Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Introduction

INTRODUCTION

LE PEUPLE ET LE THÉÂTRE


Il s’est produit un fait remarquable depuis dix ans. L’art français, le plus aristocratique de tous les arts, s’est aperçu que le Peuple existait. — Il le connaissait bien comme matière à discours, à roman, à drame, ou à tableau,…

« Admirable sujet à mettre en vers latins ! »…

Mais il ne comptait pas avec lui, comme avec un être vivant, un public et un juge.[1] Les progrès du socialisme ont attiré l’attention et les convoitises des artistes vers le souverain nouveau, dont les politiciens étaient jusqu’à présent les interprètes uniques : auteurs et acteurs tout ensemble. Ils ont découvert le peuple à leur tour, — découvert, si j’ose dire, un peu à la façon dont les explorateurs d’aujourd’hui découvrent une terre inconnue : comme un débouché pour leurs produits. Les auteurs y veulent introduire leurs œuvres, l’État son répertoire, ses acteurs, et ses fonctionnaires. C’est toute une comédie, où chacun joue son rôle ; mais il n’y a peut-être lieu pour personne de trouver là un sujet d’ironie : car il n’y a peut-être personne qui soit tout à fait à l’abri de l’ironie. Aussi bien il faut prendre les hommes comme ils sont, et ne pas décourager l’intérêt particulier de chercher à se confondre, ou de se confondre naïvement, avec l’intérêt général, pourvu que ce dernier en profite. Or il en est ainsi ; et, de ce grand mouvement qui s’étend avec trop de force et d’universalité pour que le bien n’y soit pas mêlé au mal, et la pensée de l’utilité publique aux soucis personnels, je ne veux retenir que deux faits : — C’est d’abord l’importance subite prise par le Peuple en art, — ou plutôt, l’importance prêtée au Peuple ; car le Peuple, comme d’habitude, ne parle guère, et chacun parle pour lui. — Et c’est, en second lieu, l’extraordinaire diversité des opinions qui s’abritent sous le nom général d’art populaire.

En réalité, il y a, parmi ceux qui se disent les représentants du Théâtre du Peuple, deux partis absolument opposés : les uns veulent donner au peuple le théâtre tel qu’il est, le théâtre quel qu’il soit. Les autres veulent faire sortir de cette force nouvelle : le Peuple, une forme d’art nouvelle, un théâtre nouveau. Les uns croient au Théâtre. Les autres espèrent dans le Peuple. Entre eux, aucun rapport. Champions du passé. Champions de l’avenir.

Je n’ai pas besoin de dire de quel côté s’est rangé l’État. L’État, par définition, et si paradoxal qu’il semble, est toujours du passé. Quelque nouvelles que soient les formes de vie qu’il représente, dès l’instant qu’il les représente, il les arrête et il les fige. On ne fixe pas la vie. C’est le rôle de l’État de pétrifier tout ce qu’il touche, de faire de tout idéal vivant un idéal bureaucratique.

Cet idéal a été représenté, dans l’occasion, par l’Œuvre des Trente ans de Théâtre. Grâce à son intelligent promoteur, M. Adrien Bernheim, quelques représentations classiques ont été données dans les faubourgs parisiens par les acteurs des grands théâtres subventionnés. Aussitôt M. Bernheim et ses amis de s’écrier : « Le théâtre du Peuple est fondé ! » — Voilà une belle invention ! On baptise le théâtre bourgeois théâtre populaire, et le tour est joué ! Donc, rien ne changera, et, dans la société en transformation incessante, l’art seul restera immobile, nous serons condamnés pour l’éternité à un idéal caduc, à un théâtre dont la pensée, le style, le jeu, n’ont plus rien de vivant, à la tradition dégénérée d’une maison de comédiens !

Je dirai plus loin ce que je pense de l’entreprise des Trente ans de Théâtre. Je tâcherai d’en parler avec le respect que mérite toute tentative généreuse. Mais elle suppose une confiance en la bonté de notre civilisation en général, et de notre théâtre en particulier, que je suis loin de partager ; et je combattrai sans pitié ses illusions. Ces illusions, je le sais, sont partagées par la majorité des esprits de l’élite actuelle. Cela nous prouve ce que nous savons depuis longtemps : qu’il n’y a guère à compter sur cette élite pour l’avenir. Elle s’efforce en vain de donner le change : elle est conservatrice et bourgeoise, elle est du passé, elle ne peut créer la société ni l’art nouveau ; elle disparaîtra.

