Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Partie I/II. La Tragédie classique

II

LA TRAGÉDIE CLASSIQUE


La comédie de Molière peut, à la rigueur, pourvoir aux premiers besoins d’un théâtre populaire ; elle ne peut lui suffire. D’une façon générale, ce n’est pas assez de la comédie. Le rire est une force ; la satire intelligente des vices satisfait la raison. Mais on ne saurait y trouver de ressort assez énergique pour l’action. La comédie classique, entre toutes, s’impose d’étroites limites ; son domaine est celui du bon sens ; elle y règne en maîtresse, mais elle n’en sort guère. Il n’est rien d’aussi précieux que le bon sens ; et ce n’est pas en un temps qui en semble si dépourvu, qu’il faudrait dire le contraire ; le bon sens peut mener à tout, même à l’héroïsme : — on l’a vu. — Mais un peuple est femme ; il ne se conduit pas seulement par sa raison : davantage par ses instincts et ses passions ; il les faut nourrir et diriger. Les émotions du grand art tragique peuvent avoir sur lui une prise puissante dont les effets sont inappréciables. Avons-nous en France un répertoire dramatique ou tragique qui puisse lui servir d’aliment ? Existe-t-il un théâtre qui exalte les puissances héroïques de l’âme, la vigueur de ses passions et de sa volonté ?

Le premier qui s’offre à l’examen est notre tragédie classique du dix-septième siècle.

On a fait grand bruit du succès récent d’Andromaque à Ba-ta-clan. C’est de là que M. Bernheim et ses amis sont partis pour affirmer que la tragédie classique était un genre populaire. Examinons donc ce succès. — « L’épreuve tentée, à Ba-ta-clan, écrivait naguère M. Larroumet, champion de M. Bernheim, a été d’une évidence radieuse. Andromaque a excité un enthousiasme inouï. Le peuple (3.000) spectateurs) n’a pas perdu un détail de l’action, un mot du dialogue. Oui, l’élégance de Racine, son choix de mots, sa généralité de termes, le fondu de sa couleur, il a saisi et senti les nuances de tout cela. »[1]

Je vois mal, pour ma part, « le peuple (3.000 spectateurs) » appréciant « le choix des mots » et « le fondu de la couleur » de Racine, à la façon d’un professeur de rhétorique. Qui veut trop prouver ne prouve rien. — Soyons plus méfiants, et voyons dans quelles conditions eut lieu la représentation. Pour cette fois, ce ne fut pas un journaliste anticlérical, qu’on chargea de présenter Racine au peuple, ce fut un avocat d’assises. Pourquoi un avocat ? Le critique du Temps nous l’apprend :

« Maître Félix Decori, le célèbre avocat d’assises, de par sa profession devait voir juste dans l’art de Racine. Il n’y a pas un sujet de Racine qui ne reparaisse à chaque page dans la Gazette des Tribunaux. Pour Andromaque en particulier, le sujet n’est autre chose qu’un crime passionnel. L’aventure d’Oreste et de Pyrrhus, d’Hermione et d’Andromaque se ramène à ceci : une femme se venge de l’homme qu’elle aime, qui ne l’aime pas, et qui aime une autre femme, en faisant tuer cet homme par un homme dont elle est aimée, qu’elle n’aime pas et auquel elle se promet. Maître Decori n’a eu qu’à prendre dans ses souvenirs de la barre pour y trouver une histoire exactement semblable, dont les héros étaient un boucher, sa femme, leur garçon et une mercière. Il l’a racontée, et a conclu : « Je viens de vous exposer le sujet d’Andromaque. »[2]

Maintenant je comprends le succès d’Andromaque. Vous avez offert au peuple un feuilleton du Petit Journal ! — Mais croyez-vous sincèrement que ce soit là Andromaque ? Est-ce là ce « fondu de la couleur », cette « élégance de Racine », etc., etc. ? Comment ne voyez-vous pas que dans l’art de Racine, le sujet n’est presque rien, que l’analyse des âmes, que l’expression est tout, et que quand vous soulignez d’un trait grossier le sujet, le mélodrame, vous ne faites pas applaudir Racine, vous le tournez en dérision !

M. Faguet l’a bien senti, et dans une de ses pages les plus dégagées de tout esprit d’école, il a montré ironiquement ce que la foule voyait dans le chef-d’œuvre de Racine. — M. Faguet n’est certes point l’ami du Théâtre du peuple ; il prouve fréquemment à ses lecteurs du Journal des Débats, — qui ne demandent qu’à en être convaincus, — que le théâtre du peuple ne peut pas exister ; car il n’a pas existé jusqu’à présent :[3] — étant admis d’avance qu’il n’y a jamais de progrès, et que tout est toujours le même, — ce qui est bien commode. M. Faguet est trop spirituel, pour qu’on entreprenne de discuter avec lui une assertion dont il sait mieux que personne l’exacte valeur ; et toute la vengeance que j’en veux tirer, c’est de me servir de son ironie même, quand elle s’exerce à notre profit.

