Le Tigre de Tanger (Duplessis)/IV/XI

et Albert Longin
L. de Potter (4p. 285-304).

XI

Petit souper au cabaret de la Vache-Rouge (suite).

Les paroles du premier page du roi avaient produit sur Jefferies l’effet de l’eau sur le feu. À mesure qu’elles étaient tombées stridentes, froides, significatives, de la bouche de ce valet tout puissant par la ruse et le vice, la colère du grand juge s’était calmée, et ses yeux étaient devenus hagards, son geste suppliant.

Dès qu’il eut recouvré la liberté de ses mouvements, et surtout celle de la parole, il s’avança vers Chiffinch et lui dit :

— Allons ! j’ai eu tort, grand tort, de m’emporter ainsi, je le reconnais, et je vous prie, Chiffinch, mon bon ami, mon fidèle associé, d’oublier ce fâcheux incident. Que diable ! il ne faut pas qu’une amitié éprouvée comme la nôtre se casse ou se fêle même pour si peu de chose.

— Pour si peu de chose ! interrompit le page. Eh bien ! il ne manquait plus que cela.

— Ah ! pardon, ce n’est pas ce que je voulais dire.

— Voyez-vous mylord le grand juge au banc du roi qui ne sait plus manier la parole !

— Ah ! c’est que j’ai l’esprit troublé par le chagrin que je vous ai causé, mon excellent Chiffinch !… Oui, c’est une grosse sottise que celle que je viens de faire là… Votre main, mon ami…

— J’aimerais mieux la voir se dessécher que de vous la donner, dit froidement le page.

— Que vous êtes rancunier, Chiffinch ! Je n’aurais jamais cru que vous le fussiez à ce point !… Madame, voyons, soyez bonne, vous, interposez-vous entre nous et faites notre paix. Je vous jure que je ne pense pas un mot de ce que je vous ai dit dans un moment d’aveugle colère… Affaire d’habitude, que voulez-vous !… Il faudra pourtant que je me défasse de cette malheureuse propension aux gros mots. C’est ma profession qui me l’a donnée. Ah ! le métier d’avocat ! le métier d’avocat ! cela gâte les natures les plus polies !

Suzanne, depuis deux ou trois minutes, suivait cette scène avec un intérêt croissant. En entendant la prière que lui adressait Jefferies, elle éprouva une vive joie, qu’elle ne laissa cependant pas paraître.

Elle s’avança tout à coup vers Jefferies, et le regardant avec une bienveillance qu’on aurait dite vraie tant elle était parfaitement simulée :

— Votre main, mylord, lui dit-elle.

Puis tendant au page sa main restée libre :

— Donnez-moi aussi la vôtre, monsieur Chiffinch, ajouta-t-elle.

Placée ainsi entre ces deux hommes et souriant à l’un et à l’autre, elle semblait personnifier la réconciliation.

— Écoutez ! poursuivit-elle en s’adressant à Jefferies, je veux bien, mylord, après vous avoir pardonné moi-même, vous faire faire votre paix avec M. Chiffinch ; mais, auparavant, il faut que vous vous engagiez par serment à remplir une condition que je vais vous imposer.

— Je jure d’avance de l’accomplir ! s’écria Jefferies.

— Oh ! si votre réputation n’est pas usurpée, ce sera un châtiment trop doux pour vous. Mais n’importe ! vous viderez votre verre plein de porto ou de xérès chaque fois que je tremperai mes lèvres dans ma coupe, ou même chaque fois que je vous l’ordonnerai.

— J’accepte, dit Jefferies, j’accepte !… Et remarquez bien qu’il n’était pas nécessaire d’exiger de moi un serment. Vous êtes la reine du festin, et comme telle, vous devez être obéie chaque fois que vous nous ordonnerez de boire.

— J’espère que ces messieurs, dit Suzanne en s’adressant à Kirke et à Chiffinch, acceptent la même loi.

— Nous sommes tous vos féaux sujets, madame, répondit Kirke ; puissions nous aussi être vos amés !

