Le Théâtre du peuple (Romain Rolland)/Documents/I. Textes de la Révolution relatifs aux théâtres et aux fêtes du peuple

DOCUMENTS


I

TEXTES DE LA RÉVOLUTION RELATIFS AUX THÉÂTRES ET AUX FÊTES DU PEUPLE[1]


Séance de la Convention nationale du 2 août 1793
Président : Danton

Couthon. — Citoyens… Vous blesseriez, vous outrageriez les républicains, si vous souffriez qu’on continuât de jouer en leur présence une infinité de pièces… qui n’ont d’autre but que de dépraver l’esprit et les mœurs publiques. Le Comité, chargé spécialement d’éclairer et de former l’opinion, a pensé que les théâtres n’étaient point à négliger dans les circonstances actuelles. Ils ont trop souvent servi la tyrannie ; il faut enfin qu’ils servent aussi la liberté…

Décret. — Le Comité de Salut public,… désirant former de plus en plus chez les Français le caractère et les sentiments républicains, propose une loi de règlement sur les spectacles, qui est adoptée comme il suit :

Article premier. — La Convention nationale décrète qu’à compter du 4 de ce mois, et jusqu’au premier septembre prochain, sur les théâtres de Paris qui seront désignés par la municipalité, seront représentées, trois fois la semaine, les tragédies républicaines, telles que celles de Brutus, Guillaume Tell, Caïus Gracchus, et autres pièces dramatiques qui retracent les glorieux événements de la Révolution, et les vertus des défenseurs de la Liberté. Il sera donné, une fois la semaine, une de ces représentations aux frais de la République.

Article II. — Tout théâtre qui représentera des pièces tendantes à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté, sera fermé, et les directeurs seront arrêtés et punis selon les rigueurs des lois.


Discours prononcé à la Convention nationale par Marie-Joseph Chénier, député du département de Seine-et-Oise, le 15 brumaire an II, — 5 novembre 1793.

… La première chose qui se présente à l’esprit, en traitant de l’éducation morale, c’est l’établissement des fêtes nationales. C’est là que l’imagination doit déployer ses inépuisables trésors, qu’elle doit éveiller dans l’âme des citoyens toutes les sensations libérales, toutes les passions généreuses et républicaines. Je me rendrai maître du désir qui me porte à traiter avec étendue cette matière dont je me suis spécialement occupé. Quelque jour, je remonterai dans la tribune, pour proposer une organisation complète des fêtes nationales… La liberté sera l’âme de nos fêtes publiques ; elles n’existeront que pour elle et par elle. L’architecture élevant son temple, la peinture et la sculpture retraçant à l’envi son image, l’éloquence célébrant ses héros, la poésie chantant ses louanges, la musique lui soumettant les cœurs par une harmonie fière et touchante, la danse égayant ses triomphes, les hymnes, les cérémonies, les emblèmes, variés selon les différentes fêtes, mais toujours animés de son génie, tous les âges prosternés devant sa statue, tous les arts agrandis et sanctifiés par elle, s’unissant pour la faire chérir : tels sont les matériaux qui s’offriront aux législateurs quand il s’agira d’organiser les fêtes du peuple ; tels sont les éléments auxquels la Convention nationale doit imprimer le mouvement et la vie. Il ne suffira point alors, citoyens, d’établir la fête de l’Enfance et celle de l’Adolescence, ainsi qu’on vous l’a proposé. Des idées plus élevées et plus étendues se présenteront à vous : il faudra semer l’année de grands souvenirs, composer de l’ensemble de nos fêtes civiques une histoire annuelle et commémorative de la Révolution française. Sans doute il ne sera point question de faire repasser annuellement sous nos yeux l’image des événements rapides, mais sans caractère, qui appartiennent à toute révolution ; mais il faudra consacrer dans l’avenir les époques immortelles où les différentes tyrannies se sont écroulées devant le souffle national, et ces grands pas de la Raison, qui franchissent l’Europe et vont frapper les bornes du monde ; enfin, libres de préjugés et dignes de représenter la nation française, vous saurez fonder, sur les débris des superstitions détrônées, la seule religion universelle, qui apporte la paix et non le glaive, qui fait des citoyens et non des rois ou des sujets, des frères et non des ennemis, qui n’a ni sectes ni mystères, dont le seul dogme est l’égalité, dont les lois sont les oracles, dont les magistrats sont les pontifes, et qui ne font brûler l’encens de la grande famille que devant l’autel de la patrie, mère et divinité commune.


