Le Tibet (1886)
Maisonneuve (1p. 86-98).

CHAPITRE SIXIÈME
Histoire. Voyages.
§ 1er. Histoire. Introduction et proscription du bouddhisme. — Restauration. — Les Mongols ; Phags-pa. — Décadence et réforme. — Crise du xvie siècle. — Suprématie chinoise. Les Anglais, le Népal et le Kachemir. — § 2. Voyages. Odoric. — A. d’Andrada-Gruber. — Desideri. — Orazio della Penna. — Bogle ; Turner ; Pouranguir. — Manning. — Csoma de Kœrœs. — Huc et Gabet. — Krick, Renou, Desgodins. — Les frères Schlagintweit. — Jaeschke, Cunningham, Montgommerie et ses pandits. — Rjeva’esky ; Neadham et Molesworth. — Projet d’exploration.


§ 1er. — HISTOIRE

Introduction et proscription du bouddhisme. — L’histoire du Tibet ne commence guère qu’avec l’introduction du bouddhisme. Après une première tentative infructueuse sous Lha-tho tho-ri, il y fut importé par les soins de Srong-tsan-gam-pô, au viie siècle, à l’époque où l’islamisme naissait en Arabie. Les noms des indiens Padma-Sambhava et Çânta-rakchita, du tibétain Thon-mi-sambota demeurent attachés au souvenir de cette grande révolution. La propagande, continuée par Khrisrong-dé-tsan (740-86), fit place, sous le règne de Langdarma, à une réaction terrible. Le bouddhisme proscrit disparut pendant un siècle environ.

Restauration. — Dans les xe et xie siècles, la persécution ayant cessé, le bouddhisme fut restauré par les efforts de quelques savants docteurs dont les principaux sont Djo-vo-aticha et son disciple Bromston. Les monastères se multiplièrent dans le pays.

Les Mongols. Phags-pa. — Les ravages commis par les Mongols au xiiie siècle n’atteignirent pas le Tibet. Gingis-khan respecta cette terre sacrée du bouddhisme, quoique lui-même n’eût pas adopté cette religion. Mais sous le plus éminent de ses successeurs, Khoubilaï-khan, un moine tibétain du couvent de Sa-skya, Mati-dhva-dja (sk. étendard de la pensée), plus connu sous le nom de Phags-pa (tib.) et appelé Pa-sse-pa par les Chinois, jouit d’un très grand crédit. Il fut même chargé par l’empereur d’inventer une écriture qui pût servir pour le chinois et les langues diverses de l’empire. Cet alphabet, emprunté à celui du Tibet, ne put vaincre la résistance des peuples et la force des choses plus puissante que la volonté des empereurs et des rois. La tentative n’en est pas moins curieuse. Du reste, Phags-pa réussit à faire adopter le bouddhisme à Khoubilaï et au peuple mongol.

Décadence et réforme. — Cette période d’éclat fut suivie d’une décadence déplorable. Le bouddhisme allait se perdant. Alors survint la réforme de Tsong-ka-pa. La constitution du Lamaïsme actuel fut, comme nous l’avons dit, une des conséquences du mouvement inauguré par ce fameux docteur. Il reconquit au bouddhisme les Mongols qui, à la suite de la dislocation du grand empire fondé par Gingis-Khan, avaient abandonné cette religion, et dont le concours ne lui fut pas inutile dans la crise par laquelle il passa vers le milieu du xvie siècle.

Crise du xvie siècle. — Un roi du Tibet occidental, Tsan-po, prince impie, ennemi du lamaïsme, ou peut-être seulement ennemi de la secte jaune, et champion de la rouge, s’avança jusqu’à Digartchi et menaça Lha-sa. Le dalaï-lama appela à son secours Gouchi, chef des tribus mongoles du lac Bleu. Gouchi arriva avec ses troupes ; Tsan-po fut vaincu et tué en 1643. Le pontificat tibétain était sauvé.

Suprématie chinoise. — La conquête de la Chine par les Mandchoux créa de nouvelles difficultés au Dalaï-lama qui essaya de se maintenir en bons termes avec les nouveaux maîtres de ce vaste empire. Mais sa condescendance envers eux amena des dissensions intestines ; en 1717, Lha-sa fut pris et pillé par les hordes de la Dzoungarie, ennemies du parti chinois. Le résultat de ces troubles fut de mettre le Tibet dans la dépendance de la dynastie mandchoue à partir de 1723. L’abus que les Chinois firent de leur pouvoir amena plusieurs soulèvements à Lha-sa, notamment en 1750. En 1757, la puissance des Dzoungars fut brisée par la Chine, et l’autorité du fils du Ciel s’établit insensiblement dans le pays. Ce fut alors que la région à l’est du fleuve Bleu fut distraite de l’autorité du Dalaï-lama et directement placée sous les autorités chinoises.

