Le Théâtre réaliste
« Ce duc est un malhonnête homme, et cependant je lui tire mon chapeau : est-ce parce qu’il est malhonnête homme ? Non, c’est parce qu’il est duc. » Tel est à peu près le sens (car je cite de mémoire) d’une pensée dans laquelle un grand moraliste a voulu faire comprendre quels respects étaient dus à certains titres et à certaines fonctions, même lorsque ces titres et ces fonctions étaient la propriété d’un malhonnête homme. Ce que ce moraliste disait des titres de noblesse, je le dirais volontiers du succès : je lui tire mon chapeau, non parce qu’il est légitime, mais parce qu’il est le succès. C’est en vain que la raison voudrait lutter contre la fatalité d’un fait. La nouvelle comédie de M. Dumas a donc réussi, elle réussira, et on peut dès aujourd’hui lui prédire, sans trop de hardiesse, le nombre de représentations et le chiffre de recettes (détail important !) qu’ont atteints la Dame aux Camélias et le Demi-Monde. Ce résultat bien et dûment constaté, je crois avoir rendu au dieu du succès tous les hommages qu’il mérite, et je me considère comme quitte envers l’auteur et aussi envers le public. Ce cher public ! il croit tout ce qu’on veut et accepte tout ce qu’on lui donne. Qui donc, en voyant ce public,
- L’œil morne maintenant, et la tête baissée,
se conformer aux tristes pensées de nos auteurs en vogue, pourrait croire, s’il n’en existait pas des preuves authentiques et des témoins encore vivans, aux combats littéraires de la restauration et aux émeutes soulevées par Henri III et Hernani ?
M. Alexandre Dumas fils, qui a si bien réussi dans le passé, qui réussit encore si bien dans le présent, réussira de même dans l’avenir ; il peut compter sur l’accomplissement de notre prophétie et marcher hardiment dans la vie. Il a été formé, dressé, élevé pour le succès, et lui-même ne néglige rien pour développer en lui, à l’exclusion de toutes les autres, les qualités qui font réussir en ce monde. Par exemple, il n’a aucun scrupule ; quel que soit le sujet qui se présente à sa pensée, il l’accepte résolument et en tire le meilleur parti possible. C’est un jacobin dramaturge qui ne recule devant aucun moyen pour atteindre son but, et qui pense que la fin légitime tous les expédiens. Il est fin et avisé, et il met au service de son esprit alerte cette hardiesse, cet aplomb superbe que donne la renommée ou la fortune ; il connaît à merveille les mauvais instincts de son public, les penchans par lesquels on peut le séduire, et il s’entend comme pas un à chatouiller les fibres qui peuvent le faire rire, ou lui procurer une pâmoison sentimentale. Enfin, dernière et suprême qualité, ce jeune et vigoureux esprit n’est dupe d’aucun sentiment, d’aucune passion, d’aucune convention sociale. Les hommes de génie sont toujours, hélas ! la dupe de quelque grande idée et de quelque grand sentiment ; on reconnaît bien vite à leur langage, quelle est leur préoccupation, ils trahissent indiscrètement le secret de leur âme » et, comme d’honnêtes étourdis trop sincères, ils ne craignent pas de faire leurs confidences aux indifférens, et d’avouer, ridicules Sganarelles, l’illusion morale qui les trompe et les berne comme on ne berna jamais Sancho Pança dans les hôtelleries de la Manche. Les plus grands poètes manquent absolument de tenue. S’ils ont une préférence, ils l’avouent tout haut ; s’ils ont foi en certains sentimens, ils le déclarent impoliment. Qui ne voit, par exemple, que Racine est la dupe des passions amoureuses ? Toutes les fois que ce niais, mélodieux rencontre l’amour sur sa route, — et il le rencontre souvent, car Il le cherche toujours et avec obstination, — il ne tarit pas en tirades, passionnées ; la musique de ses vers s’amollit encore davantage ; l’élégance habituelle de sa diction redouble ; la parole humaine n’a plus d’expressions assez tendres pour rendre ce qu’il sent. Et cette préoccupation habituelle des passions de l’amour fait commettre au poète mille maladresses ; il passe à côté des scènes les plus dramatiques sans les voir, il esquisse à la hâte les autres sentimens du cœur humain, tant il est empressé d’arriver à ses scènes de galanterie aimable, de furieuse jalousie, même de passion coupable. Qui ne voit encore que la préoccupation habituelle de Corneille est celle des idées d’honneur et de devoir ? Cette grande âme imbécile en oublie la marche de son drame ; lorsqu’ils sont en proie à quelque noble émotion, ses personnages ne songent plus leurs dangers et à leurs craintes, et ils s’enivrent jusqu’à satiété de grandes paroles et de sentimens éloquens. Quant à Shakspeare, il est dupe de la nature entière, et chaque fois que sa forte imagination rencontre une émotion nouvelle, elle l’épuise tout entière sans souci de la marche du drame, sans songer un instant que l’action va languir et que l’intérêt du drame pourra être compromis.
