Garnier  ►



LE TOAST




En 1634 ou 1635, le gouverneur de Berg-op-Zoom, qui s’appelait, je crois, Sneyders (si je fais quelque faute contre l’histoire, je vous prie de la corriger), Sneyders (nous le nommerons ainsi jusqu’à ce qu’il vous plaise de rectifier ou de constater le fait), Sneyders, vous dis-je, venait d’épouser la belle Juana y Mécilla y… (je vous fais grâce de ses autres noms, elle n’en comptait pas moins de quatorze, fort inutiles à rapporter, comme vous allez voir, pour l’intelligence de cette historiette.)

Doña Juana, née sous le beau ciel de l’Espagne, avait suivi sa famille en Flandre, dont les Espagnols étaient maîtres alors, comme bien vous savez. La Hollande, pays frontière, pays de mêmes mœurs et de mêmes climats, vivait tant bien que mal avec ses voisins les Flamands, et l’on voyait souvent les riches familles originaires des Pays-Bas redorer les écussons poudreux des vieilles noblesses castillanes, en d’autres termes, les bons et lourds négociants de la Dyle et de l’Escaut obtenir la blanche main de ces filles venues des bords de la Guadiana, belles fleurs bientôt flétries sous le ciel froid et brumeux de la Hollande.

Juana, récemment transplantée sur cette terre humide, languissait déjà ; déjà ses beaux yeux noirs perdaient leur éclat velouté, déjà ses joues brillantes se décoloraient et prenaient cette teinte d’ivoire qui est demeurée aux figures de Miéris et de van der Werf. Le temps a-t-il produit la décomposition de la couleur dans les productions de ces maîtres ? ou bien, trouvant plus de noblesse et de poésie dans le coloris de ces pâles étrangères que chez leurs vermeilles compatriotes, cherchèrent-ils à en reproduire les types ? c’est ce que je vous laisse à commenter.

Malgré tout, Juana n’était que plus touchante avec son air mélancolique et souffrant. Le costume élégant et riche de sa nouvelle patrie faisait admirablement ressortir la souplesse de sa taille andalouse et la grâce méridionale de tous ses mouvements ; en un mot, c’était la plus belle personne du Brabant. Le gouverneur Sneyders en tirait une assez bonne part de vanité, et le gouverneur Sneyders n’était pas le seul à s’apercevoir des attraits de sa femme.

Mais Juana, rêveuse et triste, haïssait tous ces bons Hollandais si épais et si prosaïques, elle regrettait son beau soleil, et ses beaux fleuves dont les flots tièdes et harmonieux semblent parler d’amour aux fleurs de leurs rivages. Les neiges et les glaces de ces marais lui serraient le cœur, le froid la gagnait jusqu’au fond de l’âme. Joignez à l’influence du climat la société d’un mari fort riche, fort sensé, fort entendu en ce qui touchait ses affaires et son gouvernement, mais fort ennuyeux, il faut bien le dire, et vous comprendrez que la belle et tendre Juana pouvait bien avoir le mal du pays.

Cependant il y avait, dans l’opulente maison du gouverneur, un joli page qu’on appelait Ramire et qui avait vu le jour, comme Juana, sous le ciel de l’Espagne. Le page avait seize ans comme Juana, il était pâle comme Juana, il avait des yeux noirs et un regard triste et passionné comme Juana ; il chantait avec une voix douce et voilée qui allait au cœur, il étendait la guitare sur son genou avec une grâce vraiment andalouse, et Juana, en écoutant ces vieilles romances espagnoles, si naïves et si poétiques, sentait parfois venir des larmes dans ses paupières de soie, car il chantait vraiment bien, le joli page ; il parlait avec amour de la patrie absente ; il avait déjà quelque chose de romanesque et de fier dans le caractère, et il était d’une noble et antique maison, ce qui, dans ce temps-là, ne gâtait rien.