« Vous êtes-vous avisés, demande-t-il, d’envisager Andromaque en mélodrame ? Si vous vous en êtes avisés, vous vous êtes aperçus qu’elle peut très bien être prise de ce biais. Il y a une innocente persécutée, un traître aidé d’une traîtresse, et un tyran féroce. Voilà les éléments du mélodrame : ils y sont tous. Et après bien des péripéties où le personnage sympathique ne fléchit pas, arrive jusque sur le point de commettre une faiblesse et ne la commet pas, reste fidèle à ces deux sentiments nobles : son amour maternel et son amour conjugal, le tyran féroce est tué, le traître devient fou, la traîtresse se poignarde, et le personnage sympathique devient reine de France, en compagnie de son petit garçon sauvé des eaux. C’est le mélodrame par excellence, c’est le roi des mélodrames. »[4]

Suit un projet de dénouement à la Diderot, pour représentations populaires : le couronnement d’Andromaque. « Qu’elle monte sur le trône, et que Céphise lui apporte son enfant, et qu’Andromaque le prenne sur ses genoux, et l’embrasse avec sensibilité. La toile tombe. »

« Mais, continue M. Faguet, examinez combien de tragédies classiques renferment un mélodrame avec ses éléments suffisants et nécessaires : personnage sympathique, personnage sympathique en péril, péripéties, personnage sympathique triomphant à la fin, vertu récompensée et vice puni ?… — J’ai vu jouer Phèdre, Athalie, devant un public très populaire, respectueusement, mais froidement. Dans Phèdre, on ne s’intéressait qu’à l’innocent persécuté, à Hippolyte… On n’était véritablement remué qu’à la scène de discussion d’Hippolyte avec Thésée, au quatrième acte, et à celle du récit de Théramène. — Pour Athalie, c’était bien autre chose. L’effet produit par Athalie était un effet d’étonnement, et rien autre. Le public populaire était étonné, et puis il était encore étonné, et ce fut cela jusqu’à la fin inclusivement. Et cela est naturel. Que faisait le public populaire à toute cette représentation d’Athalie ? Et que vouliez-vous qu’il fît ? Il cherchait le personnage sympathique, et naturellement il ne le trouvait pas. Racine ayant négligé ou dédaigné de l’y mettre. Il se disait : « Bon ! Joad est une vieille canaille, très forte du reste ; Athalie est une vieille canaille, qui devient gaga ; Abner est un pur et simple imbécile. Mais celui à qui l’on veut que je m’intéresse, où est-il ? Quand sortira-t-il de la coulisse ? Je l’attends pour m’émouvoir. » — Le public populaire l’a attendu jusqu’à la fin du cinquième acte ; et du reste, qu’Athalie fût égorgée, Joad vainqueur, et Joas couronné, cela lui était bien égal. Moi-même… Parfaitement !… J’étais devenu un peu peuple par communication, et j’en arrivai peu à peu à cette impression : « Elle est admirable, cette pièce ; mais admirable et intéressante sont deux choses extrêmement différentes ; et pour ce qui est de l’intérêt dramatique, ils ont raison : ce n’est pas une pièce intéressante. »[5]

Je prie qu’on note ces dernières lignes, si lucides et si libres. Elles sont vraies, non seulement d’Athalie, mais d’une bonne partie des chefs-d’œuvre classiques. Que le théâtre de Racine ne soit pas populaire, c’est un fait que ne prouve ni contre le peuple, ni contre Racine. Ce sont deux mondes différents : il n’y a aucun intérêt à les vouloir rapprocher. Le grand art de Racine est d’une impersonnalité sereine, au fond de laquelle transparaissent, comme d’une eau limpide, les âmes et leurs émotions, — surtout des âmes faibles et des émotions féminines. L’auteur ne prend point parti ; à peine semble-t-il se passionner pour ou contre les événements où vont se briser ses héros ; il ne fait rien pour les violenter, il les subit passivement. On ne sent point en lui une force supérieure qui cherche à s’imposer : le Maître, dont une foule, surtout une foule française, aime à sentir au théâtre la domination de la volonté, de la pensée, ou simplement du verbe, — ce qui fit, de notre temps, la popularité plus ou moins justifiée de Dumas fils. — Le théâtre de Racine est l’œuvre d’un dilettante de génie, qui fait de l’art pour l’art, que l’action n’intéresse guère, et qui par suite n’en peut guère exercer, sinon sur les artistes comme lui, — aristocratie dont le nombre sera toujours restreint.

