkin. Nous avons déjà dit combien les tigres, toujours insatiables de chair humaine, sont nombreux sur le littoral ; dans les montagnes aux forêts sombres, dans les plaines, partout où le jungle se couvre de sinistres roseaux, on trouve encore ces féroces carnassiers à l’affût de l’homme ou du cerf. L’éléphant sauvage, le buffle, le rhinocéros, le sanglier, des singes d’une variété infinie, sont aussi des ennemis contre lesquels l’indigène soutient une lutte sans trêve. En une seule nuit, toute une récolte de riz, de canne à sucre et de fruits peut disparaître à la suite de l’invasion inattendue de ces nocturnes ravageurs. Les plus malfaisans d’entre eux sont toujours les singes. Nous en avons vu dans un champ de cannes à sucre une bande nombreuse ; rassasiés outre mesure, leurs petits ventres rebondis, de leurs doigts infatigables ils cassaient la jeune tige des succulentes graminées sans même l’approcher de leurs bouches repues. C’est avec de grands cris, les vibrations du gong, des torches, qu’on met tous ces pillards en fuite ; mais, en attendant que les récoltes soient rentrées, que de nuits passées sans sommeil par les pauvres agriculteurs !
Soumis au joug, l’éléphant, le buffle, le bœuf sauvage, deviennent en très peu de temps les serviteurs de l’homme. Il paraît que c’est au Laos que naissent les éléphans les plus remarquables par leur intelligence. Faut-il en grande pompe promener un souverain assis sur un trône d’or, marcher contre les ennemis du maître, être vénéré à l’égal d’une divinité comme à Siam, écraser sous ses pieds puissans le corps d’un misérable, l’éléphant deviendra tour à tour porteur solennel, foudre de guerre, dieu ou bourreau cruel. Il y aura une époque critique une fois tous les deux ans, où le noble animal n’obéira qu’à regret à son fidèle cornac : c’est lorsque l’amour viendra loger dans sa grosse tête. Alors il se fait méchant, indocile, ingrat pour son éleveur ; mais, cette fièvre passée, l’éléphant redevient le plus doux et le plus inoffensif des pachydermes.
Le cheval est de petite taille comme celui de Singapour et de Batavia. La forme, ordinairement chétive, reprend toute sa grâce dès que l’animal est reposé et bien nourri. On ne s’en sert pas pour l’agriculture ou le transport des denrées ; il est monté par les mandarins ou les riches négocians du Tonkin. On trouve dans les montagnes de l’ouest un ours de petite taille, l’axis au pelage roux clair, parsemé d’étoiles blanches, la gazelle et le renard. Dans les plaines, point de lièvres, point de moutons ; mais les basses-cours y sont mieux fournies de poules, d’oies, de cochons et de canards que la plupart de nos fermes d’Europe. Les abeilles déposent au hasard, soit dans les creux de rochers, soit dans les cavités d’un arbre mort, un miel blanc et parfumé ; on n’en connaît pas de commun, c’est-à-dire à couleur jaune. Les sauterelles, aussi malfaisantes qu’en Algérie, sont mangées frites et blanches de sel ; j’avoue y avoir goûté aux îles Soulou sans être écœuré.
Dans un pays traversé par tant de cours d’eau, baigné en grande partie par une mer aux ondes tièdes, les poissons abondent et fournissent aux habitans leur nourriture principale. On trouve des poissons dans l’eau des rivières en aussi grand nombre que dans les fleuves, et l’art de la pêche est aussi bien entendu au Tonkin qu’il peut l’être sur le littoral chinois. La sardine et la morue sont excessivement abondantes. Les indigènes prétendent qu’un poisson mangé deux fois préserve du mal de mer. Quelque étrange que cela paraisse, le fait est affirmé par le père de Rhodes dans ses Voyages et missions, voici en quels termes : « Je crois qu’on trouvera bon que je mette ici un beau secret que les chrétiens de la Cochinchine m’ont enseigné pour n’avoir pas cette incommodité d’estomac qui est fort commune à ceux qui vont sur la mer. Il faut prendre un de ces poissons qui ont été dévorés et que l’on trouve dans le ventre des autres poissons, le bien rôtir, y mettre un peu de poivre et le manger en entrant dans le navire ; cela donne tant de vigueur à l’estomac qu’il va sur mer sans être ébranlé. Je trouvai ce secret fort beau ; je m’en suis servi depuis, et je n’ai jamais ressenti aucune atteinte de ce mal, qui jusque-là m’avait été très fâcheux. » Il est probable qu’après avoir beaucoup navigué Mgr de Rhodes s’était habitué à la mer.
