Le Théâtre pendant les jours du Siège et de la Commune/V

V


Polémiques au sujet de projets d’interdiction de spectacles. — Les artistes des théâtres et la défense nationale ; engagements volontaires, acte d’héroïsme. Les artistes tués sur les champs de bataille. — Fermeture officielle des théâtres (10 septembre).

Tout contribuait à hâter la fermeture des théâtres. Beaucoup d’artistes étaient sous les drapeaux. « Les théâtres de Paris, lit-on dans l’Entr’acte du 13 août, vont voir partir pour l’armée une grande partie de leurs artistes.

« Le devoir civique parle, il faut obéir. Et disons que tous obéissent avec joie, qu’il en est même beaucoup qui, ayant la faculté de rentrer dans l’administration centrale, ont préféré le service actif. »

Il y a de nombreux vides dans les chœurs de l’Opéra et de l’Opéra-Comique, dans les orchestres, dans les divers personnels des théâtres. Non seulement donc le public s’abstenait, mais la disparition des éléments indispensables aux représentations rendait ces dernières de plus en plus impossibles à organiser.

Une polémique fut, d’ailleurs, engagée à ce sujet dans les journaux et eut une forte répercussion dans l’opinion. Les malheurs de la patrie n’imposeraient-ils pas aux directeurs de fermer les théâtres ? Était-il convenable de tolérer les distractions à une époque où l’on ne devait songer qu’à combattre et à prendre le deuil ?

F. Sarcey, dans le Temps, le 21 août, exposait victorieusement la thèse opposée :

« La crise que nous traversons atteint les théâtres de la façon la plus sensible. La plupart continuent de rester fermés, et je vois déjà que bien des gens demandent qu’on ferme les autres d’autorité. Quelques journaux se sont faits les interprètes de ces réclamations. Je ne saurais m’y associer. Il y a bien assez de pauvres diables sur le pavé sans en augmenter le nombre. L’industrie des théâtres donne à vivre à quantité de personnes, qui du jour au lendemain se trouveraient sans pain si elle suspendait tout à coup le travail de ses usines. Nous avons lieu d’espérer que cette crise sera aussi courte qu’elle est terrible…

« Les directeurs qui conservent leurs troupes au complet, qui luttent contre le désarroi général auront bien mérité de l’art dramatique. Loin de blâmer leur persévérance, il faut leur accorder l’estime dont ils sont dignes. Ils contribuent à tenir en haleine le moral des Parisiens ; ils nous détachent un instant des idées de deuil qui, après nous avoir affligés, ne doivent pas finir non plus par nous abattre. »

Ces saines et justes réflexions eurent un écho dans le public comme dans toute la presse ; elles firent mieux comprendre combien était digne d’intérêt la détresse dans laquelle allait tomber le personnel des théâtres.

L’attitude des artistes, l’enthousiaste empressement qu’ils mettaient à faire leur devoir en face de l’ennemi, étaient, du reste, bien faits pour attirer toutes les sympathies.

Dès nos premiers revers, les engagements volontaires étaient nombreux.

Capoul, compris dans le rappel de classes, devançait l’appel et s’engageait dans un régiment de chasseurs.

Prudhon, qui, bien qu’à l’aube de sa brillante carrière, a déjà connu toute la griserie du succès, est capitaine de mobiles. Il ne quittera guère la scène du Théâtre-Français que pour le pénible service des avant-postes.

Monval, l’érudit archiviste de la ComédieFrançaise, déjà répandu dans le monde des théâtres — il débutera à l’Odéon quelques mois après la guerre, — est sergent-major de mobiles.

Georges Baillet, qui fournira au Théâtre-Français une brillante carrière trop tôt interrompue, est lieutenant aux mobiles de Saône-et-Loire. Les rudes mois de l’hiver s’écoulent pour lui au milieu des travaux de défense et des combats autour de Paris assiégé.

Paul Mounet, qui n’appartient pas encore au théâtre, — sa glorieuse carrière ne commencera que quelques années plus tard, — est engagé volontaire aux mobiles de la Dordogne.

Lassouche a quarante-deux ans, son âge le dispense de tout service militaire. Alors que de plus jeunes font simplement partie de la garde Nationale sédentaire, il s’engage dans les compagnies de marche, à la 6e compagnie, la compagnie d’honneur, avec laquelle il fait bravement son devoir au plateau d’Avron et à Montretout[1].

Laroche, les deux Coquelin, Fèbvre, Bouché, Charpentier, Provost, Pierre Berton, Train (de l’Odéon), Villaret (du Gymnase), font partie de la garde mobile.

Bosquin, Devoyod, David, Gailhard (de l’Opéra), Collefeuille (régisseur de la scène), Leroy, Melchissédec, Coppel, sont également sous les drapeaux.

Léo Delibes, de nombreux musiciens et choristes sont dans l’armée active.

Jules Pacra, qui a quitté le théâtre pour le concert où chacune de ses créations obtient un succès légendaire, est au 57e bataillon de la garde nationale.

