Le Théâtre et l’esprit public en France -1636-1856

LE THÉÂTRE
ET
L’ESPRIT PUBLIC EN FRANCE

1636 — 1856


On s’occupe beaucoup du théâtre ; je trouve même qu’on s’en occupe beaucoup trop. Les livres les plus sérieux, conçus lentement, achevés au prix de veilles nombreuses, obtiennent à grand’peine l’attention de la critique, et les ouvrages les plus futiles, pourvu qu’ils aient été récités sur la scène, ne manquent jamais d’être, sinon discutés, au moins racontés dans la huitaine franche. Prix académiques, encouragemens administratifs, tout est prodigué à la littérature dramatique, et cependant le théâtre n’est pas aujourd’hui la forme la plus prospère de l’imagination française. L’Académie et l’état auront beau faire, il n’est pas en leur pouvoir de susciter des œuvres nouvelles qui répondent au vœu public et contentent les besoins de la pensée contemporaine. Je n’ai pas la prétention de posséder une recette certaine pour opérer ce prodige tant souhaité : l’étude me commande la modestie ; mais il me semble qu’on peut trouver dans le passé des indications précieuses, d’utiles enseignemens sur l’avenir prochain, et je dirai volontiers, sur l’avenir nécessaire de notre littérature dramatique. Malheureusement la connaissance du passé tient bien peu de place dans ce qu’on est convenu d’appeler l’analyse des pièces nouvelles. Quand il s’agit d’un livre d’histoire ou de philosophie, d’un roman ou d’un recueil lyrique, les écrivains qui veulent dire au public ce qu’ils en pensent se croient obligés de réfléchir et même d’étudier. Quand il s’agit d’une pièce de théâtre, l’étude et la réflexion sont considérées comme des soins superflus. Les exceptions qu’on pourrait citer sont trop peu nombreuses pour infirmer l’opinion que j’exprime ici. La critique dramatique est aujourd’hui une industrie très active, mais qui ne prend pas grand souci de la pensée. Obligée, par les traditions de la presse, de donner son avis à jour fixe, elle se contente d’amuser et se dispense d’instruire. Pourvu qu’elle se montre spirituelle, le public est satisfait. Il ne faut donc pas s’étonner que la critique dramatique ne tente rien au-delà de l’amusement. Le compte-rendu hebdomadaire de toutes les pièces représentées sur les théâtres de Paris est une espèce de canonicat où s’engourdissent au bout de quelques années les esprits les plus alertes. Placés dans une autre condition, les écrivains qui s’appliquent à nous divertir auraient peut-être essayé de laisser dans notre souvenir une trace durable et profonde. Largement rémunérés pour un travail facile en apparence, mais fastidieux à tout homme qui n’aime pas à parler sans rien dire, ils se font beaux diseurs et ne connaissent ni le doute ni l’hésitation. Si leur esprit n’est pas toujours prêt, leur parole est toujours prête. Et pour bien des lecteurs, je me hâte de le reconnaître, savoir parler en toute occasion, à toute heure, est à peu près la même chose qu’avoir un avis sérieux sur toutes les questions qui peuvent se présenter.

La critique dramatique n’est peut-être pas paresseuse par nature; elle se plie aux habitudes des lecteurs : je consens même à croire que la résignation entre pour une bonne part dans ses procédés. Dans la crainte de n’être pas écoutée, elle ne dit pas tout ce qu’elle pourrait dire. Elle se fait frivole pour des lecteurs qu’elle ne juge pas capables d’une attention sérieuse. Je ne dis pas qu’elle se trompe tout à fait; je pense pourtant qu’elle se résigne trop facilement, qu’elle exagère le danger pour simplifier sa tâche. Les lecteurs, malgré leur indolence naturelle, obéissent à leur insu à la volonté de l’écrivain dont ils recueillent la pensée : ils aiment sans doute qu’on ait l’air de consulter leur goût, mais ils deviennent attentifs et dédaignent les jeux puérils du langage dès qu’ils se trouvent en face d’une pensée clairement exprimée, de quelque nature qu’elle soit. La critique dramatique sait d’ailleurs à quoi s’en tenir sur l’importance qui lui est attribuée. Il n’y a guère que les directeurs qui s’inquiètent des jugemens prononcés chaque semaine sur les pièces de théâtre; les auteurs n’en prennent pas grand souci : quant au public, il ne cherche dans les comptes-rendus hebdomadaires qu’une pâture à sa curiosité. L’histoire, la philosophie, le roman, la poésie lyrique, plus rarement discutés que la littérature dramatique, ont le privilège d’attirer l’attention sur les écrivains qui s’en occupent. Comme il n’est pas facile de se former une opinion sur le développement social et politique d’une nation, sur les obligations morales de l’humanité, sur les enivremens et les angoisses de la passion, sur les extases de la pensée solitaire, le lecteur étudie avec attention l’opinion qui lui est soumise. Le compte-rendu d’une pièce de théâtre n’est pour lui qu’une nouvelle.

Tant que la critique dramatique ne consentira pas à changer ses habitudes, elle sera traitée comme une chose indifférente et restera en dehors du domaine littéraire. Il n’y a pour elle qu’une manière de se renouveler, de conquérir la puissance et l’autorité, c’est de chercher dans l’histoire la raison des formes diverses sous lesquelles s’est produite l’invention dramatique. A ce prix, je crois qu’elle est sûre d’obtenir l’attention. La question ainsi posée n’est peut-être pas sans attrait. Pourquoi chez nous le théâtre, au XVIIe siècle, s’est-il proposé l’analyse et la peinture des caractères? Pourquoi, dans le siècle suivant, s’est-il attaché à l’expression des maximes philosophiques? Pourquoi, dans le siècle présent, après avoir tenté la résurrection du passé sans rien chercher hors de France, a-t-il interrogé tour à tour l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne? Pourquoi enfin, en se dégageant des traditions nationales, en se faisant cosmopolite, n’a-t-il pas réussi à produire des œuvres vivantes? Sans doute chacun de ces problèmes offre à la réflexion un champ laborieux, sans doute il n’est pas facile de les résoudre de manière à se concilier tous les suffrages, à rallier tous les esprits; mais du moins chacun de ces problèmes présente un intérêt que personne ne voudra contester. Lors même qu’on n’arriverait pas à des conclusions d’une évidence irrécusable, on ne peut manquer de rencontrer sur sa route des faits qui seraient demeurés inaperçus, si la discussion n’eût pas été instituée. Dans tous les cas, l’examen de la question ainsi divisée sera plus utile que le compte-rendu hebdomadaire qui représente parmi nous les trois quarts au moins de la critique dramatique.


On a souvent dit que le théâtre français du XVIIe siècle n’était qu’une imitation servile de l’antiquité classique. Je n’ai pas besoin de dire à quel point cette opinion est erronée, mais je suis forcé de reconnaître que cette opinion est généralement accréditée. Ceux qui connaissent l’antiquité, ceux qui ont vécu dans le commerce d’Eschyle et de Sophocle, d’Euripide et d’Aristophane, savent très bien que les tragédies de Racine sont les seuls ouvrages dramatiques de ce temps qui puissent expliquer, sinon autoriser une telle bévue. Quant à Pierre Corneille, quant à Molière, ils n’ont pas grand’chose à démêler avec l’antiquité. Si l’Avare et l’Amphitryon sont empruntés à Plaute, Tartufe et le Misanthrope, l’École des Femmes et les Femmes savantes, c’est-à-dire les plus beaux ouvrages de Molière, sont purement français. Pierre Corneille ne relève pas de l’antiquité malgré ses discours sur la poétique d’Aristote, et Racine lui-même, qui avait choisi dans la Grèce un modèle qui ne s’accorde pas avec la pureté de son goût, le troisième des tragiques dont les œuvres sont parvenues jusqu’à nous. Racine, malgré son étude assidue de l’antiquité, n’est pas l’image fidèle d’Euripide. Il faut donc renoncer à l’opinion accréditée. Le théâtre français du XVIIe siècle, que je ne veux pas donner comme l’idéal de l’indépendance, comme l’épanouissement le plus complet de la liberté poétique, n’est, à parler franchement, ni grec ni romain. Il tient compte de l’antiquité, mais il ne la reproduit pas; il s’inquiète des règles posées par les maîtres, et trouve cependant moyen de se frayer une voie nouvelle. J’imagine qu’un Athénien du bon temps, assis sur les bancs du théâtre, à Versailles ou à Paris, aurait eu quelque peine à reconnaître dans l’Iphigénie et dans la Phèdre de Racine l’Iphigénie et l’Hippolyte d’Euripide. Les différences profondes qui séparent la Phèdre française de l’Hippolyte grec ont été indiquées par M. Guillaume de Schlegel de façon à dessiller tous les yeux. Il serait facile d’indiquer des différences aussi profondes dans les deux Iphigénies. Si l’Avare de Molière rappelle l’Aulularia de Plaute, il renferme pourtant plusieurs scènes qui ne se trouvent pas dans la comédie latine. Dire que Corneille n’est ni Grec ni Latin serait sans doute s’exprimer d’une manière trop absolue. Cependant tous ceux qui connaissent notre histoire littéraire, tous ceux qui se plaisent à rechercher les origines du génie français, savent depuis longtemps que Pierre Corneille doit à l’Espagne la révélation de ses facultés tragiques. Le Cid n’est pourtant pas une reproduction servile de la pièce composée sous le même nom par Guilhen de Castro; dans l’imitation même, le poète normand garde une puissante originalité. Aujourd’hui cette vérité n’est plus qu’un lieu-commun parmi les hommes lettrés.