Que M. Dumas fils ne croie pas cependant que si nous avons cité Racine, Corneille et Shakspeare, ce soit pour établir entre eux et lui une comparaison quelconque, pour l’écraser pédantesquement sous le poids de ces grands noms. Telle n’est pas notre pensée ; seulement nous avions besoin d’exemples pour expliquer bien clairement ce que nous entendons par la duperie des grands poètes et des grands écrivains, qui sont tous, presque sans exception, d’illustres maladroits, et qui n’auraient jamais pu, — même l’eussent-ils voulu, — réussir aux mêmes conditions que M. Dumas. Sans sortir de notre siècle, nous pourrions trouver aussi des portes qui n’ont pas eu peur d’être dupes, et dont la préoccupation habituelle se trahit en dépit de leur habileté : ce poète, par exemple, qui a composé des drames d’une incontestable hardiesse, mais dans lesquels le génie lyrique se trahit si gauchement, et, plus près encore, de M. Dumas fils, l’auteur d’Antony et d’Angèle, qui, doué d’un puissant tempérament, s’abandonne avec empressement, avec emphase, avec contentement, à toutes les émotions violentes qu’il rencontre, malgré sa grande habileté scénique. Que voulez-vous ? telles sont les maladresses, que vous fait commettre le génie, à quelque degré qu’on l’ait reçu. Volontairement ou involontairement, on compromet son succès dès qu’on a reçu ce fatal don. Votre forte nature vous trahit et vous jette dans d’éloquentes tirades inutiles, votre prédisposition rêveuse vous fait perdre de vue les spectateurs et les acteurs pour lesquels vous écrivez ; la question d’art, qui vous préoccupe avant toute autre, vous fait effacer mille vulgarités qui auraient plu à la foule, et qui auraient fait certainement votre succès. Le bon sens et le bon goût s’unissent pour vous avertir que les sentimens ne s’expriment point par des calembours, réussis, et que les passions ne sont ni soulagées, ni vaincues par de jolis mots bien lancés. vous vous efforcez donc de trouver pour ces passions et ces sentimens l’expression la plus forte et la plus haute, sans songer que vous courez, risque de n’être pas compris des spectateurs, dont la plupart n’ont jamais ressenti que de fort paisibles passions et de très modestes sentimens. Que de peines inutiles, et combien, il est plus simple d’imiter M. Dumas fils ! Voilà un auteur sûr de lui-même et qui n’est dupe de rien ! Je cherche vainement quelle est sa préoccupation habituelle. Je ne lui en crois aucune, si ce n’est l’impatience de faire de jolis mots et d’en faire le plus possible. Il traite les caractères, les sentimens, les passions comme des domestiques à gage ; il les appelle quand il a besoin d’eux, les renvoie brusquement dès qu’ils le gênent, selon son bon plaisir, et sans s’inquiéter de savoir s’il est dans la vérité et dans la nature. Tout est ainsi pour le mieux dans le meilleur des Gymnases possibles, car M. Dumas a labouré avec fruit son petit jardin, qui est le succès. « On applaudit, que demandez-vous de plus ? pourrait, il est vrai, nous répondre quelque enthousiaste du fait accompli. Pensez-vous avoir raison contre tout le monde ? Faites donc comme tout le monde, et inclinez-vous. » Ma foi, non !
Une intelligence qui n’est dupe de rien ne pèche pas généralement par l’enthousiasme et par la sensibilité ; aussi n’avons-nous à accuser dans le talent de M. Dumas fils les traces d’aucun égarement de l’esprit et du cœur. Ses pièces se recommandent par une étonnante sécheresse. Son dialogue pétille de jolis mots, qui ressemblent aux étincelles nées du choc de deux silex bien durs. Çà et là il a des jets de passion, mais qui ressemblent aux flammes d’un feu de paille ou de bois mort. Contrairement à cette loi du théâtre, qui veut que les acteurs d’un drame exposent franchement leurs passions et laissent le spectateur lire dans leur âme, ses personnages semblent prendre à tâche de cacher autant qu’ils le peuvent leurs sentimens. Ils ont toujours l’air de redouter leur cœur, et en conséquence ils le compriment tant qu’ils peuvent, jusqu’à ce que cette compression produise quelque explosion violente et dramatique. M. Dumas a une préférence marquée pour les cœurs secs et pour les passions maîtresses d’elles-mêmes, qui savent calculer le succès et se contenir jusqu’à leur triomphe. Quant à la poésie, il n’en faut pas parler ; elle est complètement absente de ses drames. M. Dumas fils se laisse rarement aller à chercher une image, et en vérité il fait bien. Les quelques métaphores qu’on pourrait extraire de ses drames sont des modèles de pathos et de mauvais goût. Quelle est donc la grande qualité de M. Dumas ? Eh ! mon Dieu, la même qui recommande tous nos auteurs en vogue ; seulement il la possède à un degré supérieur. Il a l’œil bon, et il sait regarder ; il a l’oreille bien ouverte, et il sait écouter. Il possède un instrument d’optique et un instrument d’acoustique qu’il braque sur le monde parisien ; il voit, écoute et écrit. En un mot, M. Dumas est ce qu’on appelle aujourd’hui un réaliste. Il voit et il entend des choses curieuses ; qui en doute ? mais il se contente de ce qu’il voit et de ce qu’il entend. Si l’incident qu’il rencontre est dramatique, cela lui suffit ; si le personnage qu’il dessine a un extérieur original, il est satisfait. En vérité, je m’étonne que depuis huit ou dix ans qu’on discute cette misérable question de réalisme, personne ne veuille dire le véritable mot. Essayons donc, puisque M. Dumas nous en fournit l’occasion.