Dans les montagnes, on rencontre des tortues énormes allant rarement à l’eau et se nourrissant d’herbes communes ; d’autres, également colossales, se tiennent au bord des rivières, cachées dans les creux des berges, où elles vivent des corps en décomposition que le courant leur apporte. Parmi les oiseaux que nous avons en Europe, on retrouve au Tonkin le moineau, la caille, la bécassine et la tourterelle d’une variété admirable de plumage ; la plus belle est celle aux éclatantes couleurs rouges et vertes ; la cage lui est mortelle. Il en est de même des colibris, qu’on ne peut garder, faute de pouvoir leur donner les petites chenilles dont ils se nourrissent et auxquelles ils font habituellement la chasse sur les arbrisseaux. L’aigle est petit ; le vautour par contre est énorme, comme dans tous les pays où l’enfouissement des charognes n’est pas jugé nécessaire. Si un homme malade est abandonné couché et à découvert dans un champ de riz ou sur une plage déserte, une volée de vautours ne tardera pas à s’abattre sur lui et à l’achever à coups de bec et d’ongles. Sur tout le littoral, au bord des fleuves, l’épervier est dressé fort habilement pour la pêche ; sur les falaises les plus escarpées, la petite hirondelle de mer ou salangane bâtit le nid dont la succulente néossine fait les délices des fines bouches chinoises.
Les habitans du Tonkin sont remarquables par la pureté de leur type mongol. Leurs figures sont plus larges et moins longues que celles des Européens ; les joues sont proéminentes, les nez courts, les yeux petits et enfoncés, les cheveux longs, mous, ne frisant jamais, la peau pâle, jaunâtre, mais en réalité moins brune que celle des Cochinchinois. Du reste, dans les deux pays, les hommes et les femmes que leurs travaux n’exposent pas au soleil ont une peau dont la blancheur égale presque celle des Occidentaux. Quoique d’origine chinoise, les Tonkinois ont le nez plus saillant que celui des Célestes ; on ne nous y désigne que par l’épithète « d’hommes à long nez. » Les femmes ne manqueraient pas d’une certaine beauté dans leur jeunesse, si, comme au Japon, elles n’avaient la funeste habitude de se noircir les dents, de se rougir les lèvres, et de mâcher le bétel. Il faut un certain courage, une longue habitude du pays pour s’habituer à supporter l’odeur nauséabonde de cette mastication d’un usage général chez les deux sexes. Les yeux des Tonkinoises sont plus obliquement fendus que ceux des hommes ; très noirs, ils ont une expression animée, vive ; le corps des femmes du Tonkin est plus blanc que celui des femmes de la Cochinchine : aussi les premières sont préférées par ceux des galans annamites qui ont la prétention d’aimer le beau. Nubiles à douze ans, elles sont d’une fécondité extraordinaire, très naturelle chez un peuple ichthyophage. Il naît plus de filles que de garçons ; c’est le contraire dans le Laos et dans le nord. Les mères sans exception nourrissent leurs enfans ; si l’une d’elles vient à mourir, c’est une des proches parentes de la défunte qui allaite l’orphelin.
