Le Théâtre de M. François de Curel

Le théâtre de M. François de Curel
Gaillard de Champris

Revue des Deux Mondes tome 45, 1918


LE THÉÂTRE
DE
M. FRANÇOIS DE CUREL

Carrière exceptionnelle, œuvre singulière, personnage énigmatique. Des échecs retentissants qui n’ont pas desservi sa renommée ; des pièces fameuses et passionnément discutées ; des succès qui ne furent pas des triomphes, mais qui, moins bruyants et moins populaires, apparaissent d’une qualité plus rare et plus solide. Un homme de vieille race, ingénieur et poète, à qui rien de moderne ne demeure étranger et qui, dans une âme d’aujourd’hui, garde la nostalgie du passé ; un observateur impitoyable et désenchanté, un ironiste amer, à la manière brutale du premier Théâtre-Libre ; un moraliste attendri et mélancolique ; un orateur enthousiaste, un penseur aux aperçus magnifiques, mais sans doctrine ; un dramaturge habile, vigoureux, puis, déconcertant de gaucherie ; un artiste scrupuleux, épris de succès et dédaigneux de réclame ; ces traits divers composent à M. de Curel une figure complexe, séduisante à la fois et irritante. Essayons d’en donner quelque idée, au lendemain de la brillante élection par laquelle l’Académie française vient de consacrer le talent de l’écrivain.


I. — LES SUJETS

On a souvent fait deux parts de son œuvre : les pièces psychologiques ( l’Envers d’une sainte, l’Invitée, la Figurante, l’Amour brode, la Danse devant le miroir), et les pièces idéologiques (la Nouvelle Idole, le Repos du lion, la Fille sauvage). Dans les premières, l’analyse prédomine presque exclusivement, tandis que les secondes sont pleines de discussions oratoires ou d’effusions lyriques. D’autre part, il y a dans l’Envers d’une sainte, l’Invitée ou l’Amour brode une sûreté de composition qu’on ne retrouve ni dans la Nouvelle Idole, ni dans le Repas du lion, ni dans le Coup d’aile. Mais, de par sa richesse même et sa diversité, cette œuvre s’accommode mal des distinctions trop rigoureuses ; et sans nous enfermer dans des catégories, nous emprunterons à l’Invitée comme au Repas du lion, à la Figurante comme à la Fille sauvage, les arguments ou les exemples qui permettent d’étudier chez M. de Curel l’ouvrier dramatique ou le psychologue, le moraliste ou le poète.

Tous ses sujets d’abord ont quelque chose de rare, sinon d’exceptionnel ; et Sarcey lui-même les eût difficilement ramenés, comme ceux de Racine, aux faits divers de notre vie banale.

Pour sauver sa race, un vieux gentilhomme fait épouser à son fils la femme qui fut leur maîtresse à tous deux, et introduit dans sa famille l’enfant dont il ne peut savoir s’il est le père ou le grand-père (les Fossiles). — Une jeune fille abandonnée de son fiancé se venge par un crime, et se punit en prenant le voile. Elle sort du couvent dix-huit ans plus tard, après la mort de l’infidèle. Et dix-huit ans plus tard, retrouvant dans son cœur, comprimé mais non dompté, le même orgueil, la même jalousie, les mêmes rancunes violentes et froides, elle retourne au cloître pour ne pas redevenir criminelle (l’Envers d’une sainte). — Une jeune femme trahie abandonne son mari, ses deux filles, et vit quinze ans dans un exil sentimental où le désenchantement succède à l’exaspération. Un jour, le mari l’appelle au secours de ses filles dont il compromet l’avenir par des faiblesses sans dignité et sans joie. Elle part, attirée par la curiosité, un reste d’amour, plus que par le sentiment maternel ; et c’est l’Invitée. — Pour garder son amant, une femme inquiète imagine de le marier à une jeune fille qu’elle juge intelligente et ambitieuse, mais sans cœur ni tempérament ; la jeune fille accepte, mais avec de tout autres intentions que celles qu’on lui prête, et c’est la lutte inévitable et féroce (la Figurante). — Deux jeunes gens s’aiment et personne ne s’oppose à leur bonheur ; mais ce sont deux êtres compliqués, orgueilleux ; sous prétexte d’admiration mutuelle, ils se jouent l’un à l’autre une comédie qui veut être héroïque et qui n’est que lamentable ; et quand, après des semaines de froide cruauté et d’angoissants espoirs, ils se révèlent tels qu’ils sont et souhaitent de s’aimer simplement, leurs âmes exaspérées ne peuvent renoncer à leur douloureuse chimère, et leur premier baiser d’amour est un baiser d’agonisants (l’Amour brode, la Danse devant le miroir). — Pour expier un homicide involontaire, un jeune aristocrate jure de se consacrer au service de la classe ouvrière. Il tient parole magnifiquement ; mais une double constatation l’atterre : par son apostolat, il sert peut-être la cause du peuple, mais la sienne propre mieux encore, puisque à ses pieds d’apôtre en habit noir accourent la gloire et l’amour. D’autre part, il sent en lui-même une irréductible contradiction. Son serment l’oblige à prendre parti pour l’ouvrier contre le patron ; mais son cœur ni son esprit ne suivent sa volonté loyale. Son ascendance féodale lui fait une âme de chef ; épris de modernité, il découvre la beauté féconde de l’industrie mangeuse d’hommes, le mérite et l’utilité sociale du grand patron qu’on appelle l’exploiteur. Alors son âme est déchirée. Vainement, il tente, à force de franchise courageuse et de charitables sacrifices, de résoudre la contradiction de sa vie. Il déçoit, il exaspère ceux qu’il prétend servir, et bientôt tombe sous leurs coups (le Repas du lion). — Un grand médecin, dévot de la Science et de l’Humanité, a cru pouvoir, pour servir l’une et l’autre, tenter des expériences de laboratoire sur des malades qu’il savait condamnés. Tout s’est d’abord passé dans l’ordre. Mais un accident se produit : la guérison miraculeuse, imprévue du moins et incompréhensible, d’une petite tuberculeuse ; et cette guérison fait de Donnat un assassin puisque, par son fait, Antoinette Milat, devenue cancéreuse, va mourir lentement de la mort la plus atroce. Il se punit aussitôt par une abdication complète et en s’inoculant à lui-même le virus meurtrier. Mais son âme, fière et désespérée, se refuse à la mort définitive, et son effort suprême tend à résoudre la contradiction de son esprit qui nie Dieu et de son cœur qui a besoin de l’Infini (la Nouvelle Idole). — Un soldat magnifique, un explorateur admirable, sombre par orgueil dans la révolte sacrilège. Après des aventures extravagantes et pitoyables, il revient en France, dans sa propre famille, bardé de cynisme, mais, au fond, toujours épris de gloire et de tendresse. La gloire, il doit y renoncer pour toujours ; mais il touche le cœur d’une jeune fille, — sa fille, — et il part avec elle, déçu à la fois et consolé (le Coup d’aile). — Une sauvagesse, plus proche encore de la bestialité que de l’humanité, s’élève peu à peu au christianisme et à la civilisation la plus raffinée. Une religieuse un peu naïve, un anthropologue bien imprudent la prédestinent alors au relèvement intellectuel et moral de ses compatriotes africains. Malheureusement, dépouillée de sa foi chrétienne, éloignée de celui qu’elle aime et dont le caprice ou l’utopie la contraignit à une entreprise chimérique, elle revient à sa sensualité, à sa cruauté primitives ; mais elle y revient avec la connaissance du bien et du mal, et ses plaisirs sans joie la laissent désespérée (la Fille sauvage).

Sujets rares, on le voit ; les uns subtils, raffinés, inquiétants (la Danse devant le miroir) ; d’autres d’une grandeur étrange et terrible (les Fossiles) ; d’autres magnifiques et confinant au sublime (la Nouvelle Idole) ; presque tous passionnément douloureux, et qui auraient tenté un Corneille, parfois même un Eschyle.


Et c’est le souvenir de Racine qu’évoque la façon dont ils se développent ; car M. François de Curel est d’abord un psychologue et, chez lui, la hardiesse de la conception n’a d’égale que la simplicité de l’exécution.