Et d’abord j’observerai que ce système de reproduction exacte de la réalité n’est pas également applicable à tous les genres littéraires. Excellent quelquefois dans le roman, qui vit surtout d’analyse, il est détestable au théâtre, qui vit surtout d’action et de passion. Dans le roman, l’auteur peut s’arrêter, expliquer, commenter, il peut entasser les détails, multiplier les incidens ; mais au théâtre les caractères et les sentimens doivent s’expliquer d’eux-mêmes et réclament une franchise, une simplicité que la très confuse et très complexe réalité ne pourra jamais leur donner. Quand le personnage entre en scène, nous devons comprendre, dès les premiers mots qu’il prononce, et son passé et sa situation présente, afin d’être tout entiers au drame qui va se dérouler devant nous. Si l’auteur a besoin de multiplier les conversations, les confidences, les monologues, pour nous expliquer son personnage, il n’a pas fait un drame, il a fait un roman dialogué. Pour mieux exprimer ma pensée sur la différence qui sépare le drame du roman, j’emploierai une comparaison grossière et tout à fait réaliste. Il y a entre un drame et un roman la même différence qu’entre un acte criminel et l’instruction circonstanciée de ce même crime par un magistrat. L’action du crime, la passion momentanée qui l’a fait commettre, voilà le drame ; l’explication des causes, l’énumération des circonstances qui ont amené l’accomplissement du crime, voilà le roman. La reproduction exacte de la réalité n’est donc pas possible au théâtre, car la réalité est de sa nature confuse ; elle abonde en faits, en détails, en contradictions qu’il faut reproduire sous peine de la transformer. Si vous retranchez un seul de ces détails, votre œuvre devient immédiatement inexacte, incompréhensible et invraisemblable. M. Dumas fils a certainement senti plus d’une fois cet inconvénient. Qu’il relise sa Question d’argent le plus médiocre de ses drames, et il comprendra que s’il a échoué, c’est pour avoir voulu à la fois être fidèle à la réalité et élaguer les faits qui gênaient la marche de son drame. Non, le théâtre ne peut s’accommoder de la réalité, car il a besoin pour exister d’une plus grande unité que tous les autres genres littéraires ; quelques caractères, une passion dominante, une situation unique lui suffisent. Je sais qu’on pourrait me citer quelques exceptions illustres, l’exemple de Shakspeare, qui ne craint pas l’abondance des détails, et qui s’est servi au théâtre du procédé de l’analyse ; mais je ne conseille à personne d’invoquer cet exemple.
Si le système de la reproduction exacte de la réalité ne s’applique pas également à tous les genres littéraires, il ne peut s’appliquer davantage à toutes les conditions de la vie humaine et à toutes les situations du cœur humain. Il est assez difficile, je le sais, de déterminer les occasions où un artiste doit rester ou non fidèle à la réalité ; mais tout artiste véritable sentira d’instinct, sans le secours de grands raisonnemens, quelles scènes et quels caractères exigent une fidélité littérale, quelles scènes et quels caractères exigent qu’on s’écarte de la réalité. J’essaierai cependant de me faire comprendre. Si vous avez entrepris de me raconter des petitesses, des vulgarités, des passions mesquines ; si vous voulez me décrire la laideur, la misère, le vice dégradant et sordide, soyez réaliste à votre aise : c’est votre droit, et j’ajouterai votre devoir, car si dans de tels sujets vous vous écartez de la réalité, vous mettez le pied dans le domaine du mensonge, du faux et de l’artificiel. Le mal, la vulgarité et la bêtise, voilà les choses qui demandent à être transcrites exactement. Les chaudrons et les poêles à frire des ménagères, les humbles intérieurs, les infortunes d’un petit rentier, les soucis mesquins d’un employé, les souffrances grossières des pauvres diables, sont les sujets où votre système pourra et devra être appliqué. Soyez minutieux et descriptif tant qu’il vous plaira, vous serez intéressant, car vous ne cesserez pas d’être vrai ; mais si votre dessein est de me montrer quelque grand sentiment de l’âme humaine, ou même seulement quelque situation morale intéressante, renoncez à votre système ; il ne vaut plus rien. Hélas ! la vulgarité, voilà la condition humaine ordinaire ; mais dès que nous avons un bon sentiment, une émotion élevée, ou seulement une velléité d’enthousiasme et de désintéressement, nous dépassons notre nature ordinaire, et nous sortons en quelque sorte de la réalité. Et c’est en vain que vous essaierez de me traduire cette émotion ou ce sentiment par un calque fidèle de son expression extérieure. Telle est l’infériorité de notre âme que son langage reste toujours au-dessous de l’émotion qu’elle éprouve, et que c’est à peine si les paroles qui nous échappent dans nos rares momens de surexcitation morale sont un peu moins banales que celles que nous prononçons chaque jour, à toute heure, dans les conversations les plus insignifiantes. L’erreur dans laquelle sont tombés nos plus illustres dramaturges contemporains, M. Dumas père par exemple, est précisément d’avoir voulu copier le langage de la passion, du désespoir, de la colère, dans toute son exactitude, et tel qu’il tombe des lèvres humaines, ils ont cru qu’ils seraient plus près de la vérité en faisant abus des interjections, des phrases entrecoupées, des mots elliptiques ; leur tentative n’a eu qu’un jour. Ils ont reproduit les cris physiques de l’âme animale, mais ils n’ont pas atteint la poésie des sentimens qu’ils voulaient rendre. Ils ont troublé, épouvanté même, ils n’ont jamais ému. Une situation élevée de l’âme, une émotion noble demandent donc non pas à être matériellement reproduites, mais à être moralement comprises ; la réalité devient insignifiante, et même en certains cas fausse, si elle n’est pas interprétée par l’intelligence du poète. Si donc vous ne savez pas faire la distinction entre les sujets où ce système d’une exactitude littérale peut ou ne peut pas être appliqué ; ne prenez ; ni un ciseau, ni un pinceau ni une plume : vous n’êtes et vous ne serez jamais artiste et poète.
