Le Tibet (1886)
Maisonneuve (1p. 5-18).

CHAPITRE PREMIER
Géographie physique. — Productions du sol.
§ 1er. Nom du Tibet. — § 2. Géographie physique. Système de montagnes. — Fleuves orientaux. — Fleuves occidentaux. — Fleuves méridionaux. — Fleuve central. — Lacs. — § 3. Climat, productions naturelles. Aspect. — Climat. — Minéraux. — Végétaux. — Animaux. — Races humaines.
§ 1er. — NOM DU TIBET

Lorsque, partant de la plaine de l’Hindoustan, et se dirigeant vers le nord, on a franchi, par quelqu’un des cols ou passages qui permettent de la traverser, la formidable barrière connue sous le nom de Himâlaya, où se dressent les plus hautes cimes qui soient à la surface de notre globe, on entre dans un pays très élevé, au milieu de chaînes de montagnes par lesquelles il faut encore passer avant d’atteindre un vaste plateau à peu près inexploré. Cette région est le Tibet, dont le nom se trouve aussi écrit Thibet et parfois Tubet.

Le véritable nom est Bod[1], et, si nous voulions être exacts, nous dirions : pays de Bod. L’appellation en usage vient, à ce que l’on croit, des Turks, des Persans, des Mongols, qui disent Tibet, Tebet, Tobbet, Tubet ; le terme chinois correspondant est Thou-po. On a essayé de rattacher ce nom de Tibet aux mots tibétains Thoub-phod qui signifient « très fort. » Il est plus probable que c’est une altération de Tho-bod (« le haut pays, » par opposition au bas pays des vallées). Quoique les deux étymologies justifient l’emploi de l’h et même de l’u dans le nom du Tibet, nous pensons que le mieux est d’écrire de la façon la plus simple, en s’écartant le moins possible de l’usage reçu, le nom qui nous a été transmis. Nous écrivons donc Tibet par un i et sans h.

§ 2. — MONTAGNES, FLEUVES, LACS

Système de montagnes. — Le Tibet occupe en Asie une situation analogue à celle de la Suisse en Europe ; il est suspendu au massif himâlayen comme les cantons helvétiques au massif alpin. Mais les Alpes asiatiques sont bien plus hautes que les Alpes européennes, et l’altitude du Tibet est de beaucoup supérieure à celle de la Suisse.

Le système himâlayen est formé de trois chaînes parallèles (méridionale, centrale, septentrionale), qui s’écartent de plus en plus en s’avançant vers l’est et décrivent un arc de cercle dont la convexité, tournée vers le midi, s’avance jusque vers le 28e de latitude boréale, tandis que les deux extrémités remontent au nord jusque vers le 36e de latitude et s’avancent à l’ouest jusque vers le 73e, à l’est jusque vers le 100° de longitude orientale. Les chaînes septentrionale et centrale sont comprises tout entières dans le Tibet, la chaîne méridionale ne l’est qu’en partie. Elles se traversent toutes les trois par un assez grand nombre de cols ou défilés appelés la en tibétain : nous citerons le Mariam-la, le Ka-la, le No-la, le Khamba-la, le Tipta-la (4,760 m.)[2], dont le passage est toujours plus ou moins dangereux. Les sommets tibétains les plus élevés sont le Gang-ri (Kailâsa des Hindous, 7,654 m.), dans la chaîne septentrionale, et le Kantchendjonga (8,582 m.), dans la chaîne méridionale.

Chaînes transversales. — À l’extrémité orientale, les trois chaînes, de plus en plus divergentes, sont coupées par la chaîne transversale des monts Bayan-Kara, importante ligne de partage des eaux, dont la direction est de l’ouest à l’est, et par des chaînes secondaires se dirigeant sensiblement vers le sud, et qui enferment les bassins des cours d’eau sortis des chaînes principales.

À l’extrémité occidentale, la chaîne septentrionale, qui prend le nom de Karakoroum, se relie aux monts Kien-loun. Ceux-ci, se dirigeant de l’ouest à l’est, unissent en quelque sorte les deux extrémités de l’arc décrit par la chaîne septentrionale, forment la corde de cet arc, et enferment avec lui un vaste espace très peu connu, à peine exploré, que nous appelons, à tout hasard, le plateau tibétain, et qui doit être soigneusement distingué du Tibet propre, tout entier compris dans le massif himâlayen.

