Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie I/IV. Le Théâtre bourgeois

IV

LE THÉÂTRE BOURGEOIS


Notre siècle a vu le développement d’un autre genre dramatique, qui eut une immense fortune dans le monde entier : le Drame bourgeois. Issu de la Comédie larmoyante du dix-huitième siècle, ce genre répondait à une transformation profonde de la société : l’élévation d’une classe au pouvoir. Il a dû son succès légitime, — toutes antipathies personnelles mises à part, — à ce qu’il représentait la vie intime de cette classe victorieuse, ses problèmes et ses inquiétudes. Il était bien que l’art se fit l’interprète de la vie contemporaine. — Par malheur, la bourgeoisie du dix-neuvième siècle, bien différente en cela de celles du seizième et du dix-septième, est beaucoup plus occupée de questions pratiques que de questions désintéressées, et surtout artistiques : on le sent désagréablement dans le théâtre qui la reflète. Ses porte-parole, Augier et Dumas fils, ne se sont guère appliqués à peindre des caractères, comme Molière, ou des conditions, comme le voulait Diderot, à représenter les tragédies privées et les douleurs domestiques ; et quand ils l’ont fait, ç’a été sans éclat. Ce qui prime tout chez eux, c’est quelques problèmes de morale domestique et sociale, posés et non résolus par la société nouvelle. Il est naturel que de telles œuvres aient passionné leur époque ; mais il est naturel aussi que ces œuvres passent avec leur époque, si elles valent par la thèse et non par la vie ; car il suffit d’une réforme sociale pour rendre le sujet indifférent. Ce genre de théâtre est utile à la société, au perfectionnement de laquelle il contribue ; il peut même être utile au public, qu’il fait penser. Mais il faut qu’il se renouvelle constamment. Puisqu’il est l’interprète d’un monde mouvant et en continuelle évolution, puisqu’il se fait l’auxiliaire et le conseiller des jurisconsultes et des législateurs, puisqu’il s’attaque à des plaies causées par les vices de l’organisation actuelle, et qu’un pansement peut apaiser, — presque tous ses sujets se démodent tous les vingt ou trente ans ; il en est peu qui aient un fond éternel ; et s’il en est un ou deux, je ne vois pas qu’un génie les ait traités de façon éternelle. C’est un art essentiellement de transition ; sa force d’aujourd’hui fait sa faiblesse de demain ; et si notre théâtre du peuple s’ouvrait à lui maintenant, il lui faudrait un répertoire nouveau. Car qu’est-ce que le peuple a à faire de problèmes bourgeois, restreints au monde bourgeois ? Il faudrait, en conservant le genre, le renouveler aussitôt, l’adapter aux conditions nouvelles.

J’ajoute que si le genre précédent : le drame poétique, manquait de bon sens et de vérité, celui-ci est par trop dénué de poésie. Il est borné, terre à terre, et pas plus que la comédie, n’offre un aliment assez généreux, — si substantiel soit-il, — à une nation qui doit fournir une étape dure et dangereuse, et qui a besoin que toutes ses puissances soient exaltées. — Dans ces dernières années, quelques grandes tentatives ont été faites chez nous, — sans parler de l’étranger, — pour ouvrir le théâtre bourgeois au peuple et à la poésie à la fois. Mais bien qu’on y voie poindre les problèmes et les âmes populaires, elles portent pour la plupart la marque de l’esprit le moins populaire et le plus aristocratique qui soit. Le Repas du Lion en est le plus illustre exemple.

Je ne parle pas de la Comédie moderne. Elle ne manque pas de talent. Mais subtile et fade, sentimentale et corrompue, elle sent son public : une bourgeoisie oisive et dégénérée, qui n’a plus la force ni d’aimer, ni de haïr, ni de juger, ni de vouloir quoi que ce soit. Elle flotte indécise entre les berquinades et la pornographie, et parfois unit les deux en un mélange écœurant et niais. Ce théâtre n’a jamais représenté la nation. Il est une insulte à la nation. Je me souviens de l’indignation et du mépris que j’éprouvai, quand, venant à Paris pour la première fois, je découvris l’art des boulevards parisiens. L’indignation, je ne l’ai plus ; mais le mépris m’est resté. Un tel théâtre nous déshonore par sa renommée même. Il est la maison de débauche de l’Europe. Qu’il continue de pourrir, s’il lui plaît, sa clientèle cosmopolite : c’est affaire à elle ; cette basse élite peut se défendre ; et s’il lui plaît de s’avilir, laissons-la faire : il n’y a pas grand mal. Je serais presque tenté de dire à ses artistes, comme Timon à Phryné et à Timandra : « Soyez toujours… ce que vous êtes. Achevez de perdre ceux qui veulent être perdus. » — Mais ne touchez point au peuple. N’essayez pas de salir les sources de la vie. Quand on voit, aux lectures populaires, quel public ingénu, sincère, ouvert à toutes les impressions, est ce peuple resté jeune malgré les flétrissures et les misères, on songe au mot de l’Évangile : « Quiconque scandalisera l’un de ces petits… »

Au reste, j’ai la conviction que dans un théâtre vraiment ouvert à tous, où hommes, femmes et enfants seraient assemblés en famille, le public saurait faire sa police lui-même et imposer à la scène le respect de ce qui veut le respect. L’instinct de la conservation est une force trop puissante : un peuple sain ne se laisse pas détruire de gaieté de cœur, comme quelques poignées d’inutiles.