Le Tigre de Tanger (Duplessis)/V/III

et Albert Longin
L. de Potter (5p. 71-93).

III

Une victoire pour dot.

Le surlendemain du jour où Henri et Lucy, pour sauver lady Lisle du désespoir, avaient, au milieu de tous les déchirements de l’âme, renoncé l’un à l’autre, Murray, qui ne s’était pas couché, se promenait avec agitation dans sa chambre. Il se disait que ce jour-là était le dernier qu’il pouvait passer en sûreté à Londres. Tous ses plus importants préparatifs de départ étaient faits. Il consultait fréquemment sa montre et semblait attendre avec impatience que la matinée fût assez avancée pour achever ce qui lui restait à faire. Et puis il songeait à Lucy, et c’était l’avenir incertain de sa fille qui était l’objet de ses plus chagrines préoccupations. Après son enfant chérie, ce qui emplissait le plus sa pensée, étaient les chances, si douteuses pour lui, de l’entreprise à laquelle il allait prendre une si large part.

— Je ne puis reculer, se disait-il à luimême… Et cependant, avant même d’avoir commencé cette lutte aléatoire, j’en connais l’issue comme si l’évènement était aujourd’hui accompli. Pourquoi ne pas m’arrêter, alors ? Pourquoi ne pas avertir tous ceux de mes amis que j’ai entrainés dans cette tentative ? Pourquoi ne pas leur dire qu’elle est folle aujourd’hui, puisqu’elle est trahie et vendue ?… Il serait peut-être encore temps !… Mais il est trop tard pour prévenir ceux qui arrivent de la Hollande… D’ailleurs, lorsqu’une parole de moi pourrait les sauver tous, je ne pourrais pas même la prononcer… J’ai promis sur mon honneur de garder le silence… Et les abandonner serait une lâcheté infâme. Non, non ! je me suis engagé, et je ne dois plus avoir présent à l’esprit que cette grande maxime : « Fais ce que dois, advienne que pourra !… » Quiconque la suit, ne se rencontre jamais face à face avec la honte et le remords… Allons, le sort en est jeté ! Il faut partir !… Heureux cependant ceux qui combattront un jour avec Guillaume, auquel le duc de Monmouth va préparer les voies !… Ah ! le colonel Percy Kirke a raison. Le colonel Percy Kirke ?… L’étrange aventurier que cet homme !… Ah ! combien d’autres à ma place prêteraient une oreille plus attentive aux conseils qu’il m’a donnés… Mais, lors même que je le voudrais, il me serait impossible maintenant d’attendre les chances magnifiques et le jour prédestiné du prince d’Orange… Jefferies, mes lettres à la main, frappe déjà à ma porte avec ses farouches agents… Il faut partir, il faut mourir ?… mourir !… Et Lucy !… Que deviendra-t-elle ?… Noble enfant ! sans elle, j’arrachais un vaillant champion à Jacques Stuart… Henri est désormais perdu pour moi, pour elle, pour l’honneur… et pour comble d’infortune les hasards qui vont suivre nous jetteront peut-être l’un au-devant de l’autre, l’épée à la main !…

Sept heures sonnèrent, et Murray sortit de sa chambre pour se rendre dans le salon où Lucy le rejoignit bientôt. À la figure pâlie et défaite de la jeune fille, à ses yeux gonflés et rougis, il était facile de voir qu’elle avait passé, comme son père, une nuit sans sommeil. Seulement, moins forte que le vieillard et perdant plus que lui, elle avait aussi souffert davantage.

Après qu’ils eurent échangé les souhaits du matin, Murray regardant sa fille avec une douloureuse attention :

— Tu le vois maintenant, dit-il, j’avais bien raison de t’inviter à prendre courage, mon enfant.

— Et moi, mon père, avais-je donc tort de vous répondre que je n’en manquerais pas ?

— Oui, tu as été sublime d’abnégation, ma fille… Mais tu pleures aujourd’hui ton sacrifice d’hier. Aussi, te dis-je encore à cette heure : prends courage, Lucy, car tu en auras besoin dans les jours d’épreuve qui vont suivre !