Rapport et projet de décret formant un plan général d’instruction publique, par G. Bouquier, membre de la Convention nationale et du Comité d’instruction ; — 11 frimaire an II, — premier décembre 1793.


PLAN GÉNÉRAL D’INSTRUCTION PUBLIQUE

Section IV. — Du dernier degré d’instruction

Article premier. — La réunion des citoyens en sociétés populaires, les théâtres, les jeux civiques, les évolutions militaires, les fêtes nationales et locales, font partie du second degré d’instruction publique.

Article II. — Pour faciliter la réunion des sociétés populaires, la célébration des fêtes nationales et locales, des jeux civiques, des évolutions militaires, et la représentation des pièces patriotiques, la Convention déclare que les églises et maisons ci-devant curiales, actuellement abandonnées, appartiennent aux communes.


Écrit d’Anacharsis Cloots, cultivateur et député du département de l’Oise ; — nivôse an II, — décembre 1793.

… Il y a impossibilité physique et morale de donner la comédie à 30 millions de laboureurs, de vignerons, de bûcherons… La nation ne doit entretenir que les établissements dont la cité de France tout entière profite ; et il est impossible que plus de dix à douze communes aient des théâtres supportables ; le reste de la France chanterait sur la pelouse, pendant que vos acteurs déclameraient sur les planches. Non, non, le soleil luit pour tout le monde, et ceux qui préféreront les amusements d’un salon aux récréations champêtres n’ont qu’à se donner ce plaisir en payant leurs entrées. Laissez faire l’industrie particulière ; il en est des théâtres comme de la boulangerie : le gouvernement doit simplement veiller à ce qu’on n’empoisonne ni le corps ni l’esprit, à ce que l’on débite une nourriture saine. Il ne s’agit pas d’amuser une république en miniature, une poignée d’aristocrates corinthiens ou athéniens… Pas d’autre théâtre à nos sans-culottes que la nature, qui nous invite à danser la farandole sous un chêne séculaire. Lire, écrire, chiffrer, voilà pour l’instruction ; la joie et un violon, voilà pour les spectacles.


Séance de la Convention nationale, du 4 pluviôse an II (23 janvier 1794)
Président : Vadier

Décret :

La Convention nationale décrète qu’il sera mis à la disposition du ministère de l’intérieur la somme de 100.000 livres, laquelle sera répartie, suivant l’état annexé au présent décret, aux 20 spectacles de Paris, qui, en conformité du décret du 2 août (vieux style), ont donné chacun 4 représentations pour et par le peuple :

À l’Opéra-National 
 livres8.500
Au Théâtre national, ci-devant Français 
 7.000
République, rue de la Loi 
 7.500
De la rue Feydeau 
 7.000
Comique-National, rue Favart 
 7.000
National, rue de la Loi 
 7.000
Rue ci-devant Louvois 
 5.500
Vaudeville 
 4.500
Montausier, jardin de l’Égalité 
 4.600
Palais-Variétés 
 5.000
National de Molière 
 4.800
Délassements-Comiques 
 4.800
Ambigu-Comique 
 4.800
De la Gaîté 
 3.600
Patriotique 
 3.600
Lycée des Arts 
 3.200
Comique et Lyrique 
 3.200
Variétés-Amusantes 
 3.200
Franconi (spectacle d’équitation) 
 2.400
Républicain de la Foire Saint-Germain 
 2.800
Affiche des spectacles du même jour :

Gratis. — En réjouissance de l’anniversaire de la mort du tyran :

Opéra-National. — Miltiade à Marathon, opéra en 2 actes ; l’Offrande à la Liberté ; le Siège de Thionville.

République, rue de la Loi. — Le nouveau réveil d’Épiménide.

