Le Tilaka de l’Amour

LE TILAKA[1] DE L’AMOUR,
ANTHOLOGIE.

I.

Le Créateur a fait un lac délicieux pour l’usage des hommes, qui, brûlés par le feu des flèches de l’Amour, ont besoin de s’y plonger : il a pour son couple de cygnes les seins jumeaux, pour ses wallisnéries les cheveux ornés de perles et de fleurs, au lieu de cyprins sophores les yeux humides[2], pour ondes les piquantes agaceries, pour lotus le visage, au lieu de branches, qui s’élèvent

hors des eaux, les bras d’une amante !
II.

La nuit douce est arrivée, si ton époux n’est pas revenu encore. Que je meure au point du jour, si je demande que le soleil renaisse ! Le chasseur pense à tuer le kokila, Râhou tente à dévorer la lune dans une éclipse, Çiva à foudroyer l’Amour avec le rayon de ses yeux, l’Amour à supplanter l’époux !

III.

Après qu’il eut fait tes yeux avec un lotus bleu, ton visage avec un nélumbo magnifique, tes dents avec le jasmin, tes lèvres avec le jeune bouton de la rose, tes flancs avec les feuilles du tchampaka, comment le Créateur a-t-il pu, mon amie, tailler ton cœur dans la pierre ?

IV.

Un seul de ces jolis hoche-queues, sitôt qu’on le voit perché entre les feuilles d’un lotus, peut faire de nous, à coup sûr, le généralissime des quatre divisions d’une armée complète : aussi, ne sais-je pas ce que ne feraient ensemble ces deux hoche-queues de tes yeux sur le

nélumbo de ton visage !
V.

Quelque soient les hommes, qui par hasard voient sur un lotus quelque part un seul hoche-queue, ils s’imaginent tous, au plus haut point d’illusion, être à l’instant même un potentat fameux sur la terre : y a-t-il donc à s’étonner, enfant naïve, si, à la vue du couple des hoche-queues de tes yeux sur le nélumbo de ton visage, tous les amants sont fascinés par la magie des flèches de l’Amour !

VI.

Entre vite à la maison ! Ne reste pas dehors, ma belle ! C’est le moment calculé du temps, où l’astre aux rayons froids va subir une éclipse. Hélas ! Râhou peut-être, s’il voyait ta beauté si pure, abandonnerait la pleine-lune du ciel pour dévorer cette lune de ton visage !

VII.

La couche du plus suave onguent de musc ne s’est pas brisée dans le champ de tes joues ; le santal n’est pas tombé du globe de tes seins ; le collyre n’est point effacé, mon amie, autour de tes yeux : le fard, dont la noix d’arec augmenta la rougeur, ne s’est pas déteint sur le coussin de tes lèvres : pourquoi donc te vois-je en colère, ô toi, de qui la marche nonchalante imite celle du roi des éléphants ? Est-ce que par hasard ton époux ne serait, hélas ! qu’un enfant !

VIII.

Tandis que tu perds de longues heures à écouter des histoires, voici déjà, ma belle, que survient à grands pas la nuit, qui bientôt s’est avancée, ma chérie, jusqu’au milieu de sa carrière ; et puis après, tandis que tu sacrifies le temps à ta colère en des querelles touchant la volupté, voici que la plage orientale du ciel a rougi comme une épouse, que son mari délaisse pour une fille de joie !

IX.

Tu peux te glorifier de ce que tu as subi cent coups de bâton sec, tu peux te glorifier de ce que tu as grillé au plus ardent soleil, tu peux te glorifier encore plus de tes lourdes fatigues, tu peux te glorifier de ce que tu as enduré le feu de l’été et piétiné en des bourbiers de fange épaisse, ô le plus patient des ribauds[3], puisqu’à la fin tu as obtenu le bonheur d’assouvir tes baisers sur la liane des bras, le bouton des seins et les flancs de ta belle ; car on n’a pas de plaisir sans peine !

X.

Pourquoi, homme sans honte, pourquoi viens-tu baiser mon visage malgré toi, dirait-on, avec une telle pudeur ? Mets bas, perfide, mets bas ton vêtement ! Cesse, traître, cesse de frustrer mes désirs avec des serments ! Je suis lasse d’avoir épié ta venue dans cette nuit sans sommeil : viens enfin t’unir à celle, que tu aimes ! Une profusion de bouquets, dont les fleurs n’ont pas de miel, peut-elle causer du plaisir aux abeilles ?

XI.

Mon père voyage pour son commerce ; on n’a reçu même aucune nouvelle de lui ; ma mère s’en est allée chez son gendre dès le matin soigner sa fille en couches : je suis une enfant, toute nouvelle éclose en son adolescence[4], comment pourrai-je, seule rester la nuit chez nous ? Et voici que le soir est déjà venu ! Holà ! oh ! passant[5] ! viens dans notre maison !

XII.

Cette nuit est ténébreuse, épouvantable, chargée de sombres nuages ; les habitants de ce village, qu’infestent les voleurs, sont retenus chez eux par la crainte ; et voilà que mon époux, fatigué des peines de son métier, est déjà plongé dans le sommeil ; et moi, je suis à peine adolescente ; et moi, le frisson de l’amour fait trembler mon corps d’une extrême violence : aventureux amant, secoue donc le sommeil !