Tous devaient faire leur devoir dans les premiers mois de la guerre comme dans les combats livrés autour de Paris, tels Seveste, qui allait trouver à Buzenval une mort héroïque, Hodin, de la Porte-Saint-Martin, qui devait mourir, en mai 1871, des suites de ses blessures.

Le ténor Duchesne, dont on se rappelle le succès à l’Opéra-Comique, s’était engagé dans les francs-tireurs de Lipowski. Pris par les Prussiens et sur le point d’être fusillé, ce qui était le sort de tous les volontaires combattant en dehors de l’armée régulière, il ne dut son salut qu’à un hasard absolument extraordinaire.

L’officier commandant le peloton d’exécution lui demanda s’il n’avait pas quelque volonté à exprimer avant de mourir. Duchesne le pria simplement de prévenir sa famille et, voulant donner son nom, sortit une carte de visite de sa poche. Le trouble, l’émotion qu’il devait avoir en ce moment suprême, allaient le sauver. Au lieu de sa carte, ce fut celle de sa camarade, Mlle Schrœder, qu’il remit sans s’en douter. « Vous connaissez Mlle Schrœder », s’écria l’officier. « Nous avons chanté ensemble au Théâtre-Lyrique », répondit Duchesne. Mlle Schrœder était, on le sait, d’origine allemande. Elle faisait partie de la troupe de l’Opéra-Comique au moment de la déclaration de guerre. Elle réussissait, en scène, à corriger un accent tudesque assez prononcé et ne se gênait pas pour prédire les victoires de ses compatriotes. Par quelle coïncidence l’officier allemand, qui s’exprimait d’ailleurs dans un français très correct, connaissait-il Mlle Schrœder ? Toujours est-il qu’il fit surseoir à l’exécution et, quelques instants après, il réussissait à faire mettre en liberté le condamné.

Sans plus se soucier des minutes effroyables qu’il venait de passer, Duchesne parvint à rejoindre les francs-tireurs de Lipowski. Il assista avec eux, quelque temps après, à l’héroïque défense de Châteaudun. Cernés de toutes parts par des ennemis en nombre dix fois supérieur, 200 francs-tireurs tombèrent en cette journée meurtrière. Lui-même, grièvement blessé, fut soigné à l’hôpital de Bordeaux. Il chanta au théâtre de cette ville, après sa guérison, et débuta à l’Opéra-Comique en août 1871.

D’ailleurs, tous ceux qui, de près ou de loin, appartenaient au monde des théâtres, auteurs, musiciens, compositeurs, prenaient à cœur de faire, sans compter, leur devoir.

Le pianiste Pérelli est le commandant du bataillon des carabiniers parisiens où s’était engagé Seveste. Il a le bras emporté par une balle, à Montretout, et meurt quelques jours après à l’ambulance du Palais-Royal.

Le compositeur Moreau, gendre d’Adam, est tué raide sur le champ de bataille de Châtillon.

Mangin, chef d’orchestre au Théatre-Lyrique, s’est engagé dans les compagnies de marche de la garde nationale ; le général Clément Thomas le nomme peu après, lieutenant au 159e bataillon.

Charles Bernard, violoncelliste à l’orchestre Pasdeloup, est tué à Buzenval ; Vercollier, ancien directeur du Vaudeville, trouve également la mort en cette journée meurtrière. Godefroid, élève aux classes de chant du Conservatoire, est frappé mortellement d’une balle aux avant-postes, près d’Enghien.

Antonin Louis est déjà célèbre, les Pompiers de Nanterre ont fait le tour du monde, le Sire de Fich ton Kan est la chanson du jour. Engagé volontaire pour la durée de la guerre au 134e de ligne, il quitte l’armée à la fin de la campagne avec les galons de sergent-major, abandonnant l’uniforme qui allait si bien à cette figure martiale qu’il a toujours conservée. Il a renoncé, pour la plus grande gloire de la chanson française, à la carrière militaire qui eût été, sans nul doute, glorieuse pour lui.

Pasdeloup et Marmontel font le coup de feu à Buzenval, où Boullard, qui fut longtemps chef d’orchestre aux Variétés, est grièvement blessé.

Eugène Labiche rentre dans ses propriétés de Sologne pour y organiser un corps de francs-tireurs.

Gondinet est avec Lassouche à la 6e compagnie de marche. Un ancien directeur du Vaudeville, Godchaux, commissaire central à Strasbourg, adressait à ses parents, à Paris, son testament qui se terminait ainsi : « Si les Prussiens entrent à Strasbourg, c’est que nous serons tous morts en combattant. »

Got, qui fit bravement son service dans les compagnies de marche de la garde nationale, a deux neveux, engagés dans les turcos, tués à Reichshoffen.

Les trois fils de M. Duvernoy, professeur au Conservatoire, partent pour l’armée.