Pour ceux qui ne cherchent dans la littérature qu’un divertissement, il n’en est pas tout à fait de même. Je ne crois rien exagérer, rien inventer, en disant que, pour les gens du monde, Racine est Grec, Molière Latin, Corneille Espagnol. Cette manière de les caractériser ne s’accorde pas avec les faits : je n’essaierai pas de le démontrer; mais elle a le mérite de la clarté, de la précision, et, pour retenir ces trois dénominations, il ne faut pas un grand effort de mémoire. Ce n’est pas la vérité, mais c’est une parcelle de la vérité, qui a le mérite immense d’être facile à saisir, et voilà pourquoi cette parcelle de vérité est prise aujourd’hui pour la vérité tout entière. Molière et Corneille sont deux génies originaux; quant à Racine, dont l’originalité n’éclate pas d’une manière aussi évidente, il faut pourtant reconnaître qu’il ne peut être confondu, non-seulement avec aucun poète de la France, mais avec aucun poète de l’Europe. Malgré sa fervente admiration pour l’antiquité, malgré les leçons de Lancelot, qui lui permettaient de lire Sophocle couramment dès l’âge de quatorze ans, il y a dans ses œuvres une date certaine; la nature des sentimens qu’il développe, la forme qu’il donne à sa pensée, lui assignent une place à part. Il ne faut donc plus répéter que Racine ne représente rien dans l’histoire de la littérature dramatique. Après avoir comparé les pages de Tacite sur Néron à la préface de Britannicus, on peut s’étonner que la tragédie française demeure si loin de l’original romain; après avoir comparé Athalie au Livre des Rois, on peut se demander pourquoi le poète français a négligé tant de traits importans, tant de traits caractéristiques : on ne peut nier pourtant que ces deux ouvrages ne révèlent une grande puissance de conception. Les pages de Tacite, les pages du Livre des Rois sont plus émouvantes que Britannicus et Athalie, je l’avouerai sans hésiter; cependant, si l’on tient compte du temps où ces œuvres se sont produites, on est obligé de les considérer comme de grandes hardiesses. Sans vouloir établir aucune comparaison entre Pierre Corneille et Jean Racine, il est permis d’envisager l’auteur de Cinna et d’Horace comme un libre interprète de l’histoire romaine, qui même, en omettant des épisodes importans, trouve moyen de demeurer grand et pathétique. Le récit du combat des Horaces et des Curiaces, dans Tite-Live, est plus vivant, plus animé, plus tragique, je l’avoue, que dans la pièce de Pierre Corneille. Malgré les artifices du langage, qui frappent tous les yeux, les pages de l’écrivain latin excitent en nous une émotion d’un ordre presque surnaturel, et s’emparent de notre esprit avec une telle puissance que l’attention ne languit pas un seul instant. Les cérémonies religieuses qui précèdent le combat, et que Corneille a négligées, donnent au développement de cette action une majesté singulière; mais les imprécations de Camille, maudissant le meurtrier de son amant, suffiraient pour marquer la place de Corneille parmi les maîtres de l’art. Nous devons regretter que le poète français ait étudié Lucain et Sénèque avec plus d’attention et de sympathie que Virgile et Tite-Live, et pourtant, malgré cette fâcheuse préférence, il marche de pair avec les plus beaux génies de l’Europe.

Ainsi, pour tout homme de bonne foi qui a pris la peine d’étudier la question, le théâtre français du XVIIe siècle n’est pas une imitation servile de l’antiquité. Ni la comédie ni la tragédie ne relèvent directement de la Grèce et de l’Italie. Corneille, Racine et Molière ont interrogé le passé, étudié les grands modèles que l’antiquité nous a laissés : aucun des trois n’a renoncé à l’expression de ses sentimens personnels. Pour se convaincre de cette vérité, il suffit de revenir aux originaux : on s’aperçoit bien vite que les imitateurs ont gardé leur indépendance. Dans les sujets héroïques, dans les sujets historiques, dans Iphigénie comme dans Britannicus, Racine a négligé d’exprimer nettement le temps et le lieu; ce qu’il omettait, il le connaissait à merveille. S’il ne s’est attaché ni au temps, ni au lieu, c’est que toute son attention se concentrait sur l’étude et l’analyse des passions. Les personnages qu’il met en scène ne sont pas des personnages historiques, il serait puéril de vouloir démontrer le contraire; mais ils expriment dans une langue mélodieuse des pensées qui appartiennent à la nature de l’homme, envisagée d’une manière générale, abstraction faite de l’idée de temps et de lieu, et ce mérite est d’un ordre assez élevé pour exciter l’admiration et la sympathie chez ceux mêmes qui connaissent le mieux les traditions héroïques et l’histoire du peuple romain. Il serait trop facile de prouver qu’Achille et Agamemnon, dans la tragédie de Racine, ne ressemblent pas aux héros qui portent le même nom dans les œuvres antiques. Achille et Agamemnon, malgré le caractère moderne que leur a donné le poète français, sont-ils vrais? S’ils éveillent en nous la tristesse, l’inquiétude, s’ils nous associent aux pensées qui les dominent, nous serons forcés de reconnaître que le poète du XVIIe siècle, infidèle à l’antiquité, peintre savant de la nature humaine, occupe un rang très élevé dans la hiérarchie des intelligences. Je n’ai pas besoin de relever tout ce qu’il y a de contradictoire dans le double reproche qui lui est adressé. D’une part on l’accuse de se traîner sur les traces de l’antiquité; d’autre part on le tourne en ridicule pour avoir baptisé de noms grecs ou romains les marquis de l’Œil-de-Bœuf. La première accusation ne repose sur aucun fondement. Quant à la seconde, on s’est aperçu depuis longtemps qu’elle n’était pas complètement juste. Britannicus n’est pas un courtisan de Versailles. Burrhus, sans être précisément le Burrhus de l’histoire, n’étonne pourtant pas ceux qui ont vécu par la pensée sous le règne de Néron. Réduire à leur juste valeur les deux reproches que je viens de rappeler, c’est affirmer et démontrer l’originalité d’Iphigénie et de Britannicus. On arriverait sans peine à prouver que Mithridate et Athalie, inexacts au point de vue de l’histoire, méritent l’attention des penseurs par l’expression savante des passions.

Pierre Corneille, qui avait dans l’esprit plus de hardiesse que Jean Racine, ne s’est jamais cru obligé d’offrir aux spectateurs une image fidèle du passé. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’une telle entreprise ne pouvait s’accomplir sous le règne de Louis XIV. Le caractère du monarque, la nature du gouvernement, ne permettaient pas la résurrection dramatique des hommes et des choses dans toute leur vérité. Corneille, s’il eût conçu un tel projet, eût vainement tenté de le réaliser. Tous ses efforts seraient venus se briser contre la volonté royale. Il n’a pas essayé de mettre sur la scène l’histoire franche et naïve; l’état politique de la France lui interdisait l’espoir d’exprimer publiquement la vérité tout entière. Ces prémisses posées, comment ne serions-nous pas saisis d’admiration en voyant ce qu’il a fait avec la maigre part de liberté dont il disposait? Rappelons-nous toutes les grandes pensées qu’il a placées dans la bouche de ses personnages. Plus tard, quand la forme du gouvernement, l’état des mœurs permirent de tout dire, quel poète cependant s’est montré plus hardi, plus dévoué à la cause de la liberté? On dirait que Corneille, forcé par les institutions de son pays de se replier sur lui-même, de s’entretenir avec les grands hommes du passé, sans pouvoir dire à la foule ce qu’il avait appris dans ces intimes entretiens, a trouvé dans cette contrainte même une force nouvelle. Il ne dit pas tout ce qu’il voudrait dire, il ne représente pas fidèlement ce qu’il sait; mais il en dit assez pour éveiller dans l’âme du spectateur les sentimens les plus généreux. Après avoir écouté les personnages animés de sa volonté, on se sent meilleur. On se demande parfois pourquoi il a négligé des traits caractéristiques, pourquoi il a puisé avec tant de réserve aux sources de l’histoire; mais on emporte un souvenir salutaire. On s’étonne de la virilité de ses héroïnes, on se dit que des types pareils se rencontrent bien rarement dans la vie réelle; mais on n’ose pas lui donner tort, car s’il y a dans les femmes créées par son imagination quelque chose qui dépasse la nature humaine, la noblesse de leur langage excite dans l’auditoire la passion du dévouement; les hommes livrés aux sordides calculs, habitués à se prendre pour le but unique de toutes leurs actions, rougissent de leur abaissement, et s’ils n’ont pas la force de se transformer, ils arrivent du moins à comprendre que leur rôle infime les oblige à la modestie. A ne considérer Corneille qu’au point de vue moral, on peut donc le louer hardiment. Sublime et familier, parfois emphatique et trivial, il n’offre pas le type de la correction; mais quand sa parole trébuche, son cœur ne faiblit pas. La représentation de ses œuvres est un des enseignemens les plus sains qu’on puisse offrir à la foule : la passion, le sentiment du droit règnent souverainement dans l’âme de ses personnages. La vie réelle, trop souvent livrée aux appétits, aux intérêts, semble mesquine à ceux qui ont vécu de sa pensée pendant une soirée : ils oublient volontiers qu’il n’a pas exprimé le passé dans toute sa vérité. Ce qu’il importe de remarquer, c’est le rôle qu’a joué la philosophie dans le développement poétique de Corneille, de Racine et de Molière. Aucun de leurs ouvrages n’est revêtu de la forme didactique. Les personnages qu’ils mettent en scène parlent et agissent en raison de leur caractère, de leurs passions, sans se préoccuper de la leçon qu’ils peuvent offrir; mais il est facile d’apercevoir au fond de leurs plus hardies inventions une connaissance de la nature humaine que la pratique de la vie ne suffit pas à expliquer. Descartes, Gassendi et Port-Royal sont les trois grandes sources auxquelles ont puisé les créateurs du théâtre français. La relation de Port-Royal avec Racine n’est pas difficile à établir. Il ne s’agit pas ici du roman d’Héliodore, confisqué par Lancelot et brûlé sous les yeux de l’écolier indocile : il s’agit de Nicole et de ses amis, qui avaient institué à Port-Royal un enseignement philosophique dont l’importance ne saurait être contestée. Et pour découvrir des liens de parenté entre les tragédies de Racine et cet enseignement, il n’est pas nécessaire de posséder une puissante sagacité. Chacun sait que Molière partageait avec Chapelle les leçons de Gassendi, et la doctrine exposée par ce maître habile avait laissé dans l’esprit du futur comédien une trace si profonde, que, pour la populariser, il avait commencé une traduction en vers du poème de Lucrèce dont le manuscrit est perdu, mais dont quelques fragmens se retrouvent dans le Misanthrope. Quant aux rapports de la philosophie cartésienne avec les tragédies de Corneille, s’ils ne peuvent se démontrer aussi clairement que ceux de Gassendi et de Nicole avec Molière et Racine, on ne peut cependant les contester d’une manière sérieuse. Le père de la philosophie française et le père de la poésie tragique parmi nous se donnent la main dans l’histoire, et le sublime langage d’Horace et de Cinna, qui nous étonne aujourd’hui, qui étonnait les contemporains de Corneille, n’a rien d’inattendu, rien de surhumain pour ceux qui ont nourri leur esprit des Méditations de Descartes. Après avoir plané, avec le secours de cette puissante intelligence, au-dessus des empires, au-dessus de l’histoire, au-dessus de la vie réelle, quand on redescend sur la terre, que l’on se retrouve debout parmi les hommes, plus souvent entraînés par leurs instincts que gouvernés par une volonté réfléchie, les Romains de Corneille n’excitent plus la même surprise : le philosophe explique le poète.

