Le Théâtre de G. d’Annunzio

Le Théâtre de G. d’Annunzio
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 655-681).

LE THÉÂTRE
DE
GABRIEL D’ANNUNZIO

On s’était habitué à considérer exclusivement M. d’Annunzio comme un romancier et un poète, quand une tournée de Mme Duse, à travers l’Europe et les deux Amériques, le présenta à ses admirateurs sous la figure d’un auteur dramatique. Et, aussi bien, il semble que cette dernière incarnation de son talent soit chère entre toutes à l’auteur de l’Enfant de Volupté. Les lecteurs de ses romans, et la critique bienveillante, l’invitent vainement à revenir vers un genre auquel il doit le meilleur de sa réputation : il affirme chaque fois son droit de dépenser ses dons comme il lui plaît ; et, dès aujourd’hui, son œuvre théâtrale, comparée à son œuvre de romancier, n’est guère moins considérable en importance et en nombre. Il a fait représenter à Paris, en 1897, le Songe d’une matinée de printemps. Cette pièce a été presque immédiatement suivie de la publication du Songe d’un crépuscule d’automne, écrit dans la même forme dialoguée, avec les mêmes intentions scéniques. La Gioconde, tragédie en quatre actes, a été représentée à Palerme au théâtre Bellini, le 15 avril 1899. La Ville morte, tragédie en cinq actes, a été donnée pour la première fois en français à Paris au théâtre de la Renaissance, le 21 janvier 1898. La Gloire, en cinq actes, a été produite au théâtre Mercadante de Naples, le 27 avril 1899. Françoise de Rimini a été jouée le 10 avril 1901 à Florence, et l’on annonce que l’écrivain vient d’achever un drame nouveau, la Fille de Jorio.

Cet effort de M. d’Annunzio vers le théâtre n’est pas, et on le sait, dans l’Italie contemporaine, un mouvement isolé. Les noms et les œuvres de MM. Giacosa, Rovetta, Praga, Bracco, Butti, des frères Traversi, de M. Verga, etc., ont passé la frontière. Un imprésario parisien a donné l’hiver dernier, en français[1], une suite de représentations des pièces italiennes qui avaient le plus réussi de l’autre côté des Alpes. Mais, quelles que soient la valeur et les promesses de ces nouveautés, l’œuvre dramatique de M. d’Annunzio en demeure pourtant indépendante. Il y a un réel intérêt à l’étudier en elle-même, comme une affirmation nouvelle de la nature très originale et très attachante du romancier italien.


I

Le génie français, supérieur par ses qualités de bon sens, son amour de la clarté, son instinct merveilleusement social, a pu souvent paraître moins doué dans l’ordre du lyrisme. C’est au contraire dans le lyrisme que le tempérament italien se révèle avec le plus de facilité, d’abondance et d’éclat. Toutes les conditions historiques de la vie italienne qui, pendant des siècles, ont mêlé si étroitement les passions politiques, les passions religieuses et les passions d’amour, ont contribué à développer un penchant qui était naturel à la race. L’Italien est aussi spontanément lyrique qu’il est musicien et chanteur : c’est le pays heureux où le premier venu trouve des mots de génie pour exprimer les mouvemens de son cœur. Faut-il s’étonner après cela qu’un écrivain italien contemporain, en qui l’on se plaît à reconnaître comme une résurrection des qualités d’ardeur, d’exaltation, de violence passionnée, de raffinement voluptueux qui caractérisent son peuple, se soit manifesté dans une forme supérieurement lyrique ?

Les deux premiers romans de M. Gabriel d’Annunzio, Giovanni Episcopo et l’Enfant de Volupté, masquaient un peu, sous des contraintes littéraires que l’auteur s’imposait comme une discipline, ce penchant de sa nature. Il ne faut pas s’en étonner. De même que, dans l’amour, on va, tout naturellement, à l’admiration des mérites que l’on ne possède pas soi-même, ainsi, dans les lettres et dans les arts, les jeunes ambitions s’attachent tout d’abord aux maîtres en qui brillent les dons qui lui manquent le plus. C’est pour cette raison qu’à ses débuts M. d’Annunzio subit, plus ou moins inconsciemment, l’influence du roman russe et de la psychologie de M. Paul Bourget. Mais déjà, dans l’Intrus et surtout dans le Triomphe de la Mort, il est emporté par son tempérament à travers les chemins qui seront les siens propres. C’est comme le bruit lointain d’une galopade d’abord étouffée par la distance et l’épaisseur du gazon, mais qui se rapproche, devient plus retentissante, plus nettement rythmée, plus écumante, et qui finit par passer, comme une trombe, avec des hurlemens de chevauchée fantastique.

Les romans des Vierges aux rochers et du Feu appartiennent, l’un comme l’autre, à cette période d’affranchissement où, sous le symbolisme du Nord, et le parti pris d’esthète qui faisait songer à une transposition, dans le roman, des manières combinées d’un Gustave Moreau et d’un Puvis de Chavannes, perce le lyrisme originel, ardent, incompressible comme ces flammes de volcan qui, ici et là, continuent de soulever la montagne italienne et de la couronner de flammes. Les règles de la composition, le souci de ménager le lecteur, le désir de se faire exactement comprendre de lui, sont abandonnés. Le romancier déborde d’une passion tout individuelle ; on a le sentiment qu’il en étoufferait s’il ne l’exprimait point. La langue même lui cède, elle ne décrit plus, elle n’analyse plus ; elle reflète des visions, elle bondit en élans d’oraison lyrique. Elle a des trouvailles splendides et des obscurités douloureuses ; elle étonne et elle déconcerte ; elle désole les admirateurs trop équilibrés, de passion moyenne, ceux qui s’étaient flattés d’avoir trouvé dans M. d’Annunzio un fournisseur excellent de la qualité de plaisir qu’ils aiment, moyenne et tempérée comme eux.

Et pourquoi leur plairait-il ? Pourquoi les ménagerait-il, eux ou personne ? Il suffit d’ouvrir (son œuvre poétique pour constater que le « prochain, » toute cette partie de l’univers qui n’est pas lui-même et sa passion, lui devient chaque jour plus indifférente. Le poète brise, les unes après les autres, avec une inconscience dont il ne s’excuse pas, ou une volupté cruelle dont il triomphe, les infortunées qui l’ont aimé. Sa mère elle-même ne trouve qu’un instant grâce devant cet égoïsme splendide et destructeur. Le jeune poète s’écrie, dans un Message, « qu’il rentrera dans sa maison, qu’il est las de mentir, que tout sera comme au temps lointain. » Mais c’est un vain engagement qu’il prend là. Il ne viendra pas voir « le sourire exténué de sa mère sur son visage flétri. » Il n’a jamais sérieusement songé à venir, il suit son chemin, il ne regarde pas à ses pieds ce qu’il foule ; il jette, contre le vent et contre le soleil, les mots qui libèrent son cœur ; il ne se sent de responsabilité que vis-à-vis de son art, il ne se connaît d’autre devoir que de servir sa passion de l’heure ; il en arrive à ne jamais parler de lui-même qu’en se nommant l’« Initiateur : » le « Créateur. » Son lyrisme finit par faire en quelque sorte éclater sa propre personnalité, pour devenir à ses yeux une des forces de la nature.

C’est à ce moment de son évolution que M. d’Annunzio a décidé de se consacrer au théâtre. Allait-il frapper à cette porte en victorieux qui pense tout éclairer du reflet de l’étoile qui brille à son front ? Avait-il résolu de déposer son orgueil byronien ; et, puisqu’il descendait des sommets où s’était isolée sa pensée, pour se mêler à la foule, consentirait-il à faire les sacrifices qu’elle exige de ceux qui prétendent à ses applaudissemens ?


II

Quand on présente, en une sobre analyse, les pièces que M, d’Annunzio a déjà données au théâtre, on se sent d’abord tenté de croire que leur auteur a voulu séduire son public en lui présentant des sujets qui comportent tous ces élémens d’émotion que l’on nomme dramatiques. Ceux qui, dans leur cœur, gardent à Shakspeare une gratitude particulière pour avoir donné la vie à ces figures de tendresse et de poésie qui s’appellent Juliette, Roméo, Titania, Ophélie, sont sûrement disposés à s’émouvoir si on leur résume en ces termes ce Songe d’une matinée de printemps, par lequel M. d’Annunzio a débuté au théâtre.

