Le Théâtre de 1869 à 1872

Le Théâtre de 1869 à 1872
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 98 (p. 902-929).
LE THEATRE
DE 1869 A 1872

Si jamais théâtre s’est peu soucié de reproduire l’image de son temps, c’est sans doute celui d’aujourd’hui. Il faut que le miroir dont parle Molière, et qu’il met dans la main de la Comédie, se soit perdu, que celle-ci ait renoncé à le trouver, ou que nous soyons nous-mêmes bien différens de ce que nous supposons. En effet, entrez dans la plupart des salles de spectacle, parcourez quelques-unes des œuvres dramatiques récentes : vous diriez qu’il n’y a rien de changé dans notre pays, qu’il n’est rien arrivé durant les trois années qui viennent de s’écouler. Il semble que la guerre étrangère et la guerre civile n’aient été pour les jeux de la scène qu’un entr’acte plus long que les autres. Le rideau était tombé sur des exhibitions, sur des caricatures en musique, sur des gaîtés triviales où les types de la sottise humaine étaient poussés jusqu’à l’invraisemblance, sur des scandales de mœurs tirés de leur cachette ou du cerveau des auteurs, sur des finesses maladives, des frivolités prétentieuses. Il s’est levé à peu près sur des choses toutes semblables. Ce qui était par exception élevé, délicat, naturel, reste le même, et la leçon des événemens ne paraît pas avoir été nécessaire aux esprits distingués à qui nous le devons ; mais ce qui était équivoque, immoral, entaché de vulgarité, ne s’amende pas.

Le théâtre est lent dans ses évolutions, et le goût n’a pas de changemens brusques ; mais à des besoins d’esprit nouveaux il faut une littérature qui ait des tendances nouvelles. On n’exige pas des auteurs dramatiques des homélies pour redresser la morale publique ou pour prêcher aux citoyens leurs devoirs : à cet égard, ils sont quittes de toute obligation, s’ils n’offrent pas à la foule des distractions que l’honnêteté désavoue. On attend de leur conscience et de leur talent qu’ils prennent au sérieux cet art admirable et si français qui a fait plus que tout autre notre renommée littéraire dans le monde. On leur rappelle que la culture unique de bien des intelligences est entre leurs mains, et que leur mission de continuer de glorieux devanciers est assez belle pour combattre les séductions de la paresse ou les amorces de l’argent. L’occasion paraît favorable. La pénurie relative des plaisirs promet aux théâtres une clientèle, soit qu’ils continuent de représenter des œuvres comme celles que nous voyons, soit qu’ils s’efforcent de mieux faire. Pourquoi préféreraient-ils le médiocre à ce qui pourrait être bon ? Attendront-ils que le public s’éloigne de ces compositions qui se trouvent en désaccord avec ses sentimens ? Ce qui n’est pas douteux pour nous, c’est que le théâtre de 1872 est la fidèle reproduction de celui de 1869, que les spectateurs attendent quelques essais nouveaux, et que le passé d’il y a trois ans est vieilli d’une génération. Nous avons voulu, dans les pages qui suivent, constater que la littérature dramatique est demeurée stationnaire, montrer qu’il y a nécessité pour elle de se renouveler, indiquer ce qui peut survivre et ce qui doit périr, soit dans les élémens dont elle se compose, soit dans les ouvrages qu’elle a produits.


I

Entre les noms que répètent avec le plus de faveur les échos de nos théâtres, il en est un qui a forcé la renommée à s’occuper de lui. Nous suivrons l’exemple de la renommée, et nous parlerons de M. Victorien Sardou avant d’aborder les écrivains qui représentent plus décidément le niveau de l’art dramatique. Ceux-ci forcent une liste que l’auteur de Fernande veut sans doute grossir de son nom ; il reste à savoir précisément si cette ambition de sa part est justifiée.

