Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie II/V. De quelques autres genres

V

DE QUELQUES AUTRES GENRES DE THÉÂTRE DU PEUPLE
DRAME SOCIAL. — DRAME RUSTIQUE. — CIRQUE


J’ai insisté sur l’Épopée historique par préférence personnelle, — il n’est pas interdit de parler de ce qu’on connaît le mieux, — et parce qu’il était nécessaire de réagir contre le discrédit, non d’un genre. — il est encore inconnu en France, et tout entier à créer. — mais d’un nom galvaudé par le ridicule de quelques fantoches romantiques. Ce n’est là qu’une seule des provinces du théâtre populaire nouveau. Combien d’autres s’ouvrent à nous !

Avant tout, le Drame social, vigoureusement essayé par toute une génération de dramaturges nouveaux. À la suite des poètes du Nord, d’Ibsen, de Bjoernson, et de Hauptmann, Jean Jullien, Descaves, Mirbeau, Ancey, Hervieu, Brieux, de Curel, Émile Fabre, Gabriel Trarieux, Lucien Besnard, c’est-à-dire presque tous ceux qui comptent dans le théâtre d’aujourd’hui, ont montré la vitalité singulière de ce genre, qui a sur tous les autres à l’heure actuelle l’avantage d’être le plus nécessaire de tous ; car il a jailli spontanément des souffrances, des doutes et des aspirations présentes ; et il fait partie intégrante de l’action. Certains lui en font un reproche, comme s’éloignant ainsi de l’idéal désintéressé de l’art. Pour moi, je l’en loue, et j’en ai déjà dit mes raisons. Heureuses, les époques et les œuvres sereines. Mais quand l’époque est troublée, et que la nation combat, c’est le devoir de l’art de combattre à ses côtés, de l’enflammer, de la guider, d’écarter les ténèbres et d’écraser les préjugés qui lui barrent le chemin. J’entends gémir sur les violences auxquelles l’art entraînera fatalement, et sera entraîné sur cette voie. Ces violences ne tiennent point à lui, mais aux iniquités, auxquelles la conscience de l’humanité se heurte, et qu’il faut qu’elle brise. L’art n’a pas pour objet de supprimer la lutte, mais de centupler la vie, de la rendre plus forte, plus grande et meilleure. Il est l’ennemi de tout ce qui est l’ennemi de la vie. Et si l’amour et l’union est son but, la haine peut être, à certains jours, son arme. « La haine est bonne, disait un ouvrier du faubourg Saint-Antoine à un conférencier qui s’évertuait à lui prêcher que toute haine est mauvaise ; la haine est juste ; c’est elle qui soulève les opprimés contre l’oppresseur. Quand je vois un homme en pressurer d’autres, cela me révolte, je le hais, et je sens que j’ai raison. » Qui ne hait pas bien le mal, n’aime pas bien le bien. Et qui peut voir l’injustice sans tenter de la combattre, n’est ni tout à fait un artiste, ni tout à fait un homme. Le plus doux des poètes, celui qui eut de son art l’idée la plus sereine, Schiller, n’a pas craint de le lancer dans la mêlée, et « de se proposer pour but d’attaquer les vices, et de venger de leurs ennemis la religion, la morale, et les lois sociales ».[1] Au reste, il ne s’agit pas pour l’art d’opposer le mal au mal, mais la lumière. Le mal que l’on voit en face, et qui sait qu’on le voit, est plus qu’à moitié vaincu. C’est le rôle du Drame social de jeter dans la balance indécise du combat le poids de l’intelligence et la force impérieuse de la raison.