Le théâtre de M. Dumas fils nous offre la preuve de l’assertion que nous avons avancée. Ses deux pièces les plus applaudies sont la Dame aux Camélias et le Demi-Monde. En dépit des applaudissemens qui les ont accueillies, l’une et l’autre, j’oserai dire qu’il s’en faut de beaucoup qu’elles aient toutes deux la même valeur : l’une est un vulgaire mélodrame, il a manqué peu de chose à la seconde pour qu’elle fut un chef-d’œuvre. Pourquoi ? Parce que M. Dumas a appliqué le même système, à deux sujets qui demandaient à être traités d’une manière différente. Le sujet de la Dame, aux Camélias est le plus beau des deux, le seul qui soit poétique. Certes l’héroïne de ce drame n’est pas un personnage d’une nature très élevée ; elle est placée, on peut le dire, dans la condition la plus basse et la plus dégradée, le monde dont elle est entourée est la vulgarité même. L’auteur doit-il appliquer à ce sujet le système d’exactitude dont nous parlions tout à l’heure ? Oui, s’il veut représenter la vie habituelle de l’héroïne ; non, s’il veut représenter la situation exceptionnelle où il l’a placée. Oui, s’il veut, représenter en elle le métier, l’industrie, la courtisane salariée en un mot ; non, s’il veut représenter la femme passionnée, la courtisane amoureuse. Le daguerréotype pourra bien me reproduire les scènes successives de la vie de Marguerite Gauthier ; ce qu’il ne saura jamais m’exprimer, c’est la passion naïve qui s’est emparée d’elle tout à coup. Ici la reproduction de la réalité ne me suffit plus : il faut que l’intelligence de l’auteur intervienne pour me faire comprendre cette passion. Si le génie du poète ne se met pas de la partie, son drame ne m’intéressera pas beaucoup plus que toutes les histoires de suicide par amour que nous pouvons lire dans les faits divers recueillis par les journaux. Marguerite Gauthier est intéressante, non pas parce qu’elle est courtisane, mais parce qu’elle aime, et qu’aimer est pour elle une condition exceptionnelle. Le principal intérêt de la pièce devait donc se porter sur cette condition exceptionnelle Là était le point saillant qu’il fallait mettre en lumière. Qu’a fait M. Alexandre Dumas fils de cet admirable sujet, si propre à tenter un vrai poète ? Il a voulu rester fidèle à la réalité, il n’a voulu rien laisser perdre de ce qu’il avait vu et entendu. En conséquence il a multiplié les personnages et les incidens, il a entouré Marguerite Gauthier de toutes les vulgarités qui composaient sa vie habituelle. Non-seulement il n’a pas songé, un instant à agrandir et à transformer les types qu’il voulait représenter, mais il leur a conservé leur langage ordinaire. L’expression que revêt la passion spontanée et naïve des deux amans est dépourvue de tout intérêt. Marguerite parle, comme toutes les femmes de sa condition, un langage banal, mélange de sentimentalité emphatique et d’impertinence d’esclave salariée ; Armand Duval s’exprime comme un amoureux de vaudeville. Craignant sans doute que cette passion ne suffît pas pour émouvoir les spectateurs, M. Alexandre Dumas n’a eu garde d’omettre un accident physique que lui fournissait la réalité. Marguerite Gauthier est phthisique comme la courtisane dont M. Dumas a transporté l’histoire sur la scène, si bien que l’intérêt du spectateur se partage entre la toux et la passion de l’héroïne, et que ses larmes s’adressent beaucoup plutôt à la femme poitrinaire qu’à la femme amoureuse. En dépit du succès obtenu, on peut dire que M. Dumas a échoué ; il a fait un intéressant mélodrame alors qu’il pouvait faire un drame poétique. Puisque M. Dumas ne voulait modifier en rien la réalité, que ne s’en tenait-il à son roman de la Dame aux Camélias, où il a pu tout dire à son aise, et qui est de beaucoup supérieur à son drame ?
Le sujet du Demi-Monde réclamait au contraire l’exactitude la plus littérale, et cette fois le jeune auteur a complètement réussi. Dans le Demi-Monde, M. Dumas n’a pas voulu peindre une situation morale, mais initier le public aux mœurs d’un certain monde perdu au milieu de la population parisienne, d’un monde artificiel, qui vit de mensonges, de ruses et de fausses apparences. Ce serait folie que de vouloir intéresser à un pareil spectacle une autre faculté que celle de la curiosité. La curiosité exige donc qu’en pareil sujet on lui montré la vérité toute nue, sans ménagemens et sans hypocrisies ; dès les premières scènes du drame, elle est décidée à tout savoir, elle veut aller jusqu’au bout de la réalité. En outre, les personnages perdraient tout intérêt, s’ils n’étaient pas copiés exactement, car leur poésie (pardon d’employer cette expression) consiste précisément dans leur infamie. Si l’auteur eût voulu changer quelque chose à leur physionomie, modifier même légèrement la réalité, supprimer la plus petite nuance, à l’instant même les personnages devenaient faux. Tout est bien observé dans cette pièce, caractères, incidens, langage, et l’auteur a su éviter l’écueil où il pouvait échouer, c’est-à-dire l’action. Il était à craindre en effet qu’un sujet qui exigeait une si grande exactitude ne fût plutôt capable de produire une succession de scènes intéressantes qu’un drame véritable. L’auteur a triomphé de ce danger ; tous les détails et tous les incidens qu’il a observés ont été concentrés dans une action solidement nouée et fort dramatique. Je viens de relire le Demi-Monde, c’est un beau drame, vif, énergique, brutal ; c’est l’œuvre d’un homme plein de son sujet, qui a l’œil bon et l’esprit ferme.