Les Anglais, le Népâl et le Kachemir. — Lors de la fondation de l’empire anglo-indien, Warren Hastings essaya de nouer des relations de commerce et d’amitié avec le Tibet. Deux ambassades successives furent envoyées, en 1774 et 1783, au Techou-lama qui transmigra dans l’intervalle, c’est-à-dire mourut en 1780, dans un voyage en Chine. La tentative de Warren Hastings avorta.

Le Tibet fut exposé, du côté de l’Inde, à des entreprises d’une autre nature. Les Gorkhas, ayant conquis le Népâl, envahirent le Tibet et pénétrèrent jusqu’à la capitale du Tsang ; ils furent vaincus en 1792, à Tingri-Meidan, par les Chinois et les Tibétains réunis.

En 1834 le Ladak fut conquis par le souverain du Kachemir, Goulab Singh qui envahit même le Ngari. Le gouvernement chinois fit marcher ses armées et obligea le conquérant à rétrograder ; mais le Ladak resta au pouvoir du prince kachemirien en vertu d’un traité conclu en 1842 et confirmé en 1856.

Peu après, le Tibet passa par une crise intérieure assez grave. Le Dalaï-lama transmigra avec une rapidité inaccoutumée : c’était un effet de l’ambition du Nomokhan, qui cherchait à se rendre maître absolu du pouvoir. L’autorité chinoise intervint et, malgré la résistance d’un parti dévoué à ce fonctionnaire au sein même du lamaïsme, le disgracia et le remplaça. Ce fut une période agitée pour le Tibet ; car, un peu plus tard, les lamas de Tsiamdo et de Djaya se faisaient une guerre implacable.

En 1854, éclata un conflit avec le Népâl ; il se termina en 1856 par un traité qui obligeait le Tibet à payer un tribut au Népâl, autorisait à Lhasa rétablissement d’un comptoir et d’un agent népâlais, et imposait aux deux pays la reconnaissance de la suzeraineté de la Chine.

§ 2. — VOYAGES.

Le Tibet étant un pays peu accessible, on compte les Européens qui l’ont visité d’une manière plus ou moins complète. Nous allons donner une idée de ces explorations.

Odoric. — Le premier de ces voyageurs est Odoric de Pordenone qui, entre 1316 et 1330, pénétra dans la capitale (sans doute Lha-sa), dont les murs étaient blancs et noirs, où l’effusion du sang était absolument prohibée, et où résidait un pape appelé abassi[1] par les habitants.

A. d’Andrada. — Trois siècles plus tard, un jésuite portugais, le P. Antonio d’Andrada, parti d’Agra le 30 mars 1624, y revint après un voyage de sept mois pendant lequel il s’était avancé jusqu’à Tchabrang dans le Tibet occidental. Il repartit, au commencement de juin 1626, pour la même destination ; il était encore à Tchabrang le 15 août 1626. On pense qu’il revint par la Chine. Chaque fois, il avait reçu un excellent accueil d’un roi qu’on croit être Tsan-po, celui qui joua un si grand rôle au Tibet dans la première moitié du xviie siècle.

Grüber. — Trente-cinq ans plus tard, le jésuite Jean Grüber, parti de Pékin en 1661, arriva par le nord est à Lha-sa, où régnait le lama Navang Lobsang. Il put dessiner, d’après un portrait placé à la porte du palais, l’image du célèbre pontife, ainsi que celle de son protecteur Gouchi ; il continua son voyage par le Népâl, d’où il passa dans l’Inde.

Désideri. — En 1715, le P. Hippolyte Désideri, jésuite italien, se rendit à pied de Kachemir à Ladak, où il arriva le 25 juin, après quarante jours de marche. Le 17 août, il quitta Ladak pour Lha-sa qu’il atteignit le 18 mars 1716, après un voyage en plein hiver dont on peut imaginer les souffrances. La lettre où il raconte ses pérégrinations est datée de Lha-sa, 18 avril 1716.