Il y a dans les tragédies de Racine, païennes par le sujet, si l’on excepte Esther et Athalie, un accent chrétien qui n’exprime pas seulement les sentimens de l’auteur, mais les principes de Port-Royal. L’élève de Lancelot, qui dévorait avec tant d’ardeur l’Histoire des Amours de Théagène et Claridée, faute de goût que la postérité lui a pardonnée, élevé dans la foi catholique, n’aurait sans doute pas prêté des sentimens chrétiens à des personnages païens, si la philosophie de Nicole ne l’eût engagé à son insu dans cette voie singulière. Pour l’église, cette transformation est presque une hérésie. Supposer que la Grèce héroïque a pu deviner ou entrevoir la doctrine de l’Evangile, c’est porter atteinte à l’autorité de la révélation. La philosophie de Nicole, en présentant sous une forme scientifique la morale évangélique, effaçait, aux yeux du poète, la différence qui sépare les païens et les chrétiens, car il est dans la nature de toute philosophie vraiment digne de ce nom de dominer les temps. Pour elle, tous les hommes sont animés des mêmes passions, pourvus de facultés pareilles, quoique inégales. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner qu’un poète formé par un tel enseignement prenne peu de souci du côté local et historique, et s’attache de préférence à l’expression des sentimens éternels.

Trouver dans les comédies de Molière le souvenir et l’empreinte des leçons de Gassendi n’est pas chose malaisée, pour peu qu’on ait étudié la doctrine d’Épicure ailleurs que dans les chansons du Caveau. Qu’est-ce en effet que cette doctrine, sinon le bonheur comme but, et la modération comme moyen ? Eh bien! n’y a-t-il pas dans presque toutes les comédies de Molière un personnage qui recommande la modération non-seulement dans l’usage des sens, mais dans l’usage de la raison? Quelle parenté plus évidente peut-on souhaiter entre Gassendi et son élève? N’est-ce pas la doctrine d’Épicure dans ce qu’elle a de plus élevé? Le bonheur ne vient qu’après le devoir dans la vraie philosophie; mais subordonner la possession du bonheur à l’emploi modéré de toutes nos facultés, n’est-ce pas se rapprocher de la vérité? Et dans le milieu où vivent les personnages de Molière, cette vérité incomplète ne doit-elle pas s’appeler sagesse? La doctrine d’Épicure, exposée par Gassendi, s’accorde manifestement avec le Misanthrope.


Pour juger avec équité l’état du théâtre français au XVIIIe siècle, il ne faut pas se renfermer dans les questions purement littéraires. Concentrer son attention sur les principes de la beauté serait le plus sûr moyen de méconnaître les mérites qui se rencontrent dans ces œuvres, trop vantées il y a cinquante ans, et plus tard trop décriées. Le XVIIIe siècle est un siècle de lutte : en parlant des compositions poétiques achevées entre la mort de Louis XIV et la convocation des états-généraux, ne l’oublions jamais. Il s’agissait alors de faire pour la liberté politique, pour l’égalité civile, ce que la réforme avait fait pour la liberté religieuse. C’est à ce point de vue qu’il faut se placer, si l’on veut prononcer un jugement impartial. Dans le développement historique de la France, le XVIIIe siècle tient une place immense : les railleries et les récriminations ne prévaudront pas contre l’évidence des faits. Qu’on admire ou qu’on maudisse les pensées qui se sont produites entre 1715 et 1789, on ne peut contester l’importance de ces pensées. Historiens, philosophes et poètes étaient alors réunis pour l’accomplissement d’un commun dessein. Récits du passé, études sur l’origine de nos connaissances, sur la destination morale de l’homme, représentation dramatique des événemens accomplis depuis longtemps, tout était devenu un instrument de combat. Pour assurer le triomphe de la cause commune, chacun oubliait ou du moins négligeait quelques-unes des conditions imposées à l’histoire, à la philosophie, à la poésie. Je n’ai à m’occuper ici que de la poésie dramatique, et cependant je suis obligé de tenir compte des efforts tentés par l’esprit français dans le domaine des idées premières et dans le champ de l’histoire. Je m’empresse de reconnaître que la poésie française, de Louis XIV à Mirabeau, ne peut se comparer à la poésie du siècle précédent; n)ais pour expliquer cette infériorité, il suffit de dire que la poésie, de 1636 à 1715, n’avait d’autre but qu’elle-même, ce qui est pour son développement la meilleure de toutes les conditions, tandis que, de 1715 à 1789, elle travaillait à l’émancipation politique du tiers-état. Elle ne voulait pas seulement émouvoir ou charmer, elle voulait convaincre, elle voulait populariser les idées qui lui semblaient vraies.

Que la poésie ainsi comprise soit détournée de sa mission naturelle, ce n’est pas moi qui le contesterai. C’est à l’orateur qu’appartient la tâche de porter la conviction dans les esprits. Lyrique, épique ou dramatique, le poète n’a pas à se préoccuper des devoirs imposés à l’orateur; mais l’histoire et la philosophie, qui suffisaient à démontrer l’iniquité de l’ancien régime, n’auraient agi que lentement sur la foule. Il s’agissait de changer ce qui était injuste, et, pour l’instruction de la foule, la poésie était un puissant auxiliaire. Elle rendait claires pour tous les idées que l’histoire et la philosophie ne pouvaient enseigner qu’aux esprits préparés et fortifiés par des études préliminaires. Envisagée à ce point de vue, la poésie française du siècle dernier ne mérite pas le dédain qu’on lui prodigue. Associée aux efforts de l’histoire et de la philosophie, elle doit partager les honneurs de la victoire. Elle n’est pas restée dans son domaine, cela est vrai, mais elle n’a franchi les limites qui lui étaient assignées que pour entrer dans la vie active, et cette excursion n’a pas été sans profit pour la civilisation. Ceux qui ne cherchent dans ses œuvres que le développement de l’imagination comprennent à peine qu’on puisse s’en occuper; leur étonnement à cet égard ne signifie pas autre chose que l’ignorance ou du moins l’intelligence très incomplète du passé. De 1715 à 1789, pour les esprits généreux, dont le nombre s’accroissait de jour en jour, l’invention était une forme de combat : le premier devoir du poète n’était pas de plaire, d’amuser, mais de servir la cause commune, l’émancipation du tiers-état. Cette remarque, justifiée par les faits, ne saurait changer les conditions fondamentales de la poésie; aussi je n’essaierai pas de défendre les œuvres dramatiques du XVIIIe siècle. Si l’on ne veut y voir qu’un exercice d’imagination, on est obligé de ne leur attribuer qu’une valeur très limitée. Ce n’est là saisir qu’un seul côté de la question, et l’on arrive à l’injustice par l’application rigoureuse du droit. Ce qu’on reproche d’ailleurs à la poésie, on peut le reprocher à l’histoire, à la philosophie. L’étude des faits accomplis, l’étude des lois qui président au développement de l’intelligence, n’ont rien à démêler avec la condition dans laquelle nous sommes placés : la science n’a pas d’autre but que la vérité; toutes les fois qu’on essaie de lui assigner un but moins élevé, on la détourne de sa voie légitime. Eh bien! le XVIIIe siècle ne séparait pas l’histoire et la philosophie de ses vues politiques. Il ne comprenait pas l’étude désintéressée, l’étude prise en elle-même; il se préoccupait de l’application des connaissances acquises, et cette pensée constante ne lui permettait pas d’apercevoir nettement toutes les faces de la vérité. Si la beauté des œuvres poétiques, de 1715 à 1789, est très incomplète, les œuvres historiques et philosophiques comprises dans cet espace de temps ne sont pas toujours d’accord avec la réalité des faits accomplis dans le monde extérieur ou dans le domaine de la conscience. Est-ce une raison suffisante pour condamner avec dédain les historiens et les philosophes du siècle dernier? Non sans doute, car s’ils ont négligé une partie des devoirs qui leur étaient imposés, s’ils n’ont pas agrandi le champ de la science, ils ont bien mérité de notre pays par leur dévouement.