Le drame d’abord n’intéresse jamais qu’un tout petit nombre de personnages : trois au plus, quelquefois deux, souvent un seul. Ce souci de concentrer l’intérêt sur un couple de protagonistes est sensible, par exemple, dans la Danse devant le miroir, version nouvelle de l’Amour brode. En 1893, M. de Curel flanquait Gabrielle non seulement d’une cousine confidente et complice, mais d’un vieil oncle et d’une vieille tante aimablement ridicules… En 1914, ces deux fantoches ont disparu ; la cousine elle-même perd de son importance ; on ne nous initie plus à ses prouesses passées, et toute notre attention se porte désormais sur ces pantins tragiques que sont Régine et Paul.

Pareillement, l’action ne sort presque jamais des limites étroites d’une maison. C’est que le drame se joue toujours dans une conscience. Le retour d’une religieuse relevée de ses vœux après vingt ans de cloître, quel événement pour une petite ville ! Quel prétexte aux curiosités, aux papotages, aux intrigues ! L’auteur pouvait mettre son héroïne en contact avec le monde extérieur, et lui fournir ainsi toutes les occasions propices à l’évolution de son caractère ; un peintre de mœurs, en tout cas, n’eût pas manqué, — surtout en 1892, — de nous conduire chez les enfants de Marie, dans le salon de Mme la notairesse, sur le mail ou le cours lors de la promenade dominicale. M. de Curel a cloîtré Julie Renaudin entre les quatre murs de la demeure maternelle, et l’y condamne à une vie presque solitaire, car un seul objet lui importe : la survivance après vingt ans des passions qui avaient jadis provoqué la fuite de la coupable.

De même à quels conflits sociaux, à quelles tragédies publiques ne se prêtaient pas la Nouvelle Idole, le Coup d’aile et le Repas du lion ! Un homme a pris, dans l’estime des savants et dans l’admiration publique, la place de Pasteur, et voici que cet homme commet un crime de fanatique : il tue ! Par amour de la science, il est vrai ; mais il n’en fait pas moins figure d’assassin. Quelle stupeur, quelles colères, quelles rancunes ne va pas provoquer son aveu ! Quel drame scientifique, quel drame judiciaire peut-être ! Eh ! bien, non. Nous ne verrons ni juge ni commissaire. Enquête, perquisitions, il n’en est question d’abord que pour marquer la gravité de la situation ; bientôt tout s’apaise au dehors, tout s’arrange ; et nous ne nous intéressons plus qu’à l’âme d’Albert Donnat découvrant, avec la réalité de son crime, la nécessité d’expier, l’acceptant sans faiblesse, mais refusant de s’abîmer dans le néant définitif et tendant vers le ciel des mains avides et suppliantes.

Quelle tempête aussi pouvait déchaîner dans le monde politique, dans tout le pays même, le retour, après proscription d’ailleurs, de l’officier félon qui avait lancé contre ses camarades et son drapeau des hordes de sauvages ! Quel beau sujet de mélodrame, ou mieux de tragédie publique à la Shakspeare ! Quels tableaux on entrevoit, quels mouvements de foule, quelles luttes oratoires ! Non seulement M. de Curel ne porte le débat ni sur le forum ni à la tribune, mais il néglige le drame familial qui pouvait s’engager. Le retour de Michel Prinson nous inquiète d’abord pour les siens ; mais nos craintes s’évanouissent bientôt : Michel ne compromettra ni la fortune politique de son frère, ni la tranquillité de sa belle-sœur, ni le mariage de sa nièce. D’ailleurs, que nous sont tous ces gens-là ? Une seule chose nous importe : l’avenir de Michel lui-même, et non pas son avenir matériel, mais son avenir sentimental, son avenir moral, ou plutôt l’évolution lente qui nous révèle son vrai visage et son âme véritable. Le Coup d’aile, c’est l’Envers d’un forban.

De la même manière et pour les mêmes raisons, M. de Curel dans le Repas du lion n’a pas voulu, semble-t-il, écrire une pièce sociale. Les pièces sociales procèdent toutes du même type. Les intentions varient, mais démocrates chrétiens ou socialistes révolutionnaires emploient volontiers les mêmes procédés dramatiques : enluminure et déclamation. Ce ne sont pas tout à fait ceux de M. de Curel. Sans doute, il y a dans le Repas du lion des discours à grandes tirades, et le cinquième acte, souillé de sang, s’illumine de lueurs incendiaires. Mais ce dénouement n’a ni portée ni symbolisme social. Il marque moins la ruée de deux classes l’une contre l’autre que l’échec d’un individu. En effet, le véritable sujet n’est pas la question sociale, même réduite à la question ouvrière ; c’est le malheur d’une âme, généreuse et faible, prise entre deux idéaux contradictoires et qui, pour n’avoir pas su choisir entre le renoncement de l’apôtre et l’ambition de l’industriel, — cet aristocrate moderne, — souffre, fait souffrir et meurt dans un immense regret.

Simple hypothèse, dira-t-on ? — Simple explication plutôt de deux petits faits peut-être trop négligés jusqu’ici. Quand les grévistes ameutés s’élancent avec leurs torches, où portent-ils l’incendie ? A l’usine ? Non. Au château du patron ? Pas même. Mais, à la forêt du Seigneur. Et pourquoi ? Pour atteindre Jean de Sancy qui passa dans ce bois son enfance de petit sauvage, et qui, pour fuir la fumée et le bruit de l’usine, allait encore parmi « les bûcherons, les charbonniers et les chevreuils, y savourer la lumière et le parfum des fleurs. » Et quand, devant ce désastre qui, encore une fois, ne touche ni l’usine ni le patron, Jean crie sa douleur, son adversaire répond avec une joie féroce : « Bravo ! Vous souffrez ! Je n’espérais pas si bien réussir ! » — Le même Robert encore a mis deux balles dans son fusil. L’une, destinée au patron, a manqué son but. L’autre, réservée à Jean, le frappe en pleine poitrine. Et voici qui ne nous laisse aucun doute sur le caractère de ce dénouement. Aussitôt frappé, « Jean se retient à une branche d’arbre, regarde une dernière fois la forêt qui brûle et murmure : « Adieu, petit Jean ! »

Plus qu’un drame social, plus qu’une pièce à idées, le Repas du lion est une tragédie psychologique. Est-ce le rétrécir, le diminuer que l’interpréter ainsi ? Non, s’il est vrai qu’avare de conclusions, M. de Curel est riche de suggestions. En tout cas, c’est le seul moyen, semble-t-il, d’expliquer cette insuffisance ou cette incertitude de doctrine qu’on lui a si souvent reprochée. Ni dans la Nouvelle Idole, ni dans le Repas du lion, par exemple, M. de Curel ne prend parti, parce qu’il n’a pas à le faire. Ce qu’il nous apporte, ce n’est pas une solution de la question religieuse ou de la question sociale. Il étudie l’attitude de certaines âmes devant les problèmes qui conditionnent leur existence intellectuelle et morale ; et parce que, il y a vingt ou trente ans, des milliers d’hommes partagés entre des traditions qu’ils sentaient vénérables, et des nouveautés qu’ils jugeaient nécessaires, n’ont pas su se prononcer, ont souffert de leur hésitation et peut être sont morts de leur impuissance à croire comme à nier, M. de Curel a peint la contradiction de leur âme et leur incertitude devant leur devoir terrestre comme devant leur destinée future. par-là s’expliquent l’attitude d’Albert Donnat (Nouvelle Idole), celle de Jean de Sancy (Repas du lion), celle de Robert de Chantemelle (les Fossiles). Celui-ci ne dit-il pas de lui-même : « Le présentée prend par le cerveau, le passé garde mon cœur ? »

Que cet aveu, en même temps qu’à mille autres, puisse s’appliquer à l’auteur lui-même, je le croirais volontiers. Mais cela même confirmerait mon opinion : M. de Curel ne défend pas ou ne combat pas des idées pour elles-mêmes ; il étudie leurs réactions sur des esprits généreux, mais désemparés, dont le propre est de ne pouvoir adhérer à aucune certitude. par-là, son œuvre, moins philosophique que psychologique, manque sans doute d’autorité doctrinale ; mais l’intérêt psychologique en est doublé : dans ses pièces purement sentimentales ou passionnelles, il fait, pour ainsi dire de la psychologie pure ; dans les pièces prétendues idéologiques, il fait la psychologie d’une génération.

