Le Théâtre des Chinois/Le Bouddhisme au théâtre

Calmann Lévy (p. 122-133).
TROISIÈME PARTIE, LES PIÈCES.


II


LE BOUDDHISME AU THÉÂTRE


Nous n’avons pas à la scène de spectacles religieux proprement dits ; mais il existe un grand nombre de pièces comiques où il est question de bouddhisme et de Tao, et, comme ces pièces ne sont que des satires des mœurs religieuses des sectateurs de Bouddha et du Tao, il m’a paru nécessaire d’entrer dans quelques développements au sujet de ces religions, pour mieux faire apprécier les intentions de la satire. D’autant que ce sera une manière aussi agréable que nouvelle d’apprendre le catéchisme des religions les plus anciennes de l’humanité. Le bouddhisme et la secte du Tao sont parfaitement inconnus, — et je le comprends ; — mais on peut en parler sans trop fatiguer l’attention, et en faire un sujet intéressant.

La religion de Bouddha ou de Fô domine en Chine, au Thibet, à Siam, en Cochinchine, au Japon. Originairement, elle parut, plus de mille ans avant l’ère chrétienne, dans l’Inde, où elle fut traitée comme une hérésie. Persécutée par les brahmanes, la religion nouvelle se répandit chez tous les peuples avec la promptitude qui est spéciale aux réformes. Les bouddhistes ne sont pas autre chose, en effet, que des réformés. Ils passèrent, il y a trois mille ans, pour des libéraux et des révolutionnaires, et, pendant de longs siècles, ce fut en Inde une discorde d’opinions théologiques qui passionna les savants et les sages.

Cette hérésie ne portait pas seulement sur des points de doctrine ; Bouddha visait à exercer une influence sur l’esprit de ses disciples en leur proposant la pratique de la vertu. C’était grave. La méthode consistait à ne pas mentir, à ne pas se marier, à ne pas boire de vin. C’était, comme on le voit, des moyens violents.

S’il n’y avait eu que le prestige des nouveaux articles de foi pour soutenir le crédit de la religion nouvelle, je crois que les brahmanes orthodoxes n’auraient pas eu de grandes difficultés à terrasser l’erreur ; mais on avait habilement raconté que la mère de Bouddha avait avalé, en rêve, un éléphant, et cette circonstance irrésistible, jointe à d’autres de même force, avait profondément excité le fanatisme des réformés.

Dès lors, la religion était fondée, et Bouddha pouvait faire croire qu’il était devenu un dieu, sous le nom de Fô.

Ce n’est qu’un siècle après l’ère chrétienne que le bouddhisme fut importé en Chine, où il opéra des merveilles. Ses bonzes, observant le jeûne et le célibat, semblèrent des êtres d’une espèce supérieure. Puis ils avaient des coutumes qui flattaient les nôtres ; leur culte envers les morts les rendit populaires. En peu de temps, leurs monastères devinrent Irès nombreux, très florissants et très influents.

Ils avaient une méthode excellente, qui est à recommander à tous les contrefacteurs de religion. Ils enseignaient une doctrine, mais ils n’exigeaient pas qu’on en remplît rigoureusement les devoirs. Il suffisait, pour combler les lacunes, de faire quelques petits cadeaux aux idoles. Ils avaient inventé un ciel, un purgatoire et un enfer, et, selon les cotisations, on passait de l’un à l’autre. Ces bonzes connaissaient leur espèce humaine, quoique célibataires. Ils savaient que les Chinois croyaient au principe du rachat des fautes par la pratique de la bienfaisance, et ils en avaient travesti le sens profondément humain, en lui donnant un but beaucoup moins élevé. C’est ainsi que les meilleures doctrines se corrompent.

Au fond, le système théorique des bouddhistes est une sorte d’annihilation mentale. Elle conduit à la manie et au fanatisme, et il n’est pas rare que des disciples trop fervents se tuent, dans l’impatience de voir se réaliser les rêves de leur imagination. L’accomplissement des devoirs de la vie et la résignation aux maux qui nous arrivent sont des vertus bien plus hautes que ces exagérations fantaisistes. Aussi le gouvernement chinois a-t-il, dans un temps, résolument combattu les maximes du bouddhisme, contraires aux lois établies. On fit des persécutions, ce qui ne réussit jamais contre les religions. L’événement le prouva. Le bouddhisme résista à la violence des colères officielles et demeura la religion du peuple à qui il faut toujours des dieux, qu’ils soient de bois ou de bronze.

Ces dieux sont en grand nombre ; les temples bouddhiques sont de vrais musées de dieux. Il existe même un ouvrage chinois, le Catalogue, qui n’a pas moins de vingt-deux volumes in-8o : c’est l’histoire authentique des dieux et des génies. On trouve dans cet ouvrage de très curieuses légendes se rapportant à d’antiques traditions ; c’est une sorte d’encyclopédie de tous les cultes, y compris même le culte du feu, dont il existe encore des adorateurs dans certaines localités des provinces du centre. Mais ces considérations m’entraîneraient hors de mon sujet. Je reviens à la satire.

Le dogme de la métempsycose fait partie des croyances encouragées par le bouddhisme. C’est une théorie comme une autre ; elle ne gêne personne. Comme influence sur l’esprit du populaire, elle n’est pas à dédaigner ; car, selon la vérité bouddhique, après que les jugements ont été rendus là-haut sur les affaires qui nous concernent, nous sommes classés. Il y a une première classe qui comprend les hommes vertueux : ceux-là montent au ciel, il n’y a plus à s’occuper d’eux. La seconde classe comprend tous les hommes de moyenne vertu, une vertu à l’usage des gens du monde : ceux-là retournent sur la terre et y nagent dans les délices du mandarinat et de la fortune. Quant aux gens de la troisième classe, le lecteur l’a déjà deviné, ce sont les méchants, ceux qui ne sont pas bouddhistes : dans l’enfer, les méchants ! et ils y restent. De sorte que, pour peu qu’on soit intelligent, on n’a vraiment à choisir que la seconde classe. Vertu moyenne, offrandes moyennes aux idoles, c’est la théorie du juste milieu, elle est réalisable.