Mais le gouverneur, qui se montrait, en sa qualité de gouverneur d’un pays frontière, plus méfiant et plus observateur qu’il ne convenait à un bon Hollandais, le gouverneur, dis-je, surveillait si bien sa femme, la tendre et belle catholique avait été élevée dans de si chastes principes, l’amour est si timide et si craintif à seize ans, enfin le climat de la Flandre refroidissait tellement l’audace de ces deux imaginations espagnoles, que M. van Sneyders n’avait aucune bonne raison à donner de sa jalousie, ce dont il était contrarié parfois autant que flatté ; car il y a certaines liaisons pures, discrètes, mystérieuses, qui font plus de tort au repos d’un mari que de franches et loyales infidélités. Celle-là était pour le bon Sneyders une source de ruses inutiles et de précautions sans effet. Il ne pouvait pas empêcher l’échange d’un triste et long regard, le contact de deux mains qui s’effleuraient à l’occasion d’un gant ramassé, ou d’une coupe remplie, ou d’un message ordonné ; il ne pouvait s’offenser de l’empressement avec lequel Ramire plaçait un coussin d’Utrecht sous les petits pieds de madame la gouvernante, ni des caresses qu’il donnait à son chien favori, ni du soin respectueux avec lequel il l’aidait à monter sur son beau genêt d’Espagne. Le pauvre Sneyders avait beau assurer que la guitare avait un son aigre et faux, que la langue espagnole était un patois barbare, et que chanter des romances n’était point le fait d’un homme ; il n’avait aucune raison valable à donner à sa femme pour lui interdire les chansons du page en son absence. Sneyders, voyant que le mal était sans remède, imagina ce qu’il eût dû imaginer tout de suite, qu’il fallait éloigner Ramire. Le hasard, ou plutôt les événements politiques, lui fournirent le moyen de concilier cette mesure de prudence avec un certain désir de vengeance bien légitime, que le vertueux et désespérant amour du page lui avait inspiré.

Richelieu s’était imaginé de mettre la Hollande en guerre avec l’Espagne, et, à cet effet, il venait de faire un traité d’alliance avec l’Angleterre pour entrer dans les Pays-Bas à main armée. Son projet réussit plus tard, et la division de la Hollande et de la Flandre s’opéra en 1648 ; mais, jusque-là, il fut fort difficile de soulever les Flamands contre l’Espagne. Le joug de l’Inquisition s’était singulièrement adouci depuis les leçons données au duc d’Albe, et cette population commerçante se méfiait avec raison des suites d’une guerre pour ses intérêts, quel que dût en être le résultat pour sa gloire.

Le gouverneur de Berg-op-Zoom fut à peine initié aux mystères du cabinet de Richelieu, qu’il se crut habile autant que rusé. Il entra comme ses confrères dans les intrigues et entama une négociation secrète avec son parent, le gouverneur d’Anvers (Anvers, citadelle espagnole depuis le fameux siége de 1585), pour le prévenir du coup qui se préparait au dehors. Le but des provinces hollandaises était de séduire les Pays-Bas espagnols et de les porter à la révolte, afin d’éviter les lenteurs du blocus et les chances de la guerre civile, si fatales au commerce des deux nations.

Il se trouva que le gouverneur d’Anvers, vieillard d’une politique hargneuse et susceptible, avait eu dans sa jeunesse d’âcres différends avec le père de Ramire ; il avait gardé à cette famille une rancune profonde et semblait ne négliger aucun moyen de la maintenir dans l’état de pauvreté où elle était alors réduite. Van Sneyders s’imagina lui faire un très-grand plaisir en lui dépêchant le jeune Ramire comme porteur de son message politique, et il eut soin d’ajouter en post-scriptum que si le gouverneur d’Anvers jugeait à propos de s’assurer du jeune Espagnol comme d’un otage contre l’Inquisition, il était fort disposé, lui son maître, à ne point le réclamer au nom de la Hollande, l’intervention assurée de la France mettant à couvert toute vengeance particulière des Flamands contre leurs despotes.

Le pauvre enfant partit donc pour la citadelle d’Anvers, chargé d’une lettre de recommandation qui devait le conduire à la prison ou à la potence, suivant l’humeur ou les intérêts du gouverneur.

Depuis plusieurs jours, il avait quitté Berg-op-Zoom pour remonter ce grand bras de l’Escaut qui descend à Anvers ; M. Sneyders, n’entendant plus parler de lui, et espérant bien n’en plus entendre parler jamais, se sentait dans une disposition beaucoup plus accorte et bienveillante que de coutume. Il soupa de fort bon appétit, remarqua plusieurs fois que son gros joufflu de page brabançon faisait le service beaucoup plus dextrement que l’Espagnol orgueilleux et distrait, vanta avec amour la bière et les brouillards de sa patrie, maltraita le chien de Juana, qui ne voulait rien accepter de la main du nouveau page ; en un mot, il ne perdit aucune occasion d’être agréable et bon mari, en disant force mal de l’Espagne, des femmes, des romances, des petits chiens et des pages qui jouent de la guitare.

