Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie I/VI. Il n’existe dans le passé qu’un répertoire de lectures populaires, non de théâtre populaire…

VI

IL N’EXISTE DANS LE PASSÉ QU’UN RÉPERTOIRE DE LECTURES POPULAIRES, NON DE THÉÂTRE POPULAIRE. — LES LECTURES NE SUFFISENT POINT. LE THÉÂTRE EST NÉCESSAIRE.


Nous sommes arrivés au terme de cette course à travers le passé. Que nous reste-t-il dans les mains de toutes ses richesses ? Une poignée d’œuvres, dont pas une ne demeure entière. Un répertoire de lectures populaires ; mais de théâtre, point.

Pourquoi ne pas nous résigner, pourquoi ne pas nous en tenir, comme fit Maurice Bouchor, et tant d’autres à sa suite,[1] au système des lectures abrégées, avec conférences, résumés des scènes omises, et conclusions morales ? — En premier lieu, parce que, — nous le disons franchement, — ce n’est pas seulement le bien du peuple que nous avons en vue, c’est le bien de l’art, c’est la grandeur de l’esprit humain. Entre toutes ses créations, qui seules donnent son prix à la vie, nous avons une admiration sans bornes pour le théâtre, son œuvre : statue de l’homme, sculptée par l’homme dans sa propre pensée, image brûlante de l’univers, univers lui-même plus grand que le premier. Le genre faux des lectures dramatiques donne des transpositions aussi pâles du théâtre, que les reproductions de tableaux dans les journaux illustrés, ou les transcriptions de symphonies d’orchestre au piano. C’est, il est vrai, ce qu’on nomme populariser, ou vulgariser l’art. Mais si vulgariser est l’équivalent de rendre vulgaire, nous combattons cette démocratisation de la beauté. Nous voulons ranimer l’art exsangue, élargir sa maigre poitrine, faire rentrer en lui la force et la santé du peuple. Nous ne mettons pas la gloire de l’esprit humain au service du peuple ; nous appelons le peuple, comme nous, au service de cette gloire.

Mais nous croyons aussi servir plus utilement le peuple par le théâtre que par les lectures. Les lectures, quel que soit le charme du lecteur, sont encore une forme de l’éducation primaire ou secondaire ; elles interposent des professeurs entre l’art et le public ; elles sont malgré tout dissertantes et prédicantes. C’est bien là le dessein de ceux qui les font. Ils veulent initier graduellement le peuple aux belles choses ; et ils prétendent de plus, avec des scrupules excessifs, lui donner le meilleur du théâtre sans les dangers du théâtre, sans le cabotinage et ses étranges attractions sur la foule. — Or il me semble, d’abord, qu’ils ne font que substituer un cabotinage à un cabotinage : à celui des acteurs, celui des diseurs, bourgeois et bourgeoises désireux d’étaler devant un auditoire complaisant leurs talents d’agrément, leurs monologues, leurs romances, et leurs morceaux de piano. Je ne sais si ce cabotinage vaut mieux ; mais il est certainement plus maladroit, à peu d’exceptions près. Et quant aux précautions pour mettre l’art à la portée du peuple, j’ai été témoin parfois de l’irritation qu’elles causent à certains auditeurs. Il y a des explications qui humilient : on n’y prend pas assez garde. Rien ne fait plus souffrir un homme du peuple que d’être traité en enfant, ou de le croire, que de sentir chez le lecteur bourgeois une condescendance protectrice à se mettre à son niveau.[2] C’est le défaut ordinaire de ces lectures. L’esprit de l’auditoire y est comme un enfant qu’on habitue à marcher. Au théâtre, on le laisse aller seul, et faire ses premiers pas : il n’est rien de si efficace. Le théâtre est un exemple vivant, contagieux, irrésistible. Il est enveloppé de gloire. C’est un champ de bataille, où les âmes sont lancées en pleine action, à la suite des héros, aspirant à leur ressembler. Seule l’éloquence de la tribune peut produire de tels effets ; les lectures ne le peuvent point. Elles parlent aux sens à travers un écran ; elles s’adressent à l’intelligence ; elles ont peur de la vie physique. Sotte timidité. Il faut veiller au contraire à enrichir l’énergie physique du peuple, cette précieuse force matérielle, support de toute notre civilisation. La supériorité du théâtre est de prendre hardiment les instincts, et de les sculpter dans le vif. — Certes il est bon de tâcher de perfectionner l’homme, malgré sa nature, par l’effort de sa raison. Mais il est mieux de faire appel directement à la nature ; car l’homme vraiment grand est celui qui est grand par nature, comme sans y songer, avec un généreux et puissant abandon.

Nous reconnaissons l’utilité transitoire des lectures populaires. Elles font en ce moment une active propagande artistique. Ces petits concerts morcelés, ces tranches de déclamation et de musique sont peut-être nécessaires pour ménager la paresse de l’esprit populaire, déshabitué d’un grand effort par l’abrutissement des cafés-concerts. Prenons-les donc pour ce qu’elles sont : une œuvre d’éducation, une annexe des cours du soir, faite pour préparer le terrain à l’art véritable ; mais ne confondons pas celui-ci avec elles. Ce sont des baraquements provisoires, élevés hâtivement, en attendant que l’édifice soit construit. N’allons pas nous contenter de ces masures de bois, et prendre pour la cathédrale la petite demeure du maître de l’œuvre, au pied de la cathédrale.

  1. Il ne faut pas oublier le nom de Dickens, qui, par l’intérêt et le succès extraordinaire de ses lectures publiques, dès 1853 à Birmingham, mais surtout de 1858 à 1870, en Angleterre et en Amérique, fut en quelque sorte le génial précurseur de ce mouvement.
  2. Pour des raisons semblables, j’ai vu des auditoires populaires honteux et blessés de s’entendre lire les contes de Perrault, que l’on imagine maladroitement devoir convenir au peuple, parce qu’ils en sont sortis, — tandis qu’ils ne sont plus aujourd’hui qu’un jeu pour des sceptiques.