Sans doute ces idées générales ne s’appliquent pas avec une égale rigueur à toutes les œuvres dramatiques du XVIIIe siècle; mais les exceptions qu’on pourrait citer n’ont pas grande importance. Les écrivains de ce temps qui n’ont rien fait pour l’émancipation de la pensée méritent à peine l’attention de l’historien. Parlerai-je de Marivaux, que le talent de Mlle Mars avait remis à la mode, et que Mme Plessy ne réussit pas à soutenir? Ses comédies ont amusé les esprits oisifs, et peuvent encore tromper l’ennui des femmes qui n’ont jamais connu la passion, et ne cherchent partout qu’une distraction frivole. Cependant on ne saurait donner Marivaux pour l’expression fidèle de la vie française au siècle dernier. Je laisse de côté son style, qui ne se recommande pas précisément par la pureté, quoi que puissent dire ses admirateurs, pour ne m’attacher qu’aux sentimens qui animent ses personnages. En quel temps, en quels lieux, a-t-on jamais débité de pareilles mièvreries ? Il n’y a pas une scène qui soit vraie dans le sens le plus vulgaire du mot, dont les élémens se retrouvent dans la nature. Toutes les pièces de Marivaux se ressemblent, ou plutôt il n’a écrit dans toute sa vie qu’une seule pièce. Qui a vu les Fausses Confidences peut se dispenser de voir le Jeu de l’Amour et du Hasard, le Legs et l’Épreuve nouvelle ; c’est toujours et partout l’emploi des mêmes moyens. Pour ceux mêmes qui ne sont pas doués d’une vive pénétration, le dénoûment est trop facile à prévoir. À peine les personnages sont-ils entrés en scène, à peine ont-ils échangé quelques paroles, qu’on devine ce qu’ils vont dire pendant une heure, dans quel piège tombera la marquise, quel artifice imaginera le valet, comment l’intendant évincera le comte. Il est impossible d’inventer quelque chose de plus monotone, de plus maniéré, qui soit tout à la fois plus éloigné de l’idéal et du réel. Et pourtant Marivaux compte encore aujourd’hui d’assez nombreux partisans. Il est vrai qu’ils ne se recrutent pas parmi les esprits qui ont le goût de l’étude, et qui forment leur jugement d’après les grands modèles ; mais enfin le nombre de ses partisans est un fait qu’on ne peut nier : il vaut mieux tâcher de l’expliquer, tout en faisant la part de la frivolité, il n’est pas permis de supposer que Marivaux réussit par l’inanité de la pensée. Il n’y a dans ses œuvres ni tendresse, ni passion, ni regrets amers, ni espérances ardentes ; par quel côté plaît-il donc aux femmes du monde et aux hommes qui croiraient manquer à toutes les convenances en n’acceptant pas leur avis ? Hélas ! il n’y a qu’une manière d’expliquer le succès de Marivaux. S’il est souverainement faux quand on le compare à Molière, il devient presque vrai quand on compare ses marquises aux héroïnes que nous avons vues depuis vingt-cinq ans. Les premières, bien que pleines d’afféterie, sont plus près de la nature que les secondes, qui veulent être sublimes depuis le lever jusqu’à la chute du rideau. Elles ne sont pas sincèrement émues, mais elles trouvent parfois quelques paroles qui semblent trahir l’émotion, et c’en est assez pour les auditeurs qui n’aiment pas les secousses trop violentes. Peut-être même parmi ceux qui écoutent d’une oreille ravie l’éternelle déclaration de l’intendant, l’éternel aveu surpris à la comtesse, plus d’un essaie-t-il de graver dans sa mémoire cette ingénieuse combinaison de mots qui ne cache aucune pensée, avec la secrète espérance d’en faire un jour l’usage victorieux. Que la vérité franche, la vérité naïve reprenne possession du théâtre, et la cause de Marivaux sera bientôt abandonnée. Ses admirateurs d’aujourd’hui s’étonneront de leur engouement.

En attendant que les Fausses Confidences soient estimées par la foule à leur juste valeur, contentons-nous d’affirmer qu’elles n’expriment ni la vie intellectuelle ni la vie morale du siècle dernier. Le babillage de Marivaux, malgré le tour spirituel qu’il a su parfois lui donner, n’a rien qui rappelle la société de son temps. Je dois pourtant faire une exception : si Marivaux n’a jamais réussi à traduire la passion, s’il ne paraît pas même l’avoir entrevue, en revanche il traduit à merveille l’impertinence; on dirait qu’il a concentré toute son attention sur ce point; c’est, je crois, la seule chose qu’il ait dessinée d’après nature. C’est un mérite sans doute dont nous devons lui tenir compte, mais qui ne lui assigne pas un rang très élevé. Plus d’une fois j’ai entendu soutenir, à propos de Marivaux, une opinion qui, à défaut d’évidence, se recommande par la singularité. Comme dans ses comédies le roturier homme d’esprit l’emporte assez souvent sur l’homme de haute naissance, plus riche en fatuité qu’en fines réparties, on allait jusqu’à dire que l’auteur des Fausses Confidences n’était pas demeuré étranger au mouvement de son temps, qu’il avait servi à sa manière, dans la mesure de ses forces, la cause de l’émancipation politique du tiers-état. J’avouerai franchement que cette intention libérale, qu’on lui prête si généreusement, n’a jamais frappé mes yeux. Que j’écoute ou que je lise ses comédies, j’aperçois partout l’inégalité sociale acceptée comme un fait nécessaire, comme un fait légitime et naturel. Si le roturier l’emporte sur l’homme de haute naissance, ce n’est pas qu’il possède les mêmes droits aux yeux de la comtesse, vaincue et désarmée après une résistance complaisante : la question n’est pas même posée; c’est tout bonnement parce qu’il a plus d’esprit que le vicomte ou le chevalier, et que la comtesse s’ennuie à mourir. Chercher dans Marivaux une arrière-pensée d’affranchissement pour le tiers-état, c’est lui attribuer une intention qu’il n’a jamais eue; il ne songeait qu’à divertir, et n’appelait de ses vœux aucune réforme.

D’après les principes que je viens de poser, le lecteur peut lui-même marquer le rang et le rôle de Voltaire. Prosateur excellent, poète secondaire. Voltaire mérite cependant une attention toute spéciale de la part de ceux mêmes qui négligent le développement de l’histoire et de la philosophie pour ne s’occuper que des œuvres d’imagination. On peut s’étonner qu’il vante Racine à tout propos, refuse de le commenter pour ne pas être obligé d’écrire au bas de chaque page : « Admirable ! parfait ! » et tienne si peu de compte de la pureté du style lorsqu’il écrit en vers, on peut se demander pourquoi dans ses Réflexions sur Pierre Corneille il mêle tant de chicanes puériles à des objections très légitimes; mais cette part faite à la critique, il faut se hâter de reconnaître que Voltaire, quoique placé au second rang dans l’ordre poétique, a exercé par ses œuvres dramatiques une action puissante et salutaire. Si l’on s’en tenait aux conditions de la beauté, on pourrait n’en parler qu’en passant. Mérope et Sémiramis, Zaïre et Mahomet, n’ont certainement pas une grande valeur poétique, et je n’entreprendrai pas de les défendre : une page de Cinna ou d’Athalie est un sujet d’étude plus profitable que les ouvrages dont je viens de rappeler le nom. Si en regard de ces ouvrages on place le mouvement intellectuel et moral de la France, on est obligé d’attribuer à Sémiramis, à Mérope, à Zaïre, à Mahomet, une immense importance, car ces tragédies, si défectueuses à quelque point de vue que l’on se place, infidèles aux enseignemens de Sophocle aussi bien qu’aux enseignemens de Shakspeare, ont popularisé, par la pompe de la scène, par la mélodie, sinon par la pureté du langage, toutes les idées dont la philosophie avait établi la légitimité. Égalité de tous devant la loi, liberté de conscience, voilà ce que Voltaire propageait sous la forme dramatique après l’avoir propagé dans ses livres d’histoire. Il est permis sans doute de placer l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des Nations fort au-dessus d’Alzire et de l’Orphelin de la Chine. Je crois même que tous ceux pour qui les lettres ne sont pas un simple divertissement sont amenés, bon gré mal gré, à cette conclusion. Cependant, si Voltaire, pour populariser les idées qui lui semblaient vraies, n’eût employé que la forme historique ou philosophique, s’il eût négligé ou dédaigné la forme dramatique, il n’aurait certainement pas conquis la puissance dont l’action salutaire se fait encore sentir aujourd’hui. Trois quarts de siècle nous séparent de lui, et son âme habite encore parmi nous. Les causes qu’il a plaidées sont des causes gagnées, et les mensonges qu’il a terrassés essaient en vain de relever la tête.