Puisque cette question du réalisme en littérature me permet de passer en revue le théâtre de M. Dumas fils, je hasarderai encore une dernière observation. Nous avons vu qu’il est des cas où le système d’exactitude littérale est nécessaire, qu’il en est d’autres au contraire où il devient faux et inapplicable, — enfin que tous les genres littéraires ne l’acceptent pas également. Élevons un peu la question, et voyons comment et dans quelle mesure l’artiste doit, en règle générale, tenir compte de la réalité. Dans le monde physique, la réalité nous offre des choses complètes et auxquelles l’artiste ne peut rien ajouter, s’il prend chacune de ces choses isolément. L’artiste ne peut rien ajouter à un arbre, à un animal, à un rayon de lumière, et cependant, malgré la précision plastique qui distingue ces divers objets pris individuellement, il en modifie la physionomie selon la manière dont il les groupe. Sans rien changer aux détails de la nature, il en métamorphose l’ensemble. Bon gré, mal gré, il réagit sur la nature. Si cette réaction a lieu en face d’objets très précis, très complets en eux-mêmes, qui n’ont pas besoin qu’on ajoute à leur beauté, et qui sembleraient devoir opposer à l’imagination une résistance invincible, que sera-ce lorsque l’artiste se trouvera en face de la nature morale, où tout est fluide, où tout change et se modifie incessamment ? La nature morale de l’homme n’offre rien de complet, et ne saurait lutter, sous le rapport de la précision, avec les objets les plus inertes de la création. Un caillou est infiniment plus complet que le caractère humain le mieux accentué. Qu’est-ce que la réalité de la vie humaine peut donc fournir à l’artiste et au poète, puisque notre nature morale n’a rien d’immuable et d’achevé ? Eh ! mon Dieu, tout simplement des indications. Ce que nous admirons surtout dans les hommes que nous rencontrons, ce n’est pas le caractère qu’ils nous présentent, mais celui qu’ils nous laissent soupçonner. Ce serait employer souvent une mauvaise méthode que de juger les hommes d’après ce qu’ils ont fait ou ce qu’ils ont dit ; quelques grandes actions qu’ils aient accomplies, quelques belles paroles qu’ils aient prononcées, actions et paroles sont fort peu de chose. Ce qui constitue la véritable grandeur de l’homme, c’est cette force latente et reposée que nous sentons en lui, force qui ne trouvera peut-être jamais son emploi ; en un mot, ce que nous admirons, ce n’est pas l’homme réel, c’est l’homme possible. Si vous rencontrez un homme qui ne vous laisse pas soupçonner un autre homme plus grand, détournez-vous, il n’est pas digne d’attention. La réalité n’est donc jamais qu’un symbole, moins que cela, un signe fait pour nous suggérer l’idée d’une nature morale plus élevée. C’est l’affaire de l’artiste de rêver à la vue de ce signe, et de chercher à découvrir l’ange ou le démon caché sous le masque humain. Quant à l’artiste qui se contente de reproduire ce qu’il voit, qu’il sache bien qu’il reproduit seulement des indications. Son œuvre ressemblera, si nous pouvons nous exprimer ainsi, à un recueil de notes et de pensées détachées jetées au hasard sur le papier pour accrocher la mémoire et faciliter le travail futur de la composition.
Tels sont les drames de M. Dumas fils. Ils abondent en indications, en notes ingénieuses qui font rêver à un beau livre qui n’est pas et ne sera peut-être jamais fait. Rendons cependant cette justice à M. Dumas : il n’a à son service qu’un instrument de daguerréotype, cela est vrai, mais il ne le braque pas indifféremment sur tout ce qui s’agite devant lui. Il n’imite pas certains dramaturges qui, dessinent pêle-mêle tous les bonshommes faux ou vrais, intéressans ou non, qu’ils voient défiler. Lui, il sait discerner ce qui est digne d ! attention et ce qui est digne de mépris. Son seul défaut est de s’en tenir à ce qu’il a vu, de ne jamais songer à faire usage de son imagination pour agrandir et transformer le sujet que la réalité lui offre. Grâce à ce discernement, ses indications de caractères, de personnages, de situations dramatiques, sont presque toujours heureuses ; mais ce ne sont malgré tout que des indications. La pièce de Diane de Lys est une preuve irréfutable de ce que j’avance. M. Dumas, qui ne se trompe guère sur le choix de ses sujets, s’il se trompe sur la manière de les traiter, avait eu cette fois encore la main heureuse. Quel admirable sujet pour un poète qui aurait su ou voulu en tirer tout ce qu’il renferme ! Comme les grandes créations de Shakspeare, Diane de Lys aurait pu être à la fois une individualité et un type. Ses excentricités, ses bizarreries, son caractère impérieux et décidé, suffisaient pour lui donner un cachet individuel bien marqué ; par ses passions et la situation morale où l’auteur l’a placée, elle représentait tout un grand côté de la nature féminine. C’est la femme qui se sent mourir sans avoir vécu, et qui en frémit d’indignation et de colère contenues. Le désir du bonheur, qui est d’autant plus vif chez le sexe faible qu’il n’a qu’un moyen de s’apaiser, s’accroît encore ici de toutes les tentations de la curiosité, et d’un certain besoin de vengeance à la fois très bizarre et très naturel au cœur féminine Diane de Lys pense et croit qu’elle a une revanche à prendre ; comme tous les caractères orgueilleux, elle est furieuse d’avoir été dupe et n’accepte pas le rôle de victime. Elle n’accepte pas davantage les consolations que lui offre le monde où elle vit, les adulations empressées, les flatteries faciles, les promesses de bonheur que viennent chuchoter à son oreille des convoitises intéressées et des désirs égoïstes. Son cœur, qui n’a jamais pu s’épanouir, restera probablement fermé à jamais, à moins qu’un jour, par un hasard fatal, elle n’entende un accent de passion sincère. Ce jour-là, elle se perdra, non pas par l’effet de l’entraînement ou dans un instant d’égarement passionné, mais de parti pris, avec préméditation, avec réflexion, avec la conscience pleine et entière de l’acte qu’elle commettra. Une seule chose pourrait l’arrêter, le devoir ; mais telle est sa situation que de ce côté elle se regarde comme libre et maîtresse absolue d’elle-même, le seul être envers lequel elle ait d’autres devoirs que des devoirs de convention ne lui ayant jamais, ni par ses discours, ni par sa conduite, imposé aucune obligation. Tous les traits de ce caractère remarquable sont indiqués dans le drame de M. Dumas, mais, hélas ! ils ne sont qu’indiqués ; il nous a peint le personnage extérieur, mais non le personnage moral. Au lieu d’un caractère profond, logique et vrai, nous avons une femme excentrique, bizarre, un personnage amusant en un mot beaucoup plus qu’émouvant. M. Dumas a passé à côté de son sujet sans le creuser et presque sans le comprendre. Cependant, malgré ses imperfections et ses invraisemblances, ce drame est, à mon avis, après le Demi-Monde, Je meilleur qu’ait produit M. Dumas, car c’est celui qui contient la donnée la plus poétique.