Quand le repas fut fini, Juana passa dans le salon, et s’assit mélancolique et silencieuse sur son grand fauteuil ; elle tourna le dos à la fenêtre, pour ne pas voir le ciel que son époux venait de vanter et qui, cependant, ne manquait pas de beauté en cet instant où le soleil se couchait dans les brumes violettes de l’horizon ; elle plaça elle-même sous ses pieds ce coussin que Ramire avait touché tant de fois avec amour, et, renfermant un soupir, elle écouta d’un air distrait les lourdes fadeurs de son époux.

— Vive Dieu ! Madame, s’écria M. le gouverneur de Berg-op-Zoom en voyant que la conversation languissait, il faut que je boive à votre santé un gobelet ou deux de bon vin vieux des Canaries. — Eyck ! apportez ici le plus beau de mes flacons et deux verres à tige élancée !

— Bien, mon fils ; place cette petite table auprès de madame la gouvernante de Berg-op-Zoom ; et maintenant, c’est bien, Eyck ; vous êtes un bon serviteur, mon mignon, et vous aurez un beau pourpoint de soie jaune garni de rubans rouges, avec des chausses à dentelles de Malines, si je suis toujours content de vous. Je veux que vous ayez meilleure mine que ce fainéant d’Espagnol, dont nous sommes délivrés pour longtemps, Dieu merci !

En parlant ainsi, Sneyders remplit son verre jusqu’au bord et celui de doña Juana à demi ; mais elle le laissa sur la table et ne daigna point y mouiller ses lèvres pâles.

— Eh bien, Madame la gouvernante, dit-il, ne voulez-vous point me faire raison ? Refuserez-vous de boire avec moi à la santé de notre digne parent et collègue le gouverneur d’Anvers ? ce bon et fidèle protestant qui a jadis, dans nos vieilles guerres de Flandre, occis tant de papistes et d’idolâtres ! ce rude et austère magistrat qui rend si bien la justice sans assemblées délibératives et vous fait pendre le premier venu au-dessus des fossés de sa ville, sans qu’il y ait seulement un bourgeois qui en demande la raison, tant sont grands le crédit du gouverneur et la confiance qu’il inspire !

La pauvre Juana, muette de désespoir, écoutait d’un air morne cette gracieuse invitation ; elle n’ignorait pas les intentions de son mari, et l’accueil qui attendait le page à Anvers. Mais elle trouva dans sa fierté de femme et d’Andalouse le courage de supporter cette affreuse idée, et de dérober à son mari le plaisir de contempler sa douleur ; elle se tourna vers Sneyders, qui s’était appuyé sur le dossier de son fauteuil d’un air à la fois niais et méchant et, saisissant son verre d’une main plus assurée :

— Si la confiance des Anversois dans leur gouverneur est si aveugle, dit-elle, c’est qu’apparemment ils le savent incapable d’une action lâche et d’un crime inutile.

En parlant ainsi, elle souleva son verre, et, comme elle rapprochait de celui de son mari, le son d’une guitare, accompagnée d’une voix triste et voilée, chanta en espagnol, sous la fenêtre, le refrain d’une des romances bien-aimées de Juana ; cette voix ne pouvait être méconnue un instant des deux personnes qui l’entendirent. Une expression de stupeur et de dépit se peignit sur la face rouge du gouverneur ; les yeux de Juana lancèrent un éclair de joie et de triomphe ; l’éclat de la santé reparut sur ses joues, et, frappant de son verre le verre de son mari :

— Je bois, lui dit-elle, à la santé de notre parent et ami, le brave gouverneur d’Anvers !

On chercha Ramire ; on ne le retrouva pas. Après avoir rassuré sa maîtresse sur son sort, il s’était enfui du château, et il avait sagement agi, car le gouverneur de Berg-op-Zoom n’eût pas confié, cette fois, à autrui, le soin de sa vengeance. Le page prit du service sous les ordres de Gaston d’Orléans qui vint combattre pour l’Espagne contre le roi de France son frère. On assure que lorsque la paix générale fut conclue, en 1648, Ramire, parvenu à un rang important dans l’armée, rendit de grands services au vieux gouverneur d’Anvers, qui par politique ou par loyauté, avait refusé de seconder les desseins de Sneyders ; ce qu’il y a de certain, c’est que Sneyders avait péri durant la guerre, et que le page était guéri de son amour pour la belle Juana, après douze années de guerre et d’ambition. Cependant, je ne saurais assurer qu’en la retrouvant à la cour de l’Empereur, comme elle pouvait être encore jeune, belle et riche, ce qui n’a été un défaut dans aucun temps, que je sache, il n’ait pas senti sa passion se rallumer ; l’histoire n’en dit rien, et il ne tient qu’à vous de terminer celle-ci par un mariage, si ce dénoûment vous plaît.