Une Juliette passionnée a reçu chez elle un Roméo qui n’a point passé par la chapelle du Père Laurent. Surpris entre les bras de celle qu’il aimait, l’amoureux n’a pas eu le temps de s’échapper par le balcon ; il a été poignardé. La Juliette de M. d’Annunzio a perdu la raison. Dans sa folie, elle est restée fidèle au cher souvenir. En vain ceux qui l’aiment, sa sœur, le frère de l’assassiné, essaient-ils de la guérir en lui faisant croire que le mort n’est pas mort. Elle ne se laisse pas décevoir ! Elle persiste dans sa déraison. C’est le seul refuge qui reste à une douleur comme la sienne.

Le Songe d’un crépuscule d’automne ne semble pas moins propre à fournir, sinon la matière d’un drame en prose, du moins l’action passionnée de quelque belle pièce en vers, — ou d’un dramatique livret d’opéra.

La dogaresse Gradeniga a empoisonné son vieux mari par amour pour un jeune homme. Longtemps elle a cru que sa maturité superbe fixerait ce jeune amant qui a connu, par elle, tout ce que peut donner la femme en qui s’unissent l’expérience de la passion et l’ardeur du sentiment. Mais l’adolescent qu’elle adore a tourné ses yeux d’un autre côté. Avec tous les hommes de Venise, il est fou de la jeune courtisane Pantea, en qui le désir semble s’être incarné sous forme de beauté, et il rêve d’être vu sous les pieds de cette victorieuse, le jour où elle passera au milieu des ovations, dans un décor d’apothéose. Alors Gradeniga veut que Pantea meure. Elle envoie ses suivantes épier la courtisane. Elle s’est fait apporter de ses cheveux. Elle a appelé à elle les plus savantes nécromanciennes. Au moment le plus glorieux du triomphe de la belle fille, le feu, déchaîné par les magies de sa rivale, prend sur le vaisseau où elle se promène. Mais la vengeance de Gradeniga dépasse son espoir ; car ce n’est pas seulement la courtisane, qui disparaît dans l’incendie, le jeune amant y trouve sa fin avec elle, et Gradeniga, impuissante à arrêter le mal qu’elle a voulu, assiste à cette mort comme une criminelle épouvantée de son œuvre.

De même, quand on vient à résumer, dans la sécheresse d’un compte rendu, les cinq actes de la Ville morte, le lecteur a la sensation qu’on analyse une tragédie pleine de vie dramatique et de mouvement. Deux jeunes hommes, Alexandre et Léonard, sont venus fouiller, en archéologues passionnés, les ruines de Mycènes. Alexandre a une femme exquise, qui est devenue aveugle dès le seuil de sa jeunesse : Léonard a une sœur, Blanche-Marie, une jeune fille qui porte en elle tous les charmes et toutes les puretés de son âge. Or, emporté par un amour irrésistible, Alexandre déclare ses sentimens à Blanche-Marie. La jeune fille est prise de vertige. L’aveugle devine tout ce qu’on finira par lui avouer ; elle sent qu’elle est maintenant une pauvre créature hors de la vie ; elle serait prête à s’effacer pour faire le bonheur de ces deux êtres qui se cherchent. Mais, comme si la flamme incestueuse qui dormait dans le tombeau des Atrides avec les trésors découverts par les deux hommes était vraiment venue empoisonner leurs âmes, Léonard ne peut plus enfermer dans son cœur la passion qu’il nourrit pour sa sœur, la pure Blanche-Marie. Il se confesse à Alexandre, sans se douter que l’homme à qui il parle est travaillé du même mal que lui. Il apprend enfin, par une confidence éperdue de l’aveugle, que cet Alexandre, à qui il vient de livrer un tel secret, est son rival. Qui va disparaître et, par son départ ou sa mort, dénouer le drame ? La jalousie de Léonard décide que Blanche-Marie sera la victime. Il emmène sa sœur dans la campagne ; il la fait mourir.

La Gloire, que M. d’Annunzio qualifie de « tragédie, » offre sûrement, elle aussi, une matière capable de soulever, chez le spectateur, l’émotion dramatique, puisqu’elle met en scène, dans le cadre d’une grande aventure politique, un meneur d’hommes épris d’une femme ambitieuse. Une créature superbe et impérieuse, sortie d’une antique lignée d’empereurs, Hélène Comnène, s’est fait épouser par un vieux tribun politique, Bronte, qui fut adoré du peuple. Mais Bronte touche à la fin de sa vie et de sa popularité. L’amour qu’il a pour cette femme d’appétits insatiables l’a compromis et ruiné. La Comnène n’aura pas la patience d’attendre qu’il meure. Déjà, elle est tournée vers l’astre levant, un jeune homme, celui-ci, Flamma, qui attire à soi les cœurs et les espoirs. Elle va à lui. Elle se promet, « s’il est capable d’oser. » Et, tout d’abord, elle lui immole Bronte, dont elle se débarrasse par le poison. Mais le succès de Flamma est de courte durée. Hélène le perd comme elle a perdu Bronte, par les mêmes moyens. Une troisième fois, la Comnène, qui n’a pas plus aimé Flamma que Bronte, mais qui n’est éprise que du succès, cherche à apercevoir le nouveau favori du peuple, pour trahir à son profit celui qu’elle a mis hors des routes de l’honneur. Elle va jusqu’à frapper Flamma comme elle a tué son prédécesseur, mais plus publiquement, plus effrontément encore, elle le poignarde sur un balcon, pour complaire à la foule et elle tend les bras vers l’émeute quand on lui crie : « La tête ! jette-nous sa tête ! »

D’un ordre de sentimens plus intime, le sujet du drame que l’auteur a intitulé la Gioconde, atteint, lui aussi, le spectateur aux sources mêmes de sa sensibilité

Il s’agit, cette fois, d’un ménage d’artistes, traversé par la passion que le mari, le sculpteur Settala, porto à son modèle, l’admirable Gioconde. Pris entre ce vertige irrésistible et la volonté de ne pas briser le cœur de sa femme, la douce et fidèle Silvia. Settala s’est tiré un coup de pistolet, au pied de la statue qu’il venait d’achever. Il ne meurt pas. Sa femme le sauve. Après des semaines d’inconscience, il revient à la vie. Il voudrait croire, et faire croire à celle qui l’aime, que les souvenirs du passé sont abolis, qu’il recommencera près d’elle la vie d’autrefois. Mais il suffit qu’un billet de la Gioconde lui tombe dans les mains pour qu’il se retrouve dans l’état d’âme où il était avant d’essayer de se donner la mort : « En somme, pourquoi est-il né ? Pour faire le bonheur de sa femme et de sa petite fille, ou pour créer des chefs-d’œuvre ? » Silvia voit le péril, et décide de combattre jusqu’à la fin. Elle sait que la Gioconde attend Settala dans l’atelier, devant sa statue. Elle va au rendez-vous à la place de son mari. Elle lutte de toutes les forces de son droit et de son amour, et, quand la maîtresse affolée se rue sur cette statue pour la détruire, elle, Silvia, l’épouse, elle reçoit sur ses mains le marbre qui s’écroule, et laisse écraser sa chair pour empêcher que le rêve de Settala périsse. Au dramaturge, après cela, de nous dire ce que sera le destin de cette noble amoureuse. Qu’il nous la montre triomphante, ou sacrifiée (c’est le parti où il s’arrête), il nous a émus assez profondément pour nous mener où il veut, à la condition, bien entendu, qu’il ait le dessein de nous conduire quelque part.

La tragédie de Françoise de Rimini, n’ayant été ni jouée ni même traduite en français (il en est de même du Songe d’un crépuscule d’automne), mérite une analyse plus ample. Et, aussi bien, de l’aveu de la critique comme de M. d’Annunzio lui-même, c’est, de toutes les pièces que l’auteur a données au théâtre, celle où il fait le plus d’efforts pour observer, dans la distribution et la conduite de son action, les règles de la poétique dramatique.

Cette « tragédie » commence à Rimini dans une cour du palais des Polentani, les parens de Françoise. La politique de la famille a condamné la belle jeune fille à épouser Jean Malatesta, surnommé le Boiteux, qui est laid de corps, féroce d’âme. On a résolu d’user de ruse pour décider Françoise. Celui qu’on lui montre de loin comme le fiancé qu’un jour elle épousera est le beau Paolo, le propre frère de Jean Malatesta II est venu en ambassadeur demander la main de la jeune fille pour le Boiteux, Paolo est marié. Pour que personne ne désabuse Françoise, il importe qu’elle ne puisse causer avec âme qui vive de cet époux qu’on lui réserve. Elle aperçoit Paolo à travers une grille. Elle s’enchaîne à lui sans une parole, au milieu des louanges de ses femmes, en tendant une rose rouge à ce beau cavalier qui passe et lui prend le cœur.