Il en est autrement de Corneille. On se trouve en présence d’une volonté qui s’adresse directement à la volonté, d’un homme qui parle à l’homme, d’un grand courant d’action qui relie, d’une façon continue, le public à la scène. Certains, — les délicats, — peuvent être choqués de l’insistance fatigante d’un homme qui vous parle au visage, qui ne vous lâche plus après vous avoir saisi, et qui vous étourdit de sa faconde violente. Mais la foule aime qu’on lui commande. Elle n’a point avec Corneille ce malaise qu’elle éprouve inconsciemment aux pièces de Racine : d’être étrangère à ce qui se passe sur la scène, d’assister du dehors à des drames intimes. Corneille la jette dans l’action. Il réalise cette première loi du grand poète dramatique : parler pour tous. — Puis ce robuste Normand est peuple par certains traits de son tempérament : son amour des discours, sa violence sanguine, ses emportements soudains, ses brusques volte-faces de sentiments, toute la sauvagerie instinctive qui s’abrite sous les idées générales, — comme Horace poignardant sa sœur au nom de la raison ![6] Ces caractères entiers, qu’un grand événement imprévu bouleverse de fond en comble, et transforme de toutes pièces, sont d’essence populaire. Le revirement absolu d’âmes comme celles de Cinna, d’Émilie, d’Auguste, à la fin de la tragédie, est presque inexplicable à des consciences bourgeoises, lentes et réfléchies ; elle est naturelle à des âmes passionnées et sans nuances.[7]

Et pourtant, aucune pièce de Corneille n’est restée entièrement populaire. Il en est plusieurs raisons :

La langue. — C’est un fait général, que la forme d’une tragédie ou d’un drame se fane plus vite que celle d’une comédie ; du moins, elle cesse plus vite d’être sentie du public. En effet, elle est moins réaliste, elle s’appuie moins sur l’observation de la nature, elle est plus subjective, plus individuelle ; elle reçoit davantage l’empreinte du poète, du temps, de la nation. L’imagination poétique se nourrit de l’atmosphère du siècle, de l’ensemble d’habitudes populaires ou mondaines où l’auteur a vécu. Rien n’est dépaysé plus promptement qu’une métaphore poétique, quand le poète a vécu de la vie de cour, ou de salons, dont le mobilier intellectuel se renouvelle tous les dix, vingt, ou trente ans. Aussi ces images deviennent souvent presque incompréhensibles, sauf à une faible élite de raffinés, qui trouvent un charme de plus à ce qu’elles ont de rare, de surprenant pour le goût, soit qu’elles brûlent de façon étrange, comme les métaphores de Shakespeare, soit qu’elles aient pris des teintes délicates et passées, un peu vieillottes, comme les images classiques. — En dehors de ces causes générales d’usure, le style de Corneille est particulièrement obscur. Sauf aux points culminants de l’action, il est abstrait, embrouillé, souvent impropre, parfois inintelligible ; on raillait déjà de son temps le galimatias cornélien. Je veux bien qu’il ne soit pas toujours un obstacle à l’admiration du peuple, qui n’entend guère dans les discours que quelques mots retentissants, et l’accent de celui qui les dit. Mais c’est là une chose fâcheuse, qu’on doit reconnaître, et déplorer ; car cette stupide fascination de la parole, devant qui abdique la raison, a causé dans l’histoire des malheurs innombrables ; et le rôle d’un théâtre populaire, loin d’encourager le sommeil de l’esprit, est de le combattre résolument, en ne présentant rien au peuple qu’il ne puisse comprendre.

