Le Théâtre en Chine


LE THÉÂTRE EN CHINE


Le théâtre existe en Chine depuis plusieurs siècles quelle vogue a-t-il ? Quelle opinion règne sur son compte ? Quels sont les grands traits de l’art dramatique ? Voilà ce que je voudrais faire voir, afin de déterminer la place du théâtre dans la civilisation chinoise.

i

On ne trouve de théâtres permanents que dans les grandes villes chinoises, à Canton, à Changhaï, par exemple, et aussi dans les villes de second ordre renommées comme centres de plaisirs élégants, telles que Sou-tcheou, Hang-tcheou. À Péking il existe un assez grand nombre de salles, seize, si j’en crois un petit guide des provinciaux dans la capitale, pour une population qui ne doit pas atteindre un demi-million ; la plupart sont groupées hors de Tshien-men c’est le nom que l’on donne à l’une des trois portes établissant la communication entre la ville tartare et la ville chinoise. Le palais impérial, qui occupe tout le centre de la ville tartare et la coupe en deux du nord au sud, s’avance jusqu’auprès de Tshien-men ; presque toute la circulation de l’est à l’ouest de la ville se fait entre cette porte et le Palais : on rencontre là une foule de charrettes à mules, d’énormes brouettes aux roues grinçantes, des âniers courant derrière leur âne ; de temps en temps passe une chaise verte escortée de cavaliers en costume officiel ; au milieu des véhicules, se faufilent les mendiants déguenillés, couverts de plaies et de crasse, les piétons ordinaires qui vont à leurs affaires, les marchands ambulants annonçant leur marchandise chacun par un cri différent. De cette foule pressée, bariolée, plus criarde et plus remuante que celle de Paris, une bonne partie s’engouffre sous la haute voûte de Tshien-men et se répand dans la ville chinoise par les deux ouvertures latérales de la demi-lune ; et, de l’autre côté de la porte, c’est le même bruit, le même mouvement, avec plus de lumière, parce qu’on n’a plus la vue arrêtée par l’énorme masse de maçonnerie. À partir de là, les routes s’irradient, l’une large, droit au sud, les autres resserrées, tortueuses vers l’est et vers l’ouest. Dans le voisinage de la porte est le quartier le plus commerçant de la capitale : c’est là que s’entassent les thés, les soieries, les porcelaines et les bronzes dans des magasins profonds et obscurs ; c’est là aussi que l’on trouve les grands restaurants, les maisons publiques, les théâtres. On ne compte pas moins de neuf salles à proximité les unes des autres, Pavillon de la Vertu étendue, Jardin de la Triple félicité, Jardin de la Félicité et de la Joie, toutes avec des noms également sonores.

Quelques autres théâtres sont situés dans les faubourgs qui s’allongent hors des portes les plus fréquentées, le long des routes de l’est allant à Thien-tsin, du nord allant en Mongolie, du sud-ouest allant dans la Chine centrale ; deux théâtres seulement sont dans la ville tartare, l’un près d’une bonzerie où se tient, deux fois par mois, une foire renommée ; l’autre, près du Quadruple portique oriental, dans le quartier où se fait le commerce des grains et du bétail. — Toutes les salles se trouvent dans des rues très fréquentées et dans le voisinage de restaurants, hôtelleries, maisons mal famées, tripots… La population spéciale de ces quartiers, les allants et venants très nombreux ont mauvaise réputation près de la police, et passent pour turbulents et difficiles à mener ; aussi les autorités de la capitale ne se soucient pas de laisser s’accroître le nombre des théâtres et interdisent l’ouverture de nouvelles salles ; celles qui existent datent, m’a-t-on affirmé, du xviie siècle.

Extérieurement, les théâtres ne se distinguent par aucune particularité de construction, par aucune ornementation intéressante : des murs faits de briques grises ou recouverts d’un enduit de couleur passée, une porte en bois tout ordinaire, pas d’enseignes dorées et sculptées, comme en ont tant de magasins ; à la porte, on lit quelques affiches manuscrites donnant les titres des pièces qui seront jouées ; des affiches pareilles sont collées dans les endroits fréquentés de la ville.

À l’heure de la représentation, on voit dans la salle et autour du théâtre un public d’habitués : les uns sont des lettrés, amateurs assidus connaissant le répertoire et cherchant principalement un plaisir littéraire — souvent ils sont peu fortunés et, négligeant leurs études, malheureux aux examens, mal notés de leurs supérieurs, ils restent, quand ils y atteignent, dans les postes subalternes ; — les autres sont des mandarins riches et déjà de grade élevé, et aussi des fils de famille qui veulent s’amuser et fréquentent les acteurs pour leur esprit, par désœuvrement ou par mode. Ce monde des théâtres, acteurs, lettrés, amateurs riches, se meut sur un terrain neutre, en dehors des liens de la famille, étranger aux rapports officiels entre mandarins et aux relations d’affaires entre commerçants ; la place de chacun n’est pas fixée par les rites, les gestes et les paroles ne sont pas réglés à l’avance ; il y a là moins de formalisme que partout ailleurs, mais non moins de bon goût et souvent plus d’élégance. Cette société, autant que toutes les autres fermée aux étrangers, est sans doute ce que la Chine possède de plus semblable à ce que nous appelons le « monde » ; on n’y entre que par goût personnel, pour le plaisir de se divertir avec des gens d’esprit ; encore faut-il y être admis par les initiés. On y fait bonne chère, on y joue, on s’y amuse à la mourre ou aux bouts-rimés, inévitables. Accompagnements de tous les banquets. Acteurs et amateurs rivalisent de prodigalité, de luxe dans les vêtements : c’est là que se décident ces légères variations dans le costume et dans la coiffure, qui répondent à ce qu’est la mode en Europe. La prostitution féminine reste discrète, car la femme est toujours tenue à l’écart ; mais la prostitution masculine s’étale au grand jour : il n’est guère de partie de théâtre où l’amphitryon ne réunisse ses amis d’abord au restaurant et ne convie quelques jeunes garçons de bonne mine, richement habillés, sachant causer et « rendre le vin plus agréable » ; ils plaisantent et rient avec les convives, les accompagnent au théâtre et restent avec eux jusqu’à ce que, la fête finie, chacun rentre chez soi. Naturellement, aux simples lettrés et aux acteurs on ne demande que leur bonne humeur, et ce sont les riches qui paient la note ; bien des fils de famille se ruinent de cette façon.