Elle le retrouve au second acte, un soir de bataille. Maintenant elle est devenue, par surprise, la femme du Boiteux Malatesta. Mais que lui importent, à elle, ces luttes des Guelfes et des Gibelins qui se battent sur les tours de son château ? La guerre ne lui est qu’une diversion à l’ennui. Pour que la passion lui remonte au cœur, il faut que Paolo rentre dans sa vie. Et justement le voici ! Il vient pour livrer bataille à côté des siens. Défaite et tremblante, à sa vue, Françoise laisse tomber la torche qu’elle tenait à la main, elle s’adosse au mur, et Paolo, plus bouleversé qu’elle, en oublie de commander à ses soldats. Elle rappelle la trahison nuptiale dont elle a été victime. Lui, enivré par la passion, demande « s’il doit mourir pour racheter une telle faute ? » À ce moment, la bataille est dans toute sa fureur, les arbalétriers occupent la tour : plusieurs tombent blessés ou morts. Paolo combat. Un trait lui effleure la tête. Francesca le croit blessé, elle prend cette tête chérie entre ses mains qui tremblent : « Paolo, Paolo ! » Il n’est pas blessé, les doigts de la jeune femme ne se tachent point de sang, pourquoi alors Paolo est-il pâle comme s’il allait mourir ? « Le fer ne m’a pas touché, » dit-il, « mais vos mains m’ont touché et mon âme a défailli dans mon cœur, et toutes mes veines se glacent. Je n’ai plus la force d’être vivant. » Cet entretien amoureux est interrompu par l’arrivée du mari. Il faut que le jeune homme aille où son devoir l’appelle ; et l’acte s’achève dans la mélodie des adieux.

Tout un tableau, le troisième, est consacré à la mise en scène de l’épisode dantesque pour lequel M. d’Annunzio a visiblement écrit cette pièce.

L’action reprend au quatrième acte, quand Françoise est obligée de se défendre, non plus seulement contre les soupçons de son mari, mais contre les assiduités d’un de ses beaux-frères, Malatestino le Borgne, qui ne sait que couper des têtes et les apporter sanglantes pour faire sa cour. Éconduit, le Borgne jure de se venger. Il provoque une délation, met à découvert les amours de Françoise et de Paolo. Il a la lâcheté de prévenir le mari : il s’associe à lui pour tendre aux amans un piège mortel. Ce sera la chambre même de Françoise qui servira de décor à ces scènes suprêmes. Un soir où Paolo, après le départ des servantes, vient apporter sa tendresse passionnée, les deux amans sont frappés au milieu de leur délire.

Et M. d’Annunzio aura le droit d’écrire, dans la préface qui sert d’avant-propos à ce drame, une phrase qu’il faut retenir : « Je me suis efforcé de faire valoir cette œuvre par la somme de vie active qu’elle contient, »


III

Quand on annonça à Francisque Sarcey que Mme Duse venait tout exprès à Paris pour représenter une pièce en un acte qui était, au théâtre, le début de M. d’Annunzio, il déclara, dans cette forme pittoresque qui lui était ordinaire : « Je veux croire que ce brillant romancier a jusqu’ici caché son jeu, et qu’il va se révéler homme de théâtre, mais alors — c’est un monstre de dissimulation ! » Au sortir de la représentation du Songe d’une matinée de printemps, le critique déclara qu’il avait été bon prophète.

On ne reprochait pas à M. d’Annunzio d’avoir placé au centre de sa composition, comme principal protagoniste, le personnage de la folle par amour. On remarquait seulement que, contrairement à l’esthétique du théâtre, qui est action, c’est-à-dire progrès d’une situation, ce « songe » piétinait sur place. En effet, on n’assiste pas aux tendresses de ce Roméo et de cette Juliette. On ne voit pas la surprise des deux jeunes amans, l’assassinat du coupable. Quand le rideau se lève, l’infortunée Isabelle est déjà démente. Elle ne se reprendra pas une seule minute au cours du poème. La dernière ligne de la pièce la retrouvera au point de douleur où elle était quand le spectacle a commencé. Elle s’est contentée de tourner des fleurs entre ses doigts, — cette fois, comme Ophélie, — mais sa chanson est moins courte et, quelle que soit la grâce exquise de cette chanson-là, elle a paru longue au théâtre, même quand c’était Mme Éléonore Duse qui la disait.

On s’étonne d’abord qu’un artiste aussi doué que n’ait pas prévu ce mécompte ; mais, lorsque, rentré chez soi, on lit le texte de la pièce avec les « annotations scéniques » que l’auteur y a mises, on a une réponse à la question. M.  d’Annunzio a des mois si merveilleux pour évoquer dans l’imagination de son « lecteur » les choses qu’il veut peindre et voit lui-même, que, la brochure en main, on respire vraiment avec lui l’odeur des roses. Les cyprès dont il parle éveillent le souvenir des temples de Vénus ; le secret du bois qu’il a rêvé nous trouble autant qu’il lui plaît ; la vétusté des statues qu’il y loge nous attendrit à sa volonté. Mais tout à l’heure, au théâtre, tout cela n’était que carton et toile peinte ; les belles descriptions palpitantes du poème avaient fait comme le mystère et le parfum, elles étaient restées dans le livre fermé. Un vaudeville, joué dans le décor d’une villa de banlieue un peu abandonnée, et cette « élégie lyrique, » s’entourent sur la scène des mêmes apparences. L’art des décorateurs est limité dans ses ressources, la perspective est noire, grise, bleu pâle ou bien foncé : elle n’a pas de mystère. De même pour le long monologue où une grande actrice se débat en racontant ce qui devrait être montré, en faisant espérer par sa présence réelle ce qui ne viendra point. Il ne s’agit pas de savoir si elle débite, avec une émotion tragique, ou une grâce amoureuse qui donne le frisson, de superbes couplets lyriques. Nous sommes au théâtre et non devant un piano, où une chanteuse dit merveilleusement une romance qui trouble. Or, ici, l’affaire n’est pas d’émouvoir le spectateur par une tirade si belle qu’on ne peut l’imaginer autre qu’elle est, ou une scène isolément dramatique. Le théâtre commence seulement quand des scènes de cette couleur se lient entre elles pour faire progresser le développement d’un caractère, ou les épisodes d’une action.

M. Henry Fouquier, que son goût de la culture italienne et de l’œuvre romanesque de M. d’Annunzio disposait le plus favorablement du monde pour l’auteur d’Une matinée de printemps, qualifia ce « songe » de « poème dialogué ; » il parla de « monotonie ; » il dit, avec une intéressante clairvoyance du parti pris, dans lequel, volontairement ou non, allait s’enfermer d’Annunzio : « J’aime à considérer le personnage du Songe comme une abstraction, comme un « symbole. »

Un symbole aussi, un symbole de l’amour fatal, païen, passionné, que ne traverse nulle clarté de libre arbitre, voilà ce qu’elle est, cette dogaresse Gradeniga du Songe d’un crépuscule d’automne, que le souvenir des voluptés qu’elle va perdre secoue comme un vent furieux. Le cri qui lui jaillit de la poitrine est si surhumain que la vision de la femme s’efface ; on pense malgré soi, non pas même à une bacchante, mais à quelque panthère hurlante, campée sur ses ongles et creusant son échine. Le fauve rugissement, pour lequel M. d’Annunzio a écrit de bouleversantes paroles, emplit tout le palais :

… « Il faut mourir ! Il faut mourir ! Mais le voir encore une fois, le regarder une fois encore, une seule fois ! Je ne l’ai jamais bien regardé ! il me semble ne l’avoir jamais bien regardé quand je l’avais entre mes bras. Il a disparu de moi, il a emporté jusqu’au souvenir de son visage. Ma vue se trouble lorsque je veux revoir sa face dans mon âme… Tout se brouille et se fond dans mon âme comme dans un lac de feu… Tout a une seule couleur, comme les choses qui s’empourprent dans les fournaises, comme les péchés dans l’enfer. Ô Lentella, avant que l’enfer me prenne, fais que je le voie, fais que je le touche, que je lui demande si jamais il m’a aimée, si jamais il a posé sa joue sur mon cœur… Va, va, je te supplie. Dis-lui que je meurs, que je veux mourir pour le faire joyeux ; que je ne rouvrirai plus jamais les yeux s’il vient me les fermer avec ses doigts ; que je ne me lèverai plus jamais s’il me recouvre de terre quand je serai étendue à ses pieds… »

Évidemment le spectateur de théâtre, qu’une telle fureur, tout animale qu’elle soit, émeut malgré lui, attend avec impatience le moment où cet être tant aimé osera se présenter devant celle qui l’appelle. Il y aura aussi, sans doute, une apparition de cette courtisane Pantea, dont la magique jeunesse a plus de pouvoir sur les hommes que tous les sortilèges des nécromanciennes ! Avec les ressources de verbe dont dispose M. d’Annunzio, la puissance poétique dont il est doué pour exprimer ses pensées et ses désirs par des images, on s’attend à une scène tragique entre les deux femmes. On est presque aussi impatient que l’infortunée dogaresse de voir l’adolescent sous les pieds de la courtisane, d’entendre les choses qu’il lui dit. On se demande enfin par quel glorieux artifice de mise en scène on pourra assister à l’incendie du Bucentaure, sentir que ce feu n’est pas un accident, mais la vengeance de Gradeniga.

