et Albert Longin
L. de Potter (1p. 243-263).

XI

Suzanne (suite).

L’infortunée était si profondément accablée, qu’elle n’entendit même pas les paroles du bedeau. Le visage inondé de larmes et la tête tristement inclinée sur son sein, elle restait étrangère à tout ce qui se passait à ses côtés.

Bientôt, elle secoua par un geste superbe sa belle chevelure d’ébène ; un regard d’audace anima son œil noir où brilla comme le reflet d’une sublime inspiration ; ses lèvres frémissantes s’agitèrent.

— Oui, oui, murmura-t-elle, je le sauverai !… C’est Dieu lui-même qui m’a suggéré la pensée de m’adresser au roi… Je verrai le roi… Oui, il le faut… je le veux !

Alors sans plus daigner s’occuper du sonneur nocturne, la jeune fille ramena les plis de sa mante sur ses épaules, et se remit en marche d’un pas plus rapide.

En ce moment, un homme, que l’obscurité de la nuit laissait apercevoir confusément, sortit soudain de dessous un auvent d’où, spectateur invisible et muet, il avait assisté au dialogue échangé entre le bedeau et la jeune femme.

Il se mit à suivre cette dernière.

Ce que voyant, l’honorable clerk de l’église du Saint-Sépulcre sentit un frisson lui traverser le corps.

— Un espion de Jefferies !… murmura-t-il avec une terreur qui fit claquer ses dents les unes contre les autres, ah ! je suis perdu !

Et, soufflant sur sa lanterne, il s’éloigna en toute hâte dans une direction opposée à celle qu’avait prise la jeune inconnue.

Tant que celle-ci suivit la large artère de Holborn, l’homme qui marchait derrière elle conserva une distance d’environ vingt pas entre elle et lui. Ce fut seulement quand la pauvre affligée atteignit les environs de Saint-Gilles qu’il doubla la vitesse de sa marche et parut se décider à l’aborder.

En effet, cinq minutes ne s’étaient pas encore écoulées que, grâce à une adroite manœuvre, accomplie avec une aisance et une facilité qui prouvaient combien ce genre d’exercice lui était familier, l’homme soupçonné d’être un espion de Jefferies se trouvait devant la jeune fille et lui barrait le passage.

— Quoi ! c’est vous ma bien-aimée Mary ? dit-il en affectant une vive surprise et en voulant lui prendre la main. Par saint Georges ! voila une rencontre à laquelle je ne m’attendais pas, et qui me comble de joie !…

— Vous vous trompez, monsieur, s’écria la jeune fille, je ne suis pas votre Mary… je me nomme Suzanne, et n’ai point l’honneur de vous connaître… Livrez-moi passage, je vous prie.

— Ma foi, c’est vrai, vous n’êtes pas Mary, reprit le nocturne promeneur sans bouger de place ; vous êtes cent fois, que dis-je, cent mille fois plus jolie ! Quant à vous livrer passage, n’y comptez pas ! Trouver un chef d’œuvre de la nature aussi accompli, aussi irréprochable que vous, et le perdre ensuite de gaîté de cœur, ce serait avoir été plus heureux et se montrer le plus sot des hommes !

— Monsieur, s’écria l’inconnue d’une voix qui dénotait bien plus la colère que la crainte, ne me retenez pas, vous dis-je ; mes minutes sont comptées : une seconde de retard peut occasionner la mort d’un innocent !

— Vous quitter, jamais ! mais, qui Înous empêche de marcher à côté l’un de l’autre ? Personne, que je sache… au contraire, même ! Les rues tortueuses qui avoisinent Saint-Gilles sont assez mal famées pour que la compagnie d’un garçon de cœur ne soit pas dédaignée par la femme qui ose se risquer à cette heure dans un tel quartier.

Suzanne ne répondit pas et se remit en route. L’inconnu, fidèle à l’intention qu’il venait d’annoncer, régla son pas sur celui de la jolie enfant avec une exactitude et une précision tout à fait militaires. Mais, ce fut en vain que l’obstiné poursuivant lui adressa la parole à plusieurs reprises : ces tentatives de liaison échouèrent toujours contre un dédaigneux silence.

— Par le dieu Cupidon, la belle, s’écria-t-il enfin en la saisissant brusquement par le bras, savez-vous bien que votre fierté déplacée, vos mépris de commande commencent à m’impatienter furieusement. Bah ! il est inutile que vous vous débattiez ainsi. Je veux que vous m’écoutiez. Que diable ! vous ne me ferez jamais accroire que courir la nuit les rues de Londres soit pour une jeune fille un certificat de haute vertu ! J’admets, pour vous être agréable, que votre position dans le monde soit plus noble que ne le donnerait à penser la légèreté de votre conduite de ce soir, mais ma complaisance s’arrête là… Eh parbleu ! farouche beauté, je vois pendre et briller à votre poignet un long bracelet d’or qui je le jurerais, ne vous vient pas d’un héritage de famille… Parbleu ! si vous aimez les bijoux…

— Misérable ! vous prenez l’éclat de l’acier pour celui de l’or ! s’écria Suzanne en reculant vivement. Passage, vous dis-je, ou malheur à vous.

— Un poignard ! dit l’inconnu. Par tous les diables, voilà de quoi bouleverser ma raison et me faire vous aimer à la fureur ! Cela me repose de toutes les divinités nonchalantes et fades qui sont à la mode, aujourd’hui. Sérieusement parlant, adorable enfant, c’est votre bon génie qui m’a mis sur votre chemin. Écoutez-moi bien.