Les habitués sont assez peu nombreux dans une salle pékinoise, et le gros du public est formé d’ouvriers, de clercs des yamens, de boutiquiers qui prennent un jour de vacance. Ils louent aux secondes pour 6 tiaos[1] une table carrée, autour de laquelle on peut tenir trois ou quatre : la salle étant rectangulaire, ces tables sont alignées avec des sièges sur l’un des petits côtés du rectangle, à l’opposé de la scène. Les spectateurs plus pauvres se casent pour 1 tiao[2] par place sur les bancs du parterre, qui sont en contre-bas de la scène et des secondes. Quant aux premières, ce sont des loges, placées à droite et à gauche sur les deux grands côtés de la salle, au même niveau que la scène et les secondes, et séparées les unes des autres par des balustrades à hauteur d’appui : elles se paient de six à huit piastres[3] et peuvent contenir quatre, cinq ou six spectateurs assis autour d’une table carrée. Ces « sièges de mandarins » sont peu recherchés à cause de leur prix et parce qu’on y voit moins bien qu’aux secondes. On prend habituellement les billets par l’intermédiaire d’un des restaurants qui environnent le théâtre ; mais comme des contremarques sont délivrées aux spectateurs qui sortent, il s’en fait un trafic à la porte, si bien que les pauvres gens trouvent le moyen d’assister à bon marché à une partie de la représentation. — Ce public de gens du peuple est naïf, bon enfant, et n’offre jamais l’aspect solennel et guindé de beaucoup de publics européens : il s’installe là pour longtemps, puisque la représentation commence vers midi et dure tant qu’il fait jour ; on cause entre amis, on fume, on croque des graines de pastèque et autres friandises, tandis qu’un servant du théâtre passe à travers les rangs et verse libéralement un thé très ordinaire ; les garçons des restaurants voisins viennent servir leurs clients ; la représentation se poursuit au milieu de ce bourdonnement de voix, sans que personne y trouve à redire ; des plaisanteries s’échangent entre la scène et la salle, surtout quand on joue de ces farces qui font les délices du gros public pékinois ; ceux des acteurs qui ne sont pas censés être en scène ne se gênent pas pour rire avec les spectateurs les plus proches et avec l’orchestre.

ii

Les représentations sont données chaque jour en règle générale ; mais, comme on leur attribue un caractère de bon augure, on les suspend chaque fois qu’il se présente une circonstance néfaste, deuil public, anniversaires funéraires de la famille impériale, jeûnes de l’Empereur avant les sacrifices : il en résulte que les théâtres font relâche cinq ou six fois par mois. En pareil cas, les représentations privées sont interdites aussi bien que les autres. Les gens riches, en effet, vont rarement au théâtre, soit qu’ils ne désirent pas se montrer en un lieu que condamnent les moralistes austères, soit afin d’éviter le contact du bas peuple ; mais, chaque année, pour le jour de l’an et pour la huitième lune, ou lorsqu’il se présente quelque fête domestique, anniversaire de naissance du chef de famille, relevailles après la naissance d’un fils, succès à un examen, mariage, on loue une troupe de comédiens qui vient jouer à domicile ; de même, des élèves font jouer la comédie pour la fête de leur maître ; bien plus, coutume étrange et tout opposée aux idées du pays sur le théâtre aussi bien que sur le deuil, il est habituel, dans certains districts, de faire donner quelques jours de représentations à l’occasion d’un enterrement.

Aux représentations privées on invite toute la famille, tous les amis, on les traite largement pendant trois jours ou cinq jours. Le banquet est souvent dressé dans une grande cour abritée par des nattes ; l’estrade, qui sert de scène est placée au sud, et quelques pièces de la maison, derrière l’estrade, servent de coulisses ; dans la partie de la cour qui reste libre, on dispose symétriquement des tables carrées, entourées chacune de quatre chaises ; trois invités prennent place à chaque table, de façon qu’aucun des trois ne tourne le dos aux acteurs ; la place la plus honorable est de face et, parmi les tables, les plus considérées sont celles du milieu.

La salle du festin est ornée de broderies de couleurs éclatantes représentant des symboles de bon augure, ou de paires de rouleaux de papier ou de soie, que l’on accroche aux parois et sur lesquels sont inscrites des devises flatteuses : le maître de la maison expose dans de pareilles fêtes tous les témoignages d’amitié, de reconnaissance qu’on lui a offerts dans les circonstances solennelles de sa vie. Tout cela forme une décoration très gaie, bien supérieure à celle d’une salle publique. L’hôte n’a pas de place fixe : lui et ses fils, qui l’aident à recevoir, se transportent de table en table, s’asseyent à la place restée vide et font aux invités les honneurs de la fête ; on échange des compliments, l’hôte boit quelques coupes de vin en l’honneur des convives, qui lui font raison ; il choisit dans les bols quelques morceaux succulents et, à l’aide de ses bâtonnets, les dépose délicatement dans les assiettes de ceux qu’il traite. Au commencement de chaque repas, les comédiens présentent la liste de leur répertoire au maître de maison qui prie le plus qualifié des invités de choisir quelques pièces à son goût : les farces succèdent aux drames historiques ou familiers, et la déclamation des acteurs, les grincements du violon se mêlent au bruit des conversations avinées et aux éclats de voix du jeu de mourre.

La salle séparée où se tiennent les femmes est placée de sorte qu’elles puissent jouir du spectacle, dissimulées derrière des jalousies : leur présence ne gêne pas pour les plaisanteries scabreuses et ne se révèle que par un rideau qui s’agite, un bout de manche qui passe, des rires étouffés, des paroles échangées à mi-voix.

De pareilles fêtes, seulement pour la partie théâtrale, coûtent plusieurs centaines de taëls ; d’après les prix du sud de la Chine, on paie par jour environ trente taëls[4] pour un bouffon et jusqu’à cent taëls pour un premier rôle, à raison de deux séances de trois heures chacune ; de plus, l’hôte et ses invités font des cadeaux de toutes sortes aux acteurs, et ceux qui ont plu s’en retournent comblés.