Le Fils naturel, très supérieur à la Question d’argent, reste, comme donnée et comme valeur littéraire, bien au-dessous de Diane de Lys et du Demi-Monde. C’est donc à la fois un succès et un échec : c’est un succès, si on compare ce nouveau drame à la comédie que nous avons vu représenter dans l’année qui vient de s’écouler ; c’est un échec, si on le compare aux anciennes productions dramatiques de l’auteur. Dans ce nouveau drame, vous retrouverez toutes les qualités et tous les défauts qui recommandent M. Dumas fils : c’est bien le même talent ingénieux et vif, plus énergique que vif cependant, plus brutal encore qu’énergique ; c’est bien la même sécheresse, la même abondance de mots longtemps cherchés et heureusement trouvés, la même absence ou, si l’on veut, le même dédain de toute poésie. Le réalisme y triomphe sur toute la ligne, ce qui ne rend pas le drame plus émouvant. Les personnages sont tellement réels, qu’ils en sont déplaisans, haïssables ou odieux. Il y a un très grand talent dramatique dans le Fils naturel, mais seulement dans les détails, dans certaines scènes et dans certains actes. L’ensemble, le plan de la pièce est défectueux autant qu’on peut le rêver. Ce drame pèche à la fois par la conception, par la composition et par les caractères. Au lieu de dire que le nouveau drame de M. Dumas pèche par la conception, il serait, je crois, plus simple de dire que la conception n’existe pas. J’ai écouté la pièce avec attention, je l’ai lue avec recueillement, et je ne comprends pas encore ce que l’auteur a voulu démontrer à ses spectateurs et à ses lecteurs. On pourrait croire et j’ai cru d’abord que M. Dumas avait voulu flétrir cette coutume, ou si vous voulez ce préjugé, qui défend au père de légitimer le fils né d’un amour défendu, qu’il avait voulu montrer les conséquences que cet acte d’égoïsme pouvait avoir sur la vie ultérieure de l’enfant, la fausse position dans laquelle il se trouvera placé par la faute d’un autre, les obstacles de toute nature que lui suscitera cette absence d’un nom honorable, la demi-exclusion à laquelle le monde le condamnera. Ce qui fait le malheur des enfans illégitimes, c’est que non-seulement ils ont à se plaindre de leur père, mais à se plaindre aussi des hommes et de la société. Or le fils naturel de M. Dumas ne peut se plaindre ni des hommes, ni de la société ; il a tout le bonheur que n’ont pas la plupart des enfans légitimes. Il est jeune, riche, séduisant, intelligent ; toutes les portes lui sont ouvertes, et tous les cœurs volent à son passage. Il rencontre une jeune fille charmante sur le grand chemin et s’en fait aimer à première vue ; il devient, par suite des sympathies qu’il inspire à un vieux pair de France, secrétaire d’un ministre qui lui confie d’importantes missions. Il obtient un succès politique européen. Quò non ascendet ! Pour récompense de ses services diplomatiques, il demande un consulat qui lui est aussitôt accordé, et il faut lui savoir gré de sa modestie, car du train dont il marche il aurait pu tout de suite se faire nommer ministre plénipotentiaire. Son titre de bâtard, loin de lui nuire, appelle au contraire sur lui la sympathie. Ce fils naturel n’a donc à se plaindre que de son père, et encore ce père, qui d’abord le repoussait, finit par le persécuter pour lui faire accepter un nom dont il ne veut plus. Je ne puis en vérité m’intéresser beaucoup aux malheurs d’un homme si heureux. Puisque le fils naturel ne peut se plaindre ni des hommes, ni de la société, ni même de son père, qu’a donc voulu prouver M. Dumas ? Plus j’y réfléchis, plus il me semble que la pensée de M. Dumas pourrait être résumée en ces termes : « Si vous avez des enfans naturels, hâtez-vous de les reconnaître, car un jour ils pourront vous faire le plus grand honneur dans le monde. » Si la pièce de M. Dumas a un autre sens, je ne l’ai pas saisi.
