et Albert Longin
L. de Potter (1p. 87-110).

V

Tigre et renard.

Rose ne s’était pas trompé en disant à Fitzgerald qu’il n’était question dans Londres entier que de son exploit. Le fait est que l’attaque dont le grand juge au banc du roi avait failli être victime attirait l’attention générale ; chacun commentait cet évènement son point de vue et en tirait des conséquences ; seulement, tout le monde était d’accord pour regretter que Jefferies fût sorti vivant de ce rude asssaut.

Aussi, quand Je lendemain du jour de son incarcération à Newgate, l’Irlandais comparut devant le jury, une foule compacte encombrait Westminster-Hall.

Au premier rang des spectateurs, on remarquait Hutchins.

L’assurance manifestée la veille par l’accusé avait fini par jeter des doutes dans l’esprit du chirurgien, et il était tout près de considérer comme très aventurée son avance de vingt-cinq guinées.

Au reste, son inquiétude dura peu : à peine Fitzgerald se trouva-t-il en présence de Jefferies, que celui-ci l’apostropha avec une violence et une brutalité de langage inouïes ; puis, sans vouloir lui permettre de s’expliquer, de se défendre il invoqua le flagrant délit, et il ordonna aux jurés de se retirer pour délibérer.

Cinq minutes plus tard, le chef du jury prononçait d’un ton emphatique le mot guilty, coupable, et l’accusé s’entendait condamner à mort.

Ramené à Newgate, Fitzgerald, dont l’imperturbable sang-froid ne s’était pas démenti un seul instant, fut renfermé dans le plus affreux cachot de la prison.

Ce cachot, étroite cellule construite sous terre, s’appelait, — et jamais nom ne fut mieux mérité, — the stone hold, l’armoire de pierre. Il servait de dernier refuge aux condamnés à la peine capitale, que l’on regardait comme dangereux.

S’il eût été donné à un spectateur invisible d’assister à l’agonie du prisonnier, il aurait été frappé d’étonnement en voyant le changement qui s’était opéré en lui depuis sa sortie du tribunal.

La superbe et dédaigneuse indifférence qu’il montrait naguère à ses juges, avait fait place à un découragement, à une prostration, à un désespoir complets. Il devenait évident qu’il s’était jusqu’alors affublé d’un masque trompeur, et que tel il se montrait dans la solitude de son cachot, tel il devait être en réalité.

De temps à autre, cependant, il semblait vouloir surmonter sa faiblesse ; son regard s’illuminait de sinistres lueurs ; de ses lèvres pâles et contractées tombaient des phrases incohérentes, traduction imparfaite de ses pensées lugubres.

— Succomber si sotterment, murmurait-il, lorsque j’aurais pu utiliser mon énergie d’une façon si fructueuse !… Malédiction !… Mourir, et laisser sans soutien ces deux pauvres enfants !… James !… Suzanne !… Suzanne surtout ! Que va-t-elle devenir sans moi, livrée à toutes les suggestions de la misère, à tous les hasards de la vie ?… Mère ! mère ! je t’avais promis, à ton lit de mort, de te remplacer auprès d’elle, et voici que je vais mourir aussi !… Moi, pendu, elle deviendra la maîtresse de quelque grand seigneur ! de quelque valet de chambre du roi !… Malédiction ! malédiction !

Et le visage de Fitzigerald, un moment ennobli par ces fraternelles appréhensions, reprit bientôt une expression de sauvage méchanceté, et les plus haineuses passions humaines vinrent s’y peindre tour à tour.

— Faut-il donc me résigner ? continuai-il, faut-il accepter cette affreuse mort comme le châtiment de mes rêves insensés ?… Non, que diable, non ! La résignation, c’est la vertu des faibles ou des sots. Il n’est pas de position critique, et en apparence désespérée, dont l’homme énergique et audacieux ne sorte à son avantage, pour peu que l’occasion lui vienne en aide. J’ai passé déjà par des sentiers si rudes et si sanglants !… Ah ! si je pouvais voir Jefferies ! Si je pouvais causer avec lui seulement une demi-heure ! On verrait de belles choses !… Mais quel moyen, s’écria-t-il d’une voix, rauque et en secouant les chaînes pesantes et solides dont il était chargé, quel moyen employer pour attirer ici, dans ce cachot, le grand juge ? Déclarer que j’ai des révélations à faire ? Il enverra un de ses agents subalternes. Lui faire demander un entretien ? Allons donc ! Est-ce qu’un homme comme lui se dérangera pour un pauvre hère de mon espèce ? Pourtant, il faut que je le voie… Oui, il le faut !

