Le Tigre de Tanger (Duplessis)/III/VIII

et Albert Longin
L. de Potter (3p. 187-215).

VIII

Le triumwirat.

Une demi-heure après leur rencontre, Kirke et Jefferies attablés devant un guéridon garni de bouteilles, causaient amicalement entre eux. C’était dans l’hôtel et dans le cabinet même du grand juge que cette conversation avait lieu ; Jefferies avait donné l’ordre exprès à ses serviteurs de ne recevoir aucun visiteur, de refuser la porte à tout le monde.

— Mon bien-aimé George, disait le colonel en regardant d’un œil attendri son hôte, tu ne saurais te figurer la joie que me cause notre réunion. Car vois-tu, Jefferies, tu es le seul homme que j’aie véritablement aimé, que j’aime encore… Parbleu ! ne vas pas le figurer au moins que j’ignore les défauts, que je m’aveugle sur tes vices… non, non, je reconnais au contraire que tu es un être abominable… que ton cœur de pierre est incapable de ressentir aucun noble sentiment… que pour de l’or et des honneurs tu vendrais sans hésiter ton âme… oui, je sais tout cela, et c’est justement ce qui te vaut mon affection et mon dévoûment. Pour rechercher ainsi que tu le fais l’impopularité et la haine de la foule, il faut être doué d’un caractère viril, d’un esprit supérieur. Si j’étais homme de plume, je serais un Jefferies… si tu portais une épée tu serais un Kirke. Entre ton caractère et le mien existe une ressemblance frappante, toi, tu as le courage moral… moi, celui du sang… mais tous les deux nous poussons la témérité jusqu’à ses dernières limites, tous les deux nous éprouvons un égal mépris pour l’humanité, tous les deux nous sommes au-dessus des préjugés du vulgaire.

Le colonel vida un grand verre de porto, serra pour la vingtième fois la main de Jefferies et continua ainsi :

— Enfants de nos œuvres, nous avons toi et moi passé par l’étamine de la misère et de la honte, gravi péniblement le chemin de la fortune, et nous sommes arrivés ensemble. Aujourd’hui, devant la langue de Jefferies et devant l’épée de Kirke s’inclinent les plus téméraires. Te rappelles-tu, George, les pénibles débuts de notre besogneuse jeunesse !… Que de privations, mais aussi quels beaux rêves ! Que de fois chassés de notre pauvre taudis par une hôtesse avare et méfiante, avons-nous passé la nuit à courir les rues de Londres !… Eh bien ! c’est une justice à nous rendre, tandis que le froid marbrait et raidissait nos membres, tandis que la faim crispait nos estomacs, nous planions par l’espérance et la foi au-dessus de la misère. Nous éprouvions une âpre volupté, une fébrile jouissance, à la pensée de la revanche terrible que nous prendrions quand l’heure serait venue ! Car jamais, c’est une justice à nous rendre, nous n’avons douté de notre avenir. Un jour, nous étions bien jeunes alors, nous sortions de l’école de Westminster, un jour, c’est un souvenir qui m’est bien cher, nous nous promenions sur les bords de la Tamise, et nous admirions ce beau fleuve. Nous nous disions qu’il n’était à sa source qu’un ruisseau, et nous comparions une jeune ambition à la Tamise naissante… filet d’eau qui devenait une mer !… Mais, disais-je, le ruisseau est pur et la mer est souillée, et j’hésitais, et, l’œil fixé sur le vaste avenir, ébranlé mais non séduit, j’aurais voulu, enfant que j’étais ! atteindre à ces lointaines grandeurs en restant étranger aux souillures qu’il fallait traverser pour y arriver. Toi, plus sage, tu souriais de mes scrupules, — j’avais alors des scrupules ! — et me montrant les flottes et les richesses dont la surface du fleuve était couverte, tu me disais : « Vois ces splendides ornements ! Ne cachent-ils pas les souillures de ces flots qui se sont agrandis dans leur cours et des eaux du ciel et des boues liquides de leurs rives ! »

— Poète au langage oriental, s’écria Jefferies, je ne sais si jamais je te parlai ainsi, mais je te comprends : tu veux dire que nous avions le même but, mais que, faible et pusillanime, tu reculais alors devant des moyens que j’acceptais comme nécessaires ? Oui, je m’en suis toujours souvenu, je tendis alors la main et je te dis : « Qu’importe les moyens ? Le premier qui arrivera au but, viendra en aide à l’autre… »