Orazio della Penna. — Vers ce temps, une mission catholique de capucins italiens s’établit au Tibet. Le résultat le plus clair de ses travaux est une Brève notice du royaume du Tibet, écrite par un de ses membres, Orazio della Penna di Billi, datée de 1730, et qui est un des principaux documents que l’on possède sur ce pays. Klaproth en a publié le texte italien en 1835, dans le Journal asiatique. Un moine augustin de Rome, le P. Georgi a essayé de mettre en œuvre les matériaux fournis par ces missionnaires dans un gros ouvrage latin très indigeste (1762).

Bogle, Turner, Pouranguir. — George Bogle, en 1774, et Samuel Turner en 1783 firent le voyage de Tachiloumpo dans des vues diplomatiques. Ils suivirent l’un et l’autre la vallée du Painom. Un pèlerin trafiquant hindou, Pouranguir, fut chargé de missions complémentaires pour le même but et vers la même époque. Turner a publié une relation de son voyage avec quelques détails sur ceux de Pouranguir ; une traduction en a été donnée en français par Castéra (1800). Bogle mourut avant d’avoir publié le récit de sa mission ; quelques fragments de ses notes furent néanmoins livrés à l’impression par Crauford et traduits en français par Parraud et Billecocq avec la relation des deux voyages d’Antonio d’Andrada (an IV). La publication intégrale des papiers de Bogle a été faite en 1877 par M. Cléments R. Markham.

Manning. — Thomas Manning, parti de la frontière anglo-indienne en septembre 1811, parvint à Lha-sa, où il fit plusieurs visites au Dalaï-lama, mais qu’il dut quitter le 19 avril 1812. Il revint par le chemin qu’il avait pris pour aller, et rentra sur le territoire anglais le 10 juin, après un voyage de dix mois.

Csoma de Kœrœs. — De 1823 à 1830, un Hongrois de Transylvanie, Alexandre Csoma fit plusieurs séjours au Tibet ; mais il n’alla guère que sur la lisière du Tibet occidental pour s’y enfermer dans des couvents. Ses travaux, d’une importance capitale pour la connaissance de la langue et de la littérature, n’ont qu’une utilité très secondaire pour celle du pays. Il se disposait à aller au cœur du Tibet et était déjà en route pour Lha-sa quand la mort le surprit à Dardjiling, en 1842.

Huc et Gabet. — Deux ans plus tard, deux missionnaires français, les lazaristes Hue et Gabet, partis de Chine, arrivèrent à Lha-sa le 29 janvier 1846, après un voyage de dix-huit mois par le lac Bleu et la vallée du fleuve Jaune. Au bout de six semaines, ils furent expulsés et ramenés à la frontière chinoise du Sse-tchuen à travers le Tibet oriental. Ce retour officiel, pendant lequel on n’eut pour eux que des égards, prit trois grands mois. Huc a publié les Souvenirs de son voyage en deux volumes qui ont eu beaucoup de succès. On a pourtant révoqué en doute la réalité de ce fameux voyage, et Huc a été accusé ou au moins soupçonné d’avoir raconté des pérégrinations qu’il n’avait pas faites. Malgré ces graves imputations, on admet que le voyage a été exécuté[2], et le livre de Huc est une des autorités qu’on invoque sur le Tibet. Mais peut-être convient-il d’être avec lui sur ses gardes. Il a un grand art de mise en scène et y joint un certain ton gouailleur qui n’est pas fait pour inspirer une entière confiance ; on est parfois tenté de se demander si tout ce qu’il raconte lui est bien arrivé. Il se peut, en effet, qu’il ait grossi son livre d’une foule d’anecdotes, fort vraies d’ailleurs, mais puisées à une autre source que celle des souvenirs de son voyage.

Krick. — Du 15 décembre 1851 au 18 mars 1852, l’abbé Krick essaya de pénétrer au Tibet par l’Assam et la vallée du Brahmapoutre. Il réussit, mais fut aussitôt renvoyé. En 1854, il recommença le voyage avec la pensée de s’établir au bourg tibétain de Samé ; mais il ne tarda pas à y être assassiné avec son compagnon, M. Bourry, par un chef des sauvages Michemis, qui croyait avoir à se venger de lui.

Renou. — M. Renou, autre missionnaire catholique français, pénétra dans le Tibet par la Chine en 1847 et en fut promptement expulsé. Il y revint en 1851 et put séjourner dix mois dans un monastère (Teun-djrou-ling), où il reçut de bonnes leçons de tibétain. Il reparut en 1854 et fonda, à Bonga, un établissement qui fut détruit en 1865.