D’ailleurs, seuls deux ou trois héros de M. de Curel sont ainsi représentatifs de leur époque, et il nous reste à voir quels personnages peuplent ce théâtre psychologique et quelles passions les animent.


II. — LES PERSONNAGES

La moitié au moins des drames de M. de Curel sont des drames d’amour : l’Envers d’une sainte, la Figurante, l’Invitée, l’Amour brode, la Danse devant le miroir. Dans les autres même, — si l’on excepte le Coup d’aile, — l’amour tient sa place : les Fossiles, le Repas du lion, la Nouvelle Idole, la Fille sauvage. Et là encore où il n’est qu’épisodique, il garde son importance par son caractère tout particulier.

Bien entendu, comme chez Racine, comme chez Marivaux, les femmes sont au premier plan des pièces d’amour. Dans l’Envers d’une sainte, c’est Julie Renaudin, amoureuse après vingt ans de cloître et fidèle à un mort ; dans l’Invitée, c’est Anna de Grécourt qui, malgré quinze ans de séparation, reste éprise de son mari coupable ; dans la Figurante, c’est Hélène de Monneville et Françoise de Renneval se disputant passionnément le même homme ; dans la Fille sauvage, c’est Marie tout entière attachée à Paul Moncel ; dans le Repas du lion même, c’est Mariette en extase devant Jean de Sancy ; dans l’Amour brode, dans la Danse devant le miroir… Mais est-il besoin de rappeler ici Gabrielle et Régine ?

Toutes ces femmes sont des passionnées et leur passion les possède tout entières. Le temps ne calme pas leur impétuosité ni ne refrène leur violence ; et plusieurs atteignent à une exaltation douloureuse et méchante, voisine de la folie. Pour conquérir ou conserver celui qu’elles aiment, jeunes femmes, jeunes filles acceptent les situations les plus étranges, consentent aux démarches les plus audacieuses. Timidité, pudeur, rien ne les arrête : Régine court la nuit chez Paul Bréan, Françoise conclut un marché presque déshonorant et singulièrement dangereux. La moindre difficulté les irrite, la moindre inquiétude les affole. Et les larmes de venir, la crise de se déchaîner : « Je deviendrai folle !… J’ai passé la nuit à me rouler, à mordre le tapis de ma chambre pour ne pas crier… » (la Figurante.) « Il n’a pas su que, moi aussi, je pleurais tout contre lui, folle d’amour… Oui, moi, la petite créature choisie pour l’aridité de son cœur, folle d’amour. » (Ibid.)

À plus forte raison, la trahison les trouve-t-elle impitoyables. Julie Renaudin essaie de tuer sa rivale et l’enfant qu’elle porte. Anna de Grécourt se contente de fuir et de ruiner sa vie ; mais sa fuite est plus qu’une abdication, elle est une trahison, puisque, avec l’époux coupable, elle abandonne sans remords, presque sans regrets, deux petites filles innocentes. — Si les civilisées ne reculent pas devant le crime, quels scrupules pourraient retenir une sauvagesse ? L’abandon, puis la mort de Paul Moncel rendent Marie à ses instincts primitifs ; et celle qui fut chrétienne, celle qui pensa se faire religieuse, ne se contente pas de livrer au supplice une rivale insolente, elle tue froidement, méchamment, le vieux missionnaire qui priait pour elle.

Bien plus, l’amour, chez M. de Curel, n’a pas besoin d’être trahi pour devenir meurtrier : il lui suffit d’être complètement lui-même et de porter à leurs extrêmes limites ses exigences naturelles. Régine, qui pendant des semaines insulte et torture Paul Bréan, qui sous prétexte de l’admirer, de l’exalter, j’allais dire de le sublimiser, le condamne à un héroïsme humiliant et à de déshonorants mensonges, Régine n’est pas moins impérieuse, moins vindicative, moins cruelle enfin que Marie la fille des bois ; et l’amour d’une telle femme paraît si dangereux, que nous nous félicitons presque de voir s’abîmer à ses pieds l’homme dont elle prétendait faire un dieu, et dont elle ne fit qu’une victime sans grâce ni grandeur. Régine cependant aime Paul Bréan, elle souffre de le faire souffrir, et s’aperçoit trop tard qu’elle est la dupe d’elle-même, et la dupe sanglante. Mais quoi ! pouvait-elle consentir à être simple, à être vraie ?

Hélas ! elle n’est pas seule, non plus que sa sœur Gabrielle (l’Amour brode), à se déchirer le cœur. Les héroïnes de M. de Curel ont une force de dissimulation extraordinaire : celles-ci dissimulent avant l’éclosion ou l’épanouissement de leur amour (Régine, Françoise de Renneval) ; celle-là ment aux autres et à elle-même après l’effondrement de son rêve (Anna de Grécourt). Les unes et les autres s’enferment dans le silence, se martyrisent par le mensonge avec une énergie sauvage, un entêtement forcené.

Cette Anna de Grécourt qui, plutôt que de pardonner, aima mieux abandonner ses enfants, passer pour coupable aux yeux de son mari, pour folle aux yeux de ses filles et du monde, que lui vaut sa belle intransigeance ? Elle a si bien lutté contre son cœur obstiné, elle l’a si bien cuirassé d’orgueil, de scepticisme et d’ironie qu’il devient incapable d’élan spontané. Pour un peu, elle tuerait en elle la puissance d’aimer. Elle n’y parvient pas, il est vrai ; et si, devant ses filles retrouvées, elle éprouve d’abord plus de curiosité que d’émotion, leur malheur la touche, et sous ce qu’elle appelle sa bonté, on entend palpiter sa tendresse.

Cette tendresse est précisément ce qui manque à une Julie Renaudin, à une Gabrielle, à une Régine, à une Françoise de Renneval ; et c’est la sécheresse foncière de leur âme ardente qui les voue au crime comme au malheur. Françoise, sans doute, triomphe de sa rivale : l’amour lui ouvre les bras, la fortune lui sourit. Mais son âme, impérieuse et impétueuse, connaîtra-t-elle jamais, cette paix sans laquelle il n’est pas de bonheur ?

Vainement les unes et les autres se réfugient dans l’orgueil. L’orgueil crée leur souffrance ou l’exaspère, puis, sous prétexte de dignité, dessèche leur cœur au lieu de le consoler. Ainsi c’est par orgueil que Gabrielle et Régine torturent et tuent. Eh quoi ! des femmes qui prétendent admirer éperdument celui qu’elles aiment, qui lui offrent le double tribut de leur amour et de leur fortune ? Oui, car vouloir admirer leur amant, c’est vouloir s’admirer elles-mêmes. Cet homme dévoué jusqu’au sacrifice, généreux jusqu’à l’héroïsme, à qui fera-t-il hommage de ses rares vertus ? Devant qui s’agenouillera-t-il comme un paladin couvert de gloire et de trophées ? Gabrielle et Régine le savent bien, qui veulent lire dans ses yeux l’ardeur de sa dévotion, la ferveur de son dévouement. Ainsi, raffinement suprême de l’orgueil et dernier mensonge de l’amour-propre, ces femmes qui prétendent admirer pour aimer, revendiquent surtout un hommage qui les élèvera plus haut encore que leur amant sublime. Humbles prêtresses, disent-elles, prêtes à l’adoration ; en fait, insatiables idoles à l’autel baigné de sang.


Les hommes, chez M. de Curel, d’ailleurs moins nombreux que les femmes, ont d’autres soucis que l’amour. Ils peuvent être aimés (Jean de Sancy, Albert Donnat, Robert de Chantemelle), aimer même (Robert encore et Donnat) ; toujours quelque passion supérieure à l’amour domine leur existence : fierté nobiliaire, culte de la science, ambition politique, désir de la gloire. Passions nobles, on le voit, et qui peuvent empêcher les moins généreux de sombrer dans l’odieux ou le ridicule.