Autant d’espoirs qui ne recevront pas de satisfaction ! Le jeune amant ne paraîtra pas, l’auteur ne lui a même pas donné de nom : il est un regret dans la distance. Pantea demeurera aussi invisible que le Bucentaure. On ne nous montrera qu’une salle de palais, une grille, à travers laquelle la dogaresse aperçoit ce que nous voudrions voir. Nous ne connaîtrons que les récits des suivantes qui battent la ville, ou qui veillent sur la terrasse du palais. Nous apprendrons comment on prépare un envoûtement en collaboration avec une sorcière, mais nous ne verrons pas comment on meurt de cette magie.

Il faut d’ailleurs noter ici, qu’éclairé peut-être plus qu’il ne voulait l’avouer, par l’expérience de la représentation du Songe d’une matinée de printemps, M. d’Annunzio a retardé jusqu’à ce jour la décision qui mettrait sur la scène la lamentation de la dogaresse. Cette réserve n’est cependant pas un désaveu de la poétique à laquelle il est attaché par libre choix de sa réflexion, ou par nécessité de son tempérament, car c’est elle qui soutient, dirige, éclaire, — et obscurcit, les cinq actes de la Ville morte. Dans la publication qu’il a commencée de son théâtre, le poète place cette « tragédie, » jouée seulement en 1898, en tête de toutes ses œuvres dramatiques. C’est qu’il y a donné la théorie et la formule de cette « fatalité » de l’amour qui est sa doctrine préférée, et qui, à son avis, relie son œuvre, par-dessus la foi chrétienne, aux conceptions de l’antiquité.

On se rappelle quelle est, dans Homère et dans les tragiques grecs, l’indulgence de Priam, de toute la famille troyenne, pour Hélène. Pas une seconde le vieux roi, ni ses fils, ni ses brus, ne songent à reprocher à la femme de Ménélas d’avoir attiré sur eux tant de maux. Elle leur apparaît comme la première victime de cette fatalité, que les hommes nomment amour. C’est parce qu’Hélène a subi ce vertige, et n’est point coupable, que Ménélas continue à l’aimer, qu’il la reprendra dans son palais. Mais, dans le temps même où l’on fait à M. d’Annunzio la concession de reconnaître avec lui que tel fut bien, en effet, l’aspect de folie, ou de « manie » sans responsabilité, sous lequel les tragiques grecs conçurent l’amour, comment s’empêcherait-on de lui faire observer que ces tragiques n’ont jamais donné pour trame, pour soutien, à leurs poèmes dramatiques, un sentiment qu’ils jugeaient si incapable d’évolution ? La politique, la cruauté des dieux, la tendresse paternelle et maternelle, sont le fond de tous ces drames antiques. L’amour fatal et monotone n’y est jamais qu’un accessoire. Ce parti pris n’apparaît-il pas dans toute sa clarté lorsque, par exemple, au sortir de la lecture de l’Hippolyte d’Euripide, on ouvre la Phèdre de Racine ?

Or, dans la Ville morte de M. d’Annunzio, c’est cet amour fatal qui, seul, est en scène. Il habite l’aveugle qui, dès qu’elle aura découvert la passion de son mari pour la jeune Blanche-Marie, ne songera plus qu’à s’effacer, à disparaître, avec une abnégation sans lutte qui est l’acceptation de son destin. C’est cet amour fatal qui oblige Blanche-Marie à écouter et à subir la passion d’Alexandre ; c’est lui qui se glisse dans le cœur de Léonard pour le contraindre à cette folie incestueuse dont la mort est la seule issue ; c’est lui enfin qui jette l’un contre l’autre, irrésistiblement, les deux protagonistes du drame, pour sacrifier, à leurs irresponsabilités, une victime irresponsable.

C’est que cet amour-là n’est pas le sentiment né dans le tremblement, dans les incertitudes, dans les demi-désirs, la joie et les remords, développé dans la fougue d’une croissance subite, arrêté dans ce développement par les obstacles que la souffrance des autres, les nécessités de la vie sociale, le consentement des hommes à certaines lois fondamentales, opposent à l’égoïsme. Il est ici un poison, une pernicieuse émanation sortie des tombeaux des Atrides que la pioche de l’archéologue violait. M. d’Annunzio a pu lire, dans des traités de médecine modernes, que des fossoyeurs sont morts pour avoir exhumé, après des années d’ensevelissement, des corps qui avaient succombé à certaines infections, telles que la diphtérie. Il croit fermement qu’il en va de même pour ce « microbe » de folie amoureuse qui dormait dans le sépulcre des Atrides. Les vrais personnages de la pièce, ce sont elles, ces momies royales, bardées d’or. On les aperçoit au travers de Léonard, d’Alexandre, de Blanche-Marie, à qui elles donnent une apparence de fantômes, sans prendre, elles-mêmes, les contours de la vie :

« — Ah ! s’écrie Léonard, pourquoi n’étais-tu pas là, Alexandre ?… Ce que j’ai vu, je ne sais pas le dire… Une succession de sépulcres : quinze corps intacts, l’un à côté de l’autre sur un lit d’or, avec les visages couverts d’un masque d’or, avec les fronts couronnés d’or, avec les poitrines bardées d’or, et partout, sur leurs corps, à leurs côtés, à leurs pieds, partout une profusion de choses en or, innombrables comme les feuilles tombées en une forêt fabuleuse. Les quinze corps étaient là… comme s’ils y avaient été déposés à l’instant, tout de suite après le massacre, légèrement brûlés par les bûchers trop tôt éteints : Agamemnon, Aurymédon, Cassandre, et l’Escorte royale : ensevelis avec leurs vêtemens, leurs armes, leurs diadèmes, leurs vases, leurs bijoux, toutes leurs richesses. Te souviens-tu, Alexandre, du passage d’Homère :… « Et ils gisaient parmi les vases et les tables servies ; et toute la salle était souillée de sang. Et j’entendais la voix lamentable de la fille de Cassandre que la perfide Clytemnestre égorgeait à côté de moi» ? Pendant une seconde, mon âme a vécu d’une vie très ancienne et violente. Ils étaient là, les assassinés, les Rois des Rois, la Princesse esclave, l’Aurige et les Compagnons, là sous nos yeux, pour une seconde immobiles… »

Nul ne songera à reprocher à M. d’Annunzio d’avoir, cette fois, mis en « récit » l’histoire de cette découverte, et lui seul était capable de nous donner, en une telle occasion, cette sensation : « d’apparitions hallucinantes, » de : « richesses inouïes, » de : « splendeurs terribles révélées comme dans un songe surhumain, » dont il parle. Mais, nous, spectateurs, ce ne sont pas les Atrides qui nous intéressent ici, ce ne sont pas les précisions archéologiques, ce n’est même pas une conception, exacte ou non, des passions de l’amour ; ce qui nous importe, c’est la façon dont ces passions sont mises en œuvre, en action, à propos des quatre personnages qui ont l’air d’être de notre temps et qui sont : deux archéologues, une jeune fille, et une pauvre femme aveugle. À ce point de vue, nous n’avons pas satisfaction.

Le frisson, que des beautés de premier ordre éveillent tout du long de la pièce, lui est, pour ainsi dire, extérieur. On frémit tout le temps de ce qui, étant donnée la situation, pourrait arriver, et n’arrive pas.