Un magistrat provincial a la comédie dans son yamen à meilleur compte. Les troupes qui résident dans la ville ne sont soumises à aucun impôt ; elles ont besoin, pour donner des représentations, d’une simple autorisation qui ne se refuse presque jamais, mais qui est payée de façon ou d’autre aux officiers subalternes ; en outre, les acteurs sont tenus de donner trois jours de représentation dans la résidence du mandarin aux fêtes du nouvel an, à son anniversaire de naissance et dans d’autres circonstances analogues. Le salaire fixé est alors de huit taëls, auxquels il est d’usage d’ajouter un porc et des pains cuits à la vapeur ; ce qui n’empêche pas les fonctionnaires généreux d’y joindre des cadeaux plus importants.

Les familles qui ne sont pas assez riches pour faire venir les comédiens chez elles s’entendent pour les engager à frais communs : si l’on manque de place chez soi, on loue une de ces « maisons de réunion » si nombreuses à Péking et qui appartiennent à des corporations ou à des associations provinciales. C’est dans ces maisons aussi que les grandes corporations célèbrent chaque année la fête de l’esprit qui leur sert de patron : ces réjouissances ressemblent beaucoup à celles qui ont lieu chez les gens riches ; elles se composent essentiellement de banquets et de représentations théâtrales payés par la caisse commune. Parfois l’un des membres de la corporation doit, à titre d’amende pour quelque contravention, offrir une fête de ce genre à ses collègues. Il n’est pas jusqu’à l’Empereur qui, bien qu’ayant ses comédiens ordinaires, n’appelle de temps à autre une des troupes de Péking pour la faire jouer dans une salle du Palais.

Le théâtre est donc, dans la capitale et dans les grandes villes, l’un des divertissements les plus chers aux Chinois ; il a sa place dans leur vie officielle, commerciale ou familiale. Les habitants des bourgades et des campagnes n’en sont pas privés : si les salles permanentes sont rares pour l’ensemble de l’Empire, — ce qui a permis à quelques étrangers de croire qu’il n’en existe pas, — de nombreuses troupes d’acteurs parcourent le pays et pénètrent avec leur répertoire jusque dans les localités les plus reculées ; les meilleures troupes des grandes villes ne dédaignent pas d’aller dans les villages, lorsqu’on les engage. Ces représentations sont souvent données pendant trois ou cinq jours de suite, à raison de deux séances par jour, l’une de deux à cinq heures, l’autre de sept à onze heures. L’éclairage, le transport des comédiens depuis leur lieu de résidence, la rétribution qui leur est due, forment une somme assez ronde, tantôt payée par quelques personnages riches qui veulent divertir leurs concitoyens, tantôt incombant à la commune, au même titre que les frais pour la destruction des sauterelles ou la réfection des levées de rizières.

Il y a aussi à faire élever un théâtre ; un entrepreneur s’en charge. En quelques heures, sur le grand chemin, souvent au carrefour en face de la bonzerie, on dresse une scène abritée : il n’y faut que des bambous, des planches et des nattes, le tout lié de cordes. On élève de la même façon deux ou trois tribunes pour les notables du village et pour ceux qui veulent payer leur place : le gros de la population, hommes, femmes, enfants, reste debout ou s’accroupit sur le sol. Pendant la durée des représentations, la vie du village est suspendue, les maisons sont vides, les champs déserts. Les fêtes finies, on coupe les cordes des fragiles abris dont on n’a plus besoin, l’entrepreneur remporte ses fournitures, et les acteurs s’en retournent chez eux. — Parfois on accommode, pour servir de scène ou de tribunes, les pavillons ouverts qui se trouvent dans certaines bonzeries, ainsi que les degrés des salles. Quelques grands temples ont, hors de l’enceinte, bien en face de la porte principale, un pavillon permanent qui sert aux représentations.

Ainsi la religion populaire fait bon ménage avec le théâtre, et le bouddhisme chinois, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, s’est sensiblement écarté de la rigueur des préceptes. D’une façon générale, le théâtre a, dans l’esprit du peuple, quelque chose de religieux : les corporations font jouer la comédie à l’occasion de leur fête patronale ; les villages font vœu d’engager une troupe d’acteurs, pour remercier les dieux d’avoir chassé les sauterelles, détourné une inondation, accordé une bonne récolte ; dans une année favorable, un village aisé donne la comédie deux ou trois fois. Il y a double avantage à ces fêtes : le peuple s’amuse et les dieux sont satisfaits ; ceux-ci, en effet, sont à l’image des hommes, et l’on pense qu’ils prennent autant de plaisir que les mortels à voir les évolutions des acteurs. Aussi a-t-on soin, aux heures de représentation, d’entr’ouvrir les portes des salles où sont rangées les images des génies et des bouddhas ; c’est par suite de la même idée anthropomorphique qu’on leur offre du riz, des fruits, des parfums. Même dans les théâtres permanents, un esprit réside habituellement au fond de la scène, dans une loggia où est son image et, à certains jours solennels, les comédiens, soit en leur nom, soit au nom de tout le peuple, font des offrandes de mets et d’encens. En raison du caractère semi-idolâtrique des représentations scéniques, les chrétiens chinois s’abstiennent presque toujours d’y assister et, dans les communes rurales, ils refusent de contribuer aux dépenses que l’on fait de ce chef : de là naissent bien des querelles et des difficultés.

iii

Pour être appelés à amuser les dieux et admis à frayer avec les mandarins et les gens riches, les acteurs ne forment pas moins l’une des dernières classes de la société chinoise. La plupart sont esclaves d’un « maître de troupe » : en effet, les mêmes contrats de vente et de vente à réméré qui ont pour objet habituel les biens-fonds et les animaux domestiques, s’appliquent aussi à l’homme : souvent un chef de famille, poussé par la misère, vend un enfant ; plus souvent, ces contrats sont conclus par des voleurs d’enfants. Tantôt la vente est définitive, tantôt elle est faite avec faculté de rachat à l’expiration d’un délai qui est habituellement de cinq ans ; parfois on stipule que le prix d’achat sera compensé par les services de l’esclave et que celui-ci sera libre de plein droit à telle ou telle échéance. La condition des esclaves acteurs est inférieure à celle des esclaves domestiques, et la loi écrite, qui n’intervient pas dans la cession d’une personne humaine à un propriétaire ordinaire, l’interdit si elle est faite en faveur d’un « maître de troupe » ou d’un entrepreneur de prostitution ; — d’ailleurs, on tient peu de compte de la défense formulée par le code.