De la rue Feydeau. — Incessamment, la Prise de Toulon.

National, rue de la Loi. — Incessamment, Mantius Torquatus.

Des Sans-Culottes, ci-devant Molière. — La Reprise de Toulon.

Lyrique des Amis de la Patrie, ci-devant Louvois. — Le Corps de garde patriotique ; Toulon reconquis, ou la fête du Port de la Montagne.

De la Cité. — L’amour et la raison ; La folie de Georges ou l’ouverture du Parlement d’Angleterre ; Le Vous et le Tu.

Lycée des Arts. — L’École du Républicain ; Le Devin du village ; le Mariage aux frais de la nation.

De la Montagne, au Jardin de l’Égalité. — La Sainte omelette.

Etc.


Comité de Salut public ; — 20 ventôse an II, — 10 mars 1794.

Présents : Barère, Carnot, Prieur, Couthon, Collot, Saint-Just, Lindet.

Le Comité de Salut public de la Convention nationale, délibérant sur la pétition présentée par les sections réunies de Marat, de Mutius Scaevola, du Bonnet (rouge) et de l’Unité, arrête :

1. — Le Théâtre ci-devant Français, étant un édifice national, sera rouvert sans délai ; il sera uniquement consacré aux représentations données de par et pour le peuple, à certaines époques de chaque mois.

2. — L’édifice sera orné en dehors de l’inscription suivante : Théâtre du Peuple. Il sera décoré au dedans de tous les attributs de la Liberté. Les sociétés d’artistes établies dans les divers théâtres de Paris seront mises tour à tour en réquisition pour les représentations, qui devront être données 3 fois par décade, d’après l’état qui sera fait par la municipalité.

3. — Nul citoyen ne pourra entrer au Théâtre du Peuple, s’il n’a une marque particulière qui ne sera donnée qu’aux patriotes, et dont la municipalité réglera le mode de distribution.

4. — La municipalité de Paris prendra toutes les mesures pour l’exécution du présent arrêté.

5. — Le répertoire des pièces à jouer sur le Théâtre du Peuple sera demandé à chaque théâtre de Paris, et soumis à l’approbation du Comité.

6. — Dans les communes où il y a spectacle, la municipalité est chargée d’organiser, sur les bases de cet arrêté, des spectacles civiques donnés au peuple gratuitement chaque décade. Il n’y sera joué que des pièces patriotiques, d’après le répertoire qui sera arrêté par la municipalité, sous la surveillance du district, qui en rendra compte au Comité de Salut public.


Signé : Barère, Prieur, Collot d’Herbois.

(Archives nationales. A. F. II. 67)

Comité de Salut public ; — 5 floréal an II, — 24 avril 1794.

Présents : Barère, Carnot, Couthon, Collot, Prieur, Billaud, Robespierre, Saint-Just, Lindet.

Le Comité de Salut public appelle les artistes de la République à concourir à transformer en arènes couvertes le local qui servait au théâtre de l’Opéra, entre la rue de Bondy et le boulevard ; ces arènes seront destinées à célébrer les triomphes de la République, et les fêtes nationales, pendant l’hiver, par des chants civiques et guerriers. Le concours sera ouvert pendant un mois, à compter du 10 floréal et du jour de la réception du présent arrêté pour les artistes qui sont dans les départements.


(De la main de Barère)

Signé : Barère, Billaud, Carnot, Collot, Prieur.

Séance de la Convention nationale, du 18 floréal an II (7 mai 1794)

Discours de Robespierre sur les rapports des idées religieuses et morales avec les principes républicains et sur les fêtes nationales.