Placé en dehors de l’histoire, comparé aux grands modèles que l’antiquité nous a laissés, aux modèles souvent moins purs, mais parfois aussi grands, que nous trouvons dans les temps modernes, Voltaire mériterait à peine quelques jours d’étude, et l’on aurait peine à comprendre le crédit prodigieux dont il a joui. Qu’on le juge comme acteur et non comme poète, qu’on demande aux événemens accomplis pendant sa vie le commentaire de ses œuvres, et cette figure, tout à l’heure presque insignifiante, s’agrandit singulièrement. Cet homme que l’ignorance et la superstition maudissent à l’envi, né vingt et un ans avant la mort de Louis XIV, a pressenti et préparé la transformation politique de la France. Les principes qui ont triomphé en d789 se trouvent démontrés dans ses livres d’histoire et de philosophie, et présentés sous une forme vivante et populaire dans ses œuvres dramatiques. Un homme qui a fait de telles choses, qui a remué si profondément son pays, qui a préparé l’œuvre de Siéyès et de Mirabeau, n’occupera jamais le second rang, de quelque manière qu’on l’envisage. Les reproches qu’on peut très justement adresser au style de ses œuvres dramatiques n’effacent pas les services qu’il a rendus à la France, à l’humanité tout entière. Le théâtre de Voltaire, que je ne voudrais pas recommander comme un type de correction, n’a pas exercé sur la nation une influence moins salutaire que l’Esprit des Lois et les Lettres persanes. Qu’on n’imite ni Zaïre, ni AIzire, ni Mérope, ni Mahomet, je le comprends, et tous les hommes de goût doivent se rallier pour donner un tel conseil; si l’imitation de ces ouvrages est dangereuse, ce n’est pas une raison pour les dédaigner. Là où se trouve la puissance, il y a toujours quelque chose à étudier. Pour agir sur son temps, pour le gouverner comme Voltaire, il faut posséder des facultés supérieures. Les railleries, les invectives, les anathèmes ne prévaudront pas contre l’évidence. Dans l’histoire, dans la philosophie, dans la poésie, l’auteur de Mahomet n’occupe pas le premier rang, cela est vrai, mais dans ce triple domaine il a touché à toutes les idées généreuses qui pouvaient améliorer la condition du pays. N’est-ce donc rien que d’avoir éveillé, exalté tous les esprits, de leur avoir donné la passion de la vérité, de la justice? Les spectateurs qui venaient d’assister à la représentation d’Alzire ou de Mahomet étaient animés de sentimens plus élevés. Au lieu de circonscrire leur passé dans le champ des intérêts personnels ou des intérêts de famille, ils rêvaient pour leur pays un gouvernement plus libéral; après avoir conçu l’idée de patrie avec tous les devoirs qui s’y rattachent, ils arrivaient à concevoir l’idée de l’humanité sans acception de langue ou de climat. Cette application cosmopolite de la pensée, que la France doit à Voltaire aussi bien qu’à Montesquieu, occupe dans notre histoire une place trop considérable pour qu’il soit permis de traiter avec dédain les instrumens sans lesquels elle n’aurait jamais pu se réaliser. Or le théâtre de Voltaire est un de ces instrumens, ne l’oublions pas. S’il néglige trop souvent les conditions de la beauté, il enseigne toujours la tolérance et la justice. Ceux qui voudraient nous ramener au régime du moyen âge ont cent fois raison de maudire Voltaire. Ceux qui ne croient pas à la résurrection du passé doivent le bénir comme un bienfaiteur.

En regard de Voltaire, je trouve la figure de Beaumarchais. Le Mariage de Figaro continue l’œuvre commencée par l’Essai sur les Mœurs et par Mahomet. Ce que j’ai dit des tragédies de Voltaire, je suis forcé de le répéter à propos des comédies de Beaumarchais. Si, pour estimer le Mariage de Figaro, la plus célèbre et la plus puissante de toutes ses œuvres, on choisit un point de vue purement littéraire, on est forcé de prononcer un jugement qui ne s’accorde pas avec l’opinion généralement accréditée. Si, au lieu de s’en tenir à la question de goût, on place le Mariage de Figaro en face de la société française, tout prend alors un aspect nouveau. Il ne s’agit plus d’une comédie, d’une fable dramatique, mais d’une action réelle. Almaviva et Figaro ne sont pas des personnages fictifs, mais représentent l’ancien régime et le régime futur de la France. Ici les dates acquièrent une grande importance. La représentation du Mariage de Figaro précède de cinq ans seulement la convocation des états-généraux. Or, si l’on prend la peine de comparer l’esprit qui circule dans cette comédie aux principes posés dans les premières séances de l’assemblée constituante, on est frappé de l’étroite parenté qui unit le poète aux orateurs. Les idées popularisées par Beaumarchais sous la forme satirique sont reproduites par les orateurs du tiers-état sous la forme dogmatique. Interprètes fidèles des sentimens de la majorité, ils ne peuvent se dérober à la nécessité de redire ce qui a déjà été dit. La tribune reprend la besogne commencée par le théâtre, et qui oserait s’en plaindre? Il s’agit d’une cause sacrée, de la cause de la justice, et pour en assurer le triomphe, tous les artifices de la parole sont des armes légitimes. La raillerie la plus mordante, la démonstration la plus austère ont la même valeur, la même autorité quand il s’agit de réformer ce qui n’est pas d’accord avec l’état de la pensée publique, de renverser ce qui blesse les sentimens intimes de la nation. Envisagé de cette manière, le Mariage de Figaro est un des épisodes les plus importans de notre histoire littéraire. Si les partisans de l’ancien régime s’étaient étonnés à bon droit de la hardiesse des Lettres persanes, de la hardiesse de Zadig, ils éprouvaient, en écoutant la comédie nouvelle, une surprise encore bien plus vive, et leur surprise était mêlée de frayeur.

Essayer de juger le Mariage de Figaro sans tenir compte de l’état de la société française en 1784, c’est vouloir se prononcer sur un procès dont on n’a pas étudié les pièces. Oublier que Voltaire était mort depuis six ans, que cinq ans plus tard la voix de Mirabeau allait retentir dans l’enceinte de l’assemblée constituante, ce n’est pas ramener la question à des termes plus précis; en pareil cas, la discussion littéraire ne peut être séparée de la discussion politique. Beaumarchais, en écrivant le Mariage de Figaro, n’entendait pas se contenter d’un succès poétique; il voulait agir sur la société de son temps, assurer des réformes dans le gouvernement de son pays. Le titre d’inventeur ne lui suffisait pas, et jamais homme n’a mieux justifié l’épigraphe placée en tête de sa comédie : « La vie est un combat. » L’énergie, l’activité qu’il a dépensées dépassent les limites ordinaires de la vraisemblance, et le héros de sa comédie est d’accord avec son caractère personnel. Aujourd’hui, à soixante-dix ans de distance, les principes de Figaro n’excitent plus en nous aucune surprise. Reportons-nous par la pensée à la cour de Louis XVI, et l’étonnement des contemporains nous semblera très légitime. De quoi s’agit-il en effet dans cette œuvre singulière, qui n’est pas une comédie dans le vrai sens du mot, qui tient à la fois de la satire et du pamphlet, aussi virulente que les vers de Juvénal, aussi acérée que la prose de Paul Courier? De placer à tout jamais le bon sens et le droit au-dessus des traditions, qui n’ont d’autre mérite que leur durée. La grandeur d’une telle cause, la vivacité des argumens, l’éloquence, la chaleur du plaidoyer, rejettent sur le second plan les conditions de la poésie dramatique. Je reconnais volontiers que les personnages parlent tous à peu près la même langue, ce qui est un grave défaut. Ils ont tant d’esprit qu’ils en ont trop, inconvénient qui ne se rencontre jamais dans Molière. Les hommes les plus spirituels, les plus prompts à la réplique auraient quelque peine à vivre dans un monde où tous les interlocuteurs reçoivent et renvoient la parole, comme les joueurs de paume la raquette en main. La conversation ainsi comprise deviendrait bientôt une fatigue pour les plus habiles. Tout cela est très vrai, très évident, et je ne songe pas à le contester. J’entends dire que Beaumarchais est plus spirituel que Molière; l’éloge fût-il mérité, il resterait à décider si une comédie dont tous les personnages font assaut de finesse n’est pas entachée d’un terrible défaut, entachée de monotonie. La variété qui nous charme dans Molière manque absolument dans Beaumarchais. Ainsi, quand on se place au point de vue poétique, il est impossible d’instituer une comparaison entre le Misanthrope et le Mariage de Figaro. Dans le domaine de l’histoire la figure de Beaumarchais n’a pas moins d’importance que celle de Molière. Moins pure sans doute, mêlée à des transactions qui n’offrent pas toujours une netteté parfaite, elle se détache pourtant du fond du tableau, et captive l’attention par son énergie. Molière ne pouvait solliciter des réformes dans le gouvernement de son pays. Une telle pensée sous les auspices mêmes d’un tel génie eût semblé ridicule aux esprits les plus bienveillans, peut-être même les plus éclairés. L’autorité royale était acceptée sans contrôle, et les abus de cette autorité déléguée, qui se traduisaient en souffrances, ne suscitaient aucun vœu, aucune espérance de réforme radicale. Molière a fait pour son temps ce qu’il pouvait faire. Beaumarchais, très inférieur à Molière dans l’ordre poétique, ne l’oublions jamais, a rendu au bon droit des services dont le souvenir ne s’effacera pas.

Regnard et Lesage représentent l’esprit français sous un autre aspect; aussi n’occupent-ils pas dans l’histoire une place aussi considérable que Voltaire et Beaumarchais. Ils ont une valeur que personne ne peut songer à contester; mais sur le terrain dramatique, malgré te talent qui les recommande, ils n’ont pas creusé un sillon assez profond pour laisser à leurs héritiers une abondante moisson. Regnard, né pendant la vie même de Molière, n’a jamais fait de la profession littéraire qu’une pure distraction. Cependant il était si heureusement doué, il trouvait en se jouant de si fines réparties, que ses comédies sont encore aujourd’hui un curieux sujet d’étude pour ceux qui se mêlent de littérature. C’est le seul parmi les écrivains français qui rappelle la veine comique de Molière. Seulement il dépense tout son esprit dans le dialogue et ne paraît pas attacher grande importance à la composition des caractères. La vie du monde lui prenait trop de temps pour qu’il pût s’occuper sérieusement de cette partie de l’art dramatique. Tout lui souriait. La fortune le traitait en enfant gâté, si bien que, malgré ses prodigalités, il n’a jamais connu la détresse. Les vers ne lui coûtaient rien, et coulaient de sa plume comme l’eau d’une source vive. Comme il ne se piquait pas de correction, et n’avait pas grand souci de la richesse de la rime, l’invention et l’exécution de ses pièces n’étaient pour lui qu’une nouvelle manière de s’égayer. Les études de sa jeunesse suffisaient à le conduire dans la route qu’il avait choisie. Ses œuvres sont à peu près dépourvues de sens moral et représentent naïvement la corruption de son temps. Envisagées sous cet aspect, elles acquièrent une valeur historique. La comédie de Turcaret, qui manque de vivacité, marque pourtant la place de Lesage parmi les plus habiles écrivains du siècle dernier. Lors même que Gil Blas n’existerait pas, la lecture de Turcaret suffirait seule pour démontrer que l’auteur connaît à fond ses contemporains, et qu’il a étudié le vice avec la sagacité d’un philosophe. Malheureusement, s’il réussit à exciter le rire, il néglige trop souvent de flétrir les caractères qu’il désigne aux railleries du parterre. Plus profond que Regnard, de l’avis unanime de tous les esprits sincères qui cherchent dans la parole l’image fidèle de la pensée, il laisse au spectateur le soin de formuler lui-même après la chute du rideau la leçon contenue dans les scènes qu’il vient de lui offrir. Pour échapper aux dangers de la comédie didactique, il s’efface à peu près complètement et semble dire à son auditoire : « Voilà ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu; gardez-en souvenir et tâchez d’en profiter. Je me fie à votre bon sens, et croirais vous faire injure en vous disant aujourd’hui ce que vous devez en penser. » C’est, comme on voit, l’exagération d’une maxime très juste en elle-même : le poète dramatique ne doit pas exprimer la leçon. Cependant il ne lui est pas interdit de laisser deviner sa préférence pour tel ou tel personnage.