Vêtus, logés, nourris par le maître, qui leur enseigne ou leur fait enseigner l’art théâtral, les jeunes acteurs commencent par balayer la scène, préparer les accessoires, puis ils rendent des services comme figurants et enfin ils remplissent des rôles ; quand ils ont du talent, ils sont une fortune pour leur maître, qui ne leur donne aucun salaire. Les cadeaux que les amateurs riches ont coutume de faire aux acteurs qui leur ont plu, leur permettent cependant d’amasser un pécule. Un « maître de troupe » dur et avide, qui a sur son esclave droit de châtiment et droit de suite, trouve mille moyens, il est vrai, de s’approprier les générosités des spectateurs ; mais les choses ne vont pas à cette extrémité aussi souvent qu’on pourrait le croire, car le maître a intérêt à ménager sa poule aux œufs d’or ; et puis, quelle que soit la cupidité de gens d’une classe aussi peu recommandable, un Chinois apporte en ses vices comme en ses qualités une volonté moins tendue que ne ferait un Européen. D’ailleurs, un homme riche qui veut protéger un acteur peut ne pas lui remettre directement les sommes dont il veut lui faire présent il les dépose à son nom dans une banque ou dans un établissement similaire, en prenant les précautions qu’il croit nécessaires contre la prodigalité du bénéficiaire et contre la cupidité du maître. Avec son pécule, l’acteur se rachète ; plus favorisé sur ce point que l’esclave domestique, il ne peut être retenu contre sa volonté, s’il offre la somme exigée par le régisseur, somme parfois assez élevée, 500 taëls ou davantage : — le maître, en effet, fixe lui-même le montant d’après ses convenances et le talent de l’esclave, car il n’est pas tenu par le prix porté au contrat d’achat.

Une fois affranchi, l’acteur de talent, dont le nom[5] attire le public, trouve facilement à s’employer : une troupe importante a souvent un ou deux acteurs libres engagés pour un an ; outre les frais de voiture ou de chaise, qui leur sont toujours payés, ils reçoivent une rétribution fixe, jusqu’à 8 ou 10 000 par an à Péking, 20 000 même à Changhaï, m’a-t-on affirmé, alors que les appointements officiels d’un Président de Ministère sont de 180 taëls et 1 800 de riz[6] et que le vice-roi du Kiang-nan, la province la plus riche de Chine, touche 10 800 par an.

Un acteur trop vieux pour paraître en scène gagne encore largement sa vie en enseignant le métier aux jeunes sujets d’une troupe. Celui qui a fait des économies peut devenir maître de troupe : il faut en effet au directeur beaucoup d’expérience pour organiser les représentations et conduire son monde, et il a besoin d’argent pour tous les frais qui lui incombent. Les décors, nous le verrons plus loin, ne grèvent pas sensiblement son budget, mais les costumes sont brillants et coûteux. Surtout, le maître doit entretenir ses acteurs esclaves, payer les acteurs libres et les professeurs, ainsi que les musiciens : or, à Péking, une troupe importante n’a pas moins d’une vingtaine d’acteurs et de six à huit musiciens.

Ceux-ci, dans les grandes villes, sont embauchés chaque jour pour une seule représentation ; ils jouent du tam-tam, de la flûte, du tambour et de quelques instruments à cordes rappelant de loin le violon et la guitare. La partie musicale, bien que continue dans le drame, n’offre pas de difficultés comparables à celles de notre musique ; les formules y sont beaucoup moins variées que dans la vieille musique chinoise, et les exécutants, incapables presque toujours de lire un air noté, accompagnent par routine, après avoir été pendant trois, quatre ou cinq ans apprentis chez un maître musicien, qui leur montre le doigté des instruments, puis les recommande et les place. — En retour de ces soins, les élèves font des cadeaux à leur ancien maître et subviennent à ses frais funéraires.

Outre les dépenses de personnel et de matériel, le régisseur supporte naturellement les frais de déplacement : lorsque sa troupe est appelée chez un amateur ou dans un village pour une série de représentations, ces frais sont aussitôt remboursés ; mais, en dehors de tout engagement préalable, les troupes chinoises sont essentiellement nomades et vaguent de bourgade en bourgade pour chercher leur vie, emportant leurs costumes et accessoires, emmenant deux ou trois musiciens et cheminant, — au nord, dans les dures charrettes à deux roues et sans ressort qui sont les véhicules du pays, — au sud, sur des jonques plus ou moins bien aménagées.

À Canton, les différentes troupes ont formé une association de manière à laisser en ville, lorsqu’elles s’absentent, un représentant qui traite leurs affaires ; mais je n’ai pas entendu dire qu’autre part les acteurs soient parvenus à un pareil degré d’organisation.

Quelques-unes des troupes les plus importantes se transportent de Péking à Changhaï ou dans les grandes villes de province, suivant l’occasion des engagements ; mais celles même qui résident habituellement à Péking, celles de la Triple Prospérité, de la Terrasse du Printemps et les autres que cite le guide des provinciaux, ne jouent jamais plus de trois ou quatre jours de suite sur la même scène : une série de représentations achevée, une nouvelle troupe vient dans le même local donner quelques pièces de son répertoire, et la première passe dans une autre salle avec tout son personnel et son matériel. Il s’établit ainsi un roulement des diverses troupes, qui reviennent dans une salle deux ou trois fois par mois, à des quantièmes fixes, si bien que tel amateur pékinois, qui fréquente un seul théâtre, voit défiler sous ses yeux tous les acteurs de la capitale et toutes les pièces du moment Pour ces séries de représentations, les régisseurs traitent avec l’entrepreneur de spectacles qui est locataire de la salle et perçoit la recette, et ils reçoivent de lui soit une somme fixée à forfait, soit trente à quarante pour cent de la recette.