Il reste bien d’autres genres dramatiques, dont le théâtre a fait jusqu’ici peu d’emploi. Le drame campagnard, poème de la Terre, imprégné de l’odeur des champs et de l’humour des provinces au parler savoureux. Pouvillon, en quelques-unes de ses tragédies pastorales ; Pottecher, en ses comédies poétiques et rustiques : le Sotré de Noël ou Chacun cherche son trésor ; le Suisse, René Morax, dans ses drames vaudois d’un vigoureux et tranquille sentiment populaire, comme la Dîme,[2] en ont donné l’exemple. Art d’un prix inestimable ; car il sauve et ranime la vie poétique des petites patries, et leur individualité qui s’efface de jour en jour. — Noterai-je aussi le drame mêlé de musique dont l’Arlésienne est un modèle admirable ? — Et pourquoi écarter dédaigneusement de notre théâtre la pantomime et l’action toute pure, que l’on relègue à présent aux cirques ? Le spectacle de l’action est d’un magnétisme trop puissant pour le bien comme pour le mal ; il serait sot de le négliger. Les jeux du cirque ont entretenu à Rome le goût de l’action, que nous perdons aujourd’hui, et qui est nécessaire aux grands peuples. Les Grecs ont cultivé tout ensemble les jeux du corps et ceux de l’âme. Faisons au corps sa place dans notre art, et que cette place soit large. Notre théâtre doit être un théâtre d’hommes, et non pas d’écrivains.

Combien de formes nouvelles, à peine tentées encore, qui pourront fleurir dans le théâtre populaire ! Mais il serait vain de décrire plus longuement des ombres de l’avenir.[3] Rien ne compte que les œuvres. Nous abordons sur un continent inconnu. Que chacun s’y lance à l’aventure ; il reviendra, les mains pleines de butin. Osons surtout, osons élever notre art à la hauteur de la grande Tragédie qui se joue à cette heure dans le monde. — Reprenons pour notre compte les paroles de Schiller, à la représentation du Camp de Wallensiein, le 12 octobre 1798 :[4]

« L’ère nouvelle qui s’ouvre aujourd’hui, enhardit aussi le poète à quitter la route battue, à vous transporter du cercle étroit à la vie bourgeoise, sur un théâtre plus élevé qui ne soit pas indigne de cette heure sublime où s’agitent nos efforts. Car un grand sujet peut seul remuer les entrailles profondes de l’humanité ; dans un cercle étroit, l’esprit se rétrécit ; l’homme grandit, quand son but s’élève. Et maintenant, au terme sérieux de ce siècle, où la réalité même devient poésie, où nous voyons de puissantes natures lutter sous nos yeux pour un prix important, où l’on combat pour les grands intérêts de l’humanité : la domination et la liberté, — maintenant, l’art aussi, sur le théâtre où il évoque des ombres, peut tenter un vol plus hardi ; il le peut, il le doit même, s’il ne veut s’effacer, couvert de honte, devant le théâtre de la vie. »

Nous n’avons pas à nous plaindre de notre destin. Il ne nous a point ménagé le travail et l’action. Heureuses les époques comme la nôtre, qui ont une tâche immense à accomplir ! Heureux les hommes qui succombent sous le poids d’une glorieuse fatigue ! Cela est mieux que de succomber sous l’ennui du néant, ou de contempler tristement l’œuvre accomplie par d’autres. Nous ne dirons pas, comme le mélancolique auteur des Caractères, fin et grêle reflet d’une époque épuisée : « Tout est dit et l’on vient trop tard. » — Rien n’a été dit encore pour la société nouvelle. Tout est à dire. Tout est à faire. À l’œuvre !

  1. Préface des Brigands. 1781.
  2. Voir plus loin, pages 146 et 147, note.
  3. Un mot seulement d’un genre qui ne compte guère en France : l’improvisation. Dans les provinces où l’esprit est plus vif, et la race plus éveillée, il n’est pas nécessaire que le théâtre populaire soit tout entier écrit. Il serait même bon de laisser à la fantaisie populaire l’occasion et le plaisir de se jouer librement sur un canevas donné, comme cela existe encore en Italie, où la commedia dell’arte continue sous des formes populaires. Et pour ceux qui trouveraient que l’improvisation n’est pas de l’art, je citerai non seulement Michelet, disant « qu’il serait dommage de donner à l’esprit spontané, improvisateur des Méridionaux, des pièces faites : un texte suffit ; ils sauront bien eux-mêmes le développer », — mais Goethe, qui écrit du Camp de Wallenstein que « le genre de la pièce exigerait qu’à chaque représentation on vît quelque chose de neuf, afin que les spectateurs ne puissent plus s’orienter ». (5 octobre 1798, à Schiller)
  4. Cf. le magnifique appel de Mazzini « aux poètes du dix-neuvième siècle » (Ai poeti del secolo XIX) (1832).