De fait, aucun d’eux n’est vulgaire. Les moins sympathiques sont encore des orgueilleux forcenés comme Albert Donnat ou Michel Prinson. C’est l’amour de la gloire qui a lancé Michel dans les vastes et dangereuses entreprises ; c’est l’ivresse de l’indépendance qui l’a jeté dans la révolte sacrilège ; c’est l’horreur de l’humiliation, le mépris de toute faiblesse sentimentale qui lui dictent son cynisme et qui, pour décourager mieux la pitié, lui interdisent la douceur des aveux et des larmes. »

C’est l’orgueil aussi qui conduit Albert Donnat. Oui, il a le culte de la Science et de l’Humanité, il se voue à leur service ; mais c’est en participant à leur dignité presque divine, en recueillant chaque jour d’innombrables hommages de reconnaissance dévotieuse, en méconnaissant le dévouement, les besoins et les droits de ceux qui l’approchent de plus près, en trahissant pour sa fonction publique les devoirs obscurs mais impérieux de sa vie familiale. C’est l’orgueil enfin, orgueil intellectuel mais orgueil suprême, qui le rend criminel ; c’est son refus de croire non seulement au surnaturel, au mystérieux, mais à l’accident, qui l’amène au meurtre scientifique.

Qu’il y ait de l’orgueil chez Jean de Sancy, c’est trop évident ; et de cet apôtre en gants blancs qui découvre, à la fois, le charme et les dangers des succès oratoires, le cas serait banal, si cette découverte, en posant devant lui le cas de conscience le plus angoissant, ne déterminait en son âme une révolution douloureuse. Orgueil donc, orgueil conscient, mais orgueil d’un honnête homme, sinon d’un chrétien qui se refuse à la duplicité d’un apostolat plus profitable à l’orateur qu’à son auditoire.

Chez Robert de Chantemelle, enfin, l’orgueil devient presque une vertu. S’il est fier de sa noblesse, c’est que plus qu’un héritage de titres et de privilèges, elle constitue pour lui un patrimoine d’honneur. Or, à ses yeux, honneur c’est désintéressement ; c’est aussi silence dans l’épreuve, et grandeur dans le sacrifice, fût-ce celui de la mort. Aussi, quand il découvre l’abominable abus de confiance commis envers lui par son père, il n’a pas un reproche, pas une plainte ; il se tue discrètement, en gentilhomme, et son holocauste à sa race est d’une grandiose simplicité.

On voit, dès lors, pourquoi, sauf exception, les héros de M. de Curel sont plus sympathiques que ses héroïnes. Leurs passions, non moins violentes, non moins criminelles parfois, ont quelque chose de moins strictement égoïste, de moins exclusivement destructeur. En particulier, elles ne suppriment pas chez eux la tendresse.

Sans parler de Robert de Chantemelle, qui est une âme exquise, ni même de Jean de Sancy, que son imprudent héroïsme soustrait aux influences féminines, Albert Donnat est capable, malgré tout, de cette bonté qu’ignorent Julie Renaudin, Gabrielle, Régine et Françoise de Renneval. Il est capable surtout de reconnaître une erreur, de solliciter un pardon et ne croit pas se déshonorer en laissant couler ses larmes : « Tous les mêmes, dit-il ; Maurice, moi, des gens qui contemplent de haut l’humble humanité, nous ne voyons pas ce qu’un enfant verrait… Notre œil est adapté aux choses lointaines, et ce qui frémit tout près du cœur, ce qui sanglote à l’oreille, un mur nous on sépare… Pourtant nous ne sommes pas à l’abri du chagrin. Nous avons besoin d’une poitrine contre laquelle pleurer ! Il n’est plus question d’orgueil entre nous, n’est-ce pas ? » (Nouvelle Idole.) Michel Prinson lui-même, ce forçat qui nie tout et blasphème famille, drapeau, patrie, Michel Prinson ne peut garder jusqu’au bout le masque d’impassibilité qui l’étouffe. Son besoin de tendresse fait plier son orgueil. Il s’abaisse à pleurer, à prier : « Au fond, je ne suis qu’un exilé guettant une fissure pour rentrer dans l’humanité, pareil à un chien perdu qui rôde autour des chaumières et vient, la nuit, gratter aux portes des étables. » (Le Coup d’aile.) Quelques instants plus tard, il est vrai, sa tendresse se fait impérieuse, brutale. Mais voudrait-on que le fauve devint tout d’un coup un agneau à rubans roses ? Ne voit-on pas surtout que pour cette âme orgueilleuse, à jamais en deuil de la gloire, c’est l’effort suprême et violent vers la seule consolation qui lui reste : la tendresse de son enfant retrouvée ?

Ainsi chez les plus orgueilleux, les plus durs, les plus criminels, la tendresse reprend finalement ses droits. Une impression subsiste pourtant, de gêne ou d’incertitude. Les héros de M. de Curel mettent trop souvent leur fierté à cacher le meilleur d’eux-mêmes et, pour dérober à nos yeux ce qu’ils croient la faiblesse de leur cœur, ils nous refusent presque toujours le plaisir de les plaindre.


III. — LE PATHÉTIQUE

Par là s’explique, en partie du moins, le pathétique tout particulier de ce théâtre.

Que M. de Curel ait le don, l’amour aussi, du pathétique, le choix de ses sujets l’indique assez. Nul poète peut-être n’inventa drames plus douloureux, plus féconds en conséquences terribles ni plus riches d’enseignements. Mais nul aussi ne se soucie moins de nous arracher des larmes :

Vive le mélodrame où Margot a pleuré !

s’écrie Musset. M. de Curel doit, j’imagine, trouver ce vers bien-ridicule, et bien naïf encore celui du vieux Boileau :

Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez.

Julie Renaudin, Françoise de Renneval, Anna de Grécourt, Gabrielle, Régine, Théodore de Monneville même et Marie la sauvagesse, Robert de Chantemelle, Michel Prinson, Albert et Louise Donnat ne cherchent pas à nous attendrir. Dressés par la discipline du cloître, de l’honneur, de la science, ou simplement par celle du malheur et de l’orgueil, ils exercent sur leur sensibilité une contrainte incessante. Tyrans des autres souvent, tyrans d’eux-mêmes presque toujours, ils dédaignent la sympathie et repoussent la pitié.

De ceci, les protagonistes nous fourniraient aisément de nombreux exemples ; un personnage de second plan nous en apporte une preuve peut-être plus caractéristique. Théodore de Monneville a connu la disgrâce commune, paraît-il, aux maris trop vieux d’une femme trop jeune et trop jolie. Il l’a supportée avec la dignité d’un gentilhomme et d’un savant, « en y mettant même une certaine bonté. » Mais il se refuse la joie d’être bon avec simplicité ; dédaigneux des consolations humaines, privé des consolations surnaturelles, il se rabat sur des joies bien médiocres et bien compliquées, « Un membre de l’Institut, explique-t-il, n’est pas bon de la même manière que le bon Samaritain. Au lieu de s’oublier à panser ses plaies, il exerce sur elles sa manie d’expérimenter. Ma douleur, à supposer que j’aie eu quelque chagrin, s’est doucement créé un allégement à vérifier l’angoisse des deux êtres qui poursuivent le bonheur à mes dépens. Rien ne m’échappe de leurs querelles ni des reproches qu’ils se l’ont l’un à l’autre. J’éprouve une joie malicieuse à semer la discorde à propager le trouble. » (La Figurante.) Sur de tels personnages et quelle que soit parfois leur mélancolie (« Oh ! oui, je l’avoue, malgré ma philosophie, j’ai des heures de dégoût profond, » (ibid.), comment s’apitoyer vraiment ? Quand ils ne nous inquiètent pas, ils nous étonnent plus qu’ils ne nous attirent ; et leur souffrance nous est pénible plus qu’elle ne nous touche. Même quand, à la fin, une épreuve trop lourde, un sentiment trop vif de leur responsabilité les réduit à l’aveu, à la prière, leur orgueil persistant, leur sécheresse affectée leur enlèvent presque, à nos yeux, le mérite de leur tardive confession.