Il faudrait de longues pages pour continuer les citations, pour parler de tous les artistes dramatiques, de tous les musiciens qui montrèrent leur courage ou trouvèrent la mort sur les champs de bataille. Terminons cette évocation par une touchante anecdote.

Le soir de Forbach, une femme qui, depuis le début de la guerre, suivait les ambulances, parcourait le champ de bataille en prodiguant ses soins aux blessés. Attirée par des gémissements, elle trouvait un jeune sous-officier qui, agonisant, avait à peine la force de la prier de faire parvenir à sa famille un médaillon qu’il portait. Cette femme était Rosine Stolz, devenue comtesse de Ketschendorff. Aussitôt après la guerre, elle adressait à la famille du sous-officier, qu’elle savait pauvre, le médaillon auquel elle avait ajouté un billet de mille francs.

Mais, quelle que fût la sympathie pour les artistes, le désir de s’intéresser à la détresse de beaucoup d’entre eux, les inquiétudes qu’inspiraient les événements se joignaient aux soucis pécuniaires pour empêcher le public de fréquenter les théâtres. « Ses loisirs, dit le Journal Officiel, sous la rubrique Paris-Patrie, Paris les a passés aux portes des mairies et des ministères à attendre et à commenter les nouvelles de la guerre, et n’était-ce pas la préoccupation constante, unique de la foule encombrant les longues voies des boulevards ? Les spectacles, ils ont commencé par réclamer l’appoint des intermèdes patriotiques et bientôt les Parisiens les ont abandonnés d’eux-mêmes. Il n’y avait plus d’autre spectacle applaudi et acclamé que le départ des troupes, d’autre opéra et d’autres concerts que le chant de guerre rythmant leur marche et que les chants républicains appelant la Liberté au secours de la Patrie. »

Les cafés-concerts sont pour la plupart convertis en clubs, où les projets les plus insensés, les inventions stratégiques les plus baroques attirent chaque soir le public qui a déserté les théâtres.

Le 6 septembre, le Français, le Gymnase, le Châtelet et la Gaîté affichent seuls leurs spectacles ; le 9, relâche générale rendant presque superflue l’ordonnance de fermeture qui paraît le lendemain :

« Le Préfet de Police,

« Considérant que la Patrie est en deuil et que l’ouverture des théâtres est en contradiction avec l’attitude générale de la population parisienne ; Considérant que, dans les circonstances graves qui se préparent, toutes les forces vives de la nation doivent être consacrées à la Patrie et que les théâtres absorbent chaque jour un certain nombre de sapeurs-pompiers qui pourraient être plus utilement employés ;

« Arrête :

« Article premier. — À partir de demain, 10 septembre 1870, les théâtres sont fermés.

« Art. 2. — Les directeurs sont invités à faire enlever immédiatement les décors qui se trouvent sur la scène, les bandes d’air, les rideaux, le mobilier, tout ce qui pourrait, en cas d’incendie, attiser le feu et le communiquer aux bâtiments voisins.

« Art. 3. — Ces modifications doivent être exécutées dans les dix-huit heures. Passé ce délai, elles seront exécutées d’office, aux frais des directeurs retardataires.

« Art. 4. — Les pompiers de service dans les théâtres restent affectés aux besoins ordinaires de la surveillance de la ville.

« Paris, le 9 septembre 1870.

« Le Préfet de Police : De Kératry. »

C’était le dénouement de cette véritable agonie que fut, pour les théâtres, le mois d’août 1870. Les directeurs du Vaudeville, des Variétés, de la Porte-Saint-Martin et des Folies-Dramatiques s’étaient déjà chargés, au fur et à mesure que se fermaient leurs portes, d’assurer aux artistes comme aux employés un traitement égal à la moitié de leurs émoluments pour ceux qui gagnaient moins de 200 francs, au tiers pour les appointements excédant ce chiffre. Mais avec le siège, avec les événements de la Commune, ces promesses pourraient-elles être tenues ? Que de misères se préparaient, perdues dans la détresse commune de ce terrible hiver de 1871[2] !


  1. Citons, parmi les actes héroïques, si nombreux à cette époque, le sculpteur Clésinger, qui, doué d’une force peu commune malgré ses cinquante-sept ans, s’engagea dans un régiment de cuirassiers.
  2. Quelque triste que fût la vie de Paris, l’aspect de Berlin, malgré les victoires successives des armées allemandes, était, paraît-il, plus sinistre encore. La Taglioni, devenue comtesse de Gilbert de Voisins, à la recherche de son fils, officier de zouaves, blessé et prisonnier à Gravelotte, et qu’elle devait retrouver à Cologne, écrivait ses impressions sur la capitale prussienne :

    « La ville est morte, les rues sont désertes. On ne rencontre que des femmes en deuil et des vieillards. La consternation est générale, la misère est épouvantable, la vie impossible à quiconque n’est pas très riche. Les grands magasins sont fermés. On s’étonne que, toujours vainqueurs, les Prussiens n’aient pas anéanti l’armée française et pris Paris. On parait singulièrement découragé. »