Les maladies les plus communes, les plus à redouter, sont la dyssenterie et la fièvre ; mais elles sont moins fréquentes qu’à Saigon. La lèpre y compte trente-deux variétés. Il en est une horrible qui ronge les doigts des pieds et des mains, et attaque jusqu’aux nerfs, qui se retirent. La plus singulière des infirmités, mais celle-là inoffensive, est celle qui donne aux cheveux de quelques jeunes Tonkinois une blancheur anticipée et à leur corps la couleur d’un linceul blanc. Pour ne point déparer l’uniformité des couleurs qui doit régner dans une belle armée, les Annamites voués ainsi au blanc par la nature sont de droit exemptés du service militaire.
Dans un pays où l’on raconte que les grands singes ne parlent pas afin de ne point payer d’impôt, où l’on a tout intérêt à cacher le nombre des naissances, il est bien difficile de connaître le chiffre exact de la population. En 1812, M. de La Bissachère évaluait celle du Tonkin à 18 millions d’habitans ; de nos jours, on Tévalue à 25 ; un évêque de la Cochinchine, M. Pellerin, a porté à 30 millions la population totale placée sous le gouvernement de Tu-Duc ; enfin M. Retord, en 1851, assurait que, dans la juridiction apostolique de l’une des provinces tonkinoises, il avait compté 3,000 âmes par lieue carrée, d’où il faudrait conclure que la France est proportionnellement trois fois moins peuplée. Quant à la cause d’une pareille densité de population, il faut la chercher dans ce fait, que le poisson est la nourriture principale des Annamites, et peut-être aussi dans l’usage de la polygamie, pratiquée comme moyen d’accroître la famille. On trouve là, m’a dit à Manille un missionnaire espagnol qui avait résidé longtemps dans les environs de Tourane, des hommes toujours disposés à épouser les filles enceintes d’un autre, par le seul désir de laisser une postérité plus grande. On a vu des vieillards, chefs de famille, réunir autour d’eux des fils, des petits-fils et des arrière-petits-fils au nombre de quatre-vingts ; mais est-il besoin de dire, surtout à des lecteurs français, qu’il faut être riche pour jouir du spectacle d’une pareille lignée ?
Comme tous les Asiatiques, l’Annamite a moins d’imagination que d’adresse ; ainsi que chez le Chinois, l’imitation l’emportera sur l’invention ; donnez à l’un et à l’autre un objet à copier, ils en reproduiront fidèlement jusqu’aux défauts et aux taches. Le caractère du peuple est doux, porté aux plaisirs et à la bienfaisance. Le proverbe le plus usité dans les familles est celui-ci : « la nature est généreuse, il faut l’imiter. » Les fils ont pour leurs pères âgés des attentions touchantes ; comme chez les Chinois, on professe pour les ancêtres une espèce de culte, et nous avons vu que quelques patriarches jouissaient vivans du doux privilège de recevoir les hommages de deux ou trois générations. La femme n’est point tenue prisonnière dans un harem et n’a point les pieds mutilés. Elle y est très recherchée, lorsqu’elle est dans une condition de santé promettant la fécondité. On n’attache guère de prix à la virginité. Une femme peut avoir été violée, et malgré ce fait, considéré comme un simple accident, elle n’en est pas moins recherchée en mariage, s’il n’y a pas eu de sa faute, ou même quand il y en aurait eu un peu sans scandale. Tout récemment, dans une de nos sociétés savantes, on accusait les populations du Tonkin et de la Chine d’une cruauté naturelle qui dépasserait tout ce que l’imagination peut rêver de plus atroce en tortures. C’est une accusation imméritée. Il y a certainement dans l’extrême Orient des hommes dont le métier est de prolonger par ordre les souffrances des criminels, de désarticuler ou de dépecer un patient avec un raffinement cruel, mais faut-il en dépecer un patient avec un raffinement cruel, mais faut-il en conclure que tous les Asiatiques aiment à faire souffrir ? Si une terre a été arrosée du sang des martyrs chrétiens, c’est bien celle dont nous parlons ; qu’on lise les récits des missionnaires qui ont survécu à de si nombreuses persécutions, et on verra que les Annamites sont dépeints sous les traits les plus doux. A la suite de l’expédition de M. F. Garnier, on se rappelle que cent villages ont été brûlés et que cinq cents Tonkinois ont été assassinés ; on les accusait d’avoir accueilli favorablement les Français et d’aimer les chrétiens. Qui a ordonné ces incendies et ces massacres ? Ce sont les mandarins, les gouverneurs, des fonctionnaires du plus haut rang ; voilà les vrais coupables. Ce qu’il faut reprocher en réalité aux Asiatiques, c’est une douceur passive qui leur fait tout accepter, altère les instincts nobles, dégrade leurs facultés, les habitue enfin à la soumission servile, et développe en eux une indifférence complète pour tout ce qui est liberté, instruction, initiative individuelle et progrès. Voilà dans quel abaissement le despotisme d’un seul souverain comme Tu-Duc peut jeter une nation de plusieurs millions d’hommes.