Par ailleurs, une immense tristesse se dégage du théâtre de M. de Curel. Ses personnages si fiers, si orgueilleux, si noblement ambitieux parfois, aboutissent presque tous à de lamentables échecs.

Avoir été dix-huit ans religieuse, bonne religieuse, et, rentrée dans le monde, se retrouver orgueilleuse, jalouse, vindicative jusqu’à la cruauté, quelle faillite ! — C’en est une aussi que constate Anna de Grécourt, lorsque, laissant son mari à sa passion sénile et reprenant elle-même le chemin de l’exil, avec ses filles cependant, elle établit ce bilan lamentable : « Je suis restée honnête et ma satisfaction est médiocre ; vous avez servi vos passions et votre félicité est mince… Mon pauvre ami, tous les chemins mènent à Rome… Je vous plains, plaignez-moi… Je n’ai pas vécu plus seule dans mon abandon que vous dans vos intimités… Il pleut du ciel des croix qui ne choisissent pas les épaules… » (l’Invitée.) — Comme Anna, I Michel Prinson s’apaisera, peut-être, auprès de sa fille retrouvée ; mais son cœur insatiable se consolera-t-il jamais de ses rêves envolés ? Hélène en doute : « Ne craignez pas de me blesser, dit-elle. Répondez que vous êtes dupe… La gloire vous offrait des millions d’âmes à conquérir et vous n’avez gagné qu’un petit cœur d’enfant. » Lui-même est si plein d’angoisse que, sans répondre et cachant ses larmes, il se sauve brusquement, comme un voleur. (Le Coup d’aile.) — Pour avoir, lui aussi, levé les yeux trop haut, Jean de Sancy tombe sous la balle d’un anarchiste, et l’adieu symbolique qu’il adresse à son enfance exprime bien son immense déception. Encore sa mort est-elle une délivrance ; et peut-être lui ouvrira-t-elle ces espaces infinis vers lesquels s’élança, dès sa jeunesse, son âme avide d’héroïsme. (Le Repas du lion.) — Marie, au contraire, Marie la fille sauvage, reste seule, sans le sourire d’un enfant comme Anna ou Michel, sans le secours de Dieu comme Julie, sans l’espoir incertain mais sublime de Donnat, sans l’orgueil d’un grand sacrifice, même inutile, comme Jean de Sancy ; elle reste seule avec le souvenir de ses ambitions misérablement avortées, et le sentiment de son irrémédiable déchéance. Et si, comme il semble, son aventure est symbolique, — autrement quel en serait l’intérêt ? — la conclusion qui en découle est désespérante : l’humanité est une enfant que l’on amuse avec des fables ; ses chefs, au prix de mensongères promesses, l’entraînent parfois vers les sommets ; mais elle n’y trouve pas les merveilles ou le hochet convoité, et, redescendant aux bas-fonds, elle redevient la bête féroce et lubrique dont s’épouvantait le philosophe. (La Fille sauvage.)

Juge-t-on cette conclusion hasardeuse ? Voici une pièce de portée moindre peut-être, mais de caractère net et de signification claire : l’Amour brode devenu la Danse devant le miroir. Ce n’est pas, je pense, un simple fait divers, l’aventure de deux exaltés quelconques. À propos de ces précieux pervertis, de ces romanesques forcenés et tragiques, M. de Curel a voulu nous donner sa théorie, sa philosophie de l’amour ; et il a écrit la tragédie la plus cruelle et la plus lugubre. Cruelle, lugubre, non seulement parce qu’elle aboutit à un dénouement sanglant, parce que les épisodes en sont lamentables où Régine et Paul se torturent, s’injurient et s’avilissent ; mais parce que l’idée qui la domine est celle de notre incurable misère sentimentale, pauvres jouets que nous sommes d’ambitions irréalisables et d’irrésistibles appétits, déplorables pantins du sublime voués au ridicule, au, malheur et à la mort.

Ce qui parfois aggrave encore la tristesse de ces dénouements, c’est leur brusquerie, la sécheresse voulue des paroles suprêmes, fut-ce celles des adieux. Dédaignant, repoussant, là comme ailleurs, les « effets » qui, sans affaiblir la conclusion du drame, eussent, momentanément du moins, atténué notre malaise, M. de Curel nous sèvre de cette « douce terreur, » de cette « pitié charmante » où Boileau voyait les formes essentielles du pathétique. A l’heure où, devant sa méchanceté persistante, Julie Renaudin retourne au couvent, comme un fauve repentant rentrerait dans sa cage, sa mère s’adonne à des soins ménagers, et c’est une comparse qui prononce cet adieu laconique et inquiétant : « Pauvre Julie !… Ah ! s’il n’y avait pas l’autre vie !… » De même, au moment de se séparer pour jamais, après l’aveu de leur désenchantement respectif, Hubert et Anna de Grécourt se quittent sur ces simples mots : « HUBERT. J’entends les petites. — ANNA. C’est le départ. » (L’Invitée.) Des acteurs avisés ajoutent-ils à ce texte dépouillé le pathétique de leurs gestes appris ? Peut-être. Mais comment ne pas remarquer chez l’auteur l’horreur de l’émotion facile et du succès banal ?


Ce parti pris de sécheresse apparente, ce refus de condescendre aux conventions théâtrales expliquent, en partie, certaines résistances du public. Ils ne doivent pas nous induire en erreur. Sobre, dépouillé, austère si l’on veut, le pathétique de M. de Curel est un pathétique concentré, mais d’une singulière puissance. Dédaigneux des émotions superficielles, il pénètre jusqu’au fond de l’âme. On s’en aperçoit moins peut-être à la représentation qu’à la lecture ; mais, à chaque lecture, on le trouve chaque fois plus riche et plus émouvant.

Ceux-là même de ses personnages qui, par discrétion mondaine, orgueilleuse pudeur ou volonté stoïque, s’interdisent les mots sonores et les grands gestes, confessent leur souffrance ou résument leur triste sagesse en des phrases simples aux retentissements lointains et prolongés. Le plus souvent, c’est l’aveu direct sans fausse modestie, sans emphase non plus : « Dans le vide affreux de mon cœur, je mesure ce qui m’est à jamais refusé… Depuis longtemps, je savais ce qu’il en coûte de supprimer en soi-même les sentiments que Dieu y a mis. On en souffre tant qu’on les garde, et l’on reste inconsolable de les avoir perdus. Allez, mon égoïsme est exempt de sérénité. » (L’Invitée.) — « Pourquoi, lorsque je détruisais en moi ce qui aime, n’ai-je pas réussi à tuer ce qui souffre ?… L’un n’existe plus, l’autre s’attendrit pour un mot… » (Ibid.)

Quelquefois, leur pensée prend la forme d’une maxime, mais sans pédantisme ni froideur : « Le stoïcisme n’habite que les âmes passionnées. » (Ibid.) Et s’il leur arrive d’employer une image, l’exactitude et la discrétion la rendent plus émouvante encore : « J’ai tué dans mon âme beaucoup de sentiments très doux, mais en tâchant d’épargner la bonté… Je suis comme les vieux saules creux : le bois mort du cœur n’empêche pas les branches de verdir et les oiseaux d’y trouver un abri… » (Ibid.)

Les protagonistes de M. de Curel ne sont pas seuls capables de ces aveux profonds et troublants. Les personnages secondaires, voire les plus médiocres, jettent parfois sur eux-mêmes un, regard clairvoyant : « Tu ne sais pas ce qu’il y a de faiblesse dans les vieilles âmes qui se cramponnent à la vie, au lieu de se préparer noblement à la quitter. » (Ibid.) Lamentable aveu d’un père à sa fille, mais relevé par le regret du devoir méconnu, et qui confère un peu de dignité humaine à un fantoche pitoyable.