La vie nomade démoralise l’acteur ; il semble que le Chinois, arraché du sol où il a crû, soit incapable par lui-même de vivre correctement : du moins, les moralistes comptent-ils principalement, pour maintenir les mœurs populaires, sur l’influence de la famille et des voisins. En fait, l’immoralité n’est sans doute pas une caractéristique des acteurs, elle se rencontre dans d’autres classes de la société chinoise ; mais les acteurs se font toujours remarquer par leur désordre, leur prodigalité, et, s’ils en ont le moyen, par leur luxe : or, ce sont des travers que ne pardonne pas le confucianisme. Libres ou esclaves, les gens de théâtre sont tenus en profond mépris, par la loi comme par la société ; le fait seul de paraître en scène est considéré comme dégradant : on cite l’exemple d’un lettré qui, ayant rempli un rôle dans une représentation privée, à Koei-yang, fut d’abord dépouillé de son titre officiel, puis chassé de sa famille et de son clan, châtiment qui équivaut à l’exil de la société antique. Dans cette civilisation si démocratique où les concours et les fonctions sont accessibles à tous, les acteurs en sont exclus : leur métier est l’un des quatre qui impriment une tare ineffaçable à celui qui l’exerce, à son fils et à son petit-fils ; ce n’est que la quatrième génération qui rentre dans le droit commun. La société elle-même est donc responsable en partie de l’infériorité morale des acteurs : pourquoi ces malheureux, esclaves au moins dans leur jeunesse, incapables d’assurer à leurs enfants une situation honorable, privés pour ainsi dire d’ascendants et de descendants, isolés au milieu d’une société qui n’admet que les groupements et les corporations, pourquoi épargneraient-ils, et conformeraient-ils leur vie à un idéal moral au nom duquel on les repousse ?

À Péking, les planches sont interdites aux femmes une cause de désordres est ainsi écartée du théâtre et satisfaction est donnée au principe de la séparation des sexes. Dans les troupes de province, on tolère quelques actrices appartenant, à un titre quelconque, au maître de troupe. En différents lieux, à Canton surtout, il existe des théâtres où ne paraissent que des femmes : ils sont tenus pour immoraux, et non sans raison ; il y a quelques années, un censeur a fait supprimer à Moukden un établissement de ce genre. Le Palais possède une troupe unique en Chine : elle est composée de deux ou trois cents eunuques dirigés par l’un d’entre eux. Ils vivent hors du Palais ; on affecte à leurs représentations une salle située dans les jardins de plaisance de l’Empereur ; elle est appelée le « Jardin des Plaisirs réunis ». Ils y jouent les pièces dramatiques et comiques du répertoire ordinaire ; on dit que l’Impératrice douairière aime surtout les farces où l’on met en scène la vie quotidienne du peuple. Le théâtre est certainement le seul moyen, pour les augustes personnages cloîtrés dans le Palais, de se faire une idée du monde extérieur ; mais il ne semble pas qu’ils en sachent profiter ni qu’ils apprennent mieux à connaître ce monde dont la direction est dans leurs mains et dont les rites les séparent complètement. L’Empereur récompense ses comédiens par des gratifications ou en leur octroyant un bouton dans la hiérarchie spéciale de la troupe : — car si quelques eunuques obtiennent un rang officiel, ceux qui sont acteurs n’y peuvent prétendre. Un jour, l’empereur Hien-fong témoigna sa satisfaction d’une manière étrange il fut tellement frappé du jeu d’un acteur, qu’il lui fit donner vingt coups de bambou pour avoir ému trop violemment Sa Majesté.

Quant aux auteurs, presque tous sont des acteurs, car ceux-ci sont à peu près seuls à connaître les règles de la composition et de la poésie dramatiques. Aussi les pièces composées par les non initiés ne sont-elles généralement pas jouables, comme il arrive pour un grand nombre de celles qu’on trouve dans les recueils. Après avoir écrit une nouvelle pièce, l’auteur cherche d’abord à obtenir l’approbation de quelques acteurs renommés, auxquels il lit et explique son œuvre ; s’il peut s’entendre avec un maître de troupe, la pièce est apprise et mise en répétition pendant deux ou trois mois ; on donne alors la première, après avoir averti les amateurs directement et par affichage. Si la pièce a du succès, l’auteur en vend à d’autres régisseurs des exemplaires manuscrits et, avec le manuscrit, le droit de la faire représenter. Une pièce n’est donc pas la propriété d’une troupe, mais elle appartient à tous les ayants-cause de l’auteur. Il arrive fréquemment qu’un régisseur contrefasse une pièce nouvelle, après être allé l’entendre deux ou trois fois : il en résulte presque toujours une querelle, une rixe entre les deux troupes, et l’affaire va au tribunal. Bien qu’il n’y ait pas de législation sur ce point, le magistrat condamne le contrefacteur à une amende et lui interdit de poursuivre les représentations, si la pièce est encore toute récente ; mais au bout de six mois ou d’un an, une œuvre dramatique tombe dans le domaine public et n’importe qui peut la représenter. De toutes façons, l’auteur n’a aucune part à la recette et ne tire de son œuvre qu’un bénéfice médiocre : aussi les nouvelles pièces sont devenues très rares.

La censure préalable n’existe pas plus pour le théâtre que pour la librairie : dans ce pays dont le gouvernement passe pour si despotique, on peut écrire et faire jouer tout ce que l’on veut ; seulement, quand la pièce représentée semble immorale, contraire au bon ordre, injurieuse pour le gouvernement, on l’interdit sans autre forme de procès, et on fait bâtonner le régisseur, qui en est pour les coups reçus et pour l’argent perdu.

iv

Le théâtre tient une large place dans la vie des Chinois et les acteurs sont considérés comme une classe vile : pareil contraste se retrouverait, je pense, dans toute civilisation fondée uniquement sur des principes moraux, comme est la civilisation confucianiste, et qui en serait venue à posséder une littérature dramatique. Conséquents à eux-mêmes, les lettrés n’ont fait aucune place au théâtre dans le culte des ancêtres, ni dans le culte officiel du ciel et des forces naturelles, — seule religion qu’ils admettent et qui soit vraiment chinoise, — alors que dans d’autres civilisations le drame a un caractère sacré. Les lettrés ne pensent pas non plus que les œuvres dramatiques forment un genre littéraire et ne les comprennent pas dans les catalogues de leurs bibliothèques ; malgré tout, leur influence sur la plus grande partie de la littérature dramatique a été prépondérante, et ce sont eux qui lui ont imposé sa forme et le choix de ses sujets.