Citoyens, c’est dans la prospérité que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent pour ainsi dire se recueillir pour écouter, dans le silence des passions, la voix de la sagesse. Le moment où le bruit de nos victoires retentit dans l’univers est donc celui où les législateurs de la république française doivent veiller avec une nouvelle sollicitude sur eux-mêmes et sur la patrie, et affermir les principes sur lesquels doivent reposer la stabilité et la félicité de la république.[2]

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est peu d’anéantir les rois, il faut faire respecter à tous les peuples le caractère du peuple français. C’est en vain que nous porterions au bout de l’univers la renommée de nos armes, si toutes les passions déchirent impunément le sein de la patrie. Défions-nous de l’ivresse même des succès. Soyons terribles dans les revers, modestes dans nos triomphes, et fixons au milieu de nous la paix et le bonheur par la sagesse et par la morale. Voilà le véritable but de nos travaux ; voilà la tâche la plus héroïque et la plus difficile. Nous croyons concourir à ce but en vous proposant le décret suivant :

Article premier. — Le peuple français reconnaît l’existence de l’Être Suprême et l’immortalité de l’âme.

Article II. — Il reconnaît que le culte digne de l’Être Suprême est la pratique des devoirs de l’homme.

Article III. — Il met au premier rang de ces devoirs de détester la mauvaise foi et la tyrannie, de punir les tyrans et les traîtres, de secourir les malheureux, de respecter les faibles, de défendre les opprimés, de faire aux autres tout le bien qu’on peut, et de n’être injuste envers personne.

Article IV. — Il sera institué des fêtes pour rappeler l’homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être.

Article V. — Elles emprunteront leurs noms des événements glorieux de notre Révolution, des vertus les plus chères et les plus utiles à l’homme, des plus grands bienfaits de la nature.

Article VI. — La République française célébrera tous les ans, les fêtes du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 21 janvier 1793, du 31 mai 1793.

Article VII. — Elle célébrera aux jours de décadis les fêtes dont l’énumération suit :

À l’Être Suprême et à la Nature. — Au Genre humain. — Au Peuple français. — Aux Bienfaiteurs de l’humanité. — Aux Martyrs de la liberté. — À la Liberté et à l’Égalité. — À la République. — À la Liberté du monde. — À l’Amour de la patrie. — À la Haine des tyrans et des traîtres. — À la Vérité. — À la Justice. — À la Pudeur. — À la Gloire et à l’Immortalité. — À l’Amitié. — À la Frugalité. — Au Courage. — À la Bonne Foi. — À l’Héroïsme. — Au Désintéressement. — Au Stoïcisme. — À l’Amour. — À la Foi conjugale. — À l’Amour paternel. — À la Tendresse maternelle. — À la Piété filiale. — À l’Enfance. — À la Jeunesse. — À l’Âge viril. — À la Vieillesse. — Au Malheur. — À l’Agriculture. — À l’Industrie. — À nos Aïeux. — À la Postérité. — Au Bonheur.

Article VIII. — Les Comités de Salut public et d’instruction publique sont chargés de présenter un plan d’organisation de ces fêtes.

Article IX. — La Convention nationale appelle tous les talents dignes de servir la cause de l’humanité à l’honneur de concourir à leur établissement par des hymnes et des chants civiques, et par tous les moyens qui peuvent contribuer à leur embellissement et à leur utilité.

Article X. — Le Comité de Salut public distinguera les ouvrages qui lui paraîtront les plus propres à remplir ces objets, et en récompensera les auteurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Article XV. — Il sera célébré le 2 prairial prochain une fête en l’honneur de l’Être Suprême.


Comité de Salut public ; — 21 floréal an II, — 10 mai 1794.

(De la main de Robespierre)

Le Comité de Salut public arrête que la Commission d’instruction publique s’occupera de l’organisation des fêtes nationales, et réunira toutes les lumières qui dépendent d’elle à cet égard, pour présenter le plus tôt possible ses idées au Comité de Salut public sur cet objet important.


Comité de Salut public ; — 25 floréal an II, — 14 mai 1794.

Présents : Barère, Carnot, Collot, Couthon, Billaud, Prieur, Robespierre, Lindet.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Article XXV. — La place de la Révolution sera convertie en un cirque par le moyen de glacis dont la pente douce favorisera l’accès de toutes parts, et qui servira aux fêtes nationales.


(De la main de Barère)

Signé : Barère, Billaud, Prieur, Collot, Robespierre.

Comité de Salut public ; — 27 floréal an II. — 16 mai 1794.

Présents : Barère, Carnot, Collot, Couthon, Prieur, Billaud, Robespierre, Lindet.