— Et vous, monsieur Chiffinch ?

— Vous savez bien, Suzanne, que devant votre volonté la mienne n’existe pas.

— C’est très bien dit, monsieur… En ce cas, prouvez-le en embrassant tout de suite mylord Jefferies.

Le page et le grand juge tombèrent dans les bras l’un de l’autre, et se serrèrent avec tous les semblants de la plus chaleureuse affection.

— Allons, dit Suzanne en éclatant de rire, voila qu’ils vont s’étouffer maintenant, ces féroces amis !… À table, messieurs, à table !

Les garçons de la taverne eurent bientôt servi le souper. C’était Chiffinch qui régalait les deux autres triumvirs : aussi le Trimalcion avait-il prodigué dans ce festin les produits de toutes les vendanges du monde, et tout ce que l’art gastronomique de l’époque avait pu inventer de chefs-d’œuvre culinaires.

Il était tard, et la faim des convives était robuste : les plats avaient eu beau se succéder nombreux et bien garnis, ils n’étaient jamais renvoyés sans qu’on y eût au moins goûtés ; les flacons se vidaient incessamment et étaient sans cesse remplacés.

Tant que le service de la table, plus actif au commencement du souper, obligea les convives à garder auprès d’eux les garçons du public-house, la conversation roula sur les mets et les vins offerts à leur appétit.

Mais enfin le dessert fut étalé sur la nappe avec une profusion pleine de goût, au milieu d’un lit de roses de mai effeuillées, les premières de l’année et les plus odorantes.

Au-dessus de cette jonchée d’incarnat, les vins les plus exquis et les plus rares étincelaient, aux feux des bougies de cire, dans des cristaux de Bohême.

Les garçons sortirent de la salle, et les convives purent jouir seuls de cette fête de l’œil et de l’odorat.

— Il ne s’agit pas seulement de regarder et de sentir, il faut encore déguster, dit Suzanne. Vous m’avez tantôt donné autorité sur vous, messieurs ; écoutez-moi donc… Je n’étais qu’une ignorante il y a encore trois ou quatre mois, mais grâce aux livres que M. Chiffinch a mis entre mes mains pour charmer les ennuis de ma solitude forcée, je sais beaucoup de choses aujourd’hui… J’ai lu, par exemple, que le convive romain, que nous imitons en ce moment, avait un charmant et poétique usage : il buvait à sa maîtresse autant de fois qu’il y avait de lettres dans le nom de celle-ci. Je ne suis la maîtresse d’aucun de vous, mais je suis votre reine. Il y a sept lettres dans mon nom royal : remplissez donc votre verre, et le videz sept fois. Buvez à la reine Suzanne !

Kirke, Jefferies et Chiffinch obéirent. Ce ne fut pendant un moment que flacons passés de mains en mains, que verres remplis et vidés aussitôt pour être de nouveau remplis jusqu’au bord.

— Quel dommage, s’écria Suzanne, qui avait applaudi à l’obéissance de chacun de ses compagnons de table, sans boire elle-même, malgré toutes les instances qu’on avait pu lui faire ; quel dommage que l’homme ne vive pas toujours dans la paix et la tranquillité ! Comme il serait doux de couler ses jours parmi de si charmantes fêtes ! Et pourquoi faut-il que les guerres et les calamités qu’elles traînent après elles, viennent troubler de si doux passe-temps ?… Cet Argyle, ce Monmouth, et tous leurs adhérents, qui lèvent en ce moment ou lèveront demain l’étendard de la guerre civile parmi nous, pourquoi Dieu ne les écrase-t-il pas de son tonnerre avant qu’ils commettent leur abominable crime ?

— Si Dieu, ô reine, s’occupait de ces choses-là, que me resterait-il donc à faire avec mon épée, dit Kirke en emplissant son verre.

— Et à moi, avec mon glaive et ma corde ? ajouta Jefferies en vidant sa coupe.