Le drame, en partie déclamé, en partie chanté, est rédigé en différents styles : le langage vulgaire du dialogue ordinaire fait place, lorsque les sentiments s’élèvent, à la prose littéraire, remplacée à son tour par la poésie régulière ou irrégulière dans les passages pathétiques. Ce mélange artificiel des styles, qui sont presque des langues différentes, est difficilement intelligible pour tout autre que pour un habitué. Il est débité, souvent même à Péking, avec la prononciation de l’un des dialectes méridionaux de la langue commune ; d’ailleurs, presque chaque province a ses traditions dramatiques particulières : la langue, la musique, les sujets des pièces sont différents. Plusieurs de ces écoles sont représentées à Péking, et seul le lettré familier avec : le répertoire trouve un plaisir raffiné à démêler les effets : subtils, à jouir de l’harmonie des syllabes, à saisir les allusions cachées qu’a semées l’auteur. J’ai même vu un Chinois instruit fort empêché de m’expliquer le sujet d’une pièce qu’il entendait pour la première fois ; à plus forte raison, le gros public ne comprend guère.

Ce n’est pas non plus pour lui plaire que la moralité de la pièce est soulignée avec autant d’insistance, car il s’en soucie peu. Le personnage principal assume toujours le rôle de raisonneur et, un peu comme le chœur antique, il disserte, en parlant ou en chantant, sur les actes des personnages et sur les péripéties de l’action le drame chinois sait si peu se passer de ce caractère que, si le personnage qui moralise vient à disparaître, un autre prend immédiatement sa fonction. Enfin le dénouement forme souvent un acte séparé, qui se passe dans un lieu éloigné après de longues années ; il sert ouvertement de conclusion morale, et, avec tous les personnages connus, on en voit paraître d’autres, comme pour donner plus de témoins au châtiment du vice et à la récompense de la vertu.

La division des emplois en héros, héroïnes, personnages immoraux et bouffons, ressemble à une classification morale. Dans les deux dernières catégories, on trouve des rôles d’hommes et des rôles de femmes ; toutes comprennent des subdivisions assez nombreuses, magistrats graves, jeunes licenciés bien faits et amoureux, soubrettes adroites et même rigides, amants suborneurs, courtisanes perverses, cabaretiers plaisants, etc. Dans une troupe importante, les emplois des héros, des héroïnes et des personnages immoraux, sont tenus chacun par quatre ou cinq acteurs, et comme chaque acteur joue plusieurs rôles dans la même pièce, le nombre des personnages représentés peut être considérable ; le bouffon, au contraire est souvent unique. Les rôles de femmes sont joués par des hommes qui se fardent, se font de faux petits pieds et imitent à merveille la démarche, les gestes, la voix même des femmes chinoises. Les bons acteurs qui jouent ces rôles sont ceux que l’on paie le plus cher. Ils débutent vers l’âge de dix ans et ne peuvent guère paraître sur la scène après trente, le travesti devenant insuffisant : ce n’est que grâce à l’apparence physique de la race chinoise, où les traits s’accentuent lentement, où la barbe est tardive, qu’il est supporté jusque-là ; — faut-il en conclure que le public chinois est plus délicat que le public anglais du xvie siècle, ou que les acteurs chinois sont moins habiles que ceux qui créèrent les rôles de Desdémone et d’Ophélie ? Quant au théâtre grec, il est ici hors de question, puisque les acteurs y étaient masqués. — Dans les autres emplois, les acteurs débutent vers dix ou quinze ans et continuent tant qu’ils ont de la force et du succès. Entre les emplois, les différences sont très marquées : le masque n’étant pas en usage, les héroïnes se griment légèrement, les héros portent une fausse barbe ; les personnages immoraux ont tout le visage peint de couleurs voyantes. De même, les costumes ont des signes distinctifs, la manière de gesticuler, la mimique, la prononciation, le chant sont tout à fait différents : aussi un acteur est obligé de se cantonner pour sa vie dans une série d’emplois analogues et ne peut jamais passer d’une catégorie à une autre.

Les personnages dramatiques appartiennent à toutes les classes de la société, et le rôle important échoit aussi bien à une courtisane ou à un esclave qu’à un ministre ou à un empereur : le théâtre est donc, par son impartialité, l’image fidèle de la société chinoise où ne subsiste aucune aristocratie. Le code interdit de mettre en scène des événements de la dynastie régnante, et aussi de faire paraître des empereurs et des personnages vertueux de l’antiquité. La première défense est exactement observée ; mais, si les autorités faisaient respecter rigoureusement la seconde, elles supprimeraient de ce fait plus de la moitié du répertoire. Le drame chinois, en effet (et ici l’on retrouve l’influence des lettrés et leur prédilection pour l’antiquité), aime les sujets historiques ou, à proprement parler, anecdotiques ; il les trouve dans le trésor des histoires chinoises qui embrassent une période de plus de trois mille années. Les auteurs prennent d’ailleurs de grandes libertés avec les faits ou, greffant sur un fait réel toute une fable amoureuse avec enlèvements et reconnaissances, à la façon de nos romanciers du xviie siècle, arrivent fréquemment au drame domestique ou à la comédie sérieuse.

Pendant toute représentation, la comédie populaire alterne avec le drame. Fait assez bizarre, elle n’est pas plus que lui un objet d’animadversion pour les moralistes, bien qu’elle soit souvent très licencieuse et que les détails de mise en scène et de dialogue en aggravent le caractère. La musique y est plus discrète ; les costumes y sont ceux de la vie quotidienne, parfois un peu ridiculisés. Il n’y a pas de texte fixe, mais un canevas que les acteurs brodent suivant leur inspiration et en plaisantant sur les incidents du jour ou sur les gens qui sont dans la salle. Les situations sont prises dans le train ordinaire des choses et présentées de manière comique : ainsi l’aventure citée par M. R.-K. Douglas[7], de ce pauvre diable qui emprunte la femme de son voisin et la fait passer pour sienne afin d’obtenir quelque argent d’un oncle avare. Ces farces sont souvent spirituelles ; le peuple s’y plaît plus qu’aux drames, dont la langue lui est étrangère et dont les sujets lui échappent : car, si quelques personnages dramatiques semi-historiques, semi-légendaires, sont pour le gros public de vieilles connaissances, il en est beaucoup d’autres dont il n’a jamais entendu parler, qui ne le touchent pas : les batailles et les grands coups d’épée, les exemples de piété domestique, si éloignés du terre-à-terre habituel de la vie chinoise, ne sont que le délassement de lettrés épris d’histoire.