Les arts, l’industrie, sont peu développés chez un peuple à ce point effacé. S’il excelle dans les constructions navales, grâce aux magnifiques bois qu’il trouve partout, les voiles, les cordages, sont faits avec des feuilles d’arbres et des fibres de bambous qui, après quelques heures de pluie, se décomposent ou se rompent. Le papier est fabriqué également avec des écorces d’arbrisseaux ; la pâte, rouie, couverte de chaux, séchée, jetée dans des moules formés de fils d’acier très fin, finit par donner un produit sans solidité ni durée, très inférieur à celui de la Chine. L’encre, composée de suie et de graisse, manque de cohésion. Le cuir est mal tanné. Les étoffes, dont la confection est principalement réservée aux femmes, ne manquent pas d’une certaine finesse. Le coton n’est filé que la nuit, l’expérience ayant démontré que, pour ce travail, l’humidité est préférable à la sécheresse. Malheureusement on ne sait pas donner la couleur aux tissus. La fabrication des soies est supérieure à celle de la Chine, et les taffetas, les satins, sont remarquables par leur durée ; mais pas un fabricant ne sait comment s’obtient la moire, ni comment on donne une nuance aux dessins. La fabrication du verre y est inconnue : ignorance singulière, partagée par tous les Célestes. Point d’horloges, pas de sabliers, on mesure le temps au moyen de petites boules creuses en cuivre percées d’un petit trou. On les jette dans un vase plein d’eau, et lorsqu’elles sont remplies par l’infiltration, la descente de la boule au fond du bassin indique qu’une heure annamite, égale en durée à deux de nos quarts d’heure, vient de s’écouler.
Chaque village, comme chaque rue d’une ville chinoise, a sa spécialité de fabrication. Il y en a qui ne sont composés que de voleurs ou de pirates. S’il s’y trouve un ouvrier excellent, l’empereur ou même un gros mandarin le fait appeler à la cour, et le trop habile artisan est contraint pendant un certain nombre d’années de travailler gratuitement pour ses seigneurs et maîtres. Le voyageur Crawfurd, qui en 1822 a visité la Cochinchine en qualité d’envoyé extraordinaire du gouvernement des Indes-Orientales, prétend que les objets laqués fabriqués au Tonkin sont d’un travail très achevé et supérieur à tout ce qui se fait en ce genre au Japon ; il faut qu’il ait regardé d’un œil bien favorable les boîtes à bétel des Tonkinois et qu’il n’ait jamais vu celles du Japon. M. Laplace, capitaine de vaisseau, commandant la Favorite en 1831 et depuis amiral, quoique ayant visité Tourane plusieurs fois, n’a jamais parlé de ces laques merveilleux. La supériorité des Japonais dans l’art de vernir les bois ne saurait être contestée ; pour nous, il est évident qu’ils l’emportent même sur les Chinois, leurs habiles rivaux.