Le Père de Famille de Diderot, qui a joui au siècle dernier d’un assez haut crédit, est aujourd’hui à peu près oublié. Il faut en tenir compte, si l’on veut comprendre pleinement quelques-unes des œuvres dramatiques de notre temps. La déclamation et l’emphase appliqués à des sentimens vrais revendiquent Diderot comme leur parrain. En relisant le Père de Famille, on s’explique sans peine, on est amené à juger avec plus d’indulgence les tentatives qui se font aujourd’hui sur le même terrain. Des deux parts, c’est la même grandeur dans les mots, la même puérilité dans l’invention. Quand le drame de Diderot n’aurait pas d’autre mérite que d’enseigner l’impuissance des doctrines développées par l’auteur, il faudrait encore le recommander. Si Regnard et Lesage négligent presque toujours d’indiquer la leçon contenue dans leurs compositions comiques, Diderot signale son intention à outrance. Il cherche, il rencontre parfois l’attendrissement; mais ce qui le préoccupe constamment, c’est d’exposer ses principes. Or il est impossible d’intéresser la foule d’une manière permanente et de satisfaire aux conditions de la poésie dramatique sans oublier, sans dissimuler du moins, les principes qu’on veut mettre en lumière. Si l’idée ne s’incarne pas dans un personnage et s’obstine à se présenter comme idée, fût-elle cent fois vraie, elle n’a pas chance de succès, ou n’obtient qu’un succès passager. C’est ce qui est arrivé au Père de Famille.

Le dernier nom qui se présente à nous, car je crois inutile de caractériser Crébillon malgré les pages très dignes d’étude que nous offrent ses tragédies, est celui de Sedaine. L’auteur du Philosophe sans le savoir n’est pas un écrivain habile, ce qui s’explique facilement par les travaux qui ont occupé sa jeunesse. Il ne connaît qu’imparfaitement non-seulement les artifices, mus les lois du langage. Cependant, par l’ingénuité des sentimens, par la naïveté de l’expression, il rappelle souvent Jean de La Fontaine, et parmi les plus habiles de nos jours, il y en a bien peu qui méritent un tel éloge. Le personnage de Victorine est un des plus gracieux du répertoire, le personnage d’Antoine un des plus émouvans, et sa comédie tout entière laisse dans l’âme du spectateur un souvenir tendre et profond que les combinaisons les plus ingénieuses, les artifices les plus savans, ne réussiront jamais à dominer. C’est pourquoi Sedaine, malgré les incorrections qui déparent ses ouvrages, peut être lu avec fruit. C’est l’antidote le plus salutaire que je connaisse contre la lecture de Diderot : après le Philosophe sans le savoir, le Père de Famille est sans danger. Ame naïve, cœur généreux, Sedaine enseigne le devoir sans jamais prendre le ton de l’enseignement, et l’admiration redouble quand on pense qu’il créait le personnage de Victorine neuf ans avant la mort de Louis XV.

Si l’on essaie de saisir et de caractériser l’état de l’esprit français au XVIIe et au XVIIIe siècle, on ne tarde pas à s’apercevoir que depuis 1636 jusqu’en 1789 les idées ont toujours dominé les faits. C’est un signe dont il faut tenir compte pour juger le développement de la poésie dramatique. En lisant les lettres de Mme de Sévigné, on est frappé des questions qui occupaient alors la société. Au milieu des épanchemens de sa tendresse pour Mme de Grignan et des récits les plus frivoles sur la ville et sur la cour, elle trouve moyen de placer des pages animées de l’enthousiasme le plus sincère pour la philosophie de Descartes. Les lectrices d’aujourd’hui doivent être quelque peu surprises en voyant Mme de Sévigné s’occuper de l’origine de nos connaissances, de la certitude, des droits de la raison, de la formation de l’idée de Dieu, et leur étonnement est d’autant plus naturel, d’autant plus légitime, que bien des hommes qui se comptent parmi les sages n’attachent pas à ces problèmes une grande importance. Ceux qui s’en occupent sont traités de songes-creux, de rêveurs inutiles, incapables de remplir dans l’état aucune fonction. Au temps de Mme de Sévigné, le dédain ou l’ignorance de la philosophie n’était pas une preuve de sagesse; il était de bon goût de savoir à quoi s’en tenir ou du moins d’avoir un avis sur la destination de l’homme dans cette vie, et même d’essayer de deviner ce que devient l’âme humaine après la dissolution du corps. Cet état de la pensée n’était pas sans profit pour la poésie dramatique. L’importance attribuée à Descartes ne faisait aucun tort à Corneille. Après avoir discuté les Méditations, on discutait Cinna, et chacun apportait dans cette double discussion une ardeur, une sincérité, une abondance d’argumens, dont nous pouvons nous former une juste idée en lisant les récits laissés par les contemporains. Non-seulement les interlocuteurs connaissaient familièrement tous les livres où Corneille avait puisé ; mais, comme ils étaient nourris d’études philosophiques, ils suivaient sans fatigue toutes les réflexions du poète sur les lois établies par l’antiquité, c’est-à-dire qu’ils s’étaient préparés à l’intelligence de l’histoire et de la poésie par l’intelligence des idées pures. Les régions élevées où vivait alors l’esprit français l’avaient initié aux questions les plus difficiles, si bien que lorsqu’il descendait dans le domaine des faits, il comprenait sans effort ce qui nous semble aujourd’hui réclamer des méditations laborieuses. La poésie, s’adressant à des auditeurs ainsi préparés, se trouvait obligée de se maintenir dans les régions qu’ils connaissaient depuis longtemps : les conceptions dramatiques étaient pleines de grandeur parce que l’auditoire et le poète maniaient chaque jour les idées les plus élevées.

Au XVIIIe siècle, il faut reconnaître que l’esprit français n’étudiait pas avec le même empressement les questions qui avaient excité des orages au siècle précédent. Toutefois, s’il donnait aux faits une attention très vive, il n’avait pas renoncé à cultiver la pensée pour elle-même. Tout en se préoccupant constamment des applications de la science, il se laissait aller au charme souverain de la méditation, et la méditation lui offrait un ordre meilleur. Quoi qu’on ait pu dire de son caractère prosaïque, de sa passion pour le bien-être matériel, il ne vivait pas tout entier dans le domaine de la réalité. Il sentait le besoin d’agrandir ce qu’il avait sous les yeux, et ce besoin généreux suffisait pour doubler ses forces. Théoriquement, les doctrines philosophiques du siècle dernier conduisent à l’apothéose de l’intérêt personnel. Cependant, par une admirable inconséquence, la plupart des écrivains qui s’occupaient des affaires publiques, de l’état présent de la société, des réformes qu’elle réclamait, plaçaient l’intérêt général au-dessus de l’intérêt personnel. Étrangers au gouvernement, aux négociations, ils prenaient pour guides dans toutes leurs discussions les principes que nous trouvons dans l’Esprit des Lois, et qui plus tard ont retenti à la tribune de la constituante. Cette condition des esprits était excellente pour la poésie dramatique. Toutes les fois que l’auditoire se nourrit de pensées supérieures au monde des faits, toutes les fois qu’il ne considère pas la réalité comme une limite infranchissable et s’élève au-dessus des événemens accomplis, le poète peut ouvrir à son imagination une libre carrière. Au siècle dernier, la poésie dramatique ne s’est pas renfermée dans son domaine naturel. Au lieu de s’en tenir à l’émotion, elle s’est associée activement aux travaux entrepris par les philosophes, par les publicistes. Malgré les défauts très évidens qui déparent ses œuvres, elle a droit au respect, car elle voulait sincèrement le bien, et n’arrêtait pas son regard à l’état présent de la société. Le poète et l’auditoire, animés des mêmes sentimens, soutenus par les mêmes espérances, se comprenaient mutuellement avec une merveilleuse facilité, et c’est à cette mutuelle intelligence du poète et de l’auditoire que nous devons rapporter la puissance, la popularité de l’art dramatique. Incomplètes au point de vue de la beauté, les conceptions qui se produisaient sur le théâtre excitaient cependant une vive sympathie, agissaient sur la foule avec une énergie singulière, parce qu’elles enveloppaient une idée comprise de tous, parce qu’elles présentaient sous une forme vivante des sentimens qui échauffaient tous les cœurs. Ainsi, au siècle dernier comme au siècle précédent, nous voyons l’esprit français dominant la vie réelle, appelant de ses vœux un ordre meilleur, aspirant à l’idéal, et la poésie dramatique mettait à profit cet état de la pensée. Auditoire et poète vivent de la même vie. L’art dramatique n’est pas un divertissement stérile, mais une leçon offerte à la foule. Il n’y a pas d’émotion sans enseignemens.