Telles sont les physionomies de ce culte qui a des centaines de millions d’adeptes. Elles ont séduit les auteurs comiques et leur ont fourni des situations très burlesques. La scène ridiculise toutes ces extravagances, sans faire grand mal à la religion.

L’Histoire du caractère Jin est un drame bouddhique qui peut être cité dans une étude comme celle-ci, où j’ai eu le dessein de présenter des traits de mœurs d’après le théâtre. Le lecteur pourra juger, par l’extravagance même des scènes, en quelle estime certains auteurs dramatiques tenaient la religion de Bouddha sous la dynastie des Youên.

Le sujet de ce drame est une conversion, non pas une conversion vulgaire, celle d’un avare ! De sorte qu’un lettré imprudent pourrait, après la lecture de cette pièce, composer une thèse sur ce sujet important : « De l’influence du bouddhisme sur la répression des vices. » Mais il faudrait plus que de l’enthousiasme, comme on en va juger.

Cet avare s’appelle Lieou : il exerce le métier de prêteur sur gages : un bon métier pour un avare. Les premières scènes nous dépeignent son avarice. Arrive un bouddha, gros et gras, qui vient demander l’aumône. L’avare se moque du mendiant ; il appelle ses voisins :

— Venez donc voir ce saint homme. A-t-on jamais vu un homme d’une telle corpulence ?

Les risées s’entre-croisent ; on veut savoir combien il pèse, de quoi il se nourrit.

— Il faut que je prenne la mesure de son ventre, dit l’avare.

Le mendiant cependant résiste, en vrai bouddha qu’il est, à ces assauts d’injures, et ne se tient pas pour battu.

— Donnez-moi à manger, dit-il, et je vous transmettrai ma doctrine.


LIEOU.

Votre doctrine, où est-elle ?

LE MENDIANT.

Apportez-moi du papier, de l’encre et un pinceau.

LIEOU.

Je n’ai pas de papier, (A part.) Une feuille qui coûte un denier ; c’est une ruine, une vraie ruine, que cet homme.

LE MENDIANT.

Si vous n’avez pas de papier, qu’on m’apporte de l’encre et un pinceau. Je puis écrire ma doctrine sur la paume de votre main. Lieou, votre main !

LIEOU.

La voici.

LE MENDIANT, écrivant.

Je vous transmets la grande doctrine de Fô.

LIEOU, regardant sa main.

O chose comique ! C’est le caractère Jin « patience».

LE MENDIANT.

Dites un trésor que vous porterez toujours avec vous.

Il disparaît.______


L’avare, après avoir vainement cherché le bouddha, est convaincu qu’un prodige vient de se passer. Mais ce n’est pas tout : quand il veut effacer le caractère, il ne peut y parvenir. Il a beau se tremper la main dans l’eau, il a beau brosser, frotter, rien n’y fait. Bien plus, le caractère se reproduit sur les objets qu’il touche. Il n’en faut pas douter : c’est un prodige. Il se prend de querelle avec un individu qui vient lui réclamer de l’argent qu’il ne doit pas : il le frappe, il le tue ; et, quand on relève le malheureux, Lieou aperçoit sur sa poitrine le caractère « Jin », que sa main y a imprimé. Cette apparition cause sur son esprit une vive impression ; à ce moment, le mendiant apparaît de nouveau et exhorte l’avare, encore terrifié de ce qui vient de se passer, à embrasser le bouddhisme. Lieou résiste ; cependant il renonce au monde, s’enferme dans un pavillon solitaire, et laisse à sa femme l’administration de ses biens. L’avare n’est pas encore tout à fait converti ; les aventures qui vont lui arriver achèveront de le convaincre.

Ce sont des chagrins domestiques qui l’éprouvent. La femme de l’avare appartient à la classe « des femmes de vertu équivoque », c’est-à-dire qu’elle met à profit les loisirs que son mari lui donne, depuis qu’il s’est enseveli dans la solitude. Averti des excès auxquels elle se livre, l’avare, transporté de colère, saisit un couteau et se précipite dans l’appartement de sa femme. Ses soupçons n’étaient que trop fondés ; il lève son couteau pour frapper, quand il aperçoit sur la lame le caractère « Jin ». Le couteau tombe de ses mains. La femme coupable profite de ce moment de stupeur pour se sauver, mais non sans invectiver son rnari de ses sarcasmes. Le mendiant apparaît encore une fois ; l’avare se convertit définitivement, abandonne ses richesses et entre dans un monastère.

Cette pièce est, comme on en peut juger, d’une originalité assez audacieuse, et se rapproche plutôt du genre de la légende que de celui de la comédie. On voudra bien admettre cependant que l’auteur de cette pièce est excusable d’avoir forcé ses moyens d’action, si l’on considère le but qu’il s’est proposé d’atteindre, celui de convertir un avare. L’entreprise n’était pas aisée, et je gage que, sans le concours bienveillant du prodige, l’avare serait resté avare. Les hommes ne se laissent pas facilement persuader par les raisons ; c’est extrêmement rare. Un vice, quel qu’il soit, voire un simple défaut, n’est plus à raisonner ; il est à épouvanter par tous les moyens que procure l’imagination.

Le plus grand des philosophes s’appelle Croquemitaine.