Le Comité de Salut public appelle les poètes à célébrer les principaux événements de la Révolution française ; à composer des hymnes et des poésies patriotiques, des pièces dramatiques républicaines, à publier les actions historiques des soldats de la liberté, les traits de courage et de dévouement des républicains et les victoires remportées par les armées françaises. — Il appelle également les citoyens qui cultivent les lettres à transmettre à la postérité les faits les plus remarquables et les grandes époques de la régénération des Français, à donner à l’histoire le caractère sévère et ferme qui convient aux annales d’un grand peuple conquérant sa liberté attaquée par tous les tyrans de l’Europe ; il les appelle à composer des livres classiques, et à faire passer dans les ouvrages destinés à l’instruction publique la morale républicaine, en attendant qu’il propose à la Convention le genre de récompenses nationales à décerner à leurs travaux, les époques et les formes du concours.


(De la main de Barère)

Signé : Barère, Prieur, Carnot, Billaud, Couthon.

(Archives nationales, AFh. 66. dossier 232)

Comité de Salut public ; — 18 prairial an II, — 6 juin 1794.

Le Comité de Salut public arrête :


Article premier. — La commission de l’instruction publique est exclusivement chargée, en vertu de la loi du 12 germinal, de tout ce qui concerne la régénération de l’art dramatique et la police morale des spectacles, qui fait partie de l’éducation publique.

Article II. — Elle est pareillement chargée de l’examen des théâtres anciens, des pièces nouvelles et de leur admission. L’administration de police de la municipalité de Paris et toutes celles de la République feront parvenir sans délai, à la commission, tous les registres et répertoires relatifs aux pièces de théâtre.

Article III. — La police intérieure et extérieure des théâtres, pour le maintien du bon ordre, est expressément réservée aux municipalités.

Article IV. — L’organisation matérielle de la direction des théâtres, leur administration intérieure et financière, sont laissées aux soins des artistes, qui néanmoins en soumettront les plans et les résultats à la commission de l’instruction publique. Les artistes ne pourront être membres de cette administration…


(De la main de Barère)

Signé : Collot, Barère, Billaud.

Commission d’instruction publique ; — 5 messidor an II (23 juin 1794)

Spectacles.


Du 5 messidor, an second de la République française, une et indivisible.

Le gouvernement républicain est le centre où toutes nos institutions doivent venir se rattacher.

Jusqu’à présent, les théâtres abandonnés aux spéculations des auteurs, dirigés par les petits intérêts des hommes ou des partis, n’ont marché que faiblement vers le but d’utilité politique que leur marque un meilleur ordre de choses.

Quelques-uns, il est vrai, surtout ceux que le despotisme avait condamnés à une nullité réfléchie, à une trivialité repoussante, à une immoralité hideuse, parce qu’ils étaient fréquentés par cette classe de citoyens que le despotisme appelait le peuple, et qu’il n’était pas utile au despotisme que le peuple soupçonnât sa dignité, quelques-uns, dis-je, ont paru sortir de leur léthargie aux premiers accents de cette liberté qui rappelait sur leur scène le bon sens et la raison.

Si leurs efforts ont été en général plus constants qu’heureux, si, malgré quelques étincelles fugitives, quelques phosphores éphémères, la carrière dramatique est restée couverte de ténèbres perfides, nous en connaissons les causes ; les préjugés d’auteurs caressés d’un certain public, accoutumés à un certain genre de succès, des sentiments plus bas encore, expliquent assez à l’observateur ce sommeil momentané des Muses.

Bientôt nous irons chercher le mal jusque dans sa racine, nous en poursuivrons le principe, nous en préviendrons les funestes effets : pour ce moment, il suffit de préparer la régénération morale qui va s’opérer, de seconder les vues provisoires de l’arrêté du Comité de Salut public, de verser dans les spectacles le premier germe de la vie politique à laquelle ils ont été appelés par le plan vaste dont la Commission d’instruction publique concertera l’exécution avec le Comité de Salut public.