Le peuple comprend mieux les pièces inspirées des mœurs contemporaines ; il supporte cependant le drame et suit attentivement les évolutions des acteurs. Ce n’est pas que la scène elle-même offre un aspect flatteur pour les yeux : établie sur un des petits côtés du rectangle que forme la salle, dépourvue de rideau, elle a peu de profondeur ; le mur du fond est maigrement orné de quelques rouleaux de papier rouge portant des sentences morales ; il est percé de deux portes qui conduisent au magasin des costumes et à la loge commune de toute la troupe ; au-dessus est ménagée une sorte de balcon, une loggia, qui sert à quelques jeux de scène et qui est la résidence habituelle de l’esprit du théâtre. L’orchestre est placé sur la scène même, près de l’une des portes, qui a reçu le nom de « porte du tambour ». Le décor est nul, et il serait difficile qu’il en fût autrement, avec des troupes nomades qui passent sans cesse d’une salle à une autre. Les accessoires employés sont quelques chaises et quelques tables ; lorsque la pièce le comporte, on s’en sert suivant leur destination normale ; s’il en est besoin, on les entasse les unes sur les autres pour représenter une muraille de ville ou une montagne escarpée, et les acteurs n’hésitent pas à escalader ces édifices branlants. Souvent on trouve plus simple, tout en restant sur le sol, de simuler les mouvements d’une ascension pénible. Celui qui monte à cheval lève la jambe comme pour se mettre en selle, à moins que le cavalier n’arrive à califourchon sur un bâton. Dans une saynète qui se passait sur l’eau, j’ai vu la présence du bateau indiquée seulement par une rame, ou plutôt un bâton orné de soie et attaché à une corde de couleur : au moyen de cet objet, les acteurs simulaient les mouvements des rameurs. Pour une bataille, on voit deux ou trois figurants entrer par l’une des portes, sortir par l’autre, se poursuivre, faire des mines terribles, Brandir leur sabre et leur pique en prenant des poses plastiques. Un changement de lieu est indiqué soit par la mimique, soit par une déclaration expresse. Lorsqu’une pièce ou un acte est fini, tous les acteurs sortent, et l’on vient ranger les chaises et les tables sous les yeux du public. Même au cours de la pièce, les servants du théâtre entrent, apportent des objets, les déplacent, causent avec ceux des acteurs qui ne jouent pas.

Le public lettré n’a pas besoin de l’illusion scénique, il cherche un plaisir littéraire plutôt que dramatique ; le gros public a l’âme assez naïve pour se prêter à toutes les conventions, voir les objets qu’il a sous les yeux tels qu’il doit les voir et non tels qu’ils sont, — ou bien ne pas les voir, s’ils sont censés absents. — Il ne faudrait pas remonter bien loin dans l’histoire du théâtre, en France ou en Angleterre, pour trouver des conventions analogues ; mais, si nos exigences modernes sur la mise en scène sont chose récente, je ne pense pas que le public européen, qui cherche dans le drame une image plus ou moins transformée de la vie, se soit, depuis bien des siècles, contenté d’aussi peu d’illusion que le public chinois.

Comme notre xviie et notre xviiie siècles ont vu sans surprise les héros et héroïnes de la Grèce ou de Rome affublés de perruques et de paniers, de même le Chinois trouve naturel qu’on lui montre les personnages de l’antiquité en costumes du temps des Ming, c’est-à-dire du xvie siècle : c’est l’uniforme pour tous les rôles historiques. Et dans les drames domestiques, parfois dans les pièces de genre représentant des épisodes de la vie quotidienne, si les vêtements sont ceux d’aujourd’hui, ils sont presque toujours invraisemblables par leur éclat : il n’est pas de batelière qui ne paraisse fardée et vêtue de soie de couleurs tendres. Les casques et cuirasses dorés, les longues plumes qui s’agitent sur la tête des guerriers, les franges de perles sur le front des femmes, les visages de certains acteurs peints et grimés de manière fantastique, les vêtements brillants et étranges, la gesticulation tantôt lente, tantôt précipitée, jamais naturelle, le débit sur un ton très élevé ou très grave avec des airs chantés en fausset aigu, la musique qui fait rage incessamment, tout cet appareil de convention a un aspect étrange et fantastique : l’Européen n’y peut voir qu’une transposition de sentiments humains dans une clef inconnue, son œil est flatté du chatoiement des couleurs, tandis que les grondements et les grincements de l’orchestre l’assourdissent et lui déchirent les oreilles. Quant au gros public chinois, il aime le tapage du tam-tam et admire sur la scène les vêtements splendides qu’il ne voit pas dans la vie quotidienne ; quand il s’est bien amusé, il dit qu’il y a eu « beaucoup de bruit ». Mais l’essence du plaisir dramatique lui échappe.