Fitzgerald se tut. Son regard fixe, son front sillonné de rides, son immobilité absolue dirent assez pendant bien des minutes à quelles profondes et douloureuses réflexions il était en proie.

Tout à coup, une clé grinça dans la serrure. À ce bruit, le misérable, par un suprême effort de volonté, changea subitement de contenance. Les muscles contractés de son visage se détendirent, le feu de son œil inquiet et fiévreux s’éteignit, sa physionomie, tout à l’heure bouleversée par la fureur, prit une expression résignée et indifférente capable de tromper l’observateur le plus sagace, le plus méfiant.

Bientôt la massive porte tourna sur ses gonds rouillés, et Rose, portant à la main une lanterne sourde, se présenta devant le condamné.

Eh bien ! mon pauvre ami, dit-il, vous le voyez, je ne m’étais pas trompé : Jefferies, le juge, a vengé Jefferies l’ivrogne… Je ne conçois vraiment pas que vous ayez pu vous faire un seul instant illusion sur le sort qui vous attendait. Il paraît, d’ailleurs, que votre tenue devant le tribunal a été excellente ; du moins, c’est un bruit qui court à Newgate. Cela ne m’étonne pas : dès le premier moment que je vous ai vu, j’ai conçu pour vous une estime toute particulière. Je suis persuadé que vous saurez clore votre courte, mais brillante carrière, par une mort digne de votre grand cœur ! On prétend que plusieurs dames de la cour ont l’intention d’assister à votre exécution. Je vous conseille de soigner votre toilette, et je vous prédis un magnifique succès.

— Recevez tous mes remercîments pour votre bienveillante visite et pour vos bons avis, monsieur Rose, répondit l’Irlandais d’une voix parfaitement calme. Mais comment donc avez-vous pu parvenir jusqu’à moi ?

Comme étant l’un des quatre partners de Newgate.

— C’est juste.

Pendant quelques secondes de silence, Rose dirigea toute la lumière de sa lanterne sourde sur le visage de Fitzgerald, qui resta impassible ; enfin le boxeur reprit la parole :

— C’est égal, dit-il en souriant, je suis bien content, allez !

— Pourquoi donc ? demanda le condamné qui sourit aussi comme si la gaîté de son interlocuteur eût eu sur lui une action sympathique et communicative.

— Ah ! c’est pour notre honneur à nous tous ! c’est pour la gloire de Newgate !… Quand Jefferies va savoir avec quelle inflexible fermeté, que dis-je ? avec quelle surprenante indifférence vous passez les heures qui vous séparent de la potence, il va écumer de rage !

— Comment le saura-t-il, donc ? dit Fitzgerald en plongeant son regard jusque dans la pensée de Rose.

— Tiens, est-ce que je ne vais pas le dire là-haut ? Et croyez-vous que les employés ne le répéteront pas au directeur de la prison et celui-ci à Jefferies ?

— Ah ! parbleu, on peut bien le lui dire ou le lui taire ! Je m’occupe fort peu de l’opinion de ce niais.

— De ce niais ? Vous l’appelez un niais ? C’est bien plutôt un tigre !

— Oui, c’est vrai, c’est un tigre, mais cela ne l’empêche pas d’être un niais.

— Qu’est-ce qui vous le fait juger ainsi ?

— Ah ! volà, c’est mon secret, et je le garde. Seulement, monsieur Rose, si jamais vous entendez dire que Jefferies est méchant, mais habile ; ivrogne, mais intelligent ; qu’il a les instincts féroces, mais la tête forte, répondez à ceux qui émettront cette opinion que Fitzgerald le pendu la trouvait absurde ; qu’à ses yeux ce Jefferies-là n’était rien autre chose qu’un composé de cruauté et de bêtise, et que Fitzgerald avait ses raisons pour penser ainsi. Mais j’abuse de vos moments, mon cher monsieur Rose, et j’ai moi-même besoin de repos… Adieu donc, mon bon monsieur Rose, adieu.

Après avoir dit ces paroles, l’Irlandais appuya sa tête contre la muraille, ferma les yeux et ne s’occupa plus de son visiteur. Quant à Rose, malgré le congé si formel qu’il venait de recevoir, il ne bougea pas ; il semblait désireux et embarrassé tout à la fois de prolonger la conversation.

— Dormez-vous déjà, cher Fitzgerald ? demanda-t-il après un moment de silence.