— Et moi, à quoi me servirait-il alors de pouvoir à mon gré jeter dans l’oreille du roi toute condamnation que je veux faire sortir de sa bouche ou signer de sa main ? balbutia Chiffinch déjà ivre-mort.

— Vous vous promettez donc bien, mes chers amis, dit Suzanne, vous vous promettez donc bien de vous rassasier de carnage, de sang et de larmes ?

— Oh ! oui ! ces jours si longtemps attendus vont enfin luire ! murmura Jefferies, dont la langue s’embarrassait, dont le regard vacillait.

— Que vous êtes heureux ! Comme il doit être bon de tenir un ennemi en son pouvoir ! d’entendre les cris de sa douleur ! de humer les tièdes parfums de son sang qui fume ! s’écria Suzanne en dardant sur Jefferies un regard vigilant.

— C’est un divin plaisir ! répondit le grand juge, dont l’œil se ralluma aux lueurs des images que l’Irlandaise venait de faire passer devant lui.

— Quels sont ceux de vos ennemis dont vous voulez tirer la plus exemplaire vengeance ? demanda la jeune fille.

— Charles Murray ! Charles Murray ! hurla Jefferies, qui ajouta sur-le-champ : À propos, ami Kirke, j’ai bien à te remercier, va ! Tu m’as empêché de faire une grande sottise… Où avais-je donc la tête quand je voulais faire arrêter le Charles Murray dès hier ? Que la colère est une mauvaise conseillère, et de quel auxiliaire j’allais me priver là !… Qui plus sûrement que lui peut insurrectionner les comtés de Somerset et de Dorset ? Taunton se lèvera tout entière à sa voix ! Quelle moisson de têtes se prépare là !… Kirke, ce n’est plus trois jours que je lui accorde à ta prière ; qu’il reste à Londres tant qu’il voudra : qu’il n’en parte que pour aller soulever Taunton en faveur de Monmouth !… Et pour qu’il n’ait plus aucune crainte, pour que la sécurité la plus complète lui revienne, pour qu’il n’émigre pas inopportunément en Hollande ou ailleurs, tiens, voici toutes ces lettres qui me donnaient sa tête sans qu’un seul jury dans le monde entier osât me la disputer… je te les donne toutes je ne m’en réserve pas une seule… rends les lui… C’est un inappréciable cadeau que tu vas lui faire là ; et, ma foi ! s’il ne te donne pas en retour sa blonde Lucy, c’est qu’il est un ingrat fieffé !

— Prenez, général, prenez ces lettres ! et n’allez pas les perdre au moins ! s’écria Suzanne radieuse ; et puissiez-vous, contre leur remise, obtenir cette adorable Lucy !

— Vous l’obtiendrez d’autant plus facilement qu’Henri Lisle se retire sur l’ordre du roi, dit Chiffinch, qui se souleva sur un coude pour retomber aussitôt.

— Pendant qu’il me reste encore une lueur de raison, mon cher Jim, dit Kirke, j’en profite pour le quitter… Je ne voudrais pas avoir à te tuer si tu essayais de me reprendre ces lettres…

L’officier de fortune se leva et sortit.

— Que sont donc ces lettres, mylord ? demanda Suzanne à Jefferies ; et à qui sont-elles adressées ?

— À qui étaient-elles adressées, veux-tu dire, ma belle Suzanne, répondit le grand juge, dont la tête ni le corps ne se soutenaient plus… Elles étaient adressées au vieux régicide lord Lisle, à qui ton aimable Fitzgerald les a volées après l’avoir tué :

— Que dis-tu là, langue d’enfer ? cria Suzanne à Jefferies, qui avait roulé sous la table et n’entendait plus… Ô mon Dieu ! j’ai voulu les faire parler… j’ai voulu savoir… je sais maintenant ! Ah !… Fitzgerald assassin ! assassin de qui ?… du père d’Henri !… Ô mon Dieu, prenez pitié de moi !

FIN DU QUATRIÈME VOLUME.