De tous ces faits, que l’on prévoit comme certains, et que l’on appréhende, le plus dramatique est certainement la mort de l’innocente Blanche-Marie, prise entre ces deux fureurs d’hommes. Mourra-t-elle ? et, si elle meurt, à la suite de quels aveux, de quels débats ? en accusant les autres ? elle-même ? ou en pardonnant à ses bourreaux ? en maudissant l’amour ? ou en l’absolvant malgré tout ? Le drame est là, pour nous, et nous affirmons qu’il ne sera pas fini tant qu’on ne nous aura pas dit quelle clarté sort, pour Léonard et pour Alexandre, du sacrifice de la jeune fille ; si leurs yeux s’ouvrent enfin sur leur folie, ou quelles raisons ils se donnent, l’un à l’autre et à eux-mêmes, pour persister dans le principe de leur déraison. Mais rien de tout cela ne nous est montré ; quand le rideau se lève sur le dernier acte, on voit d’abord le cadavre de Blanche-Marie étendu sur le gazon, veillé par les deux hommes. Léonard conte qu’il l’a noyée. Alexandre constate le fait presque sans révolte, et l’aveugle a beau paraître pour crier : « J’y vois ! j’y vois ! » personne ne sait clairement où l’auteur nous a menés, par où il a passé, et si vraiment il désirait nous conduire quelque part.

Du moins M. d’Annunzio donne-t-il son avis tout franc dans la Gioconde : « … L’artiste a tous les droits dans son effort pour créer. » Quelque opinion que l’on ait de cette affirmation au point de vue social ou moral, il faut savoir gré à M. d’Annunzio de l’avoir laissée paraître. Sa pièce gagne en clarté, en mouvement, en intérêt dramatique, toutes les fois que cette idée renaît dans l’âme du sculpteur Settala ; qu’elle y fait du progrès ; qu’elle combat la tendresse qu’il éprouve, malgré tout, pour sa femme et pour sa petite fille ; toutes les fois qu’elle s’affirme avec la férocité de l’égoïsme par la belle bouche de la Gioconde, voire lorsqu’on croit l’apercevoir, à la fin, après le sacrifice, à travers la résignation mutilée de Silvia. Comment M. d’Annunzio n’est-il pas averti, par l’émotion du spectateur, que sa théorie est fausse, du moins au théâtre ? Les hommes qui l’écoutent sont certains qu’ils peuvent, pour une part, modifier leurs façons de sentir, lutter contre leurs passions, et c’est pourquoi, tous, ils sont remués d’une saine espérance à la minute où le sculpteur, guéri de sa blessure, rêve, les mains dans les mains de sa femme, de renoncer, pour l’amour d’elle, à son égoïsme.

… « Je ne me suis jamais trouvé aussi bien qu’aujourd’hui ! Assieds-toi là, avec moi à tes pieds. De toute mon âme, maintenant, je t’adore ! je t’adore… C’est comme un débordement qui vient de loin, un débordement de toutes les choses belles, de toutes les choses bonnes que tu as versées dans mon âme depuis que tu m’aimes ; j’en avais le cœur si gonflé, que, tout à l’heure, je chancelais sous le poids… »

Et plus loin :

… « Écoute, écoute-moi : les peines que tu as souffertes, les blessures que tu as reçues sans un cri, les larmes que tu as cachées pour que je n’aie ni honte ni remords, les sourires dont tu voilais tes agonies, ton courage invincible devant la mort, ta lutte haletante pour ma vie, l’espérance toujours allumée à mon chevet, les veilles, les soins, l’attente, la joie, tout ce qu’il y a de profond en toi, de doux et d’héroïque, tout, je sais tout, chère âme… Je bénis l’heure où on m’a porté mourant dans cette maison de ton martyre, de ta foi, pour recevoir une seconde fois, et de tes mains, — de ces mains divines qui tremblent, — le don de la vie… »

M. d’Annunzio nous soupçonnera-t-il de défendre, contre lui, un parti pris moral ? Non, il n’est question ici que d’émotion dramatique. En effet, après avoir été si émus de son retour de tendresse vers sa femme, nous ne sommes pas moins touchés de ce cri qui jaillit du cœur du malheureux artiste quand, un peu plus tard, il juge avec ironie ce rêve d’humble bonheur auquel un instant il s’était arrêté

… « Peut-être j’aurais été sauvé si j’avais oublié aussi mon art… Certains jours, là, sur mon lit, en regardant mes mains affaiblies, il me paraissait incroyable qu’elles pussent créer encore… Je me sentais entièrement étranger à ce monde des formes, où j’avais vécu : « avant de mourir. » Je pensais : « Lucio Settala le statuaire est trépassé. » Et j’imaginais de me faire jardinier d’un petit jardin… Tu me vois là, n’est-ce pas ? heureux, moi, le sécateur à la main et habillé de coutil !… « 

Que Lucio Settala fasse le choix qu’il voudra, c’est affaire à lui et à son poète. Le spectateur ne prétend qu’une chose : si l’action de la pièce a l’étude des « caractères » pour objet, il veut qu’on lui montre les débats de ces âmes en révolte contre elles-mêmes ; si l’action de la pièce est dans « la situation, » il exige qu’on mette sous ses yeux, en fait, — et non en récit, — les événemens par où cette action se dénoue.

Fatalisme dans la conduite de l’action, symbolisme dans le dessin des personnages, — au moins du principal personnage, — voilà les deux caractéristiques de la Gloire. Or, c’est le propre de la fatalité d’être une force extérieure, invisible, que l’homme indique comme la cause de ses bonheurs et de ses malheurs, lorsqu’il n’a pas su conduire sa vie, collaborer à son destin. La fatalité dominant, dans la Gloire, tous les événemens de la pièce, l’action n’est jamais visible, « en représentation » sur la scène. On ne la connaît que par des récits. Toutes les petites et les grandes audaces qui ont conduit Hélène Comnène à son triomphe actuel nous sont seulement contées. Le vieux Broute, qu’elle a séduit et perdu, agonise ; nous le verrons une seule fois avant qu’il meure. On ne met pas en sa présence le jeune Flamma, à l’amour duquel Hélène l’immole. Les actes qui ont préparé la fortune de Flamma se sont passés à la cantonade ; on ne les connaît que par ouï-dire ; et quant à l’homme auquel le nouvel amant d’Hélène sera sacrifié à son tour, dès qu’un astre levant fera pâlir son étoile, on ne l’aperçoit pas. On pourrait suivre ainsi l’action d’acte en acte, de scène en scène, et montrer que M. d’Annunzio a évité, comme de parti pris, de la rendre visible.

La façon dont est dessiné le caractère du tribun Flamma n’est pas moins déconcertante. Ce jeune dictateur, qui met la puissance populaire dans sa main, est un faible ; il laisse régler sa carrière, et finalement son destin, par la Comnène, comme s’il était, entre ses doigts, non pas un homme, et un homme de volonté exceptionnelle, mais le plus automate des pantins. Hélène elle-même, que la foule appelle « l’Impératrice, » n’arrive pas à éclairer la tragédie par la fougue de ses passions. Ni femme ni allégorie, participant de l’une et de l’autre, cette créature, que le poète a voulu faire irrésistible, ne touche pas les cœurs. Si elle est une allégorie, il faudrait la maintenir au dernier plan, comme une apparition wagnérienne, ou une figure d’apothéose. Si elle est une femme, elle devrait sentir et parler comme un être humain, découvrir au public les ressorts de sa psychologie particulière. Telle qu’elle est, elle semble inutilement cruelle. Sa fierté ambitieuse ne va pas vers un but tangible. On ne sait jamais au juste si elle aime ou non son amant ; si elle veut sa gloire ou sa défaite. Son aspect est si multiforme que les hommes qui l’outragent ou l’aiment n’arrivent point à la définir. Bronte, son premier mari, n’a vu en elle que la courtisane, prête pour toutes les souillures, toutes les ruines ; mais cette chair le captive, et il lui sacrifie tout. Pour Flamma, elle personnifie « la Gloire » avec ses beautés, ses horreurs, ses crimes, ses meurtres, ses splendeurs. Quel est l’avis du poète ? il ne fait pas le choix, et le résultat de cette hésitation, volontaire ou non, c’est qu’Hélène ne vit point ; son caractère n’a pas d’unité. Différente à chaque scène, voire dans la même scène, elle ne donne pas une fois une sensation complète de réalité. Elle se recule, elle s’évapore, elle nous est indifférente, parce qu’elle est insaisissable.