XIII.

Cette jeune enfant s’est faite chasseur, son beau sourcil s’est fait arc, ses piquantes œillades en sont devenues

les flèches, et voici que mon cœur s’en est fait la gazelle !
XIV.

Où vas-tu, mon frère ? — A la maison du médecin ! — Qu’y a-t-il pour la guérison des maladies ? N’as-tu pas chez toi une maîtresse bien-aimée ? Aucune souffrance ne résiste à sa cure ! Est-ce du vent ? Elle traite ce mal avec le simple[6] de sa gorge, dont elle vous fait palper les boutons. Est-ce de la bile ? L’ambroisie de son visage est une potion salutaire. Est-ce du phlegme ? Elle vous guérit par la fatigue du jeu dans l’exercice de la volupté.

XV.

Rends-moi ta vue, jeune fille aux grands yeux de lotus ; car c’est un vieil axiome dans le monde : « Que le poison est le remède du poison ! »

XVI.

Pourquoi l’onguent de santal peut-il calmer, nous dit-on, le feu de l’amour[7], qui brûle d’une flamme intérieure ; tandis que, si vous mettez un homme oint de boue sur le four d’un potier, il sent le feu, qui brûle seulement, et non le feu, qui s’éteint ?

XVII.

A peine ont-elles vu cette jolie couple d’yeux briller sous la paupière des courtisanes de la danse, une prudente jalousie fait déserter soudain la contrée aux gazelles ; et les éléphants de se cacher en pleine ivresse, dès qu’ils voient leurs bosses frontales vaincues par ces globes jumeaux, qui surmontent le sein des bayadères : mais bien différent[8] le sot ! une défaite n’est pas même une cause pour lui de voiler son orgueil !

XVIII.

On voit sur les globes du sein de la femme, que j’aime, un feu, qui n’eut jamais son pareil : hors[9] de mon corps, il circule dans mon corps ; il est bien froid, et il me brûle !

XIX.

Comment ce couple jumeau de tes seins, ma belle, a-t-il fait pour tomber ? — Ignorant, vois donc ! Est-ce que deux montagnes ne tombent pas, si l’on fouille dessous ?

XX.

L’origine de la fleur est dans la fleur : on le dit, mais on ne le voit pas ! Comment donc, ma belle enfant, se fait-il qu’on voie naître une couple de lotus bleus dans ce lotus blanc de ton visage ?

XXI.

Femme aux grands yeux de lotus, pourquoi te livres-tu inconsidérément au chagrin, en voyant tombé maintenant ce couple de tes seins ? Dépourvu de jugement, l’insensé, il causait les tortures de tes amants ! Qui s’élève trop haut, dit-on, est sûr de tomber : qu’y a-t-il de surprenant ici

dans sa chûte ?
XXII.

Holà ! toi, la perle du manguier de l’amour, femme aux yeux charmants, ouverts jusqu’à l’oreille ! Où t’en vas-tu avec mon cœur, que tu as ravi de mon sein ? Aussi, de quelle anarchie n’est-il pas déchiré maintenant !

XXIII.

Si tu mets le courroux dans ton cœur, femme aux grands yeux de lotus, eh bien ! qu’il soit ton amant ! Que puis-je y faire autre chose ?… Mais non !… rends-moi cet embrassement, dont je commence par t’embrasser la taille ; rends-moi au centuple ce baiser, que je donne à ta bouche !


fin du çringara-tilaka, c’est-a-dire, le tilaka de l’amour.
  1. Une ou plusieurs marques faites avec des terres colorantes ou des onguents sur le front et entre les sourcils, soit comme ornement, soit pour distinguer les sectes.
  2. Cette épigramme n’est pas complète ; nous en avons écarté un trait d’une telle crudité qu’à peine osons-nous le rejeter dans cette note en mots latins. Il a, ce lac allégorique, dit le poète sans pudeur : pro lavacri saxo clunem.
  3. Kumbka, the paramour of a harlot, a bully… (Dict. de Wilson.)
  4. Littéralement : puellula ego novd juventute ! Quomodo nostra in domo noctu standum erit ?
  5. Le texte dit : pathika, « voyageur, » et, dans l’épigramme suivante : pântka, qui a la même signification. Mais il est évident que l’expression doit se prendre ici et là dans le sens figure, non au propre, et que, suivant l’esprit du poète, ces deux mots veulent dire : un passant, ou plutôt un homme, qui va par monts et par vaux, le jour et la nuit, soit à la recherche d’une aventure, soit à un lieu de rendez-vous.
  6. Littéralement : vaça, « le pouvoir, la vertu. »
  7. Ces allusions aux qualités réfrigérantes du santal, réputé un des calmants de l’amour, est un des lieux-communs les plus fréquents chez les poètes indiens : nos lecteurs ont pu déjà en remarquer d’eux-mêmes quelques exemples dans Vierama et Ourvaçi.
  8. Littéralement : prâyas, « ordinairement, presque toujours. »
  9. Textuellement : è longinquo.