Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie II/III. Quelques genres de théâtre populaire. Le mélodrame

III

QUELQUES GENRES DE THÉÂTHE POPULAIRE
LE MÉLODRAME


Le Théâtre populaire est la clef d’un monde d’art nouveau, que l’art commence à peine à entrevoir. Nous arrivons à une croisée de routes, presque toutes inexplorées ; à peine quelques esprits se sont-ils aventurés sur quelques-unes d’entre elles. L’instinct du peuple aurait dû cependant guider les artistes ; il parlait franchement ; ses préférences n’étaient point douteuses. Mais qui se serait soucié, parmi les artistes, des préférences du peuple ? Il leur eût semblé méprisable de ne le point mépriser. Sots parvenus, qui rougissent de la rusticité des parents, dont la sève fait toute leur force !

Méprisé ou raillé, le peuple n’en a cure ; il est resté, depuis cent ans, fidèle à des genres de théâtre qui excitent la verve des délicats : le cirque, la pantomime, le bouffe, et le premier de tous : le Mélodrame. — Qu’est-ce à dire ? sinon les théâtres simples, ceux qui éveillent des émotions simples, des plaisirs simples, bons ou mauvais, mais simples, et s’adressant directement à l’âme par les sens.

En Grèce, le théâtre était populaire. Quel était ce théâtre ? — La mode est revenue, dans ces dernières années, aux adaptations de tragédies grecques ; elle a refait une célébrité à Œdipe Roi. Mais, tout en suivant le courant, les critiques beaux-esprits, qui aiment à faire sentir qu’ils ne sont dupes de rien, ont eu soin de remarquer qu’Œdipe Roi, au fond, était un mélodrame, — avec un secret orgueil, sans doute, au fond d’eux-mêmes, de l’infériorité de Sophocle comparé aux maîtres du théâtre contemporain. Ils ne se trompent pas. Œdipe Roi est un mélodrame, et des plus noirs qui soient. L’Orestie en est un autre, dont d’Ennery eût rougi d’égaler la naïve horreur.

Au temps de la reine Élisabeth, en Angleterre, le théâtre était populaire. Quel était ce théâtre ? — Il arrive de temps en temps que l’on rejoue chez nous certaines pièces de Shakespeare. La critique, qui ne saurait jamais trop louer le jeu merveilleux des artistes, le goût exquis des décors, l’habile mise en scène, la délicieuse musique, et l’admirable traduction, — il lui arrive parfois de reconnaître à Shakespeare des beautés qui sont de l’invention des traducteurs, — la critique, du moins dans ses moments d’indépendance, laisse parfois entendre que Shakespeare est bien heureux d’avoir pour lui tant d’éléments de succès étrangers à son œuvre, sans parler du plus puissant de tous : le prestige du temps. Elle insinue que le Songe d’une nuit d’été est une farce foraine, et Macbeth un mélo, avec des spectres ridicules et barbouillés de sang, des remords, des hallucinations, et toute la machinerie de la conscience, telle qu’on la figure à l’Ambigu. Les gens de goût ne peuvent s’empêcher de sourire au massacre final d’Hamlet ; et il est heureux qu’on ait jusqu’à présent épargné à leur délicatesse le spectacle des frénésies du roi Lear, et de Cornouailles piétinant les yeux de Glocester.

Ironies, ou dédains, ou enthousiasmes de la mode, il n’importe : ceci fut le théâtre populaire, et ceci l’est encore. Et ceci est le Mélodrame.

Certes, il y a loin des sublimes mélodrames de Sophocle et de Shakespeare à ceux de nos fabricants éhontés, qui n’ont de souci que celui de la recette. Mais sans nous occuper de cette racaille, la plus vile des gens de lettres, puisque ce sont les pauvres qu’elle vole, étudions le genre qu’ils exploitent, sous sa forme la plus générale, et en apparence la plus médiocre : nous verrons la raison légitime de son succès auprès du peuple.

« Prenez deux personnages sympathiques, l’un comme victime, l’autre comme terre-neuve, un personnage odieux comme dindon final de la farce sinistre ; introduisez-y quelques grotesques,… des hors-d’œuvre choisis dans l’observation quotidienne,… de menues allusions politiques, religieuses ou sociales du jour : mêlez le rire et les pleurs ; relevez d’une chanson à refrain facile. Cinq actes, et peu d’entractes » : voilà la recette.

Elle légitime sans doute les faciles railleries de l’élite ; mais, comme le montre M. Georges Jubin, dans un intelligent petit article sur le Mélodrame,[1] « vous aurez aussi peut-être, en vous moquant, découvert la loi même du théâtre populaire. — Rire et pleurer, se distraire à des intermèdes, voir le mal en sachant que le bien sera le plus fort, avoir enfin du spectacle pour son argent : voilà les quatre soucis : souci d’émotions variées, de réalisme vrai, de moralité simple, et de probité commerciale mutuelle, que le peuple apporte en passant aux contrôles, et dont il convient que tout auteur dramatique se souvienne, s’il veut faire du « théâtre populaire » proprement dit ».