Quelques citadelles, des palais en ruines, beaucoup de pagodes, sont les seuls édifices qui dénotent une certaine intelligence de construction ; mais, on le sait déjà, la plus grande partie des places fortes est due à des ingénieurs français venus dans cette partie de l’Indo-Chine de 1790 à 1819, sous le règne mémorable de Gialong. Si les colonnes de plusieurs palais sont en beaux marbres, elles n’ont ni piédestal, ni chapiteau. Les pagodes sont misérables, les idoles d’une uniformité désespérante. La peinture y est complètement arriérée ; elle affiche un superbe dédain pour la perspective, les proportions, les ombres et le clair-obscur. Au lieu de reproduire les hommes et les animaux sous leur forme la plus noble, le peintre ne se plaît qu’aux transformations hideuses et grotesques de tous les êtres ; son seul mérite est de ne point créer des images licencieuses comme en inventent à profusion les dessinateurs japonais et chinois. Si quelques portraits décorent l’habitation d’un riche indigène, soyez persuadé que ce sont les images d’ancêtres grands dans leur pays ou utiles à leur patrie.
Les habitans du Tonkin ont l’oreille fort juste ; ils aiment à chanter, mais ne s’accompagnent pas de la mandoline à une corde, que les artistes lyriques portent habituellement avec eux. On n’en tire des vibrations que lorsque le chant est fini, mais les voix s’accordent toujours avec les sons de l’instrument. Le violon n’a qu’une corde ; deux morceaux de bois ronds, que l’on frappe l’un contre l’autre, forment les cymbales. On connaît au Tonkin le fifre, le hautbois et la flûte ; inutile d’ajouter que tous les instrumens à vent sont façonnés très ingénieusement à l’aide de bambous de différentes grosseurs. Plus les musiciens soufflent fort et font du bruit, plus la musique paraît excellente aux indigènes. Quelle différence avec les anciens Hindous, qui, assure-t-on, connaissaient trente-six genres différens de mélodies, dont chacun correspondait à une saison de l’année, au jour, à la nuit, aux heures, à l’état de l’atmosphère, à toutes les situations délicates de la vie !
Il y a des théâtres dans les principales villes, mais en général on y chante ce qui doit être parlé, et vice versa. Les pièces sont grivoises. Dans la province voisine du Laos, les marionnettes sont fort goûtées, et c’est de là que partent tous les nomades comédiens qui parcourent joyeusement l’Indo-Chine, Les danses diffèrent complètement de celles d’Europe ; le meilleur danseur est celui qui, le corps raide, les jambes immobiles, remue les bras avec une grande vivacité dans toutes les directions. Le sublime du genre est de conserver sur la tête, sans en rien répandre, un vase plein d’huile garnie d’une mèche enflammée. Ajoutons qu’on danse au Tonkin non pas pour son plaisir, mais en vue de celui des autres, et qu’un danseur ne paraît jamais que sur les planches d’un théâtre.
Avec un gouvernement despotique comme celui de Tu-Duc, le commerce intérieur et extérieur est de bien peu d’importance. Très longtemps le riz, qui est la principale production du pays, est resté un produit prohibé à l’exportation ; autorisé à la sortie pendant quelques années, l’empereur Tu-Duc vient encore, depuis la famine qui sévit aux Indes anglaises, d’en interdire l’exportation. Les jonques chinoises allant, — lorsque les pirates le permettent, — à Trali, à Haï-dzung, à Kécho, et qui sont parties de Canton, d’Hainam ou d’autres ports du Céleste-Empire, apportent au Tonkin du thé commun, du sucre candi, un peu de farine, des drogues pharmaceutiques, des étoffes de soie ornées de dessins ou de fleurs, de la porcelaine, de la grosse batterie de cuisine et un peu de quincaillerie. Le commerce français pourrait dès aujourd’hui y envoyer des armes blanches et des armes à feu, de la poudre, du drap rouge, des miroirs, de la bimbeloterie ; point d’objets d’art, mais des vases en porcelaine garnis de fleurs artificielles, des horloges de Franche-Comté et des montres en argent à très bon marché, du corail en chapelet, — le plus rouge sera le plus estimé, — des tabatières à musique, des tambours d’ancien modèle, des grosses caisses, de la parfumerie commune, enfin des caisses en fer d’un petit volume servant à renfermer des bijoux, de l’or ou de l’argent. Il est plus difficile d’indiquer les objets qui pourraient dès à présent donner un chargement de retour, surtout si l’exploitation du riz continue à être prohibée ; mais Tu-Duc, obligé d’entrer en composition avec nous, sera bientôt contraint d’adopter des idées plus larges en matière commerciale, et alors, indépendamment du riz qu’on pourra charger pour le nord de la Chine, Pulo-Penang, Singapour, Batavia, les Philippines ou Calcutta, on trouvera dans les ports du Tonkin des peaux et des cornes d’animaux, de l’huile de coco, de la cire, du vernis, des gommes, du coton, de la soie, de la cannelle, des poissons salés, et enfin, dans un temps prochain, nous l’espérons du moins, les riches minerais, les soies, les thés, qui, provenant du nord de la Chine, prendront la voie du Fleuve-Rouge jusqu’à son embouchure dans le golfe du Tonkin.