Les théâtres sont encore encombrés des débris du dernier régime, de faibles copies de nos grands maîtres, où l’art et le goût n’ont rien à gagner, d’intérêts qui ne nous regardent plus, de mœurs qui ne sont pas les nôtres.

Il faut déblayer ce chaos d’objets, ou trop étrangers à la Révolution, ou peu dignes de ses sublimes efforts ; il faut dégager la scène, afin que la raison y revienne parler le langage de la liberté, jeter des fleurs sur la tombe de ses martyrs, chanter l’héroïsme et la vertu, faire aimer les lois et la patrie.

L’arrêté du Comité de Salut public, du 18 prairial, charge la Commission d’instruction publique de ce travail.

De celui-là dépendent les succès de l’art dramatique ; il est la base et comme la première pierre du temple que la république élève aux Muses.

Pour le hâter, il faut le concours et des artistes qui exécutent, et des autorités qui surveillent. La Commission appelle autour d’elle les hommes et les lumières, le patriotisme et le génie.

C’est aux artistes, directeurs, entrepreneurs de spectacles, dans quelques lieux que ce soit de la République, à faire passer à la Commission l’état de leurs répertoires actuels, les manuscrits nouveaux qu’on leur présente.

Ils doivent soumettre à la revision de la Commission l’organisation intérieure de leur administration policiale et financière ; qu’ils observent que les artistes des théâtres y peuvent bien prendre une part consultative et surveillante, puisqu’il s’agit de leurs intérêts ; mais que ceux de l’art qu’ils professent, les travaux qu’exige la perfection à laquelle ils doivent tous avoir l’ambition d’aspirer, les excluent de toute prétention à composer le conseil actif de cette administration.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et vous, écrivains patriotes qui aimez les arts, qui dans le recueillement du cabinet, méditez tout ce qui peut être utile aux hommes, déployez vos plans, calculez avec nous la force morale des spectacles. Il s’agit de combiner leur influence sociale avec les principes du gouvernement ; il s’agit d’élever une école publique où le goût et la vertu soient également respectés.

La Commission interroge le génie, sollicite les talents, s’enrichit de leurs veilles, et désigne à leurs travaux le but politique vers lequel ils doivent marcher.


Les membres composant la Commission d’instruction publique,

Signé au registre : Payan, commissaire.
Fourcade, adjoint.

Commission d’instruction publique : — 11 messidor an II (29 juin 1794)

Fêtes à l’Être Suprême. — Pièces dramatiques

Rapport et Arrêté (approuvé par le Comité de Salut public, le 13 messidor)

Rien ne prouve mieux la nécessité d’établir sur les théâtres le gouvernement révolutionnaire des arts, que le genre et l’esprit des ouvrages dont se composent leurs répertoires.

À ne considérer ces productions que du côté politique et d’après leurs rapports avec le gouvernement, on ne peut disconvenir que leur but général, leur marche commune, ne soient de saisir le goût du moment plutôt que la pensée publique et éternelle, d’imiter plus que de créer, de ne conquérir enfin que des applaudissements de circonstance.

De là leur nullité politique.

Il est une foule d’auteurs alertes à guetter l’ordre du jour ; ils connaissent le costume et les couleurs de la saison ; ils savent à point nommé quand il faut affubler le bonnet ronge, quand le quitter.

Leur génie a fait un siège, emporté une ville, avant que nos braves républicains aient ouvert la tranchée.

Dans ces échos des idées reçues, ne cherchez pas celles qu’il eût fallu faire recevoir : ce qui plaît prend à leurs yeux le caractère de l’utile.

De là encore la corruption du goût, l’avilissement de l’art ; tandis que le génie médite et jette en bronze, la médiocrité, tapie sous l’égide de la liberté, ravit en son nom le triomphe d’un moment, et cueille sans effort les fleurs d’un succès éphémère.

Ces réflexions s’appliquent naturellement à quelques pièces de théâtre présentées à l’examen de la Commission sous le titre de Fête à l’Être Suprême.

Les nommer, c’est en faire l’analyse : elles offrent le grand, le sublime tableau du 20 prairial, rétréci dans les proportions de la scène qui les attend.