Peut-être suffit-il de copier cette « annotation scénique » qui, dans la brochure même de la Gloire, accompagne, comme un commentaire, la première apparition d’Hélène, pour comprendre quelle raison la rend, jusqu’à la fin du poème, indéchiffrable : « À travers le voile épais qui lui enveloppe le visage, on voit reluire les paillettes métalliques de son chapeau semblable à un casque ailé. Dans le drap sombre qui serre sa personne, extraordinairement souple et vigoureuse, chaque mouvement fait chatoyer les longues ondes lustrées du tissu. Le seul joyau qu’elle porte est une petite tête de Méduse qui scintille sur sa poitrine comme sur une cuirasse. » Il y aurait mauvaise grâce à analyser ici chacune des intentions de l’auteur et à démontrer qu’il faut choisir, au théâtre, entre le chapeau et le casque, entre la cuirasse et la robe de drap ; que le spectateur ne peut, de son fauteuil, apercevoir le dessin des bijoux que porte une comédienne ; que, reconnût-il dans le camée de la Comnène « une petite tête de Méduse, » on n’a pas le droit d’en attendre que la psychologie de l’héroïne de la pièce en soit éclairée. Un seul détail porte en plein. Ce « voile épais », dont M. d’Annunzio a enveloppé, masqué la Comnène, celle vraiment au visage d’Hélène : il empêche, jusqu’à la dernière scène du dernier acte, qu’on sache qui elle est.

M. d’Annunzio s’est révolté, à la première minute, contre l’accueil que la presse et la critique avaient fait à la Gloire. Dans un mouvement de mauvaise humeur, il avait même dédié la pièce « aux chiens qui l’avaient sifflée. » À la réflexion, il a reconnu sans doute que tout n’était pas injustice dans les observations qu’il avait essuyées ; il s’est promis qu’il ferait, aux mœurs du théâtre, un sacrifice plus large. Sa Françoise de Rimini a été écrite dans ces dispositions.

On a vu que, par les nécessités mêmes du sujet, Françoise et le beau Paolo ne devaient pas se rencontrer pendant tout le premier acte. On ne saurait donc reprocher cette fois à M. d’Annunzio d’avoir évité volontairement ce que Sarcey nommait : « la scène à faire. » Encore est-il que le poète ne doit pas oublier que son spectateur déplore la résolution des parens de Françoise, s’indigne contre elle, pense dès cette minute : « Comment s’étonner après cela si le mariage de Françoise est malheureux ! » Il n’aperçoit pas du tout, ce spectateur de théâtre, le symbole dont le poète se réjouit, dans la pensée que c’est toujours un inconnu, un autre que celui qu’elle croit épouser, à qui la jeune fille, de tous les âges, tend, à travers les grilles de sa prison, la rose rouge. Encore est-il qu’il faudrait que tout l’acte fût empli par les efforts que les deux jeunes gens font pour se joindre, par le désespoir qu’éprouve Paolo d’être mêlé à une telle comédie, si toutefois il en est le complice. Tout cela est laissé dans l’ombre. On assiste à des scènes certainement très pittoresques, archéologiquement exactes, à des déballages d’étoffes rares, à des propos et des concetti qui sentent les mœurs du temps, à de gracieuses expansions entre Françoise et sa petite sœur : mais rien n’arrive de ce que nous attendons, et de ce qu’il nous faudrait.

Au second acte, nous espérons, avec une curiosité, certainement ardente, la scène où Françoise apprendra enfin qu’elle a été trompée. Sera-ce, chemin faisant, dans une confidence de Paolo ? À la première vue du boiteux Gianciotto ? Et alors que se passera-t-il entre eux deux, ou entre eux trois ? Françoise se répandra-t-elle en imprécations contre celui qui l’a perdue ? Lui fera-t-elle, malgré tout, l’aveu de ses sentimens ? Rien de tout cela ne nous est révélé. Quand le rideau se relève, Françoise est mariée, et elle est calme en apparence. Le poète ne nous donne aucun renseignement sur son état d’âme. Au milieu des soldats qui défendent la tour contre l’assaut de l’ennemi, Françoise paraît, debout, une torche à la main. Emportée par un élan lyrique admirable, qui donne au spectateur le goût de faire bisser le couplet, comme s’il entendait un air de bravoure, elle célèbre en ces termes les vertus du feu :

« Ô belle flamme ! Elle triomphe du jour ! Comme elle est vive ! Comme elle vibre fort ! Toute la pique en vibre, et ma main, et mon bras, et mon cœur ! Je la sens plus près que si je la tenais dans ma paume. Veux-tu me dévorer, belle flamme ? Veux-tu me faire tienne ? Je sens que je deviens folle de toi. Mais comme elle rugit ! Elle rugit, demandant une proie, elle demande à voler. Je veux la lancer dans les nuages… Merveille ! Joie des yeux ! Désir de resplendir et de détruire ! Dans le cœur silencieux de quelle haute montagne demeuraient-elles congelées, ces gemmes que la flamme délivre, et ressuscite en souffles d’ardeur ? Vie terrifiante et rapide ! Beauté mortelle ! Elle vole par la nuit sans étoiles ! Elle tombe dans le champ de bataille ! Elle drape l’homme armé, enveloppe son armure, s’insinue entre les mailles, se rue partout où il y a une veine, fend l’os, atteint les moelles ; le tord, le suffoque, l’aveugle ! Mais, avant que ses yeux soient brûlés, toute son âme éperdument hurle, dans la splendeur qui le tue… »

Quel est le sens caché de cette magnifique invocation ? Évidemment que Françoise se sent envahie par le feu de l’amour. Il ne l’enveloppe plus ainsi qu’une haleine parfumée, un zéphyr de fleur, comme au temps où elle circulait, jeune fille heureuse, dans les jardins de ses parens. Elle le porte maintenant « dans ses veines ; » elle devient « folle de lui. » Elle en est « atteinte dans ses moelles ; » elle est prête à laisser « brûler ses yeux, » pour jouir un instant « de la splendeur » de ce qui la tuera. Il est si évident que la pièce devait être cherchée, en action et en vérité, du côté des tendresses de Paolo et de Françoise, et non du côté des beautés exactes de la mise en scène et de la vérité archéologique, que la tragédie, languissante jusque-là, prend feu, elle aussi, dès que l’action se développe sur son terrain véritable, dès que l’amour de Françoise fait connaissance avec l’amour de Paolo, dès que l’occasion leur est enfin donnée d’évoquer le passé, de jouir et de souffrir du présent, de rêver leurs espérances, d’en mourir.

Si M. d’Annunzio avait besoin d’une preuve définitive pour se persuader qu’il faut laisser les symboles dans le rêve, et ne produire, dans la réalité crue du théâtre, que des personnages rapetisses à la taille, très humaine, de l’homme et de la femme tels qu’on les rencontre dans la vie, il n’aurait qu’à réfléchir sur les causes qui ont empêché que le troisième acte de sa Françoise produisît l’effet qu’il en espérait. Ce n’est pas évidemment dans le dessein de faire avancer, sur le fond du drame, comme un personnage de premier plan, le borgne Malatestino, frère de Paolo et de Gianciotto, que M. d’Annunzio a écrit sa Françoise de Rimini. C’est, au contraire, pour la joie de mettre en scène l’épisode dantesque :


Quel giorno più non vi leggemmo avante


Cependant les intentions de l’auteur sont trahies par l’exécution. La figure la plus solide de la tragédie, la seule qui vive vraiment d’une vie propre, est tout justement celle de ce comparse, de ce borgne Malatestino, qui n’est qu’un rustre et un jaloux affreux, mais que M. d’Annunzio a peint tout en mouvemens et en actes. Et pourtant, si, parmi les poètes contemporains, quelqu’un pouvait espérer ajouter une beauté lyrique à la beauté de la scène dantesque, c’était bien M. d’Annunzio. Il y a déployé toutes les richesses de sa séduction. Il l’a conduite avec un sentiment d’une délicatesse rare ; l’émotion en est graduée savamment. Mais le poète moderne ne parvient pas à effacer, à son profit, l’impression que le passage de Dante a laissée dans le souvenir de tous ceux qui l’ont lu. Pourquoi ?… C’est que nous sommes au théâtre, c’est qu’il faut, ici, « filer » une scène, mettre sous nos yeux des acteurs en chair et en os qui jouent sur des planches. C’est surtout que les deux ombres de Dante ne sont plus qu’un couple d’amour que l’imagination se représente à sa guise. On les diminue, inévitablement, quand on les fait descendre, du récit lyrique où ils planent, sur un théâtre où, à la minute où une porte s’ouvrira, ils ne seront plus qu’un couple illégitime surpris par le droit du mari.