Il y a quelques années, M. Sardou a fait naître chez ceux qui s’intéressent à la destinée de notre théâtre un mouvement de curiosité. Le drame historique de Patrie n’avait pas le mérite de l’originalité : il rappelait à la mémoire une pièce oubliée aujourd’hui, le Bourgeois de Gand, qui avait trouvé en 1839 sa saison favorable, l’âge d’or du drame ingénu et patriotique : Pour M. Sardou, c’était pourtant une tentative nouvelle, et qui pouvait lui faire honneur. Il annonçait le désir de quitter le métier où il était parvenu d’ailleurs à une grande habileté de main, pour entreprendre de faire œuvre d’art à son tour. Rien ne mérite plus d’encouragement que le dessein d’un auteur qui a surpris la fortune, mais qui profite de ce coup de bonheur pour tâcher de le mériter. Cette résolution-là se rencontre assez rarement pour éveiller l’attention : ce n’est pas)a faute de la critique si le succès réel ne l’a pas suivie, et surtout si l’écrivain n’a pas justifié depuis les espérances auxquelles donnait lieu son essai.

La conception de Patrie n’était pas commune : une femme qui trahit un époux trop dévoué au service du pays pour s’occuper d’elle et de son amour ; un époux qui pardonne à l’amant de sa femme en vue d’un grand et noble but, celui de délivrer ses concitoyens du joug de l’étranger. Peu importe que M. Sardou soit redevable de cette idée à la pièce du Bourgeois de Gand, où elle est d’ailleurs reculée dans le passé, et, comme on disait autrefois, dans F avant-scène : le drame intime qui en résulte pouvait à merveille s’incorporer dans le drame politique de là délivrance des Pays-Bas. Si la composition n’a pas eu le suffrage des hommes de goût, c’est que M. Sardou n’a pas su ou voulu fondre ensemble le sujet public et le sujet particulier. Il s’ensuit que la lutte des passions ne réchauffe pas le spectacle très froid des événemens extérieurs, et que l’intérêt de la cause nationale ne vient pas ennoblir une intrigue d’amour fort vulgaire. D’un côté, nous avons des tableaux de conspiration, de combats, de villes soumises par la force, de cours martiales, de supplices, de processions, qui n’ont aucun besoin du secours d’un drame pour enchanter les yeux de la multitude sur une scène à grands spectacles ; de l’autre, une mésaventure conjugale, un amour illégitime avec toutes ses misères, moins la passion, des explications à huis-clos, la situation fausse de deux amans fatigués l’un de l’autre, et dont le public est encore plus fatigué, le tout transporté dans un autre siècle et dans un monde idéal dont une telle aventure n’est pas digne. Voilà ce qu’est devenue entre les mains de M. Sardou cette conception, qui méritait un meilleur sort. Tant que l’auteur ne s’efforcera pas de mettre de l’unité dans ses drames, il ne réussira pas à faire une œuvre d’art.

Ce n’est pas que l’on ne trouve dans Patrie les qualités ordinaires de ses pièces de théâtre. Esprit inventif, M. Sardou sait engager les scènes les unes dans les autres de manière qu’elles ne se produisent pas au hasard. Une déposition qui sauve de la mort Rysoor, le mari trompé, lui apprend la trahison de sa femme. Les efforts de l’épouse adultère pour mettre son amant en sûreté causent la perte de celui-ci. Rysoor découvre le complice de sa femme dans la situation la plus solennelle où le place son patriotisme. Tout cela prouve à quel point M. Sardou est maître des ressources dont il dispose. Il connaît son théâtre ou plutôt ses théâtres, car il a conquis une sorte d’universalité sur les scènes secondaires ; il connaît son public, ses acteurs. Nul ne ressemble mieux à M. Scribe, sur lequel il l’emporterait par sa manière d’écrire, s’il ne compromettait trop souvent cet avantage par la vulgarité. Malheureusement, à côté des qualités ordinaires de l’auteur, il est impossible de ne pas reconnaître ses défauts, déjà anciens, dont nous avons indiqué le principal, — le décousu de la conception, sinon de l’arrangement des scènes. Il fallait s’attendre aussi dans une nouvelle tentative à quelques, défauts nouveaux. Certes le drame moderne nous avait familiarisés avec les noirceurs tragiques ; il s’efforçait du moins d’être lyrique dans ses plus grands excès ; Il était de bonne foi et semblait croire tout le premier aux horreurs qu’il étalait sur la scène ; il y avait dans ses peintures une exaltation qu’il est impossible de contester : c’est un art qui sort de la nature, mais sans en avoir conscience. M. Sardou a mis les atrocités en vaudeville, comme pour prouver qu’il n’y croit pas et montrer aux spectateurs qu’il n’est pas plus dupe qu’eux-mêmes. Ses cruautés les plus sanguinaires sont glaciales, entremêlées de drôleries qui peuvent amuser les esprits sans culture ; elles ne prouvent rien, sinon que M. Sardou est pressé de produire.