— Souvenez-vous, mon père, répondit la jeune fille d’une voix douce et ferme, souvenez-vous des jours pleins de terreur de la conspiration de Rye-House. Bien qu’innocent, vous fûtes alors obligé de fuir, dans une retraite ignorée, le soupçon qui donnait la mort… N’ai-je pas su, quoique bien jeune, montrer en cette occasion, quelque courage et quelque prudence ?

— Oh ! oui, mon enfant, ta conduite fit l’admiration des autres et fut mon orgueil, à moi.

— Eh bien ! mon père, si vous avez encore besoin d’un amour et d’un dévoûment sans bornes, songez à votre Lucy, pour qui vous êtes, pour qui vous serez toujours tout ici-bas.

— Merci, ma fille ; cet amour et ce dévoûment, je les accepte, je suis obligé de les accepter ; je n’ai aujourd’hui personne à Londres à qui te confier, tandis que la marche inconnue des évènements va me promener sur les champs de bataille… Nous allons partir dans quelques heures pour Taunton. Là, tu seras en sûreté au milieu d’une population qui me connaît et qui m’aime. Et puis, ma chère enfant, j’ai une prière à l’adresser…

Le vieux puritain sembla hésiter.

— Qu’est-ce donc, mon père ? lui demanda Lucy avec une douce insistance. Parlez, n’êtes-vous pas certain d’avance que je vous obéirai, sans que vous entendiez une objection sortir de ma bouche ?

— Je te dirai tout à l’heure ce dont il s’agit ; mais auparavant va me chercher les deux pièces de soie que tu m’as dit avoir achevé de broder.

— J’y vais, mon père, répondit la jeune fille, qui sortit aussitôt du salon.

Quand elle reparut au bout de quelques instants, elle portait dans ses mains une boîte de petite dimension qu’elle remit à son père, Celui-ci l’ouvrit et en retira deux morceaux de soie qu’il déplia. Le plus grand présentait dans ses couleurs et dans leur arrangement une exacte reproduction du drapeau et des armes de l’Angleterre, Seulement, au-dessous du dessin héraldique et des devises sacramentelles, le nom du duc de Monmouth était brodé en lettres d’or.

Le plus petit des deux morceaux de soie n’était rien autre chose qu’un étui de livre. Le nom du fils de Charles II y était aussi brodé.

Murray prit la Bible toujours placée sur la table de chêne, et l’enveloppa dans l’étui qui semblait avoir été fait pour la recevoir, tant elle l’emplissait avec une parfaite justesse.

— Ma fille, dit le vieillard en serrant affectueusement la main de Lucy, les chefs du parti qui prend les armes, moins en faveur du duc de Monmouth que pour la défense des plus chères libertés de l’Angleterre, menacées par Jacques Stuart, ont décidé qu’un drapeau et une Bible seraient offerts au chef de l’insurrection, au duc de Monmouth, lors de son entrée à Taunton. Vingt jeunes filles des principaux citoyens et des familles les plus considérables doivent lui présenter ce drapeau et cette Bible. À la demande de tous, tu as été choisie pour marcher à la tête de cette députation…

— Mon père, au nom de Dieu ! épargnez-moi cet honneur ! s’écria Lucy dont le visage devint plus pâle encore qu’il n’était. Vous savez combien toute ma vie s’est passée à l’intérieur de la maison ! et j’avoue que bien peu de dangers m’effrayeraient autant que cette obligation de marcher en tête d’une pompe publique…

— Ai-je besoin de te dire, mon enfant, que je n’ai point recherché cet honneur, qu’il m’a été imposé, et que j’ai dû le subir ? Réfléchis et réponds : ai-je pu refuser ?

Lucy baissa la tête d’un air résigné.

— C’est vrai, mon père, dit-elle. Il vous était impossible de refuser. Je remplirai la promesse que vous avez faite ; j’offrirai ces objets au duc de Monmouth.

— Va, ma fille, et mets-les parmi le peu de bagages que nous emportons avec nous.

Lucy était à peine sortie, que Percy Kirke, annoncé par un domestique, entra et salua Murray d’un geste amical. Puis, après s’être avancé vers lui, lui dit avec une exquise politesse :

— Ma présence chez vous, même à cette heure matinale, ne doit pas vous étonner, monsieur. C’est aujourd’hui le dernier des trois jours que j’avais obtenus de lord Jefferies. L’entière sécurité dont vous avez joui vous prouve que j’avais fait une promesse sérieuse, et que vous pouvez vous fier à moi. Je viens vous poser deux questions. La première, c’est uniquement dans votre intérêt que je désire de la faire.