IV

Lorsque le spectateur, qui est sorti quelque peu froid de la représentation d’une pièce de M. d’Annunzio, ouvre, plus tard, dans la solitude et le recueillement, les volumes de ces beaux poèmes, que l’interprétation altère, il est repris par une admiration qui va moins à l’œuvre même, qu’au poète qui l’a conçue. Il s’avise que chacune des « tragédies » de M. d’Annunzio est une sorte de chapelle où l’auteur se manifeste, tantôt comme le prêtre, tantôt comme le dieu. Et, du coup, on a l’explication de cet étrange dualisme d’impression : exaltation dans le tête-à-tête, indifférence ou déception au théâtre.

C’est que le spectateur de théâtre est un être social. Il ne s’appartient pas complètement. Il sent qu’il fait partie d’un ensemble, et que ses impressions, ses décisions, — comme celles d’un juré qui se traduisent par un verdict — auront, dans la réalité des mœurs, des conséquences dont lui-même et les autres pourront souffrir. De là ce qu’il permet et ce qu’il défend dans la peinture des passions de l’amour, de toutes les passions en général. Rentré chez lui, le livre en main, le même homme cesse d’être une petite fraction de la collectivité ; il redevient un individu libre ; il a le droit de se plaire à ce qui le charme, de se laisser séduire par ce qui le touche. Et, si violent que soit l’individualisme de M. d’Annunzio, il y a certains commencemens de passions qui jettent un pont entre la nature du premier venu de nos contemporains et la sienne.

Ceux qui ont suivi le poète, depuis ses débuts jusqu’à ses œuvres dernières, ne doutent point une seconde de sa sincérité. Il est le fils de cette sensualité brûlante, follement voluptueuse, qui, dans son extrême jeunesse, avait encore sur les lèvres le sourire du « Plaisir. » Mais, à mesure que les expériences de désir s’accumulent, « l’Enfant de volupté » devient plus difficile à émouvoir. La douleur des autres finit par lui être nécessaire, — non point seulement le tourment psychologique de cette femme qu’il torture avec une pointe de délices dans l’escalier de la « Villa Chigi, » — mais la souffrance physique elle-même, la blessure qui saigne, et qui contraint le poète voluptueux, épuisé de sa volupté, à frôler parfois de l’aile les inquiétudes du sadisme. Tout le lyrisme, toute l’exaltation de M. d’Annunzio, n’empêchent pas que le spectateur sente constamment cette pointe aiguë sous les fleurs, et qu’il ne flaire le ver dans tous les fruits qu’on lui tend.

L’émotion qui sort de cette défiance est, de sa nature, très différente de l’horreur tragique dont les Grecs étaient secoués quand ils voyaient l’Amour monter sur la scène avec la figure du Destin. Leur angoisse descendait alors du ciel. Celle que M. d’Annunzio nous impose monte des fonds les plus obscurs de nous-mêmes. Elle comporte une perversité inconnue de l’honnête et saine nature. Si l’on rapproche cet état d’esprit d’un poète trop raffiné, devenu le prisonnier de cette volupté à laquelle il doit le meilleur de son talent, de la célèbre phrase de Térence : « Homo sum, nihil humani a me alienum puto, » on comprendra mieux pourquoi les personnages des drames de M. d’Annunzio ne nous touchent pas toujours, malgré ce qu’il y a d’excessif dans leurs souffrances ; et pourquoi, seul derrière leurs masques, le poète nous captive, nous charme, nous trouble, et trop souvent aussi nous révolte, avec son visage de tourment et ses stigmates de damnation.

Dans ce vertige, n’a-t-il pas fini par entonner, en l’honneur des dieux païens et des temples reconstruits, cet hymne d’exubérance antichrétienne qui, après tant de foudres de la critique, lui a attiré les foudres de la Rome pontificale ? La basilique de Saint-Pierre gène, de son dôme, l’horizon de M. d’Annunzio. Les temples de Mars, de Saturne, d’Apollon, de Vénus suffiraient à sa dévotion. C’est sa force et c’est sa faiblesse. Il s’impose à nous, dans un siècle pratique, par la violence de ses passions ; il nous étonne quand, d’un trait de sa fantaisie poétique, il biffe deux mille ans d’histoire, deux mille ans d’évolution de l’idée morale ; et, volontairement ignorant, ou dédaigneux, de tant de conquêtes du sentiment et de la justice, quand il veut retourner en arrière, et ressusciter, au XXe siècle, l’état d’esprit d’une Rome moins olympienne que néronienne ! Il suffit de feuilleter l’œuvre théâtrale de M. d’Annunzio pour y découvrir, presque à chaque acte, de ces élans lyriques où la volupté emprunte le langage du plus ardent mysticisme et nous trouble, à propos d’inquiétudes charnelles, comme si le divin était en cause. Ce sont comme des fontaines d’eaux vives jaillissant dans la forêt touffue et qui, au moment où on les goûte, dans la pensée que la soif va s’apaiser par leur fraîcheur, prennent soudain la saveur et la chaleur du sang. Tel, dans le Songe d’une matinée de printemps, le récit de l’infortunée Isabelle, contant comment on a tué, entre ses bras, l’homme qu’elle aimait :

« … Vous voulez le reprendre, le porter à sa mère ? comme cela ? sans une goutte de sang ? Tout son sang est sur moi… J’en suis inondée. Voyez mes mains, mes bras, ma poitrine, mes cheveux, je suis restée noyée dans son sang. Oh ! qu’elle ne me maudisse pas… dites-lui ce que j’ai fait pour son fils mourant. Je ne l’ai pas abandonné. Si le coup n’est pas venu jusqu’à moi, ce n’est pas ma faute… En une heure, je suis morte mille fois, mon corps est une blessure vivante et je n’ai plus une goutte de sang dans les veines. Dites-lui que je ne suis plus vivante. J’ai senti dans ma chair sa mort pénétrer comme un froid lourd et j’ai senti mes os craquer sous le poids. Cela, cela, c’est mourir ! Dites-lui que son fils n’a pas souffert. Il s’est endormi entre mes bras, dans la félicité. Il a fermé les yeux dans la félicité sur ma poitrine, et il ne les a plus ouverts. Mais moi, j’ai rouvert les miens, pour voir son agonie ; sa bouche me versait tout le sang de son cœur brûlant et pur comme la flamme… et j’étais submergée dans ce jet qui semblait ne jamais devoir tarir… Les hurlemens qui me montaient à la gorge, je les coupais avec mes dents pour qu’on ne les entendît point et qu’on ne vînt point le détacher de moi, l’ôter de mes bras. Dites-lui cela. Emportez-moi, ensevelissez-moi dans la même bière, puisque je ne suis plus vivante. Vous ne pouvez pas l’ensevelir entièrement si vous ne m’ensevelissez pas avec lui, car j’ai sur moi tout son sang, tout ce qui fut sa vie, je l’ai sur moi… »

On éprouve quelque joie, quand on a eu le chagrin de constater que le lyrisme de M. d’Annunzio s’est fourvoyé au théâtre, de sentir, qu’à la lecture, quand rien ne s’interpose entre le poète et nous, pas même le talent d’une comédienne illustre, il a une prise si émouvante sur les âmes.