Le condamné ouvrit les yeux et d’un ton bourru :

— Quoi vous êtes encore là, Rose ? s’écria-t-il. Voici que vous me réveillez au commencement d’un rêve très amusant !… Que me voulez-vous ? Ne vous avais-je pas prié de me laisser en paix ?

— Je m’en vais cher ami, je m’en vais.

— C’est fort heureux, en vérité !

— Seulement, avant de prendre un éternel congé de vous, je souhaiterais vivement de vous embrasser : on prétend que le baiser d’un futur pendu porte bonheur

— Eh bien ! embrassez-moi et partez.

— Et puis, poursuivit Rose toujours immobile à sa place, je ne serais pas fâché d’avoir l’explication de ce que vous venez de me dire… vous savez, sur Jefferies.

— Supposez que je n’ai rien dit et laissez-moi tranquille.

— Impossible, cher ami ! je suis malheureusement doué d’un esprit si bizarre, qu’une fois mis sur la trace d’un mystère, je ne saurais songer à autre chose tant que je n’aurais pas satisfait ma curiosité. Or, je ne vous le cacherai pas, votre façon de vous exprimer sur Jefferies m’a vivement intrigué.

— C’est bien simple pourtant.

— Bien simple ? Est-ce que par hasard il eût fallu que le grand juge vous accordât votre grâce, pour n’être pas un niais à vos yeux ?

— Peut-être, l’ami ! répondit négligemment Fitzgerald.

— Mais, est-ce que vous parlez sérieusement ?

— J’ai donc l’air plaisant ?

— Non… mais enfin vous devez avoir vos raisons pour parler ainsi. Quelles sont-elles ?

Fitzgerald ne répondit pas.

L’émotion que les questions de Rose venaient de lui causer, avait été telle qu’il dût pour ne pas la laisser se trahir par des signes extérieurs, déployer une merveilleuse force de volonté. Rose aurait pu entendre, s’il y eût pris garde, les battements de son cœur ; cependant son visage conserva une expression de parfaite tranquillité. Ah ! pensait-il, j’ai deviné juste ! ce n’est ni l’intérêt ni la curiosité qui ont fait descendre Rose dans mon cachot. Cet homme remplit une mission près de moi… Il est ma dernière espérance ! Un mot de trop ou de moins et je suis perdu !…

— Cher ami, reprit peu après le boxeur en voyant que l’Irlandais gardait le silence, votre obstination à ne pas me répondre explicitement, prouve peu en faveur de la bonté de votre cœur… C’est montrer une noire ingratitude pour les services que je vous ai rendus, et je m’attendais à plus de reconnaissance de votre part.

— Et moi, à moins de cruauté de la vôtre, s’écria Fitzgerald d’un ton de douloureux reproche. Ne rougissez-vous point de confisquer à votre profit, de troubler par des propos puérils les quelques heures qui me restent encore à vivre ? N’est-ce pas le moins qu’on laisse au condamné la liberté de ses derniers moments ? Prêt à paraître devant Dieu, j’ai besoin de me recueillir, j’ai besoin de prier ! Mais à quoi bon parler de pillé a un cœur endurci comme le vôtre ! poursuivit le prisonnier en redoublant de violence : ce serait peine perdue. Vous êtes toujours là, votre lanterne à la main ; vous refusez de sortir… Il faut absolument vous dire ce que vous voulez savoir… Eh bien ! oui, j’ai parlé sérieusement ! Eh bien ! oui, j’ai des raisons pour dire ce que j’ai dit… J’avais conçu un plan dont l’exécution, — et elle était infaillible ! — aurait rendu Jefferies, s’il m’avait attaché à lui, le personnage le plus considérable du royaume d’Angleterre… Maintenant, vous expliquer ce plan, entrer à son sujet dans de minutieux détails, cela m’est impossible… Le temps me manquerait… Adieu Rose ! au nom du ciel, ne troublez plus mon repos !

Cette fois le partner obéit ; ce fut même avec un vif empressement qu’il sortit du cachot.

— La partie est engagée ! murmura Fitzgerald dès qu’il eut entendu Rose s’éloigner à pas rapides. Je suis persuadé qu’avant une heure d’ici lord George Jefferies daignera me rendre sa visite. Ce sera alors qu’il faudra jouer serré !… Après tout, je ne manque pas d’adresse, et puis, j’ai de si belles cartes en mains ! Allons, plus d’inquiétude, la victoire est à moi !