v

Le drame chinois ne peut, d’ailleurs, produire ce puissant effet d’ensemble qui, dans l’œuvre d’un Sophocle, d’un Racine, d’un Shakespeare, est dû au développement des caractères, à l’enchaînement des péripéties, au nœud serré de l’action. La forte personnalité, qui est l’étoffe du drame, manque souvent à l’âme chinoise, tout enserrée dans les prescriptions minutieuses des rites ; et si les auteurs dramatiques rencontrent dans l’histoire quelques âmes fortement trempées, ils ne savent pas les mettre en scène. Les personnages n’agissent guère, n’analysent pas les mobiles de leurs actions ; ils se bornent à se raconter naïvement eux-mêmes ; quand un personnage paraît pour la première fois, et souvent lorsqu’il revient après une absence, il se présente au public : « Je suis un tel, fils d’un tel, et j’ai fait telle et telle chose. » Le monologue est fréquent aussi pour décrire le site et suppléer au décor ; le drame est donc ralenti par l’abus des froides tirades en prose ou en vers. Les événements, les péripéties sont rarement mis sous les yeux du spectateur ; souvent les faits se passent dans la coulisse, pendant les entr’actes, et les scènes se bornent à des conversations. Enfin l’auteur chinois sait rarement faire jaillir l’action du caractère même des personnages, et il recourt plus que de raison aux enlèvements, aux reconnaissances, aux apparitions et autres moyens factices qui n’ont rien de commun avec la réalité. Le drame chinois n’est qu’une série de scènes parfois bien traitées, mais entre-coupées de déclamations lyriques et morales, et réunies par la très mince trame des monologues ; il n’y a pas d’ensemble ; il y a parfois une idée dramatique, mais le drame n’est pas fait. On trouve, au reste, les mêmes défauts dans le roman : le romancier chinois ne nous intéresse que dans les scènes séparées et dans les courtes nouvelles.

L’art dramatique en Chine semble donc inachevé, en voie de formation. Il est, d’ailleurs, d’origine relativement récente : car si la Chine antique a eu des danses symboliques représentant les travaux de l’agriculture, la guerre et autres sujets très généraux, si elle a eu aussi des processions où des personnages costumés en bêtes fauves fantastiques feignaient de poursuivre et de chasser les esprits des épidémies, je ne nie pas que ces cérémonies aient quelque rapport avec le théâtre, mais ce rapport est lointain. Le goût des ballets et des processions s’est perpétué à la cour et dans le peuple, malgré les changements de dynasties et les dominations étrangères, mais c’est tardivement, à la fin du viie siècle de notre ère, que ces divertissements prirent à la cour un développement inattendu. À cette époque de civilisation raffinée, les « barbares » de l’Asie centrale venaient fréquemment porter leurs hommages à l’Empereur : on imita leurs danses, leur mimique, on leur emprunta même leurs instruments, on copia leur musique. Un célèbre souverain du viiie siècle, Ming-hoang, était passionné pour ces amusements étrangers ; il instruisait lui-même musiciens et danseurs dans un de ses palais, célèbre jusqu’aujourd’hui sous le nom de Jardin des Poiriers, et c’est à lui que les Chinois font remonter l’invention de leur art dramatique. Le drame hindou aurait ainsi exercé jusqu’en Chine une légère influence. Mais ces premières tentatives scéniques étaient encore loin du drame, et il fallut plusieurs siècles et des invasions étrangères pour que l’esprit chinois, qui se plaît aux dissertations et aux récits, arrivât, et avec peine, à la synthèse nécessaire au drame : c’est sous la dynastie mongole, aux xiiie et xive siècles, qu’ont été écrites la plus grande partie des pièces chinoises et composés les airs qui les accompagnent. Depuis lors, la vogue du théâtre est allée en croissant, mais la production scénique a diminué, et aujourd’hui l’on ne compose presque plus de pièces nouvelles ; la littérature dramatique est arrêtée dans son évolution, sans même avoir atteint son entier développement, sans être complètement dégagée du ballet et du récit d’où elle est sortie.

Sur un sujet aussi complexe et aussi négligé des écrivains chinois, il est difficile présentement de déduire des conclusions ; qu’il me soit néanmoins permis de présenter quelques hypothèses. L’esprit chinois, semble-t-il, est peu doué pour le drame : il note patiemment les détails, mais perçoit mal l’ensemble ; les images restent fragmentées et ne s’organisent pas en un tout vivant. On peut faire cette remarque non seulement à propos du théâtre, mais aussi bien pour la littérature en général ou pour les arts plastiques ; et c’est en raison de cette demi-incapacité que le théâtre, né si tard et sous des influences extérieures, a conservé un caractère inachevé et flottant et a rapidement disparu. Je veux dire, du moins, que sa fécondité s’est tarie avec la recrudescence de vie purement nationale qui a marqué la chute de la dynastie mongole. Le théâtre n’a pas sa place dans la civilisation confucianiste qui l’a précédé de plus de mille ans : c’est là un vice rédhibitoire, puisque le système des philosophes orthodoxes a pris la valeur d’un dogme et a pénétré toute la vie chinoise ; d’ailleurs ce système est essentiellement moral, et toute morale tant soit peu austère a pour le moins quelque méfiance à l’égard du théâtre et des acteurs. De là la mince estime où l’un et les autres sont tenus par les gens bien pensants, et il n’est presque personne en Chine qui ne veuille au moins paraître orthodoxe et bien pensant : c’est ainsi que même les auteurs dramatiques, frappés comme tous les hommes instruits de l’empreinte confucianiste, l’ont transmise à leur œuvre, bon gré, mal gré.

Cependant la vie ne se conforme pas toujours au dogme : le confucianisme sans rémission semble austère à plus d’un parmi ceux auxquels l’argent donne des loisirs, et, d’autre part, le peuple n’a cure des théories ; les riches et les pauvres laissent donc dire les moralistes, fréquentent le théâtre plus ou moins ouvertement et offrent même la comédie aux dieux afin de les réjouir.

maurice courant
  1. 6 tiaos de Pékin font environ 1 fr. 80. Les prix ne varient guère dans les diverses salles d’une même ville ; mais ils diffèrent suivant les localités : une table des secondes vaut à Changhaï six à huit fois plus qu’à Pékin. Pour ce qui est de l’équivalence en monnaie européenne, il ne faut pas oublier que le change est très variable.
  2. Environ 0 fr. 30.
  3. La piastre vaut 3 francs.
  4. Le taël vaut quatre francs.
  5. Nom réel, — tel que « Hoang le troisième », — ou nom de guerre, — « le Génie rouge », par exemple.
  6. En prenant pour le riz la moyenne de 4 piastres 50 les cent livres chinoises, on trouve que de ce chef le président de ministère reçoit l’équivalent de 3 572 fr. 25. Mais il ne faut pas oublier les profits extralégaux de tous les hauts mandarins.
  7. Chinese Stories, in-8, Londres. 1893.