À la fébrile impatience qui agitait le corps souple et merveilleusement modelé de Suzanne, il était aisé de deviner combien l’intervention de l’insolent et tenace inconnu la contrariait.

Enfin, paraissant s’arrêter à un parti, elle s’appuya contre le mur d’une maison, puis, d’une voix brève et qui dénotait une résolution irrévocablement arrêtés :

— Je vous le répète, monsieur, dit-elle ; de ma promptitude à accomplir la démarche que je tente en ce moment, dépend la vie d’un innocent ! Si vous vous obstinez à me retenir, que la responsabilité du sang versé par votre criminelle obstination retombe sur votre tête !… Je vous accorde cinq minutes : ce laps de temps écoulé, j’en appellerai à la justice de Dieu, je frapperai sans pitié et sans peur… Que voulez-vous ? Que désirez-vous ?

Tandis que Suzanne s’exprimait avec cette hardiesse, si peu en rapport avec son sexe et l’apparente délicatesse de sa constitution, l’inconnu la contemplait comme en extase.

En s’adossant à la muraille, elle s’était placée sans y prendre garde sous une des nouvelles lanternes d’Heming : son visage resplendissant de beauté et de jeunesse, éclairé en plein par un jet de lumière, se détachait en vigueur sur le fond noir du mur ; un faisceau de rayon entourait sa tête comme une auréole et produisait une singulière illusion : on eût dit une vierge chrétienne de l’ère des martyrs défiant, la face illuminée par la foi, ses accusateurs, ses juges et ses bourreaux.

Soit que la souveraine beauté de la jeune fille eût dissipé tous les doutes de l’inconnu, soit que vaincu et subjugué par cette lumineuse image, il fermât les yeux sur un passé douteux pour lui, toujours est-il que ce fut d’un ton bien différent qu’il reprit la conversation : sa voix, tout à l’heure railleuse et impertinente, n’exprimait plus que l’admiration et le respect.

La brièveté du délai que vous m’accordez, dit-il, m’oblige à aller droit au but. Miss, si vous consentez à vous fier à moi, si vous daignez me charger du soin de votre avenir, je m’engage à vous faire une existence si luxueuse, si brillante, que la réalité dépassera pour vous les rêves les plus beaux et les plus dorés que votre imagination ait jamais enfantés !… Je vous jure, si vous vous en rapportez à mon amitié, à mon expérience, de rendre votre sort tellement fortuné, que les plus grandes dames du royaume d’Angleterre seront jalouses de votre bonheur !

La jeune fille haussa ses belles épaules avec un impatient dédain.

— Oui, oui, je comprends, vous ne me croyez pas ! reprit vivement son interlocuteur. Je vous jure de nouveau… Mais à quoi bon des paroles ? les faits seuls ont une réelle éloquence… Écoutez, Suzanne, il est un infaillible moyen de vous convaincre de ma sincérité, de mon pouvoir. Vous m’avez dit tout à l’heure que vous devez tenter ce soir une démarche de la plus haute importance : eh bien ! confiez-moi votre secret, votre désir, et je consens à être pendu comme le dernier des va-nu-pieds de voleurs, si, avant deux heures d’ici, je ne vous obtiens pas la grâce que vous avez l’intention de solliciter…

En entendant l’inconnu prendre cet engagement si téméraire, mais si formel, la jeune fille tressaillit, et pendant de courts instants un violent combat se livra dans son âme suspendue entre la crainte et l’espérance.

— Si vous êtes un loyal gentleman, dit-elle enfin, que Dieu vous comble de ses bienfaits ! mais si vous comptez vous rire de ma douleur, abuser de ma confiance, soyez maudit !

Puis, fixant sur l’inconnu un regard assuré et scrutateur :

— Si je vous ai bien compris, continua-t-elle, vous prétendez posséder une puissance immense, presque sans bornes ?

— Oui, Suzanne, une puissance sans bornes.

— À quoi devez-vous votre influence ? à votre fortune ou à votre naissance ?

— À ma position, Suzanne… Mais pourquoi cette question ?

— C’est que des millions vous seraient inutiles pour me venir en aide. Ce qu’il faut pour la réussite de ma démarche, c’est le crédit d’un homme de cour… Connaissez-vous le roi ?

— Si je connais Sa Gracieuse Majesté, répondit le mystérieux personnage avec un étrange sourire ; mais oui, un peu ;… assez,… beaucoup même.

— Oh ! je vous en conjure, seigneur, ne me trompez pas !

— L’évènement vous prouvera si je dis vrai.

— Ainsi, s’écria la jeune fille palpitante d’émotion, il vous est possible de me faire arriver jusqu’au roi ?

— Non-seulement possible, mais fort agréable.

— Et quand cela, seigneur ?

— Quand vous voudrez, Suzanne.

— Ce soir… à l’instant… tout de suite !

L’inconnu sourit, après avoir réfléchi quelques secondes.

— C’est aujourd’hui jour de réception à White-Hall, dit-il ; mais qu’importe, la présentation n’en sera que plus piquante !… Votre bras, Suzanne… Avant une heure d’ici vous serez en présence du roi !

La jeune fille prit sans hésiter le bras qui lui était offert, puis, levant les yeux vers le ciel, elle murmura avec une indicible expression de reconnaissance :

— Oh merci, merci, mon Dieu !… Je savais bien que vous auriez pitié de mes souffrances que vous exauceriez ma prière !