J’ai emprunté toutes ces citations à une pièce particulièrement émouvante ; mais que d’autres exemples à recueillir dans l’Envers d’une sainte, la Figurante, l’Amour brode ou la Danse devant le miroir ! Pour le lecteur donc, les héros de M. de Curel, sans rien perdre de leur étrangeté, deviennent plus accessibles et moins indignes de pitié. Julie Renaudin nous inquiète encore et nous révolte ; mais, au souvenir de son long martyre et devant la fermeté de sa pénitence, nous ne nous refusons plus à la plaindre ; Théodore de Monneville, sans cesser d’être un peu agaçant, déplaisant même, participe à la double grandeur du stoïcisme et de la science ; si misérable enfin que redevienne là Fille sauvage, nous sentons tout ce que ces simples mots : « Je pensais à un oiseau d’Europe, » résument pour elle de tendres souvenirs, de chers espoirs, de lourdes déceptions, et nous éprouvons comme elle une indicible mélancolie.

Et quand, au lieu d’un vieillard aigri, d’une sauvagesse deux fois déchue ou d’une religieuse sans humilité ni charité vraies, nous avons sous les yeux une honnête femme que vingt ans de souffrance, d’isolement et de stoïcisme laborieux, n’ont pas dépouillée de sa bonté profonde et de sa délicatesse, — telle Anna de Grécourt, — nous oublions ses artifices, ses ironies, son scepticisme de commande ; nous lui accordons plus que notre pitié, plus que notre estime : notre amitié la plus tendre.


M. de Curel, d’ailleurs, nous ménage d’autres émotions. S’il nous impose parfois la peine d’arracher leur secret à des âmes profondes et un peu farouches, il sait animer d’une vie généreuse, éclairer d’une lumière magnifique des âmes dont l’exaltation atteint naturellement à l’éloquence et au lyrisme. A côté des pauvres créatures, — des femmes presque toujours, — enfermées dans un douloureux égoïsme, il place des êtres d’élite que tourmente une grande ambition et qui, au service d’une noble cause, mettent toute leur énergie, parfois même toute leur souffrance.

Certains d’entre eux ont pu déchoir, ruiner eux-mêmes toutes leurs espérances, s’interdire toute résurrection ; pour célébrer leur chimère, ils retrouvent l’âme ardente et mélancolique des grands passionnés : « Oui, j’ai pour la gloire une passion de désespéré !… La passion des gens qui se donnent pour se débarrasser d’eux-mêmes, qui s’éprennent d’une femme parce que son sourire promet l’oubli… Moi, dont les visages de femmes se détournent avec horreur, j’adore la gloire comme un sourire sur les lèvres de l’humanité. » (Coup d’aile.) Alors, un reflet de beauté illumine leur face aux honteux stigmates, et nous oublions leur chute pour contempler avec eux le ciel où se perd leur dernier regard.

A plus forte raison, ne marchandons-nous ni notre admiration ni nos larmes, quand l’âme qui s’efforce sous nos yeux est une âme innocente. Robert de Chantemelle ignore les préjugés d’un autre âge, et s’il tient à perpétuer sa race, ce n’est pas par vanité nobiliaire. Il croit à la valeur morale des aristocraties, à leur nécessité plus que jamais impérieuse dans un monde chaque jour plus égoïste : « Nous ne sommes plus rien en France ? Si, nous sommes les oubliés, les dédaignés qui paient l’ingratitude en semant autour d’eux l’esprit d’abnégation. » (Les Fossiles.) Il sait que tant de générosité peut égayer ou scandaliser les sages. Mais, pieux descendant des chevaliers à qui l’honneur faisait du désintéressement un devoir primordial, il répond : « L’honneur de l’humanité réside dans un petit nombre d’abnégations, creuses quand on les pèse, sublimes quand on les sent. » (Ibid.) Fort de cette conviction, sûr de son devoir, il s’applique à résoudre le problème d’apparence insoluble qui s’impose aux aristocraties : servir, pour perpétuer un passé de dévouement ; et, pour servir, s’adapter au présent, deviner, accepter, préparer l’avenir. Et sur ce grand seigneur avide d’action généreuse, voici que fond la maladie perfide, fourrière de la mort. Le seul sentiment de sa déchéance physique et de son impuissance morale suffirait à faire de lui un personnage tragique. Mais ce n’est pas assez, et voici qu’on le précipite dans le drame le plus effroyable. Ce Chantemelle, si soucieux de la pureté de sa race, découvre que son fils est peut-être son frère, et que son monstrueux mariage lui fut imposé par son père, avec la complicité de sa sœur. Ainsi s’effondrent, dans son cœur dévasté, toutes ses affections et tous ses respects.

Pas un reproche cependant, pas une plainte. La tragédie dont il est la victime met en jeu, il le sent, plus que des personnes : une tradition séculaire. Alors il retourne, pour mourir plus vite, au berceau de sa famille, heureux de donner encore un exemple de « dévouement aux idées. » Cet exemple, il le continue par-delà la mort. Son testament pardonne et ordonne. Il pardonne à son père, à sa sœur, à sa femme. Il ordonne la vie de son fils, futur duc de Chantemelle. Avec une audace singulière enfin, il concilie son horreur du mensonge et son souci des responsabilités précises : « Plus tard, quand l’héritier de mon nom sera un homme, j’exige que Claire lui conte comment je suis mort, comment ses grands-parents, sa tante, sa mère se sont immolés pour que lui, petit être chétif, garde un nom respecté. Il comprendra que ce nom, transmis par une monstruosité, doit être porté avec une dignité surhumaine. » (Les Fossiles.)

Albert Donnat n’est pas comme Robert une victime innocente. Mais, dans son désir d’expiation, il nous entraine plus haut encore. Le drame où il se débat est d’un autre caractère, d’une autre portée que celui des Fossiles. Plus d’intérêts personnels ni d’ambitions familiales. Les droits mêmes de la science ne sont plus seuls discutés. Ce qui est en question, c’est la destinée même de l’humanité. Mais, par un prestige de l’art, le problème ne se pose pas en termes abstraits. Pour Donnat, le temps est passé des spéculations désintéressées, ou du scepticisme provisoire. Cet émule de Pasteur, universellement connu et admiré, ne peut échapper à la mort. Et cette mort prématurée, à laquelle il ne pensait pas hier et qui s’impose maintenant à lui comme un châtiment nécessaire, va lui ravir, avec la gloire et le bonheur, la possibilité d’achever les travaux dont il attendait un immense bienfait pour l’humanité tout entière. Mais là n’est pas son pire tourment. Lui qui, pour avoir tant vu mourir, narguait ou dédaignait la mort, refuse de sombrer à son tour dans l’incompréhensible et monstrueux néant. Vainement au suicide banal il substitue le suicide scientifique, qui lui permettra de prolonger jusqu’à la dernière minute son œuvre bienfaisante. La beauté de cette fin ne le console pas. Au contraire, à la grandeur de son sacrifice il exige plus que jamais que réponde la grandeur, la béatitude d’une vie nouvelle, libérée de l’erreur et de la mort : « Si la nature a mis chez l’homme un pareil instinct de vérité pour que la vérité suprême ne doive jamais luire à ses yeux, eh bien ! c’est une lâcheté de la nature… » (Nouvelle Idole.)