Si, du lit ensanglanté d’Isabelle, on passe à ce jardin d’automne dont les arbres chargés de fruits, les treilles lourdes de raisin, accablent la maturité amoureuse de la dogaresse Gradeniga, la certitude se fortifie encore que le théâtre est impuissant à traduire en réalité vivante les évocations et les splendeurs de l’imagination lyrique. Supposez que, sans explication et sans titre, le poète qu’est M. d’Annunzio ait placé, dans un de ses recueils de Poésies, avec une vague indication telle que : «Voix d’automne, » cette invocation douloureuse de Gradeniga à la saison où sa beauté, trop épanouie, se reflète, nous fermerions le livre dans cet enivrement particulier qui bouleverse les cœurs, par certains soirs de septembre, quand il semble que vraiment on entende, dans les jardins et dans les bois, une voix qui sanglote entre le ciel et la terre :

… « La vie, la vie ! Comme les fruits embaument ! Comme il est profond et touffu, le parfum des fruits qui se fondent de maturité et de douceur sur la branche courbée qui gémit ! Personne ne les cueille, plus personne n’emplit pour moi les paniers et les carènes ! Les arbres en sont chargés et alourdis, ils gémissent comme s’ils portaient le châtiment d’amours trop heureuses… La terre en est couverte et s’en nourrit, elle se fait blonde et grasse de leur pulpe défaite. Tous, elle les mange de sa grande bouche silencieuse. Ah ! perdus pour moi, perdus pour mon amour, pour mon désir qui ne les cueille pas ! Tous, un à un ils auraient dû passer par mes paumes dans leurs parfums voluptueux. Le désir aurait pu me donner d’innombrables lèvres pour sucer en un jour toutes leurs saveurs. Perdus pour moi ! Perdus ! Ô fruits ! beaux fruits ! que votre parfum et votre douceur soient encore un vêtement sur mes sens, comme lorsque j’étais la dogaresse Gradeniga et que l’ancienne loi convertissait pour moi votre prix en vêtemens d’or. Ah ! quand tous les jardins de l’île se dépouillaient pour que j’apparusse belle et magnifique sur mon trône, il m’aimait, il m’aimait ! De la terrasse, je voyais passer, sur le canal, les grandes barques débordantes de fruits. Les enfans, sur les proues, mordaient avidement les grappes qui paraissaient saigner sous leurs dents fortes ; et moi, en regardant toute cette douce nourriture qui se répandait dans ma ville de marbre pour la remplir de délices, j’évaluais le tribut agreste, et je prévoyais la splendeur de mes brocarts et de mes ornemens ! Ainsi, j’ai porté sur mon corps votre fraîcheur pour mon plaisir ! Hélas ! votre fraîcheur n’est plus sur moi, dans les plis de mes robes et de mes voiles ; mais il me semble maintenant que toute votre maturité se défait dans mes veines, et que je suis toute dégouttante de votre bonté perdue ! Ses lèvres trouveraient en moi un goût d’une puissance irrésistible, s’il me revenait de l’oubli qui le tient !… Vivre ! vivre encore, pour l’envelopper, comme d’un feu, de ma vie qui souffre, pour donner à ses jours et à ses nuits des passions neuves, ignorées, des inventions inouïes de volupté et d’angoisse !… Ah ! je veux me faire une beauté nouvelle avec mes larmes, avec ma fièvre, avec mes poisons… »

Sur les planches, entre la frise et la rampe, le jardin de la dogaresse, — à supposer qu’on le figurât, — n’aurait ni parfum ni splendeur de vie ; il s’interposerait, au contraire, comme un mensonge médiocre, comme une reproduction inférieure à la réalité, entre les fécondités symboliques évoquées par le poète, et l’émotion du spectateur.

C’est le droit d’un poète lyrique de disposer, à son gré, des élémens, de supprimer, comme il lui plaît, les tyrannies de la physique, d’arracher nos corps aux lois de la pesanteur pour les élever à son gré, dans des ascensions. Mais à la scène, où on est dans le visible et le tangible, il faut, qu’on le veuille ou non, se conformer à ce qui est. Tout spectateur de théâtre est comme Thomas qui dit : « Si je ne mets pas ma main dans la blessure de Son côté, je ne croirai pas qu’il est ressuscité ! »

A la représentation de la Gioconde, on a eu la sensation directe de l’inconvénient qu’il y a à confondre l’intention lyrique avec la réalité plastique, le symbole avec le fait.

C’était assurément une très noble idée de nous montrer Silvia, l’épouse du sculpteur Settala, interposant ses mains entre la chute de la statue et la terre, pour empêcher que l’œuvre glorieuse, renversée par l’égoïsme de la maîtresse, se brisât en mille pièces sur le sol. Cela se peut lire dans un roman, cela peut s’écrire en vers lyriques : cela ne peut pas se montrer réellement sur le théâtre. M. d’Annunzio a cru tourner la difficulté en plaçant sa scène derrière ce fameux rideau qui, chez lui, cache perpétuellement l’action, — qu’il soit voilette sur la figure d’Hélène Comnène, grille sur la terrasse de Gradeniga ou dans le jardin de Françoise de Rimini, tenture dans l’atelier du sculpteur Settala. Le public de théâtre, qui était venu pour « voir » un spectacle, est demeuré décontenancé.

En effet, à la première représentation de la Gioconde, une partie de la salle n’a pas tout de suite compris ce qui venait de se passer. Si l’on fut renseigné vite par les conversations, par les discussions sur les intentions de l’auteur, ce fut en vain que l’on chercha à se représenter matériellement, même sur l’écran de l’imagination, ce qui était arrivé de l’autre côté du rideau. Si la statue est une vraie statue et non un symbole, quand elle tombe du piédestal, elle doit tuer Sylvia ; en tous cas, rien ne peut l’empêcher de se briser elle-même en morceaux. Si les mains de la jeune femme sont prisée sous le bloc au point d’en être écrasées, on ne comprend pas comment, par ses seules forces, la malheureuse Sylvia pourrait s’arracher de ce piège. Il y a impossibilité physique à ce que les choses se passent comme M. d’Annunzio les raconte. Le spectateur le sent, et, comme rien ne l’a averti qu’il s’agit d’un symbole, et qu’il n’est pas venu au théâtre pour voir un symbole, — toujours invisible, — mais des acteurs qui « jouent » une pièce, il reste mal à son aise. L’effet ne porte point. Ce qui bouleverse à la lecture, où une indication suffit à avertir le lecteur, et où toute fantaisie, toute illusion, sont acceptées si l’auteur a le génie d’imposer sa volonté, laisse, à la scène, le public indécis et déçu.

La lecture du théâtre de M. d’Annunzio contient à chaque page l’aveu de l’impuissance où est un poète lyrique, — non point celui-ci ou celui-là, mais tout homme qui suit un rêve au lieu de développer une action, — de représenter sa pensée par des accessoires de décors, des costumes et des mouvemens. Tout ce qui est imprimé en petit texte dans les pièces publiées par M. d’Annunzio sous couleur d’« indications scéniques » est, proprement, — qu’on nous passe le mot, — le déchet lyrique de son rêve, et il arrive que ce « précipité » contienne, trop souvent, ce qu’il y avait de plus rare, de plus exquis, de plus scéniquement intraduisible, dans les intentions du poète Mais pour que ces nuances pussent être saisies, il faudrait que M. d’Annunzio ne se contentât point d’animer de sa personne et de sa pensée propre chaque protagoniste de ses pièces, il faudrait encore qu’il s’incarnât dans chaque spectateur, de telle façon que l’indicible fût au moins dit par la voix intérieure qui, évidemment, dans l’âme du poète, chante en duo avec les sentimens ou les pensées qu’il exprime.

Pour le moment, c’est lui-même qui se donne la réplique à lui-même dans les poèmes dialogues qu’il appelle des drames. Il est toujours en scène, lui, l’auteur, le poète. S’il est absent, c’est à lui que l’acteur songe, et à qui le public doit songer. Jamais un écrivain n’a moins disparu derrière son œuvre, pour faire place à la diversité et au jeu des caractères, aux passions des autres, aux nécessités de l’action. Les femmes elles-mêmes, dans les pièces de M. d’Annunzio, apparaissent uniquement préoccupées du poète merveilleux, qui leur a donné la vie. Elles ne sont qu’une sensation de volupté pour celui qui les a créées ; un pardon d’amour dont il éprouve le besoin ; un regret, qu’il voudrait savoir brûlant après sa disparition. Toutes ces douloureuses héroïnes ne sont, pour ainsi dire, que des miroirs où le poète se contemple avec son sentiment, son désir, son remords, son caprice de l’heure. Le jour où il veut s’arracher à cette contemplation de soi à laquelle il doit, dans ses poèmes, dans ses romans, voire dans ses pièces, des litanies superbes et qui dureront, il écrit Francesca da Rimini, et il ne nous emporte pas à sa suite, parce que lui-même il ne s’est pas livré, parce qu’il est resté érudit et littéraire, incapable de s’attacher à cette héroïne d’amour à qui il permet d’aimer Paolo, — c’est-à-dire un autre homme que l’auteur du drame.

Peut-être toute l’aventure de M. d’Annunzio tient-elle dans cette définition de Victor Hugo : « Génie lyrique, être soi ; génie dramatique, être les autres. » L’heure où la méditation de ce dogme s’imposera à l’auteur de la Gloire n’est pas encore venue.


Jean Dornis.
  1. Théâtre international d’Art (Bodinière) sous la direction de M. Bour.