— Oui, oui, c’est cela même, interrompit Kirke… Ce serment, j’y ai souvent pensé depuis ; il m’a aidé à gagner mes grades, il m’a fait ce que je suis !… Mais par Satan ! ne vas pas te figurer, George, que je parle en ce moment au grand juge au banc du roi, au puissant magistrat qui peut m’être utile… Si pareille pensée te traversait le cerveau, tu ne serais plus le George de jadis, le George de l’école de Westminster… tu serais un sot parvenu, un mesquin et ridicule bourgeois, dont je ne me soucierais pas plus que d’un brin de paille ! Je serais certes heureux d’arriver par toi, mais pour parvenir je n’ai besoin de personne. Je sais comment l’on aborde un trône !… Je ne suis pas de ceux qui creusent péniblement leur sillon et se traînent dans l’ornière !…

— Par les furies de l’enfer, voila qui s’appelle parler ! s’écria Jefferies avec un joyeux enthousiasme, Je retrouve le fier gueux de Wesiminster, je devine le tigre de Tanger !… Percy, mon fougueux et implacable Percy, je ne serai pour toi ni le sot parvenu, ni le bourgeois ridicule !… Je resterai ton vieux Jim… Notre alliance dure toujours… je ne saurais t’exprimer la joie que me cause ta présence à Londres !… Écoute-moi à ton tour, et tu verras si tu dois, oui ou non, compter sur mon amitié.

Le grand juge au banc du roi remplit d’un généreux vin d’Espagne son verre et celui de Kirke ; puis, après avoir bu tout d’un trait le contenu de sa coupe :

— Mon fidèle Percy, dit-il d’un air de lugubre mélancolie, je ne suis pas heureux. Ne m’interromps pas… Je sais à l’avance ta réponse. Parti de si bas, je dois m’estimer chanceux d’être arrivé aussi vite et si haut. Oh ! quand à cela je n’ai pas, je l’avoue, à me plaindre ! D’autant mieux que l’avenir, si je ne m’abuse, me réserve encore de bien plus grandes splendeurs. Ce n’est pas non plus, crois-le bien, l’animosité, la haine générale dont je suis l’objet qui jette une ombre dans ma vie, qui obscurcit mon soleil. Au contraire !… La haine de la multitude s’attache toujours à ceux qui la dominent, et ne sert qu’à constater leur supériorité ! Ce qui me rend triste, Percy, — où pour mieux dire ce qui me rendait triste, — c’était de n’avoir pas un homme sur lequel il me fût donné de compter absolument : un homme qui me comprit à demi-mot, et sût, tout en restant mon égal, devenir mon séïde ! Je suis l’intelligence, mais il me faut un bras !… Percy, je te le répète, tu arrives à point nommé… Chiffinch, le premier page de Sa Majesté, a fait avec moi, il est vrai, une alliance offensive et défensive ; mais Chiffinch voudra jouer au plus fin, tirer à lui la plus grosse part, et si je cours un danger sérieux, il m’abandonnera lâchement dans ma détresse. C’est, en un mot, un impudent drôle qui, s’il était [[corr|disgrâcié|disgracié}} demain, ne saurait se relever par lui-même, car il manque complètement de valeur. Toi, Percy, toi seul tu réunis dans ta personne toutes les qualités que je cherche. Tu es brave, ardent, téméraire, inflexible… Ta volonté de fer n’a jamais plié ; jamais tu n’as manqué à ta parole. Oh ! je t’ai suivi d’un œil attentif sur la terre étrangère ; je te connais, Percy, comme si jamais nous ne nous étions quittés, comme je te connaissais lorsqu’enfant nous souffrions et espérions ensemble, Si tu l’engages, Percy, à devenir un second moi-même, à me servir, — comme je le ferais pour toi, — dans mon ambition, dans mes passions et dans mes vengeances, alors je te dis : à nous deux le royaume d’Angleterre !

Jefferies, après avoir prononcé ces derniers mots avec une exaltation fébrile, regarda bien en face son interlocuteur et attendit sa réponse.

Kirke, l’œil brillant, les lèvres sensuellement entrouvertes, semblait plongé dans une enivrante extase.