Fleuves orientaux. — Ce massif donne naissance à de puissants cours d’eau se déversant au sud, à l’est, à l’ouest. On peut dire, d’une manière générale, que tous les fleuves de la Chine, de l’Indo-Chine, de l’Hindoustan descendent du Tibet. Pour commencer par la région la plus reculée à l’est, nous avons d’abord le Kin-tcha, qui vient du plateau, prend sa source au delà de la chaîne septentrionale, par de nombreux ruisseaux dont l’un porte le nom mongol significatif de Mourouï oussoun (eau tortueuse), traverse la chaîne septentrionale, suit les monts Bayan-Kara dans le versant méridional, descend ensuite vers le sud, puis, tournant à l’est, devient le Yang-tse-kiang, le « fleuve Bleu » de la Chine. C’est le seul fleuve important qui vienne du plateau tibétain. Après lui, nous trouvons le Lan-tsan, formé de la réunion du Dza et de l’Om, qui devient le Mé-kong, fleuve du Cambodge ; puis le Na qui devient le Salwen de la Birmanie.

À ces trois fleuves, dont deux sont indo-chinois et un chinois, nous pouvons ajouter le Hoang-ho, ou « fleuve Jaune » de la Chine, qui prend sa source sur le versant nord des monts Bayan-Kara, dans une région où l’élément mongol prédomine, mais qu’on peut considérer comme l’extrémité nord-est du Tibet.

Fleuves occidentaux. — Passons à l’ouest : le grand fleuve du Pendjab, l’Indus et son principal affluent, le Satledge, prennent tous les deux leur source en territoire tibétain.

Fleuves méridionaux. — Si le Gange et la Djemnah ne viennent pas, à proprement parler, du Tibet, ils naissent sur la frontière et dans des régions habitées par des races tibétaines ou affiliées aux Tibétains. Nous en dirons autant de la Tista et des autres affluents du Brahmapoutre. Ce dernier nom soulève un problème géographique.

Fleuve Central. — Il n’y a, dans le centre du Tibet, qu’un seul cours d’eau important, c’est le Yarou-tsang-bo-tchou ou simplement Tsang-bo[3], qui prend sa source non loin de celle du Satledge, et coule de l’ouest à l’est, recevant un certain nombre d’affluents parmi lesquels nous citerons le Gharta, le Raka et le Ki sur la rive gauche, le Painom sur la droite. Mais par où ce fleuve s’écoule-t-il ? Que devient-il ? Les uns ont soutenu qu’il descend dans la Birmanie en suivant une direction sud-est et devient l’Irawadi, les autres, qu’il fait un coude, tourne à l’ouest et devient le Brahmapoutre. Toutes les recherches faites, toutes les explorations entreprises tendent à prouver la vérité de la deuxième hypothèse. Il est à peu près admis que le Tsang-bo-tchou tibétain, le Dihong qui traverse l’Assam, et le Brahmapoutre de la plaine indienne sont un seul et même cours d’eau. Toutefois, la démonstration complète et définitive est encore à faire. Il reste aussi à déterminer si le Tsang-bo-tchou est le fleuve principal ou un simple tributaire. Quant à l’Irawadi, fleuve de la Birmanie, il est à peu près reconnu qu’il prend sa source en Birmanie même, mais à la lisière du Tibet.

Fleuves du Plateau. — Tel est le régime des eaux dans le Tibet propre. Celui du plateau paraît être de très peu d’importance ; à part les sources du fleuve Bleu au nord-est et quelques affluents de gauche du Tsang-bo-tchou au sud, les faibles cours d’eau de cette région se perdent dans les sables ou se déversent dans des lacs intérieurs. Les lacs y sont en effet nombreux ; mais ils ne le sont pas moins dans le Tibet propre. Nous citerons les principaux.

Lacs. — À l’extrémité occidentale, nous trouvons le Pang-kong (4,245 m.), qui forme une série de lacs ; puis, en suivant la direction du sud-est au pied du Kailâsa, deux lacs voisins communiquant entre eux, dont l’un, le plus oriental, le Manasarovar, est célèbre dans les traditions indiennes, l’autre est celui dont sort le Satledge ; au centre du pays, et au sud du Tsang-bo, le Phalgo, le Tchomto-dong (4,480 m.), le Kalo et le Cham communiquant entre eux et d’où s’écoule le Painom, surtout le lac Palte (4,114 m.) très voisin du Tsang-bo, dont il est séparé par le Khamba-la. Il a une forme à peu près ovale et 72 kilomètres de tour : au centre s’élève une île montagneuse ou une agglomération d’îles qui occupe la plus grande partie de la superficie, et autour de laquelle l’eau forme comme un anneau ou une ceinture large de 4 à 5 kilomètres. Le plus grand lac à l’est est le Paso.