Le débloquement des ports de l’Annam par le Bourayne, le parcours de la mer à Yunnan opéré pour la première fois par des Français, MM. Dupuis et Millot, sont des titres, il faut le répéter, qui nous assurent sur toutes ces contrées une situation exceptionnellement favorable. En dehors des intérêts particuliers de la France, le commerce en général doit tirer un grand profit de la voie tracée par nos compatriotes. La chambre de commerce de Hongkong, qui avait envoyé infructueusement un M. Michell Moss à la découverte de cette même route, invite déjà les Anglais à faire leurs préparatifs pour l’exploiter. Il reste à savoir si la cour de Pékin autorisera cependant les bateaux à vapeur étrangers à naviguer au nord de son empire, dans cette partie du Yunnan qu’arrosent les rivières Kinsha et Min avant de se confondre dans le grand fleuve Yang-tse-kiang. De cette concession dépend tout l’avenir du Song-koï, et nous affirmons qu’elle n’a point été encore accordée. Très probablement une demande de libre navigation sur le Yang-tse-kiang et ses affluens aura été déjà formulée à Pékin par notre ministre, M. de Geoffroy, et il est hors de doute qu’elle ne soit appuyée par les délégués des autres nations intéressées comme nous à l’obtenir. Si rien n’avait été fait à ce sujet, il faudrait se hâter.
Nous croyons avoir démontré que les produits du Yunnan et du Szechuen, au lieu de s’écouler à l’ouest vers l’Europe par l’antique route de la Chine aux Indes, modifiée par le capitaine Sprye, au lieu de suivre à l’est le haut Yang-tse-kiang pour redescendre ensuite jusqu’à Shanghaï, déboucheront, pour des raisons de temps et d’économie, par le Fleuve-Rouge dans le golfe du Tonkin. Une fois à Cuacum, Trali ou Catba, les marchandises auront gagné, indépendamment du temps employé à descendre à Shanghaï, un parcours de six jours, celui de ce dernier point à Hongkong, et de onze, si l’on compte le temps nécessaire pour aller en bateau à vapeur de Shanghaï à Hongkong. Or rapprocher ainsi de vingt-cinq jours environ l’Europe des précieuses productions de la Chine et du Tonkin est une tentative d’une importance réelle. Nous y voyons un riche avenir commercial et d’heureuses spéculations, si nos armateurs veulent en tirer parti et ne pas se laisser distancer, comme en Nouvelle-Calédonie, par d’actifs et intelligens compétiteurs.
Edmond Plauchut.
- ↑ Des échantillons de minerai de fer de la province de Yunnan, remis par M. de Muntigny à notre École des mines, ont donné 97 pour 100 de peroxyde de fer, — des mattes de première fusion 37 de cuivre, 15 de plomb, 36 d’arsenic, — du minerai d’étain en poudre fine jusqu’à 70 d’étain, — de la galène 73 de plomb contenant 5 millièmes d’argent.