L’on doit rendre justice au fond de l’ouvrage : l’intention en est pure.

Mais n’en est-il point de ces fêtes en miniature, de ces rassemblements de théâtre, comme de ces groupes d’enfants qui embarrassent un instant le détour d’une rue et se croient une armée ? Que diriez-vous si l’on vous montrait les batailles d’Alexandre dans une lanterne magique, ou le plafond d’Hercule sur une bonbonnière ?

Quand un auteur me présente la France sur quelques planches, la nature en raccourci ; quand je vois sortir d’une douzaine de coulisses un peuple immense, dont un champ vaste contient à peine la majesté, qui ne se rassemble que sous la voûte du ciel, je crois retrouver le génie welche de ce financier, qui faisait couper ses livres pour les ajuster à ses tablettes d’acajou, on le génie barbare de Procuste,[3] qui mutilait des corps vivants pour les réduire aux proportions de son lit de fer.

Quelle scène enfin, avec ses rochers, ses arbres de carton, son ciel de guenilles, prétend égaler la magnificence du 20 prairial, ou en effacer la mémoire ?

Ces tambours, cette musique, l’airain mugissant, ces cris de joie élancés jusqu’aux cieux, ces flots d’un peuple de frères, ces vastes flots dont le balancement doux et majestueux peignait à la fois et l’élan de l’ivresse reconnaissante, et le calme serein de la conscience publique, ces voiles humides, ces nuages que les zéphirs, en jouant, balançaient sur nos têtes, entr’ouvraient de temps en temps aux rayons du soleil, comme s’ils eussent voulu le rendre témoin des plus beaux moments de la fête ; enfin, l’hymne de la victoire, l’union du peuple et de ses représentants, tous les bras élevés, tendus vers le ciel, jurant devant le soleil les vertus et la République.

C’était là l’Éternel, la nature dans toute sa magnificence, toute la fête de l’Être Suprême.

Ce n’est que dans ces souvenirs qu’on peut retrouver les impressions profondes dont nos cœurs furent émus : les chercher autre part, c’est les affaiblir ; rapporter sur la scène ce spectacle sublime, c’est le parodier.

Ainsi, le premier qui imagina de faire jouer de telles fêtes, dégrada leur majesté, détruisit leur effet, et éleva le signal du fédéralisme dans la religion du peuple français et du genre humain ; car s’il est permis de concentrer dans une salle, de travestir sur un théâtre les fêtes du peuple, qui ne voit que ces mascarades deviendront de préférence les fêtes de la bonne compagnie, qu’elles prépareront à de certaines gens le plaisir de s’isoler, d’échapper au mouvement national ? Les fêtes du peuple sont les vertus : elles sont générales, et ne se célèbrent qu’en masse.

Quel encens enfin à offrir à l’Éternel, que ces productions bizarres, ces chants rauques d’une foule d’auteurs nouveau-nés, que la liberté n’inspira jamais.

Ce serait ici le lieu de tracer aux auteurs le plan des spectacles nationaux et dignes d’un peuple libre, si ce tableau ne faisait pas partie d’un travail plus large, qui doit régénérer la scène républicaine : contentons-nous d’observer, surtout aux jeunes littérateurs, que la route de l’immortalité est pénible ; que si un despote ne souffrit pas que des crayons vulgaires défigurassent ses traits, la liberté aussi ne se reconnaît que sous les pinceaux d’Apelle ; que, pour offrir au peuple français des ouvrages impérissables comme sa gloire, il faut se défier d’une fécondité stérile, d’un succès non acheté, qui tue le talent, où le génie se dissipe en quelques étincelles fugitives, parmi une nuit de fumée ; que ces fruits précoces et hâtifs, symptômes du besoin beaucoup plus que des talents, dont le mérite se calcule d’après la recette, avilissent l’œuvre et l’ouvrier.

C’est avec peine que la Commission se voit forcée de marquer ses premiers pas dans le sentier du goût et du vrai beau par des leçons sévères ; mais, idolâtre des arts, dont la régénération lui est confiée, elle saura distinguer le mérite, rechercher le talent, encourager ses efforts, applaudir à ses succès ; elle est comptable aux lettres, à la nation, à elle-même, du poète dont elle n’aura pas monté la lyre ; de l’historien à qui elle n’aura pas donné un burin, des crayons ; du génie dont elle n’aura pas fécondé, dirige les élans.