Peut-être sa science orgueilleuse le réduirait-elle à celle douloureuse et impuissante protestation, s’il ne rencontrait une enfant que ne troublent guère les problèmes métaphysiques, et pour qui, cependant, la vie et la mort sont, grâce à Jésus, sans mystère. Il découvre alors ce que Pascal appelait déjà l’ordre du cœur ; — et non seulement du cœur faculté de connaissance : « J’ai une imagination, j’ai un cœur, mon être est relié au monde par toute une trame frissonnante qui peut me renseigner mieux que ma raison… » (Ibid.) mais du cœur conseiller de sacrifice et maître de vie : « La loi du plus fort régit les corps, soit ; mais les esprits ?… Le plus grand symbole qui ait pu s’imposer à eux, n’est-ce pas un instrument de torture : la croix ? Quelle est donc la puissance assez forte pour que les yeux du monde entier soient fixés sur elle dans un désir d’immolation ? Toute marée dénonce au-delà des nuages un astre vainqueur ; l’incessante marée des âmes est-elle seule à palpiter vers un ciel vide ? » (Ibid.) Il se refuse, il est vrai, à entrer franchement dans cet ordre de la charité qui est aussi celui de la foi ; mais il accepte le conseil de Pascal : « Abêtissez-vous. » Sans consentir à croire, il fait les gestes, il pratique les vertus du croyant et, par l’humilité, il s’élève au sublime : « Je ne crois pas en Dieu, mais je meurs comme si je croyais en lui… J’ai pris mon parti de raisonner comme un illustre et d’agir comme le premier brave homme venu. C’est incohérent, mais viendra-t-il jamais le jour où l’on pourra, en ne suivant que sa pensée, aboutir à toutes les grandeurs morales ? Pour le moment, l’intelligence a sa logique, et l’âme, — ce je ne sais quoi qui dépasse ma compréhension, mais qu’Antoinette définirait à l’instant, — l’âme aussi a la sienne, très différente de l’autre. Oui, lorsqu’il s’agit de ne pas crever comme un chien, mais de finir noblement, c’est encore auprès des humbles qui adorent Dieu, et des cœurs ardents qui aiment avec ton héroïsme que les philosophes ont à chercher des leçons de logique. » (Ibid.) Comme ces aspirations généreuses, comme ces nobles aveux laissent loin derrière eux les sécheresses passionnées de l’Envers d’une sainte, les effusions laborieuses de l’Amour brode, et même les mélancolies hautaines de l’Invitée ! Tout à l’heure, M. de Curel se complaisait à l’observation minutieuse des passions égoïstes et malfaisantes ; il chante maintenant les passions généreuses qui élèvent l’humanité au-dessus d’elle-même. Le psychologue cruel se fait poète lyrique.


IV. — LE LYRISME

Ce contraste, déconcertant d’abord, mais qui prouve une richesse singulière d’aptitudes, on le sentira mieux encore si, après le dramaturge et le psychologue, on étudie chez M. de Curel l’écrivain.

Ce n’est pas un écrivain impeccable, et l’on pourrait signaler chez lui des impropriétés, des obscurités, des incorrections même, en assez grand nombre. Mais en regard que de beautés !

M. de Curel a la vigueur concentrée des moralistes : « Apprendre à se taire ne console pas… » (La Nouvelle Idole.) — « Le stoïcisme n’habite que les âmes passionnées… » — (L’Invitée.) « Être bon, c’est chez les orgueilleux une façon hautaine de rendre à la vie le bien pour le mal. » (Ibid.) — « L’homme qui nous respecte ne nous devient jamais indifférent. » (L’Amour brode.) Il a l’ironie tantôt souriante, tantôt amère de l’homme du monde un peu blasé : « Là-bas, une femme disponible devient sacrée. » (L’Invitée.) — « Il m’a rendu suffisamment d’estime pour faire de moi l’institutrice de ses filles, auxquelles il donne sa maîtresse pour camarade. » (Ibid. I, 2.)

Par ailleurs, il trouve l’image brève et saisissante qui résume une situation et peint un caractère : « Est-ce qu’on ne sort pas du bagne au bout d’un demi-siècle sous les habits qu’on portait le jour du crime ? » — « Ici, nous demeurons sur le sommet d’une montagne d’où nous prenons notre élan vers Dieu. » (L’Envers d’une sainte.) — Chacun lève les yeux sur une étoile ; le ciel en a pour tous. » (Les Fossiles.) — « On a fauché toute la prairie pour sauver une petite fleur. » (Ibid.) — « La magnificence des mots accompagne l’amour comme le tonnerre suit l’éclair. » (La Danse devant le miroir.) — « Nous jetons entre nous des mots et encore des mots, comme des coussins épais qui amortissent les chocs. » (Ibid.) — « On ne pleure pas devant une tombe, quand on est soi-même dans la tombe. » (Le coup d’aile.) « Il vient de voir s’envoler pour toujours sa chimère aux longues ailes. » (Ibid.)

Et de l’image M. de Curel s’élève naturellement jusqu’au symbole. Quelquefois ce symbole, peu développé, n’est encore qu’un commentaire figuré apporté par l’auteur lui-même : « Enfants trompeurs et sincères, tous deux vous déclamez des rôles… Mais d’où vient qu’à tout bout de champ vous vous évadez du problème ?… Quel personnage invisible traverse la scène et vous fournit des répliques si belles que, si vous avez l’audace de les prendre, le reste de la pièce ne parait plus qu’une farce grossière ?… Oui, décidément, deux comédiens, mais avec un mystérieux associé… Votre amour, un vaudeville avec l’idéal pour souffleur ! » (La Danse devant le miroir.)

Mais qu’ils sont plus beaux, plus grands, plus émouvants, ceux qu’un personnage trouve pour exprimer l’incertitude, l’angoisse ou l’espoir de son âme douloureuse ! On connaît l’admirable couplet des nénuphars. On m’excusera d’en citer cependant l’essentiel : « On voyait, sous une mince couche d’eau, des centaines de boutons à coulure blanche, pareils à de petites têtes au bout de longs cous tendus, oh ! mais tendus à se rompre ! Tous les jours les tiges s’allongeaient mais s’effilaient en même temps. Je voyais mes plantes à la limite de l’effort. Leur désir de vivre avait quelque chose d’héroïque. Je disais au soleil qui les attirait : « Soleil, triompheras-tu ? » Et puis, je voyais l’eau qui ne diminuait pas assez vite, et je tremblais : Ils n’arriveront pas ! Demain, je les verrai morts sur la vase… A la fin, le soleil a triomphé. Avant mon départ, toutes les belles fleurs de cire s’étalaient sur l’eau. Voyez-vous, mon petit, devant cela, je n’ai pu me défendre de réfléchir. Vous, moi, tous les chercheurs, nous sommes de petites têtes noyées sous un lac d’ignorance et nous tendons le cou, avec une touchante unanimité, vers une lumière passionnément voulue. Sous quels soleils s’épanouiront nos intelligences, lorsqu’elles arriveront au jour ?… Il faut qu’il y ait un soleil !… » (La Nouvelle Idole.)


Poète, enfin, M. de Curel a le don d’associer aux drames de l’âme la nature elle-même. Dans le Repas du lion, dans les Fossiles surtout, elle apparaît comme le cadre le mieux approprié à l’action.

Dès les premières scènes des Fossiles, par-delà la grande salle gothique à l’aspect sévère, nous devinons la forêt immense, perdue sous la neige, peuplée de bêtes fauves. Et tout le long de la pièce, le vent hurle derrière les portes, les fauves hurlent sous les fenêtres… Décor sauvage et magnifique, où ne peut se dérouler qu’une tragédie grandiose et terrible.

Mais la nature n’est pas seulement un milieu où vivent les personnages. Elle est leur éducatrice, leur conseillère, et les plus forts d’entre eux lui doivent quelque chose de leur âme. Jean de Sancy a reçu de la forêt son imagination de rêveur, son indépendance et sa-fougue de chasseur. Il y trouve le refuge naturel de ses mélancolies, et comme un sanctuaire pour sa nostalgie d’aristocrate. Pareillement Robert de Chantemelle, dont l’âme de chasseur est l’âme d’un artiste : « J’ai été passionné pour la chasse, et ce n’était pas uniquement la rage de tuer des animaux : non, il y avait autre chose, l’épaisseur du fourré, un sentiment d’inconnu… J’écoutais avec délices les coups de vent arriver dans la futaie, s’annoncer au loin par un bruit de flots, s’approcher, grandir lentement, mystérieusement, et tout à coup la crinière des bouleaux et la toison des hêtres s’agitaient sur ma tête : j’étais dans le tourbillon ! Et puis les sangliers qui accourent en brisant les perches, en pliant le taillis… On espère une apparition faunesque. Et quand le sanglier saute dans l’éclaircie, noir, hérissé, la queue en vrille, on n’est presque pas déçu… et le trot léger des loups sur les feuilles mortes… leur tête fausse et oreillarde qui s’encadre dans les ronces, regarde, s’évanouit, sans qu’on puisse dire par où… Et la silhouette falote des renards sur la neige !… Je m’exalte en pensant à tout cela !… »

A son tour, pour célébrer la nature, Claire trouve des accents lyriques : « O Robert, que voilà bien le frère et la sœur ! Depuis leur naissance ensevelis dans un vieux château, consumés du chagrin de ne rien être, ils supplient la forêt, le vent, le nuage de leur chanter la vie. Moi qui ai peu lu et entends dire sans cesse que tout est mal à notre époque, c’est la vie du passé que les choses me peignent… Toi, tu les interroges sur l’avenir. Lequel a raison ? » (Les Fossiles.)