Séraphine et Fernande ne trahissent pas dans l’auteur d’autre ambition que celle d’être aussi fécond que par le passé. Il ne se montre guère plus soucieux de l’ensemble de son œuvre. À moins qu’un échec salutaire ne vienne corriger M. Sardou de son système favori, nous n’espérons point qu’il renonce à cette habitude de mettre deux pièces dans une seule. Jusqu’ici cette dualité, comme diraient les Allemands, n’a pas manqué de lui réussir. Il a des actes pour le roman de la pièce, pour l’intrigue, et d’autres pour ce que l’on appelle des peintures de mœurs et que nous regardons plutôt comme des curiosités de mœurs. Ces croquis serviraient aussi bien dans un sujet que dans un autre. Les genres descriptifs se ressemblent toujours. Au temps de Delille, on avait des levers ou des couchers de soleil, des tempêtes, des coins du feu, des jeux d’échecs, des porcelaines de Sèvres ou du Japon, toutes choses faites d’avance et qui servaient dans l’occasion. Au théâtre aujourd’hui l’on a des tables d’hôte, des soupers à la Maison Dorée, des villes d’eaux, des bains de mer, des maisons de jeu. Que les tableaux de mœurs aient leurs cadres naturels, cela est légitime et nécessaire ; mais nous demandons que le cadre soit fait pour le tableau. Si d’autres écrivains dramatiques tombent dans la même erreur que M. Sardou, ils n’en font en général qu’un accessoire ou un agrément de leur comédie ; l’auteur de Fernande semble ériger l’erreur en système. L’accessoire chez lui fait une moitié de la pièce, et une moitié qui pourrait se détacher de l’autre. Prenez dans le Diable boiteux de Lesage le récit de l’amant surpris qui se fait passer pour voleur, et joignez-y une collection de petites gens, tracassiers et mal élevés ; vous avez Nos Bons villageois. La comédie de Nos Intimes est à peu près composée de même ; celle des Ganaches ne s’en éloigne pas sensible-* ment. Nous ne voyons pas. que les caricatures des incrédules et des dévots soient nécessaires dans Séraphine. Il n’y a peut-être que la Famille Benoîton dont les personnages ridicules soient indispensables à l’action même. Remarquez qu’entre les pièces de M. Sardou c’est la seule à peu près, malgré ses vulgarités, qui soit reprise après que la curiosité première du public a été satisfaite.

Pourquoi trouvons-nous l’intérieur d’une maison de jeu dans Fernande ? Est-ce que l’histoire de cette jeune fille déshonorée se rattache naturellement à ces incidens du lansquenet et du trente-et-un à huis-clos ? Ne pouvait-elle se dérouler entièrement sans que l’auteur fit apparaître son sculpteur qui ne fait pas de statue, son commandeur américain chargé de pierreries et de décorations, toutes ces caricatures dont ils était facile de se passer ? Il y a mille manières pour une jeune fille de se perdre sans entrer dans le détail de tel ou tel monde équivoque dont les personnages ne sont pour rien dans le drame. Diderot, le hardi conteur auquel M. Sardou a emprunté son sujet, se contente de dire que la jeune personne en question avait tenu avec sa mère un tripot. Ce simple mot est devenu un acte fort long, et occupe un bon tiers de la comédie, après quoi tout reste à faire, et la pièce commence. Cette Clotilde qui était dame de charité, mieux encore, protectrice et mère de filles repenties, l’auteur en fait d’un tour de main la plus méchante des femmes. Pour se venger d’un amant qui ne l’aime plus, et dont elle arrache l’aveu dans une scène parfaitement filée d’ailleurs, elle lui fait épouser la fille perdue qu’elle patronne, qu’elle lui présente, qu’elle lui jette à la tête, pour lui dévoiler tout après le mariage et jouir de sa vengeance. M. Sardou croit-il sérieusement qu’une femme qui a de tels trésors de haine ait un tel surcroît de charité ? Celle qui était tout entière à son amant et à sa jalousie n’avait pas le loisir de chercher les pécheresses tombées plus bas pour les relever ; par suite du même raisonnement, celle qui a le souci de l’honneur des autres ne s’abaisse pas à une intrigue qui ravale le sien au niveau des plus infâmes. En un mot, ce n’est pas la même femme, l’unité morale de ce caractère n’existe pas plus que l’unité de la composition. On en pourrait dire autant des autres. Est-il nécessaire d’ajouter que la dextérité habituelle de M. Sardou l’a sauvé de tous les mauvais pas où il s’engageait ? L’auteur fait de ses personnages tout ce qu’il veut, non ce qu’ils doivent être, étant donnée leur nature. Ils agissent non suivant les mobiles qu’il suppose en eux, mais suivant les ressorts qui servent à les mouvoir. Ils sont vertueux ou vicieux, blancs ou noirs, en vertu des combinaisons qu’il imagine.