— Oui, oui, s’écria-t-il bientôt, à nous deux, George, le royaume d’Angleterre !… Par l’enfer ! j’entrevois une magnifique et sublime orgie, qui effacera à tout jamais le souvenir des plus beaux jours de la décadence romaine !… Pour salle de banquet, nous aurons le Royaume-Uni… pour serviteurs les lords de la chambre haute, pour courtisanes les altières et arrogantes pairesses !… Donne-moi l’armée, Jefferies !… Donne-moi l’armée, et je te promets la plus large impunité ! Malheur au pouvoir, quel qu’il soit, qui osera s’attaquer à mes soldats, à mes agneaux, comme je les nommais à Tanger !… Je ne crois pas aux idées, moi, je ne reconnais que la force !… Les hommes politiques sont de vieilles commères qui se figurent remuer le monde avec le même sempiternel discours ; je leur ferai voir combien ils se trompent !… Jefferies grand chancelier d’Angleterre, Kirke major général de l’armée ! Oh ! la sublime combinaison !… quels beaux jours vont luire pour l’Angleterre !… Ah ! je vois bien, pardieu ! nous avons l’un et l’autre les mêmes idées sur l’amitié, qui est, n’est-ce pas, un bien commun à exploiter par deux volontés égoïstes, et non une lutte désintéressée de sacrifices mutuels… Ah ! quelle joie de rencontrer enfin un ami dont le cœur bat si bien à l’unisson du mien ! Maintenant, Jim, revenons à ce qui nous concerne, à l’alliance ou au pacte, si tu le préfères, que tu me proposes… Sur mon honneur de soldat de fortune, sur les jours si tristement écoulés de notre jeunesse, je te jure que je te serai fidèle et dévoué jusqu’à la mort… que tes ennemis seront miens, que tes vengeances deviendront miennes ! Si par hasard, toutefois, tu voudrais frapper une tête qui me serait chère, alors, Jim, je te le dirais franchement, mais je ne te trahirais pas ! Il y aurait lutte entre nous deux, mais cette lutte, convenons-en bien à l’avance, ne pourrait rien sur notre amitié. Si je t’arrache ta proie, tu ne m’en garderas aucune rancune, si tu l’emportes sur moi, je ne conserverai nulle mauvaise arrière-pensée contre toi !… Tu auras été le plus adroit, j’aurai été le plus heureux, voilà tout ! Ces conditions te conviennent-elles ? Alors, donne-moi la main. Le tigre et le lion sont unis ! malheur à la pauvre licorne !

— Oui, malheur à la licorne ! répéta Jefferies avec une exaltation égale à celle du colonel, son temps est passé : désormais les armes d’Angleterre seront une hermine de juge ceinte d’un baudrier !

— Et honni soit qui mal y pense ! ajouta Kirke en accompagnant cette plaisanterie d’un rire hautain et provocateur.

Un léger silence se fit : les deux amis, en proie à leurs pensées, plongeaient chacun de son côté un avide regard dans l’avenir.

Ce fut Jefferies qui le premier reprit la parole.

— Percy, dit-il, il nous reste maintenant à dresser nos batteries, à convenir de nos actions, de façon que nous ne fassions pas fausse route. Le point le plus essentiel, le plus important, c’est de te faire agréer par le roi… Es-tu catholique romain ?…

— Moi, répondit le soldat de fortune, je suis de toutes les religions, même de celle de Mahomet…

— Oui, de loi à moi, mais aux yeux de Sa Majesté, il est indispensable que tu appartiennes à l’église romaine, que tu sois même fort exalté dans ta foi…

— Parbleu ! cela va sans dire !… Seulement, mon vieux renard-tigre bien-aimé, il me semble que tu choisis un mauvais moment pour traiter ces questions… Laisse-moi auparavant reprendre mon sang-froid.

— Soit, dit Jefferies, tu as raison… Ces questions demandent à être examinées longuement, mûrement… Nous leur consacrerons notre soirée.

— Par Vénus ! j’ignore si je serai libre ce soir, dit Kirke.

Un nuage passa sur le front du grand juge.

— Eh bien ! quoi ! George, ne voilà-t-il pas que tu t’émeus à la pensée de mon bonheur, continua en riant le soldat de fortune. Ne crains rien, George ; la nature m’a doué de facultés assez étendues, assez puissantes pour que je puisse, sans crainte que l’un nuise à l’autre, allier le devoir au plaisir…

— Ce n’est point, Kirke, ton amour qui me porte ombrage, mais bien l’objet de ton amour. C’est Lucy Murray que tu aimes, n’est-il pas vrai ?

— Oui, Lucy, la plus chaste et la plus adorable fille du royaume d’Angleterre ! Lucy, le type de la beauté absolue, Lucy, qu’aucun poète n’est digne de chanter ! oui, c’est Lucy que j’aime ! Et quand j’emploie ce mot, c’est à défaut d’une expression qui rende ma pensée, car ce que j’éprouve pour cette merveille sans égale, c’est un sentiment inconnu du reste des hommes, un sentiment que le fougueux soldat de Tanger est seul capable de ressentir !… En quoi donc, je te prie, Lucy a-t-elle pu te déplaire ? quels sont tes griefs contre elle ? que lui reproches-tu ?

— D’être la fille de son père, s’écria Jefferies d’une voix éclatante, de son père, sir Charles Murray |

— Murray est ton ennemi ?

— Mon ennemi, oh ! non, répondit Jefferies avec une rage croissante, ce serait lui faire trop d’honneur ! Le reptile qui, caché dans l’ombre, vous mord au talon lorsque vous passez près de lui sans le voir, n’est pas votre ennemi, c’est tout bonnement une bête malfaisante, dangereuse et lâche que la nature a pourvu de vils et méchants instincts et qui obéit à sa nature.