Que le jeune auteur ose donc mesurer d’un pas hardi toute l’étendue de la carrière ; que la généreuse ambition d’être utile présente toujours à sa pensée les sujets sous leur rapport moral et républicain ; qu’il fuie partout la pensée facile et battue de la médiocrité.

L’écrivain qui n’offre, au lieu de leçons, que des redites ; au lieu d’intérêt, que des pantomimes ; au lieu de tableaux, que des caricatures, est inutile aux lettres, aux mœurs, à l’État, et Platon l’eut chassé de sa République.

D’après ces réflexions, la Commission d’instruction publique, considérant que les pièces consacrées à retracer la fête de l’Être Suprême n’offrent, quels que soient les talents des auteurs, que des cadres étroits, au lieu d’un immense tableau ;

qu’elles sont au-dessous de la nature et de la vérité ;

qu’elles tendent à contrarier l’effet, à détruire l’intérêt des fêtes nationales, en rompant leur unité par une copie sans art, par une image sans vie, en substituant des groupes à la masse du peuple, en insultant à sa majesté ;

qu’elles nuisent aux progrès de l’art, étouffent le talent, corrompent le goût sans instruire la nation ; — arrête :

Que la fête à l’Être Suprême ne pourra être représentée sur aucun théâtre de la République ;

que le présent sera adressé aux municipalités, pour suspendre dans leurs arrondissements les représentations des poèmes de cette nature qui pourraient y avoir lieu, et que ces autorités instruiront la Commission des mesures qu’elles prendront à ce sujet.


Paris, 11 messidor, l’an 2 de la République française, une et indivisible.


Les membres de la Commission de l’instruction publique :


Signé : Payan, commissaire.
Fourcade, adjoint.

Le Comité de Salut public approuve la mesure adoptée par la Commission de l’instruction publique.


13 messidor, an 2.


Signé : Barère, Collot, C.-A. Prieur, Billaud-Varennes, Robespierre, Carnot, Saint-Just.

Pour extrait :


Signe : Payan, commissaire.


Commission d’instruction publique ; — 19 messidor an II (7 Juillet 94)

Rapport et projet d’arrêté au Comité de Salut public pour la fête du 26 messidor, époque anniversaire du 14 Juillet.

La fête du 14 Juillet est la fête du peuple.

… Il est beau, il est utile de consacrer par une fête annuaire la mémoire de cet événement.

… Le temps n’a pas permis de dessiner avec quelque étendue, de faire exécuter avec quelque succès, la pompe d’un spectacle qui rappelât au peuple son triomphe ; mais ce sera au moins marquer le but moral du Comité de Salut public, que de signaler ce jour comme un des jours chers à la patrie.

En conséquence, la Commission lui propose d’arrêter le programme suivant :

La fête du 14 Juillet sera la joie du peuple.

Tous les théâtres seront ouverts au peuple. La Commission indiquera les pièces de leur répertoire les plus analogues à la teinte de ce jour.

Après les spectacles, au soir, le Jardin national sera illuminé. L’Institut de musique y exécutera un concert…

Il commencera à neuf heures du soir.


Signé au registre : Payan, commissaire.
Fourcade, adjoint.

Vu et approuvé, le 21 messidor an II, — 9 juillet :


Barère, Carnot, Saint-Just, Couthon, Billaud-Varennes.
  1. Voir : Recueil des Actes du Comité de Salut public, publiés par Aulard.

    Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de la Convention nationale, publiés et annotés par J. Guillaume.

    Réimpression de l’ancien Moniteur. 1840.

  2. Nous ne citons que les premières et les dernières lignes de ce très beau discours, qui est fort long, et dont on trouvera le texte dans les Œuvres de Robespierre, recueillies et annotées par Vermorel. 1866.
  3. Le premier texte, ensuite corrigé, dit : « de Busiris ».