Desgodins. — D’autres missionnaires français catholiques essayèrent aussi, vers cette époque, d’entrer au Tibet par la Chine. Lha-sa était leur objectif ; mais le chemin leur en fut obstinément fermé ; ils durent rester dans le Tibet oriental, et encore y furent-ils exposés à toutes sortes d’outrages, expulsions, meurtres, etc. Le principal, d’entre eux est M. l’abbé Desgodins qui a réussi à se maintenir dans le poste où il s’était établi à Yer-ka-lo, d’où il envoie, outre ses rapports sur les travaux des missionnaires, de nombreux renseignements sur le pays qu’un séjour datant de plus de vingt années lui a permis de bien connaître.

Les frères Schlagintweit. — De 1854 à 1858, Hermann, Adolphe et Robert Schlagintweit, accomplirent une mission scientifique dans l’Inde et la haute Asie. Ils visitèrent le Ladak, pénétrèrent dans Ngari-khor-soum et explorèrent toute la lisière du Tibet. Adolphe ne revint pas de cette expédition, au cours de laquelle il fut assassiné. Un quatrième frère, Émile, qui n’en faisait pas partie, a composé un livre sur le Tibet à l’aide des documents recueillis par les voyageurs. Cet ouvrage rédigé en anglais, comme celui où sont consignés les résultats de la mission, renferme plusieurs planches et est accompagné d’un important atlas.

Jaeschke, Cunningham, Montgommerie et ses pandits. — Les Anglais ont fait aussi des tentatives de leur côté. Je ne signale qu’en passant le missionnaire morave Jaeschke, parce qu’il est resté en territoire britannique et que ses travaux sont purement grammaticaux et lexicographiques, quoique dirigés, plus que ceux de ses devanciers, vers la connaissance des idiomes populaires. Je cite aussi, pour mémoire, ceux de M. Cunningham sur le Ladak, qui est un pays ouvert. Mais je note surtout les explorations faites en 1865 et 1872 sous la direction du colonel Montgommerie qui, pour éviter les soupçons, employa des pandits (savants) indiens après leur avoir préalablement enseigné l’art et fourni les moyens de faire les constatations d’altitude, de latitude, de longitude, etc. L’un d’eux pénétra jusqu’à Lha-sa ; il a donné une description de cette ville telle qu’elle était il y a vingt ans.

Prjevalsky ; Neadham et Molesworth. — Depuis, divers explorateurs de nationalités différentes, entre autres le colonel russe Prjevalsky, ont essayé de pénétrer au Tibet, soit par le désert de Gobi, situé au nord du plateau tibétain, soit par la Chine, soit par l’Assam. Ces tentatives ont échoué. Le gouvernement chinois ferme impitoyablement la frontière aux étrangers.

Tout récemment, dans la séance de la Société de Géographie du 19 février 1886, on faisait savoir à l’assistance que MM. Neadham et le colonel Molesworth, ayant remonté le cours du Brahmapoutre depuis Sadiyah à l’extrémité de l’Assam, étaient arrivés à Rima, dans le Tibet, mais que les autorités locales les avaient contraints de rebrousser chemin. Ils rapportaient, de ce voyage interrompu, la certitude « qu’aucune rivière de la proportion du Tsang-po, le fleuve du Tibet central, ne se jette dans le Brahmapoutre, et que, par conséquent, l’identité du Tsang-po et du Dihong (le Brahmapoutre) peut être considérée comme définitivement établie. » Cette importante nouvelle est la plus récente que l’on ait au moment où nous écrivons, sur la géographie de ces régions mal connues.

Nouveau projet d’exploration. — Dans les derniers jours d’avril 1886, les journaux annonçaient les préparatifs d’une exploration systématique du Tibet par le gouvernement anglais de l’Inde, mais d’une manière sommaire et sans donner de détails sur le plan et les moyens d’exécution. Les détails n’en sont pas encore connus.


  1. Abassi paraît être la reproduction du mot tibétain Phags-pa (vénérable) qu’on a quelquefois transcrit Aphags-pa. C’était le titre de Mali-dhvadja, le Passepa des Chinois (Voir ci-dessus, p. 87.)
  2. Hermann Schlagintweit s’est entretenu avec un lama du Boutan qui s’était trouvé à Lha-sa lors du séjour que firent Huc et Gabet, et qui avait vu les images exposées par ces missionnaires dans leur chapelle. (Souvenirs, II, page 328.) Voir Émile Schlagintweit, Le Bouddhisme au Tibet, page 63 de la traduction française. (Annales du musée Guimet, tome III.)