La composition de ce drame laisse beaucoup à désirer. Le ton des sentimens change sans transition d’acte en acte. L’émotion, au lieu d’aller en grandissant jusqu’au dénoûment, vous saisit violemment à la gorge dès les premières scènes, fait un long temps d’arrêt au second acte, revient brusquement au troisième, et disparaît dans les deux derniers, pour faire place à je ne sais quelle gaieté qui paraît souvent déplacée, sinon inconvenante, et qui même finit par révolter. — Ce n’est pas tout cependant : il y a deux premiers actes, ou, si vous l’aimez mieux, deux expositions, et c’est en vain que l’auteur a donné à son premier acte le titre de prologue. Si c’est un prologue, il est trop long, et je dirai même trop émouvant. Le spectateur voit là un commencement d’action dont il attend le développement. Il accepte ce premier acte comme l’exposition, non comme le prologue du drame. Lorsque le rideau se relève, le spectateur se trouve donc un peu déconcerté, et il lui faut un certain temps pour effacer le prologue de son esprit et se persuader que le drame vient seulement de commencer. Mais le plus grand défaut de la pièce ne consiste ni dans cette absence de conception, ni dans ce désordre de composition ; il consiste dans les caractères. Ce ne sont pas les caractères qui éveillent l’intérêt du spectateur, ce sont les situations dans lesquelles ils se trouvent ; ces caractères n’ont en eux rien qui appelle la sympathie, et l’émotion qu’ils nous arrachent n’est pas supérieure à celle que nous font éprouver les souffrances d’un être qui nous est indifférent, ou les accidens que nous rencontrons, sur notre passage, dans les rues de Paris. Jacques Vignot et sa mère nous inspirent juste le même genre d’intérêt que nous inspire une grisette dont on vient de nous apprendre le suicide, ou un pauvre couvreur qui vient de tomber des toits ; nous les plaignons non parce que nous avons une raison morale de nous intéresser à eux, mais parce que ce sont des créatures humaines qui saignent et souffrent, et que notre âme physique se révolte et se trouble devant le spectacle de la douleur. Tous les personnages de la pièce de M. Dumas sont la banalité et la vulgarité mêmes, et quand ils essaient de sortir de cette banalité, ils deviennent aisément odieux. En cela, du reste, ils sont parfaitement conformes à la nature humaine ; quand les âmes communes essaient de secouer la vulgarité pour laquelle elles ont été faites, elles sont punies de cet orgueil mal placé en devenant immédiatement haïssables. Tels sont les personnages du Fils naturel ; quand ils ne sont pas insignifians, ils sont odieux. Dans cette pièce, les situations dominent donc de beaucoup les caractères. Je ne nie pas qu’on ne puisse intéresser avec des situations seulement, et sans le secours des caractères ; mais encore une fois cet intérêt est tout physique, et il n’est pas besoin d’aller au théâtre pour le rencontrer. M. Dumas sait-il d’ailleurs quel nom on donne en littérature aux pièces où les situations sont tout, et les caractères rien ? Cela ne s’appelle pas un drame, cela s’appelle un mélodrame.
Au premier acte, nous assistons au décès d’un amour illégitime. Dans une petite chambre, où la propreté remplace le luxe, tout près d’un berceau où repose un enfant, fruit d’une passion sérieuse, vieille déjà de quatre ans, une jeune ouvrière, Clara Vignot, attend son amant, dont les visites deviennent de jour en jour plus rares et les caresses plus,languissantes. Cependant Clara ne doute pas du cœur de son amant. Il a promis de donner son nom à l’enfant ; elle a confiance dans ses promesses. L’illusion ne durera plus bien longtemps ; au moment même où elle exprime sa confiance dans les sermens trompeurs de Charles Sternay, celui-ci arrive. Dès son entrée, il inspire la répulsion, et le spectateur se demande comment la pauvre Clara a pu aimer un être aussi misérable. Dans chacune de ces paroles, on sent palpiter l’égoïsme et le néant moral. Ce personnage, qu’on pourrait définir l’amant sans cœur, a été bien saisi et bien peint par M. Dumas, qui excelle d’ailleurs à rendre ces types mondains qui sont composés d’égoïsme, de sécheresse et de politesse ; il nous suffira de rappeler au lecteur le mari dans Diane de Lys. Charles Sternay, qui va se marier, a recours au mensonge pour se débarrasser de Clara ; il est ruiné, dit-il, forcé de s’expatrier pour se refaire une fortune. La scène de la séparation est belle et poignante au possible. Il n’y a dans le langage de Clara rien qui s’élève au-dessus du langage ordinaire d’une grisette qui aime ; mais tous les mots de cette douleur naïve portent coup, et trouvent un écho dans le cœur du spectateur.
Entre le premier et le second acte, vingt-trois ans s’écoulent, et le rideau se lève sur une scène d’amour entre M. Jacques de Boiscenis, le fils de Clara Vignot, qui vit heureux et insouciant, ignorant qu’il est du secret de sa naissance, et Mlle Hermine, la propre nièce de Charles Sternay, qui maintenant grisonne et se sent des velléités d’ambition politique. Il y a quelques jolies notes dans ce ramage des deux amoureux, et nous en félicitons d’autant plus sérieusement M. Dumas que jusqu’à présent il n’a pas eu l’art l’exprimer les passions naïves et pures. Il a encore des progrès à faire cependant ; si dans ce duo il y a quelques jolies notes, il y en a bien aussi quelques-unes de fausses. Ainsi je n’aime pas que Jacques déroule devant l’esprit d’Hermine les perspectives de la vieillesse et de la mort, et qu’il lui fasse entrevoir dans le lointain son rôle de grand’mère. M. Dumas devrait savoir que l’idée de la vieillesse et de la mort, qui est odieuse aux jeunes gens en général, l’est surtout aux jeunes amoureux, qui refusent de croire à autre chose qu’à l’éternité du bonheur, de la jeunesse et de la beauté. Quoi qu’il en soit, il faut savoir gré à M. Dumas de cette scène, car avec lui on ne reste pas longtemps sur le terrain des sentimens honnêtes et on glisse aisément dans le bourbier des passions coupables. Il ne serait pas content, s’il ne logeait pas dans quelque petit coin de son drame quelque incident désagréable propre à reporter la pensée vers ces passions qui lui ont valu ses anciens succès. On ne peut expliquer que par une manie irrésistible de l’auteur la scène où Mme Sternay fait ses confidences à Jacques. Mme Sternay, qui n’a pas aimé son mari d’un amour bien ardent, a cherché ailleurs des compensations ; elle est arrivée au terme prévu d’une de ses aventures galantes, et il ne lui reste plus, pour employer son langage qu’à poser les scellés sur un amour défunt. Et qui choisit-elle pour constater ce décès, redemander les lettres écrites, les portraits échangés ? Jacques, un jeune homme qu’elle connaît à peine, presque un enfant. C’est à l’amoureux naïf et confiant de sa nièce qu’elle révèle ces tristes secrets de la désaffection et de la courte durée de l’amour. Cette scène est une des plus audacieusement immorales qu’on ait jamais mises au théâtre.