D’autre part, le système dramatique de Corneille est fait pour rebuter un auditoire populaire. Il ne lui offre qu’un minimum de plaisir. Peu de personnages ; peu d’événements ; point de mise en scène ; point d’action apparente, ou une action qui se traduit en paroles abstraites. Ce théâtre repose sur les anciennes humanités, le discours latin, l’amplification du barreau, la rhétorique bourgeoise. Rien pour la vie physique du peuple, qui souffre d’être comprimée. Rien pour son imagination enfantine et avide. On sent que cet art est l’expression d’une société « d’imagination sèche et de raison exigeante »,[8] à l’opposé du peuple. — Cela est frappant dans les idées, les sujets, les personnages mêmes, dont toute une partie nous est devenue étrangère et lointaine. Il ne s’agit pas seulement de certaines fureurs, dont nous ne sentons plus l’aiguillon avec cette intensité, de certaines passions de l’âge de pierre, comme celle du point d’honneur (plus surprenante encore dans le théâtre espagnol, et qui conduit tel héros de Calderon à des actes non seulement atroces, mais absurdes). Il ne s’agit pas non plus uniquement de ces parties mortes de l’âme, de cette galanterie insupportable, de cette politesse amoureuse, ridiculement démodée. L’âme même de cet art est à peu près perdue pour nous. C’est un art politique, fait pour un public d’hommes d’État, de patriotes, de théoriciens du gouvernement ou de la révolte. Il reflète, comme on l’a dit, cette génération de grands ambitieux des ministères Richelieu et Mazarin, « ces âmes fortes et dures », dont la passion dominante était de gouverner, et qui, en pensée, parfois en action, essayant de toutes les formes politiques, et raisonnant sur toutes, contribuèrent à l’élaboration de la puissante machine politique du dix-septième siècle. À eux s’adressent les discussions de Cinna, de Sertorius, d’Othon. Si pénétrantes qu’elles soient, quel intérêt vivant ont-elles gardé pour nous ? Sans doute notre temps, comme celui de Corneille, est un temps de politique, âprement attaché à résoudre des problèmes de gouvernement et de vie sociale, à trouver une formule nouvelle qui satisfasse nos exigences intellectuelles et morales. Mais les questions qui nous occupent sont différentes de celles d’il y a deux cents ans ; et en politique, on ne s’intéresse qu’aux questions présentes. Les raisons de Cinna et de Maxime n’ont pas perdu leur prix ; mais ce sont (comme presque toujours chez Corneille) discours d’aristocrates, rompus à la pratique des affaires, et méprisants du peuple. Que le peuple s’en défie. Au fond, ces discussions contraires mènent presque toujours à l’apothéose de la monarchie, et de la paix victorieuse qui suit les longues guerres. On comprend que Napoléon ait fait servir Cinna à ses desseins, et que Talma l’ait joué à Erfurt, devant les rois vaincus. Mais aujourd’hui, de tels spectacles sont déplacés et sonnent faux. Et quant à les donner au peuple pour leur grandeur d’art, quelles que soient les idées qui y sont exposées, c’est d’un dilettantisme qu’il sied peu d’encourager.

Un petit nombre seulement des œuvres de Corneille me semblent accessibles à la foule : — Horace, dont les cris d’héroïsme sauvage sont bien faits, — un peu trop, — pour remuer les masses. Même le procès de la fin n’est pas sans une grandeur populaire qui échappe au public actuel. Malheureusement la langue est souvent obscure, et l’action lente et froide. — La jeunesse ardente du Cid, sa liberté d’allure, son abondance généreuse de vie, inspirent une sympathie irrésistible. Peut-être cependant le problème chevaleresque qui y était posé pour les gentilshommes duellistes de la cour de Louis XIII est-il devenu un peu archaïque pour les ouvriers du faubourg Saint-Antoine. — Nicomède serait peut-être l’œuvre la plus populaire de Corneille ; car le caractère principal est de cette espèce chère à tout peuple : un bon géant joyeux, un Siegfried gaulois, seul au milieu d’ennemis, déjouant leurs perfidies, raillant leurs petitesses, avec un héroïsme ironique, tranquille et finalement heureux. Les figures qui l’entourent sont pittoresques : la belle sauvage Laodice, le vieux roi, peureux et menteur, le chevalier français Attale, le diplomate anglo-saxon Flaminius. La pièce est habilement machinée, et les aventures ont peut-être plus d’intérêt, que ce n’est l’habitude des tragédies, ou un intérêt moins attendu, et qui grandit jusqu’à la fin. Pourquoi, précisément ici, le style est-il plus obscur et plus galimatias que jamais ? Comme Horace, et davantage encore, on ne pourrait jouer Nicomède sans coupures et sans explications. — En somme, et sans pousser l’examen plus avant, il semble qu’on ne puisse rien retenir de la tragédie du dix-septième siècle que pour la lecture, et non pour la représentation.[9]

  1. Le Temps, 27 octobre 1902.
  2. Le Temps, même article.
  3. Journal des Débats, 20 juillet 1903.
  4. Journal des Débats, 23 février 1903.
  5. Journal des Débats, même article.
  6. « C’est trop, ma patience à la raison fait place. »
    (Horace tuant Camille)
  7. Certains vers de Corneille montrent des successions de passions aussi rapides et aussi inattendues, que la mimique à demi-barbare d’un acteur japonais :

    « Ma haine va mourir, que j’ai crue immortelle ;
    Elle est morte, et ce cœur devient sujet fidelle ;
    Et prenant désormais cette haine en horreur,
    L’ardeur de vous servir succède à sa fureur. »

    (Cinna)
  8. Gustave Lanson. — Histoire de la littérature française.
  9. Maurice Pottecher, bien placé pour observer de près le public populaire, est du même avis : « Je ne crois guère possible de faire un emprunt à notre tragédie classique ; c’est une forme d’art aristocratique qui me semble peu convenir à l’auditoire d’un Théâtre du peuple ; et des acteurs populaires ne sont point faits pour parler la langue que Corneille et Racine prêtent à leurs héros. » (Le Théâtre du Peuple. — Revue des Deux Mondes, premier juillet 1903)