La vie ne peut être liée à la mort. Or, l’art du passé est plus qu’aux trois quarts mort. Ce n’est pas là un fait particulier à notre art français. C’est un fait général. Un art passé ne suffit jamais à la vie ; et souvent il risque de lui nuire. La condition nécessaire d’une vie saine et normale, c’est la production d’un art incessamment renouvelé, au fur et à mesure de la vie.

Je ne sais si la société qui s’élève créera son art nouveau comme elle. Mais ce que je sais, c’est que si cet art n’est pas, il n’y a plus d’art vivant, il n’y a plus qu’un musée, une de ces nécropoles où dorment les momies embaumées du passé. Nous avons été élevés dans le culte des souvenirs ; il nous est difficile de nous en dégager. Une poésie les enveloppe, et leur donne ces teintes adoucies et fondues des horizons lointains. Mais de ces belles formes qui palpitèrent jadis, la vie s’est retirée, ou se retire de jour en jour. Si même quelques chefs-d’œuvre, plus robustes que les autres, ont gardé jusqu’à nous une partie de leur puissance, il n’est pas sûr que cette puissance soit bonne aujourd’hui. Rien n’est bien qu’à sa place et en son temps. On peut croire que le bien et le beau existent de façon absolue, qu’ils sont d’éternelles idées. Mais leurs expressions varient selon les formes des esprits humains ; et telles qui firent le charme et la noblesse d’un siècle, risquent, dépaysées dans un autre, d’y être monstrueuses et blessantes. Un des dangers de l’art signalés par Tolstoy vient peut-être de ce que ces forces du passé, détournées de leur emploi, transportées dans un milieu auquel elles ne sont pas accommodées, causent de graves désordres. Ce n’est pas seulement en morale qu’ « un méridien décide de la vérité », et qu’ « une rivière la borne ». Il en est de même dans l’art. Des siècles ont proscrit le nu, au nom de scrupules, non seulement moraux, mais esthétiques. Les statuaires du Moyen-Âge l’écartaient connue difforme, pensant que « le vêtement est nécessaire à la grâce du corps ». Les peintres de l’école de Giotto ne trouvaient dans le corps de la femme « aucune mesure parfaite ».[2] Les hommes du dix-septième siècle qui connaissaient le mieux l’architecture gothique,[3] la condamnaient précisément au nom des raisons qui nous la font aimer. Un génie du dix-huitième siècle[4] s’indignait comme d’une injure d’être comparé à Shakespeare. Un grand peintre italien[5] traite la peinture flamande d’art de sacristie, « bon pour les femmes, les moines et les dévots ». Et le moujik, dont parle Tolstoy, regarde avec dégoût la Vénus de Milo. Il est possible que le beau pour l’élite soit le laid pour la foule, qu’il ne réponde pas à ses besoins, aussi légitimes que les nôtres. N’imposons donc pas, sans examen, au peuple du vingtième siècle l’art et la pensée de sociétés aristocratiques et passées. D’ailleurs le théâtre populaire a beaucoup mieux à faire qu’à ramasser les restes du théâtre bourgeois. Nous ne tenons pas à étendre la clientèle des théâtres actuels : ce n’est pas pour eux que nous travaillons ; nous n’avons à prendre en considération que le bien de l’art ou le bien du peuple. Il faudrait un fier optimisme pour croire que l’un ou l’autre soit intéressé à la diffusion de notre culture artistique, prise dans son ensemble.

Osons secouer l’orgueilleuse superstition de notre précieux art, dont nous sommes si fiers. Examinons franchement s’il y a rien pour le peuple dans le bagage dramatique du passé. — Et s’il n’y a rien, disons-le, sans souci des préjugés.

  1. Alors le poète belge Rodenbach écrivait : « L’art n’est pas fait pour le peuple… Pour qu’il soit compris par le peuple, il faudrait l’abaisser à son niveau. »
  2. Cennino Cennini, en 1437.
  3. Fénelon.
  4. Gluck
  5. Michel-Ange.