1o Souci d’émotions variées : Le public populaire vient au théâtre pour « sentir », et non pour « apprendre » ; et comme il s’abandonne entièrement à ses émotions, il veut qu’elles soient diverses ; car la tristesse ou la gaieté continue tend trop son esprit ; il veut se reposer des larmes dans le rire, et du rire dans les larmes.


2o Souci de réalisme vrai : Une des raisons du succès de tel ou tel mélodrame est dans l’illusion d’exactitude que lui cause la reconstitution épisodique de tel ou tel milieu réel, et connu de lui : un cabaret, un mont-de-piété, un marché, etc.


3o Souci de moralité simple : Un public populaire a besoin, je ne dirai pas par naïveté, mais par santé, de trouver au théâtre un appui à « l’intime conviction, que chacun a au fond de lui, d’une victoire définitive du Bien », et qu’il a raison d’avoir ; car elle est une force presque nécessaire à la vie, et la loi du progrès.


4o Souci de probité commerciale, « parce qu’il y a en effet une probité, — de la part des directeurs et des auteurs, — à ne pas voler le public en le tenant enfermé quatre heures, pour lui donner une heure trois quarts de spectacle », et que le peuple vient au théâtre, pour voir la pièce, et non, comme l’élite, pour voir la salle, — pour avoir des émotions tragiques, et non pour parader, médire et flirter.

Des deux publics, lequel a le vrai souci de l’art, — et qu’y a-t-il dans ces règles qui ne soit légitime, vivant et humain ? Il ne s’agit que de les appliquer avec honnêteté et conscience artistique ; et c’est la faute des artistes, si le mélodrame moderne, abandonné au premier fabricant venu, se traîne dans la niaiserie. Il ne tient qu’à eux de le relever. Qu’au lieu de s’appliquer aux genres mondains, factices et étriqués, qui peuplent nos théâtres, ils reprennent les genres populaires, en les dégageant des vulgarités qu’y ont accumulées plusieurs générations de commerçants vulgaires, et en y faisant rentrer le souci de la vérité, de l’art et de la langue française. Ils n’y gagneront pas moins que le peuple ; car cet effort leur permettra d’échapper à la mode qui passe, et d’atteindre au fond universel et durable de la vie.

Au reste, il n’y a rien de plus difficile et de plus haut que le grand mélodrame poétique : c’est proprement l’œuvre du génie. On ne saurait le délimiter d’avance, le réduire à des lois. Incarner les passions les plus simples, comme l’amour, l’ambition, la jalousie, la piété filiale, dans des types aussi profondément humains, aussi universels et individuels à la fois que Roméo, Macbeth, Othello, Cordelia ; faire sortir du développement naturel, ou du choc de ces âmes, des actions tragiques, qui atteignent au faite du tragique et aux limites de l’action, des drames fulgurants et grondants, comme des convulsions de la Nature : — nul ne le peut pleinement qu’un créateur surhumain, comme Eschyle, Shakespeare, ou Wagner ; et pour ceux-là, il n’est pas d’autres règles que d’être ce qu’ils sont.

On peut seulement exprimer le souhait que notre poésie s’intéresse avec plus de sérieux à la tragédie de la vie quotidienne, qu’elle tâche d’en dégager l’élément éternel, le mystère, et la poésie intérieure. Le plus grand de nos dramaturges français, — un romancier. — Balzac, en a donné l’exemple. La vie présente est grosse, non seulement de poésie tragique, mais de puissances fantastiques, comme les antiques légendes. « Il suffit, comme le dit Gabriele d’Aununzio, de regarder passer le tourbillon confus des choses vivantes avec cet esprit fantastique dont parle Vinci, quand il conseille à ses disciples d’observer les crevasses des murs, les cendres du foyer, les nuages, la boue, ou d’écouter le son des cloches, pour y trouver des invenzioni mirabilissime et d’infinite cose. »[2] — Mais la vie est à tous, et peu savent en user. Il ne s’agit que de savoir la prendre. Les conseils ne servent ici de rien.

  1. Georges Jubin. — Le théâtre populaire et le mélodrame. — Revue d’art dramatique, novembre 1897.
  2. « Et quand tu regardes un mur sillonné de crevasses, tu peux y découvrir l’image de paysages, de montagnes, de fleuves, de rochers, d’arbres, de larges vallées ; ou tu peux encore y voir des batailles, des figures en action, des visages et des costumes étranges. Et toutes ces choses apparaissent sur ces murs, comme dans le son d’une cloche tu crois entendre le nom ou le mot que tu imagines. » — Léonard, manuscrit Ashburnam.