— Je comprends ! Murray a dû t’attaquer dans l’ombre. Quelque pamphlet sorti de sa plume se sera trouvé sur ta route et aura manqué de te faire choir ?

Jefferies hésita avant de reprendre ; enfin faisant un effort sur lui-même :

— Le bruit de ma honte n’a-t-il donc pas retenti au-delà des mers, dit-il enfin d’une voix sourde, que tu ignores pourquoi je déteste ce misérable ? Ne sais-tu donc pas, Percy, que moi, le grand juge actuel au banc du roi, moi que l’on appellera peut-être bientôt le grand chancelier d’Angleterre, ne sais-tu pas que sur l’audacieuse et insolente motion d’un membre des communes, j’ai été condamné à me mettre à genoux devant l’assemblée élue… à genoux… entends-tu ?… prêt à lui demander humblement pardon ?… Oh ! ce souvenir me brûle le sang ; c’est le cauchemar de mes nuits, la pensée fixe de mes jours. Or, ce membre dont la motion me réduisit jadis au degré de l’abjection la plus profonde…

— C’était sir Charles Murray !…

— Tu l’as dit, Kirke, c’était Charles Murray, le père de celle que tu aimes.

— Eh bien, qu’importe ! continua Kirke, le père t’a insulté, venge-toi du père. Quant à son enfant, nulle puissance humaine ne saurait la ravir à ma passion.

Une assez longue pause suivit cette réponse de Kirke ; ce fut Jefferies qui renoua l’entretien.

— Après tout, qui sait, dit-il, si ton amour, Ô mon brave Percy, ne doit pas servir à ma vengeance !… Sot, insensé et aveugle que j’étais ! comment n’ai-je point pensé plus tôt à cela !… Oui, mon brave Kirke, aime Lucy, aime-la avec cette rage, cet emportement, je suis presque tenté d’ajouter avec cette férocité qui ont déjà rendu célèbres plusieurs de tes conquêtes !… Jamais, certes, oh ! non, jamais je ne retrouverai une pareille vengeance !…

— Tu crois ? demanda le colonel d’un air railleur. Qui t’assure, George, que Lucy n’appréciera pas mes qualités, que je ne ferai pas son bonheur ?

— Qui m’en assure ? Ton caractère et sa vertu !… Oh ! avant d’étendre à tout jamais ma main sur sir Charles pour le lancer dans l’éternité, je veux le laisser vivre assez pour qu’il éprouve toutes les angoisses et toutes les humiliations que lui vaudra la chute de son enfant chérie, de sa Lucy dont il est si fier !… Ces puritains ont un orgueil dont rien ne saurait donner une idée !… L’agonie du vieux reptile sera atroce, épouvantable, inouïe. Réussis dans tes desseins, Kirke, réussis, et mon vœu le plus ardent sera accompli. Seulement sache une chose, c’est que si tu te contentes de soupirer aux genoux de ta belle, si tu emploies les moyens ordinaires, si tu suis le sentier battu des soupirants vulgaires, tu ne réussiras pas. Cette jeune fille n’est pas une faible enfant, sa frêle et gracieuse enveloppe cache un cœur vaillant et superbe. Oh ! les filles de puritains, tu ne les connais pas ! Froides, hypocrites et toujours maîtresses d’elles-mêmes, elles prennent un méchant plaisir à se jouer des sentiments qu’elles inspirent !… N’oublie point la prédiction que je te fais : Lucy te rendra ridicule, Lucy se jouera de toi !…

— Jamais ! s’écria Kirke avec emportement, jamais !

Le grand juge allait poursuivre, quand un coup frappé à la porte du cabinet arrêta la parole sur ses lèvres.

— Par les vertus de Rose, mon aimable exécuteur, dit-il en fronçant les sourcils, je crois que mes valets ont désobéi à mes ordres ! Quel importun ose se présenter devant moi ?…

Jefferies n’avait pas fini sa phrase, que la porte, violemment poussée, s’ouvrit à deux battants et donna passage au visiteur.

— Chiffinch ! s’écria Jefferies en lançant à Kirke, à la dérobée, un regard d’intelligence, et il s’empressa de courir au-devant du premier page de Sa Majesté ! Ma foi, mon cher Chiffinch, vous ne pouviez pas arriver dans un meilleur moment… J’ai à vous présenter un nouvel allié… un autre moi-même… Monsieur Chiffinch, le colonel Percy Kirke… Colonel Kirke, M. Chiffinch, le premier page de Sa Majesté le roi Jacques II !…

Les deux hommes se saluèrent en silence et tout en s’observant.

— Messieurs, asseyons-nous, continua le grand juge, puisque le triumvirat est réuni… entrons en séance.