Tels sont les lacs de la région himâlayenne. Dans le plateau nous trouvons au sud-est le lac « Céleste » (Nam), plus connu sous son nom mongol de Tengri, à une altitude de 4,629 m. ayant 96 kilomètres de long sur 26 à 40 de large. L’eau en est salée. Un peu au nord, le petit lac appelé Boul fournit du borax[4]. Au nord-ouest, deux lacs assez importants, l’un plus grand, l’autre plus petit, et connus sous le nom mongol de Namour (automne) sont reliés par un cours d’eau flanqué d’une multitude de petits lacs. Dans la région sud-ouest se trouvent plusieurs lacs, l’un desquels, le Ghalaring, a une île centrale comme le Palte. Il y a aussi plusieurs lacs au nord et à l’est du plateau.

Enfin, tout au nord-est du Tibet, dans la région montagneuse entre les monts Bayan-Kara et le prolongement des monts Kien-loun, il y a plusieurs lacs d’assez grande étendue ; et, au delà de ce prolongement, le grand lac Bleu (Keuké-nor en mongol) à 3,199 mètres d’altitude, dans une région où prédomine l’élément mongol, mais d’où l’élément tibétain n’est pas absent, où l’influence tibétaine est prépondérante et qui, nous l’avons déjà dit, forme l’extrémité nord-est du Tibet.

§ 3. — CLIMAT. PRODUCTIONS NATURELLES

Aspect ; climat. — Le Tibet est un pays très accidenté. C’est le plus élevé du monde, disent les Chinois. — Le plus beau, répondent les Tibétains. De hautes montagnes y alternent avec des vallées profondes. La plupart des cours d’eau y sont des torrents impétueux. De presque tous les côtés, des cimes neigeuses attirent les regards. L’air y est froid et très sec, d’une pureté extraordinaire ; la brume et le brouillard y sont à peu près inconnus. À moins que l’atmosphère ne soit obscurcie par la neige qui tombe avec abondance, ou par la poussière que soulèvent des tourbillons de vent, aucune vapeur ne s’aperçoit à l’horizon, et, surtout d’octobre à mai, la vue est fatiguée par une éblouissante clarté. Les hivers sont longs et rigoureux ; et le pays est sous la neige une grande partie de l’année. « Pays de la neige » (Kha-va-tchan[5]) est un des noms que les Tibétains se plaisent à donner à leur patrie.

Minéraux. — Le sol du Tibet est riche en productions minérales de tout genre. L’or, caché dans la terre ou charrié par les eaux, y abonde ainsi que l’argent, le fer, le cuivre, le zinc (appelé ti-tsa), le mercure, le cinabre, le cobalt, le cristal de roche, le sel gemme et le sel fourni par les eaux, le borax, le soufre, le salpêtre. Dans le seul bassin du Me-Kong, M. Desgodins signale quarante-neuf mines de diverse nature, sept sur la rive droite, quarante-deux sur la rive gauche. Les sources minérales chaudes ou froides sont très nombreuses.

Animaux. — Le règne animal est très richement représenté et offre des particularités remarquables. On a, au Tibet, des chevaux, des ânes, des mulets, des cochons et des chiens se distinguant les premiers par la petitesse, les seconds par la grandeur de leur taille. Le mouton y abonde, précieux animal qui habille le Tibétain avec sa peau et sa toison, le nourrit de sa chair et lui porte ses fardeaux ; le mouton tibétain est d’une espèce particulière, assez petite, ayant la tête généralement noire et la queue très large. La finesse de sa laine est renommée ; le Tibet est le pays de la laine par excellence.

Le bœuf ordinaire y est petit et moins commun qu’une espèce bovine particulière, le bœuf grognant à longs poils, appelé yak, qui existe à l’état sauvage et à l’état domestique. Même privé, le yak est encore farouche ; mais, en le croisant avec la vache ordinaire, on obtient un métis appelé dzo, plus fort et plus doux que le yak, propre au labourage, tandis que le yak n’est guère employé qu’au transport des marchandises. Le dzo ne se reproduit pas, et les croisements qu’on en peut effectuer avec le yak le font toujours revenir à l’espèce primitive. Les femelles de ces différents animaux, bœuf ordinaire, yak, dzo donnent beaucoup de lait.

Le Tibet possède plusieurs espèces d’antilopes : d’abord le tsod qui paît en nombreux troupeaux sous la garde des bergers tibétains : il a deux cornes juxtaposées presque droites, son poil est employé à divers usages, notamment à la fabrication des châles ; c’est la « chèvre du Tibet. » Le sérou[6] est plus rare et sauvage ; on prétend qu’il a une seule corne et répondrait ainsi, à certains égards, à la définition de la licorne. Malgré les témoignages apportés en faveur de l’existence de cet animal, le nom tibétain qu’il porte, la désignation scientifique (antelope Hodgsoni) qui lui a été donnée, tous les doutes ne sont pas dissipés, et il n’est pas encore certain que le sérou (licorne tibétaine) soit bien distinct du tsod (chèvre du Tibet). Une troisième espèce d’antilope porte le nom de go-va, c’est le procapra picticaudata. Le daim porte musc, appelé gla-va par les Tibétains est aussi une des curiosités de leur pays et une source de produits pour leur commerce.