Comment Jacques et Hermine se sont-ils rencontrés ? Comme les bergères rencontrent les fils de rois dans les contes de fées, sur le grand chemin. Jacques passait, Hermine l’a vu ; les deux jeunes gens se sont aimés. Glissons cependant sur cette légère invraisemblance, en remarquant toutefois que l’orgueilleuse marquise d’Orgebac n’est pas aussi ridicule que veut le faire croire M. Dumas, lorsqu’elle prétend qu’on n’épouse pas un homme qu’on rencontre sur le grand chemin. Bref, les jeunes gens s’aiment, et ils se marieront, car toute la famille prête la main à leur amour, à l’exception de la vieille marquise, la grand’mère d’Hermine, la seule personne qui en dépit de ses préjugés ait le sens commun dans ce groupe de têtes légères. Tous ces personnages en effet sont à la fois faux et vrais, et n’ont, pour ainsi dire, qu’une moitié de vérité. Ainsi l’auteur a mis en scène un certain comte d’Orgebac, pair de France, dont le caractère nous reporte aux dernières années de la monarchie. C’est un vieux gentilhomme qui n’a pas songé à résister à son siècle, qui s’est rapproché de lui, a pris ses habitudes bourgeoises et adopté ses mœurs nouvelles. Il y a beaucoup de détails vrais dans ce caractère, que l’auteur n’a pas cependant compris jusqu’au bout. Les plaisanteries que le comte d’Orgebac dirige contre la noblesse en général et contre ses ancêtres en particulier sont à la fois choquantes et fausses. Que M. Dumas sache bien qu’un gentilhomme peut consentir à tout, sauf à bafouer sa naissance, et qu’aussi bourgeois qu’il soit devenu, il n’entend jamais raillerie sur sa noblesse. Mais le caractère le plus étrange de la pièce est celui d’Hermine. M. Dumas semble avoir sur les jeunes filles les plus singulières idées ; il les présente comme de petits démons pleins de décision, de fermeté et d’entêtement. Voilà la troisième fois qu’il leur prête ce caractère invraisemblable, car Hermine est la digne sœur de Marcelle du Demi-Monde et de Mathilde de la Question d’argent. Cette jeune fille n’a pas été élevée à l’école du respect ; elle est résolue à tout, même à envoyer du papier timbré à sa grand’mère, et cette force d’âme ne la rend pas fort intéressante. Tout le monde avait cru jusqu’à présent que le caractère des jeunes filles consistait à n’en pas avoir ; M. Dumas pense le contraire, mais nous ne pouvons nous ranger à son avis.
Arrive un certain Aristide Fressard, notaire de province, ami d’enfance de Clara Vignot, dans lequel M. Dumas a modernisé assez ingénieusement cet ancien type de convention du théâtre et du roman, l’homme bienveillant et sensible. Il est fort grossier cependant et professe sur le mariage des opinions honnêtes, mais vulgaires. C’est lui qui se charge de révéler à Jacques le secret de sa naissance. Le troisième acte de la pièce est rempli tout entier par le désespoir de Jacques, qui demande un nom à son père et qui ne peut l’obtenir. Les récriminations de Jacques contre Sternay, les reproches amers qu’il jette ensuite à la face de sa mère, les pleurs qu’il verse après ces scènes violentes composent un tableau émouvant, et qui arrache les applaudissemens des spectateurs. En dépit des faiseurs de morale, les sentimens violens exprimés par le jeune homme ne sont, à mon avis, nullement choquans, et sont bien dans la logique de la situation. Tout homme qui se trouvera dans la situation de Jacques parlera comme lui, trouvera les mêmes colères et les mêmes sophismes. Si toute la pièce ressemblait à ce troisième acte, nous n’aurions que des complimens à faire à l’auteur.
Les deux derniers actes sont remplis par la persécution que Charles Sternay fait subir à Jacques, maintenant célèbre, et qui vient de sauver l’Europe d’une guerre imminente par son habileté diplomatique, pour lui faire accepter le nom qu’il lui a d’abord refusé. On ne peut rien imaginer de plus lâche et de plus vil que la conduite de ce misérable, qui veut faire de son fils le marche-pied de son ambition politique. Il n’a pas un geste qui ne soit odieux, il ne prononce pas une parole qui ne soit méprisable. Certes l’âme humaine contient des abîmes de platitude, mais je ne sais cependant si elle peut descendre aussi bas. Le public est sans doute de mon avis, et pense qu’un pareil spectacle est à la fois dépourvu d’intérêt et de moralité, car il a écouté ces deux derniers actes froidement, avec un certain mouvement de surprise et même de mécontentement. Sa réserve témoignait hautement qu’il ne prenait qu’un plaisir très modéré à l’odieux spectacle qui se déroulait sous ses yeux, et que pour l’honneur de la nature humaine il ne voulait pas croire à l’existence de Charles Sternay.
Tel est le Fils naturel ; ce n’est ni un bon, ni un mauvais drame. Cependant c’est un succès, et la pièce aura peut-être cent représentations. Pourquoi pas ? La curiosité publique aux abois cherche sa pâture là où elle peut la trouver. Voilà pourtant ce qu’on offre au public, sous le nom de comédie, dans la patrie de Rabelais et de Molière, de Voltaire et de Beaumarchais ! Pauvre esprit français ! grand seigneur ruiné ! il fait maigre chère aujourd’hui. L’esprit français dîne maintenant à table d’hôte, qu’on nous pardonne ce style réaliste, qui est en parfait accord avec le sujet que nous traitons. Il fait les jours ordinaires des dîners à trente-deux sous, soit le Fils naturel, et les jours de gala des dîners à trois francs, soit le Demi-Monde.
EMILE MONTEGUT.