Après avoir étudié l’état du théâtre depuis le Cid jusqu’au Mariage de Figaro, il nous est facile d’indiquer ce qui a manqué aux compositions dramatiques du siècle présent pour exciter de profondes sympathies. Je n’ai pas à m’occuper des vingt-cinq premières années, qui sont remplies par l’imitation stérile du passé. Tous les essais qui appartiennent à cette période sont aujourd’hui si profondément oubliés, que les blâmer ou les défendre serait également puéril. Je ne veux parler que des œuvres qui se sont produites dans les dernières années de la restauration et sous le gouvernement de Louis-Philippe. Or, si l’on compare les doctrines littéraires qui ont inspiré ces œuvres à l’état de l’esprit public, on est saisi d’un singulier étonnement. Quel était le but avoué de ces doctrines? La résurrection du passé sans aucun blâme pour le régime féodal, pour la monarchie absolue. Il ne s’agit pas ici de décider jusqu’à quel point ces doctrines ont réalisé l’objet de leur ambition. Il nous suffit de savoir qu’elles voulaient nous offrir l’image du passé sans faire acception du présent. Que voulait au contraire l’esprit public? Chacun le sait, et la réponse est dans toutes les bouches : l’application franche et loyale des principes de 89. Ainsi la poésie dramatique, au lieu d’interroger la foule et d’étudier les sentimens qui l’animaient, se complaisait dans un rêve solitaire, et protestait à son insu contre la marche des idées. Si, en même temps qu’elle promettait la résurrection du passé, elle eût pris la peine de l’étudier, elle n’aurait pas tardé à comprendre que le sens des événemens accomplis varie à mesure que s’accomplissent des événemens nouveaux, que l’esprit le plus impartial ne peut se dérober tout entier aux idées, aux passions qui dominent son temps, que tous les siècles nous présentent tour à tour l’application et la violation de la loi morale, que toutes les causes perdues ne sont pas des causes mauvaises. Eclairée par le témoignage des historiens vraiment dignes de ce nom, elle aurait abandonné son projet, et n’aurait plus songé à nous offrir l’image du passé sans blâme pour l’injustice triomphante, sans sympathie pour le droit opprimé. Livrée à elle-même, ne relevant que de la fantaisie, dédaignant l’étude pour conserver toute sa liberté, elle a méconnu de plus en plus l’état de l’esprit public, et la foule, qui ne trouvait pas au théâtre l’écho de ses passions, l’expression de ses espérances, a laissé aux oisifs le soin de prononcer sur le mérite de ces œuvres sans entrailles. Aux yeux des hommes lettrés, les œuvres dramatiques comprises dans le .second quart du siècle présent ont le grave défaut de n’offrir qu’une image très infidèle du passé. Ce reproche est tellement facile à justifier, que je me borne à l’énoncer. Quand on sort du domaine purement littéraire pour entrer dans le domaine de la philosophie, on s’aperçoit que l’école dramatique de la restauration, en même temps qu’elle ignorait le passé, ne connaissait pas le présent. Elle s’adressait à la foule, et ne savait pas ce que la foule espérait, ce que la foule appelait de ses vœux.

La question de goût a son importance, et mérite l’attention des hommes studieux; mais elle s’efface devant la question philosophique. Nous pouvons aujourd’hui parler de l’école dramatique de la restauration avec un entier désintéressement. Les drames représentés de 1825 à 1848 n’excitent plus ni colère ni engouement. L’évidence nous oblige à dire que si cette école n’a pas réussi, si elle n’a obtenu qu’un succès passager, ce n’est pas seulement parce qu’elle est demeurée infidèle à ses promesses, mais bien aussi et surtout parce qu’elle n’a pas tenu compte de l’esprit public. Lors même qu’elle eût réalisé toutes ses promesses, il est probable qu’elle n’aurait pas exercé une action puissante sur la foule, car elle ne vivait pas de la vie du pays, et le poète placé dans cette condition doit renoncer à l’espérance de dominer son auditoire. Supérieur à ceux qui l’écoutent par l’imagination, parle maniement du langage, il ne doit jamais oublier que la sympathie vaut mieux que l’étonnement pour fonder sa puissance. Or comment se concilier la sympathie de la foule quand on ignore ou qu’on dédaigne les sentimens qui l’animent? dans l’ordre littéraire, les œuvres dramatiques de la restauration et du règne suivant offrent plus d’attrait, plus d’élégance et de variété que les œuvres dramatiques du siècle dernier; mais elles sont en désaccord avec le développement intellectuel et moral du pays, et ce désaccord suffit pour affirmer que l’avenir ne leur appartient pas. Pour offrir à la foule l’image poétique du passé, la connaissance des événemens accomplis n’est pas la seule condition imposée. La richesse de l’imagination, excellente en elle-même, ne dispense pas le poète d’un devoir plus sérieux que l’étude même de l’histoire, l’étude de son temps. S’il ne partage pas les passions et les espérances de son pays, qu’il renonce au théâtre et donne sa pensée aux lecteurs solitaires. Le théâtre, pour s’animer, veut que la foule entende sur la scène l’écho de sa pensée. Ce qu’elle sent confusément, ce qu’elle ne sait pas définir, que le poète s’applique à l’exprimer sous une forme précise, et non-seulement l’auditoire battra des mains, mais il verra dans son interprète un guide, un conseiller. Maître assuré de sa pensée, qu’il vient d’apercevoir dans toute sa grandeur, dans toute sa pureté, s’admirant à son insu dans l’image que le poète vient de lui présenter, il sentira pour ce révélateur une sympathie ardente, une confiance sans borne, et la popularité ainsi conquise peut se promettre de longs jours. L’école dramatique de la restauration tournait le dos au présent en essayant de deviner le passé; elle ne doit donc pas s’étonner de l’oubli qui envahit ses œuvres : elle a préféré la curiosité à la sympathie. La curiosité, tenue en haleine pendant quelques années, a fait place à l’indifférence, et ce n’est que justice.

A ceux qui se plaignent de ne pas sentir dans les œuvres dramatiques de l’école moderne le souffle de l’esprit nouveau, les poètes répondent fièrement : Ce que vous nous reprochez est précisément la preuve de notre excellence. Nous ne sommes d’aucun temps, nous dominons tous les temps. — Une des prétentions en effet de l’école moderne est d’avoir touché les dernières limites de l’impartialité. Elle raille le XVIIe siècle, qu’elle accuse d’avoir ignoré l’antiquité; elle raille le XVIIIe siècle, qui mettait la poésie dramatique au service de la justice; elle se flatte de donner à chaque page du passé la couleur qui lui appartient. Lors même que cette prétention serait justifiée, et depuis longtemps elle est réduite à sa juste valeur, l’excellence des doctrines de l’école moderne serait loin d’être démontrée. Un poète, si grand qu’il soit, n’agit puissamment sur ses contemporains qu’à la condition d’exprimer quelques-uns des sentimens qui animent la foule, en même temps qu’il l’étonné et la domine par l’expression de ses sentimens personnels. Pour établir la vérité de cette pensée, je n’ai que l’embarras du choix. Qu’il me suffise de citer l’exemple de la Grèce : Eschyle, Sophocle et Euripide, en traitant sous la forme dramatique les mêmes traditions, ont senti la nécessité d’accepter franchement et de reproduire dans leurs ouvrages les croyances de leur temps, l’état des esprits. Dans Eschyle, le Destin règne à peu près en souverain; à peine la volonté humaine ose-t-elle engager la lutte avec ce formidable adversaire. Dans Sophocle, nous voyons le Destin perdre une part de son importance, et la volonté humaine agrandir le champ de son action. Enfin, dans Euripide, le rôle du Destin s’amoindrit encore, et la passion envahit la scène presque tout entière. Cette diversité entre les trois poètes tragiques de la Grèce est d’autant plus frappante, que nous la voyons se révéler dans des compositions où nous retrouvons les mêmes personnages. La donnée n’est pas changée, il n’y a de nouveau que l’interprétation. L’esprit humain ne connaît pas l’immobilité, et toute poésie qui refuse de s’associer au mouvement, à la transformation des idées, est condamnée à l’impuissance. L’exemple de la Grèce vaut la peine d’être médité. Au lieu de jeter l’anathème à la génération présente, au lieu de lui reprocher son ingratitude, que l’école moderne se demande comment Eschyle, Sophocle et Euripide, sans sortir du cercle des traditions héroïques, ont trouvé moyen d’imprimer à leurs ouvrages un caractère personnel. La question franchement posée, franchement résolue, elle ne s’étonnera plus d’avoir occupé si peu de temps l’attention publique. En s’isolant, en dédaignant la vie commune, elle a méconnu la nature des choses, et l’oubli dont elle se plaint aujourd’hui était facile à prévoir.