— Parlez, colonel, dit froidement Murray.

— Ah ! pardon, sir Charles… répliqua vivement l’officier de fortune. Je ne tiens nullement à être nommé par le titre de mon grade dans l’armée, mais si vous voulez me le donner au lieu de m’appeler par mon nom, donnez-moi, je vous prie, celui que j’ai aujourd’hui.

Murray s’inclina, et d’un ton plein de réserve :

— Je ne suis pas, monsieur, dans le secret de vos avancements. Dites ou taisez, suivant que vous le jugerez à propos, votre nouveau grade et votre nouveau titre, il m’importe peu.

— Vous pourriez vous tromper, sir Charles ; avant qu’il ne soit longtemps, vous jugerez peut-être que mon nouveau grade et mon nouveau titre sont pour vous de la plus haute importance.

— Tout cela me dit les choses que vous souhaitez de m’apprendre, mais nullement celles que vous désirez de savoir, répondit le vieux puritain d’une voix où perçait une légère ironie.

— Le major-général Percy Kirke vient s’informer si vous quittez Londres aujourd’hui, sir Charles. Comme il a promis de protéger votre retraite, il voudrait être instruit de l’heure que vous avez choisie et de la route que vous vous proposez de prendre.

— Répondre franchement au major-général Percy Kirke, sur la demande qu’il me fait là, dit Murray avec une noble sérénité, c’est montrer une confiance illimitée dans sa loyauté ; et cependant je n’hésite pas : c’est à Taunton que je me rends, général.

— Je le vois avec une profonde peine, sir Charles, vous persévérez dans ce malheureux projet ?

— Vous l’avez dit, général, j’y persévère.

— Et vous reconnaissez cependant que jamais prise d’armes n’a été plus folle que celle dans laquelle vous vous engagez là.

— Nul plus que moi ne le sait.

— Qu’est-ce qui vous force donc à courir ainsi tête baissée à une perte certaine ? Ne pouvez-vous partir pour la Hollande ?

— Abandonner une foule d’amis que j’ai entraînés dans celle entreprise, serait une trahison dont, grâce à Dieu ! je suis incapable… D’un autre côté, je ne puis demeurer un jour de plus à Londres, vous le savez, général. Ainsi, ce que vous nommez démence n’est, en réalité, que force majeure.

— Ce sont les lettres de vous que Jefferies à entre les mains qui vous imposent cette nécessité, sir Charles ?

— N’est-il pas tout simple, général, que, malgré la presque certitude d’être vaincu, je préfère de courir cette suprême chance, plutôt que de me livrer bénévolement à Jefferies et à Jacques… Mieux vaut mourir sur le champ de bataille que sur l’échafaud.

— Sir Charles, voici les lettres qui vous compromettaient d’une manière si grave, dit Kirke en remettant une liasse de papiers à Murray.

— Mes lettres à lord Lisle, général ? s’écria le vieillard avec un involontaire saisissement de joie.

— Elles-mêmes, monsieur.

Murray avait ouvert le paquet et examinait avec une avide et inquiète curiosité les différentes pièces qui y étaient contenues ; il semblait même les compter. Kirke devina facilement la cause de cet examen minutieux.

— Oh ! je serais grandement trompé, dit-il, si elles ne s’y trouvaient toutes s’il en manquait une seule… Eh bien, me trompé-je ?… Je comprends parfaitement que si une seule de ces lettres avait été distraite et manquait, ce serait un cadeau fort insignifiant que je vous ferais là… Voyons, sir Charles, toutes y sont-elles ? poursuivit Kirke, dans l’esprit duquel commençait à naître une vague incertitude.

— Oui, toutes y sont, dit enfin Murray, sur le visage duquel passa un fugitif sourire. Et vous me les donnez, général ?

— Oui, monsieur.

— Sans condition, général ?

— Sans condition, sir Charles ; vous pouvez les brûler toutes avant que nous ne continuions notre conversation.