On trouve encore au Tibet des ânes sauvages, surtout près du lac Pang-kong, peu de lièvres, mais beaucoup de cerfs, des marmottes, des loutres, des lynx, des loups, des renards, des écureuils, des ours bruns et jaunes, des léopards. La volaille n’y est pas fort abondante ; à cela près, les volatiles de tout genre, surtout les oiseaux de proie y pullulent. Les rivières sont poissonneuses, mais la pêche est interdite dans les sept premiers mois de l’année ; la chasse aux oiseaux est prohibée en tout temps.

Végétaux. — La rudesse du climat est cause que, dans la plus grande partie du Tibet, il y a fort peu d’arbres ; en revanche, on y trouve d’excellents et abondants pâturages qui nourrissent d’innombrables troupeaux. La culture, en raison même du climat, est très restreinte. On sème en mai et l’on récolte en septembre. La principale céréale est l’orge, dont il existe trois espèces, une précoce qui mûrit en soixante jours, une moyenne, et la troisième tardive ; celle-ci est la meilleure. Le froment est aussi cultivé, mais sur une moins grande échelle. Le riz ne croît pas au Tibet ; il y est importé. Divers légumes tels que les pois que l’on concasse pour les donner à manger aux bestiaux, le navet, le radis, l’ail qui est très abondant, et l’oignon qui est très petit, y sont l’objet d’une culture assez étendue. Dans certaines vallées méridionales, on trouve quelques fruits, des noix, des pêches, même du raisin. Enfin le Tibet est riche en plantes tinctoriales et médicinales, parmi lesquelles nous citerons la garance et la rhubarbe.

Races humaines. — Le Tibet, pris dans toute son étendue, est habité par trois races ou familles principales, la Tibétaine, la Mongole, la Turke. Les Turks, appelés Hor par les Tibétains, se trouvent dans le plateau ; les Mongols, appelés Sog, quelquefois Hor, se trouvent dans le même plateau et dans la partie nord-est de la région himâlayenne. On peut ajouter que l’élément chinois est représenté à l’orient dans une assez forte proportion. Au sud et à l’ouest, dans des contrées qui n’appartiennent plus au Tibet, ou même ne lui ont jamais appartenu, la race tibétaine ou des races qui lui tiennent de près sont en contact avec l’élément hindou. C’est par exception que, au cœur du Tibet, dans les grandes villes, surtout dans la capitale, l’élément chinois, hindou, mongol, est représenté par des colonies étrangères, comme il s’en trouve dans tous les centres importants.

La race tibétaine n’est pas partout et toujours égale à elle-même ; elle présente des variétés qui n’ont pu être étudiées, mais qui ont été signalées. Nous n’avons pas à entrer dans ces détails. Voici le portrait que l’on peut tracer en gros du Tibétain : Taille généralement moyenne, quelquefois un peu plus élevée à forte carrure ; tête rectangulaire, souvent terminée au menton par un angle ; cheveux noirs, sourcils et cils noirs et fins ; yeux étroits, horizontaux, quelquefois un peu inclinés ; nez peu proéminent et narines dilatées ; pommettes des joues assez saillantes, front assez droit ; derrière de la tête très développé ; bouche bien fendue ; barbe nulle ou peu fournie, teint généralement basané, comme par les effets du hâle, rarement blanc ou cuivré. Le Tibétain est souple et agile comme le Chinois, fort et robuste comme le Mongol ; il marche fièrement, balançant vigoureusement son bras droit toujours à découvert.

Par ses traits physiques, la race tibétaine rappelle la race mongole dont elle paraît être un rameau. Cependant, le caractère moral des deux races n’est pas le même, et surtout la langue, qui est un sérieux élément de comparaison dans l’étude de la parenté des peuples, diffère totalement.

Nous venons de jeter un coup d’œil sur le Tibet physique ; jetons-en un maintenant sur le Tibet politique.

  1. Il paraît qu’on prononce : Peu.
  2. Les nombres exprimés en mètres donnent l’altitude, c’est-à-dire la hauteur au-dessus du niveau de la mer.
  3. Ce mot Tsang-bo, qui veut dire pur, s’applique à d’autres cours d’eau de moindre importance.
  4. Boul est le nom même du borax en tibétain.
  5. Il est à remarquer que cette qualification est presque une traduction du mot Himâlaya qui signifie en sanscrit demeure de la neige.
  6. Ce nom se trouve aussi écrit tchirou. L’orthographe tibétaine est bse-rou.