Ce que la Grèce a fait pour ses traditions héroïques, la France peut-elle le faire pour son histoire, pour l’histoire entière de l’Europe? La poésie peut-elle disposer des événemens avérés, authentiques, aussi librement que des légendes? Malgré mon profond respect pour l’histoire, je n’hésite pas à dire que la poésie a le droit d’interpréter aujourd’hui les personnages réels comme autrefois elle interprétait les personnages purement légendaires. Louis XIV n’avait pas pour Voltaire le même sens que pour Saint-Simon; il n’a pas pour nous le même sens que pour Voltaire. Les événemens accomplis depuis cent quarante ans dans notre pays et en Europe ont suscité des idées nouvelles, des sentimens nouveaux, que ni Voltaire ni Saint-Simon ne pouvaient prévoir. Eh bien! si les personnages historiques changent de signification à mesure que les générations se succèdent, pourquoi la poésie dramatique ne tiendrait-elle pas compte de ces changemens? pourquoi s’attribuerait-elle une clairvoyance souveraine, et se croirait-elle dispensée, pour juger Louis XIV, de savoir ce que la France a pensé de lui depuis cent quarante ans? Connaître l’état de la pensée publique, et dans une œuvre d’imagination appliquer cette pensée aux personnages historiques, ce n’est pas fausser l’histoire, mais l’animer. L’école dramatique de la restauration, qui se place bien au-dessus de tous les historiens, descend à son insu au rang des chroniqueurs. Comme eux, elle se souvient et ne juge pas. Que l’histoire vraie, l’histoire vivante prenne la place de la chronique dans le théâtre moderne, et les poètes ne se plaindront plus de l’indifférence de la foule. Jusqu’à présent, les œuvres qu’ils nous ont données sous le nom de drames historiques ne sont guère qu’un divertissement pour l’oisiveté; on n’y trouve que l’aspect extérieur des événemens. Dès que les poètes auront compris la nécessité de connaître et d’exprimer la pensée publique, le drame historique ne sera plus un divertissement, mais une source abondante d’émotions et d’enseignemens. Ils puiseront dans l’intelligence des sentimens généraux une vigueur que la méditation solitaire ne saurait leur donner, et l’image du passé agrandi par leurs mains se gravera, dans toutes les mémoires. Je n’ai cité que la Grèce pour démontrer que la poésie dramatique doit interroger la pensée de la foule avant de mettre en scène les personnages qu’elle a choisis. Ai-je besoin d’ajouter que l’autorité de la Grèce dans le domaine poétique vaut à mes yeux toute une légion d’argumens? Les leçons que la Grèce nous a laissées trouvent chaque jour leur application, et l’école dramatique de la restauration ne les consultera pas sans profit. Dire que la comédie doit s’inspirer de l’esprit nouveau semble une recommandation superflue, et pourtant, si l’on prend la peine d’étudier avec soin les œuvres qui se produisent sous le nom de comédies, on ne tarde pas à reconnaître que l’esprit nouveau n’y joue pas un grand rôle. Il y a pour le rire comme pour l’étonnement non pas des traditions, mais des recettes consacrées par l’usage. Celui qui refuse de les suivre s’expose aux plus grands dangers. Le moindre malheur qui puisse lui arriver, c’est de n’être pas compris. Quand il s’agit d’égayer le public, les habiles s’appliquent à fuir tout ce qui mériterait le nom de nouveauté. On pourrait citer sans doute quelques esprits hardis qui refusent d’obéir à la loi commune; mais ces esprits, dont j’honore le courage, sont trop peu nombreux pour altérer la physionomie de notre littérature dramatique. Chose étrange et pourtant vraie : la comédie, qui devrait nous offrir l’image de nos mœurs, le tableau fidèle de nos travers, de nos ridicules et de nos vices, effleure à peine les sujets dont l’ensemble forme son domaine ! Pourvu qu’elle se montre spirituelle, l’auditoire n’en demande pas davantage. Ne lui parlez pas de sonder les plaies de la société moderne, c’est une tâche qu’elle s’interdit, ou qu’elle aborde bien rarement. Elle s’est depuis longtemps séparée de la philosophie, et ne rêve rien au-delà de l’amusement. C’est à peine si elle se considère comme faisant partie de la littérature. Elle met en œuvre des idées déjà connues, et s’attache à les présenter sous une forme attrayante sans prétendre à l’honneur de l’invention. S’il lui arrive d’attaquer un vice dont la contagion devient de jour en jour plus effrayante, elle simplifie la lutte qu’elle engage avec une étonnante modestie; elle se croit dispensée de créer des personnages, et prend volontiers les tirades satiriques ou l’épître dialoguée pour une composition dramatique. Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’elle jouisse d’une médiocre autorité. Elle ne produit guère sur la scène que des sentimens de seconde main, et quand elle entreprend la défense de la probité contre la corruption, du dévouement contre l’égoïsme, elle confond trop souvent la mémoire avec l’imagination. Au lieu de montrer ce qu’elle a vu, de dire ce qu’elle a entendu, elle groupe en prose ou en alexandrins les mots qui ont déjà fait leur chemin dans les salons ou dans les journaux. La création poétique est un luxe qu’elle abandonne aux esprits novices. L’invention ne promet qu’une gloire douteuse; la mise en œuvre, dégagée des soucis de l’invention, offre des garanties que les praticiens estiment à bon droit, et la recette est si bonne que si la comédie se tait, la production des pièces qui se donnent pour comiques ne s’arrête pas un seul jour. J’en ai dit assez pour établir les relations de l’histoire et du théâtre. Depuis le Cid jusqu’à nos jours, toutes les fois que le théâtre a tenu compte, je ne dis pas de l’histoire écrite, mais des événemens de la veille, des idées qui dominaient la société, des espérances qui la soutenaient, il a vécu d’une vie puissante, il a gouverné l’opinion. Si Corneille et Molière n’ont pas réformé les abus de leur temps, ils ont du moins popularisé la justice, et c’était déjà un grand pas de fait vers le but que la France devait atteindre dans le siècle suivant. Ni Corneille ni Molière n’ont ignoré ou dédaigné les méditations de la philosophie; ils ne se contentaient pas de savoir le passé, ils connaissaient les vœux de la nation, et malgré les entraves que leur imposaient les institutions de la France, ils trouvaient moyen de les exprimer. Ils n’ont pas reculé devant cette tâche laborieuse, et la reconnaissance publique les a dignement récompensés.

Dans le siècle suivant, Voltaire et Beaumarchais, qui dans l’ordre littéraire demeurent bien au-dessous de ces deux maîtres, doivent, comme eux, la meilleure partie de leur puissance à l’intelligence, à l’expression des vœux de leur pays. Le Mariage de Figaro ne vaut pas les Femmes savantes; l’ignorance peut seule contester l’intervalle immense qui sépare ces deux ouvrages. Mahomet ne vaut pas Cinna, c’est une vérité démontrée depuis longtemps. Cependant Voltaire et Beaumarchais ont presque autant d’importance que Molière et Corneille dans l’histoire de l’esprit français. Leurs compositions dramatiques ne relèvent pas seulement de l’imagination, mais de la vie active. De 1636 à 1784, le théâtre et la nation vivent d’une vie commune. Depuis le Cid jusqu’au Mariage de Figaro, il n’y a pas une espérance, pas un vœu du pays qui ne trouve sur la scène un interprète fidèle, un écho retentissant. Le poète dramatique se propose un but plus élevé que le divertissement : il s’applique à reproduire sous une forme éclatante ce qui se passe au fond des cœurs, et sa voix est écoutée avec respect, avec sympathie. On dirait qu’il veut réfuter par des argumens victorieux le jugement prononcé par Platon dans sa République. Dévoué sans relâche à la cause de la justice, il rougirait d’amuser ou d’émouvoir, s’il n’instruisait pas. Il remplit dans l’état une fonction active, et ne redoute pas le reproche d’oisiveté. Il n’emploie pas ses journées à compter ses émotions personnelles, à aiguiser son esprit. Il fait de sa conscience la conscience du pays, et, lorsqu’il prend la parole, l’auditoire salue en lui l’expression éloquente des sentimens qui l’agitent et qu’il n’a pas encore su traduire. Le Mariage de Figaro, en même temps qu’il amuse les esprits frivoles, apaise les sourdes colères qui grondent au fond des cœurs généreux : la raillerie de Beaumarchais a toute l’autorité d’un châtiment. Il ne m’appartient pas d’ouvrir et de tracer la voie où doivent marcher les poètes dramatiques du temps présent. Ce serait de ma part une présomption dont je comprends aussi bien que personne toute la puérilité. Je me borne à expliquer le sens et les enseignemens du passé, et je crois avoir assez fait pour la cause de la vérité. Depuis 1784, les lois qui régissent la nature humaine n’ont pas changé, les conditions de la puissance poétique au théâtre sont demeurées ce qu’elles étaient : il ne s’agit donc pas de calquer les formes qui ont réussi dans la comédie, la tragédie ou le drame. Il s’agit de savoir comment et pourquoi, de 1636 à 1784, le théâtre a fait partie de la vie publique, pourquoi le théâtre de nos jours n’est qu’un pur divertissement. Toute la question est là. C’est à l’esprit nouveau que la poésie dramatique doit demander la puissance qui lui manque aujourd’hui. Or l’esprit nouveau procède des principes de 89, comme ces principes mêmes procédaient de la philosophie de Descartes; l’intelligence du passé nous livre le secret du présent. Une fois animée de l’esprit nouveau, la poésie dramatique ne sera plus une distraction pour les désœuvrés, mais un besoin impérieux pour ceux mêmes qui ne connaissent pas l’oisiveté; elle reprendra le rang qui lui appartient. Les drames et les comédies seront moins nombreux. Chaque jour ne verra pas se produire une pièce nouvelle; mais les pièces qui se produiront vivront plus d’une semaine, plus d’un mois, et le public reconnaissant en gardera longtemps le souvenir.

L’association du théâtre et de l’esprit nouveau n’est-elle qu’un rêve? Les habitudes littéraires dont j’ai signalé le danger prévaudront-elles contre l’évidence? L’avenir seul peut répondre à cette double question. Pour ma part, je nourris la ferme espérance que les enseignemens du passé ne resteront pas stériles. Les poètes qui écrivent pour le théâtre et se préoccupent de la durée de leur nom comprendront la nécessité d’étudier les sentimens généraux avant de prendre la parole. Si l’avenir trompait mon espoir, si la poésie dramatique, au lieu de participer à la vie de la nation, ne visait pas plus haut que l’étonnement ou la gaieté, les hommes qui se plaisent dans l’étude, qui chérissent la réflexion, ne tarderaient pas à l’envisager comme un jeu d’oisifs placé en dehors du domaine littéraire. Le théâtre a déjà beaucoup fait pour mériter ce bannissement; j’aime à penser qu’il ne négligera rien pour conjurer le danger. Le XVIIe et le XVIIIe siècles ont ouvert et tracé la voie, il ne s’agit que d’y rentrer. C’est le seul conseil que la critique puisse offrir aux poètes de notre temps.


GUSTAVE PLANCHE.