De fait, Robert ne se contente pas d’aimer et de peindre la nature en poète, il se met à son école et lui demande la loi de la vie. En proie, lui aussi, à cette inquiétude des vrais aristocrates qu’attire et que repousse le monde moderne, il aime la forêt qui lui révèle la lutte pour la vie et la loi de la sélection naturelle ; mais il perçoit la leçon démocratique de l’océan où « des vagues, toujours pareilles, viennent en troupeau s’ébattre sur la plage, toutes également parées d’un rayon de soleil, toutes également petites par le calme, toutes également hautes par la tempête. » Et quand, devant ces images contradictoires, il demeure désemparé : « Il faut me plaindre, écartelé que je suis entre le forestier et le marin, l’homme des futaies et l’homme des vagues, » nous n’avons pas envie de sourire. Ce ne sont pas là plaintes savantes de littérateur, mais aveux ingénus d’une âme noble et incertaine, qui participe aux ignorances de la nature comme à sa grandeur.

Cet art d’employer le décor à l’expression pathétique des idées ou des sentiments, nous le retrouvons au dénouement des Fossiles et du Repas du lion. Jean de Sancy meurt dans cette maison forestière qui fut la maison de ses jeux enfantins ; il meurt en voyant flamber ce bois du Seigneur qu’il voulait arracher à l’usine envahissante ; et pour dernier geste, il s’accroche à une branche verte, fragile, hélas ! comme ses rêves. Celle qu’il aimait, lui aussi, comme l’image du passé féodal, celle qu’il avait associée à toute sa vie sentimentale, disparait avec lui devant l’industrie moderne, et cette mort de la forêt communique à la mort de l’homme une grandeur épique.


V. — M. DE CUREL ET LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN

Si tels sont les rares mérites de M. de Curel, comment expliquer qu’il ne se soit jamais imposé complètement au grand public et que le jugement même de ses admirateurs demeure parfois incertain ?

Cela tient d’abord au choix de certains sujets : celui des Fossiles a quelque chose de monstrueux ; la donnée de l’Amour brode est singulièrement déplaisante, pour ne pas dire plus.

D’autre part, la force concentrée des passions est plus sensible à la lecture qu’à la scène ; et quand, finalement, elle éclate, sa brusque explosion surprend et déconcerte. De même, quand de la sécheresse du cynisme brutal, un Michel Prinson passe à l’ardeur oratoire, à l’effusion lyrique, le spectateur prend pour une disparate ou une contradiction ce qui est une évolution trop rapide. L’ironie encore, si chère aux héros de M. de Curel et même à ses héroïnes, refroidit la sympathie des spectateurs comme elle paralyse les expansions des personnages.

Aussi bien, il y a dans cette œuvre, par ailleurs si solide, — les expositions sont le plus souvent admirables de vigueur et de netteté, — d’étranges faiblesses. J’ai dit quelles sont, à mes yeux, la valeur et la portée du dénouement dans le Repas du lion. Mais la signification n’en apparaît pas avec une clarté suffisante, le conflit semble s’y rétrécir, et l’on s’explique que ce cinquième acte ait été parfois supprimé. Et quelle déception ne nous réserve pas, dans l’admirable Coup d’aile, l’invention saugrenue d’Hélène Froment ! Comment cette petite personne avisée n’a-t-elle pas compris que ce vol d’un drapeau ne pouvait même pas aboutira un scandale, bien loin de l’exposer, elle, au moindre danger ? En tout cas, l’échec de sa tentative lui enlève tout intérêt ; et quand, après de superbes envolées, nous retombons à des puérilités, la lourdeur d’une telle chute nous laisse irrités autant que meurtris.

Ajoutez la rudesse de certaines plaisanteries surtout maniées par des femmes, l’application de quelques-uns des personnages à prolonger sur eux-mêmes une analyse froidement exaltée et laborieusement cruelle, l’inconsistance enfin, sinon la contradiction pour le moins apparente de la pensée.

Dans quelle mesure ces défauts s’expliquent-ils, les uns, par l’influence du premier Théâtre-Libre, et d’autres, par celle d’Ibsen ? Dans quelle mesure sont-ils imputables à l’auteur seul ? Ce n’est pas notre objet de le déterminer aujourd’hui, et mieux vaut peut-être fixer les traits qui, de toute évidence, composent la physionomie propre de l’écrivain.

La nature, les passions, les idées, voilà, je crois, le triple amour de M. de Curel ; triple amour de gentilhomme pour qui la littérature ne fut ni un gagne-pain honorable, ni un moyen distingué d’arriver à certains honneurs, mais un divertissement solitaire et magnifique.

La nature qu’il aime est inaccessible à la foule ; les visions qu’il lui demande ont quelque chose de grandiose, mais aussi de sauvage et de fantastique ; à poursuivre les loups et les sangliers, il retrouve l’âme des grands féodaux pour qui la chasse, bruyante, fatigante et dangereuse, était encore l’image de la guerre.

Ses héros eux-mêmes sont-, à leur manière, des féodaux, du moins des aristocrates. Féodaux, bien entendu, le duc de Chantemelle et Glaire elle-même. Féodal terrible, Michel Prinson. Féodal honnête et bienfaisant, Georges Boussard. Aristocrates, Anna de Grécourt, Françoise de Renneval, Gabrielle et Régine, à plus forte raison Robert de Chantemelle et Jean de Sancy. À cause de leurs titres ou de leurs particules ? Quelle puérilité ! Plus que leur nom, c’est leur âme qui est aristocratique. Tous orgueilleux, tous fiers du moins, ils ont cette qualité des âmes nobles : la tenue. Ils savent se dominer et se taire. Ils semblent distants et froids ; ils méprisent seulement la familiarité démocratique et ce besoin de confidences qui est celui des faibles. Cet orgueil les préserve des avilissements vulgaires. Leurs passions sont ardentes, la sensualité brûle plusieurs d’entre eux. Mais le sentiment de leur dignité est plus puissant encore ; et au mépris d’eux-mêmes ils préfèrent la souffrance solitaire et les larmes silencieuses. Et c’est, exagéré ou perverti, le sentiment de l’honneur encore qui les pousse à rejeter les compromissions banales de l’adultère ou les joies trop faciles d’un amour simple. Ce théâtre d’amour est un théâtre d’orgueil.

Théâtre d’orgueil encore, et dans le meilleur sens du mot, quand il devient un théâtre d’idées. Choix de ces idées (culte de la race, le devoir social des aristocraties, la Science et le Mystère), manière de les traiter (ni rhétorique, ni mélodrame), qualité des âmes qui se passionnent pour elles (Robert de Chantemelle, Jean de Sancy, Albert Donnat), tout révèle chez M. de Curel les mêmes tendances d’esprit : amour des grands sujets, mépris de l’émotion banale, du succès facile.

Les événements actuels amèneront-ils M. de Curel à mettre son rare talent au service de tant de belles causes menacées ? Nous le souhaitons d’autant plus qu’il est, plus que personne, capable d’assurer le renouvellement, impérieusement nécessaire, de notre art dramatique. Mais, telle qu’elle est, son œuvre suffit à justifier la plus belle renommée. Le psychologue à qui nous devons tant d’analyses subtiles et profondes ; le moraliste qui ajouta au trésor de notre littérature d’observation déjà si riche ; le poète philosophe qui sait illuminer d’un éclair rapide une âme ou un problème, ouvrir à l’esprit les plus nobles perspectives, et sur les sommets les plus arides faire éclore les fleurs qui décident aux rudes ascensions l’humanité curieuse et débile ; celui-là peut dédaigner les approbations faciles, irriter même ou contrister ses admirateurs les plus bénévoles ; il domine malgré tout, il s’impose ; il compte, dès maintenant, parmi les écrivains qui font honneur à l’esprit français, et rappellent au respect les étrangers qui ne veulent voir en nous que des amuseurs publics.


GAILLARD DE CHAMPRIS.