Diderot est beaucoup plus vrai dans l’immoralité de son récit. Mme de La Pommeraye n’a pas besoin de jouer te rôle de dame de charité pour se procurer le sujet abject qui lui est nécessaire pour assurer sa vengeance ; elle le reçoit de la notoriété publique et le dresse convenablement. Le marquis des Arcis, à qui elle joue ce tour infernal, a toute l’inexpérience nécessaire que donne une certaine habitude du vice. Quand il est pris au filet tendu par une femme vindicative, par une aventurière du plus bas degré, il se contente des humiliations volontaires de celle-ci ; c’est tout ce qu’il faut à un homme de cette trempe, qui ne ressent d’autre blessure que celle de son amour-propre, qui n’a pas l’idée ni le besoin de quelque chose ressemblant à de la vertu. C’est lui beaucoup plutôt que le marquis de M. Sardou qui peut dire en finissant à cette malheureuse agenouillée devant lui : « Levez-vous, madame la marquise, embrassez votre époux ! » Il est vrai que l’auteur de Fernande ne paraît pas s’être demandé si jamais un galant homme aurait prononcé ce mot. Il a mis son savoir-faire, et il en a beaucoup, à dénaturer les situations, à disloquer les caractères, de manière à obtenir le même résultat. En jetant sur Fernande le voile de la sentimentalité, dont le public est si souvent dupe, en faisant Clotilde d’abord très bonne et puis très mauvaise, il y est parvenu.

Rabagas n’est pas encore, il faut l’avouer, l’échec salutaire qu’on était tenté de souhaiter à M. Sardou. L’opposition politique provoquée contre la pièce a grossi sa victoire, qui nous a paru quelque peu exagérée. Après plus de quarante épreuves, des siffleurs maladroits, ou peut-être plus adroits qu’on ne pense, réchauffaient l’enthousiasme. Laissons de côté les souvenirs aristophanesques. Cette comédie du peuple donnée au peuple même était offerte non point par le caprice individuel, mais par l’association, par la tribu, qui en faisait les frais ; elle était écrite pour un pays qui se gouvernait par la parole, pour une nation amoureuse de poésie, de dithyrambes mêlés à la satire, d’allégories et d’inventions très éloignées de la vie réelle. C’est chose risible que de prononcer le nom d’Aristophane à propos de nos petites comédies ou de nos vaudevilles, dont les auteurs industrieux ramassent les mots de celui-ci, de celui-là, et prennent pour collaborateurs tous ceux qui ont eu de l’esprit un jour ou même un grain de démence à la tribune, dans les journaux, et le plus souvent dans la rue. Pourtant la comédie politique nous est-elle interdite ? M. Sardou l’a-t-il rencontrée ? L’avocat Rabagas, tour à tour conspirateur et ministre, brassant des complots dans un café (l’auteur n’a pas inventé ce café, d’où sont sortis certains ministres et un grand nombre de préfets), puis gouvernant au palais durant les courtes heures de sa popularité, est-ce un caractère ou même un personnage ? Il arrive au pouvoir par la grâce de l’opposition et par l’entremise d’une personne d’esprit ; la scène où cette dame négocie le portefeuille du ministre contre les convictions de l’homme politique est la seule qui témoigne du talent dramatique de M. Sardou. Ce Rabagas, incorruptible hier, séduit aujourd’hui, redeviendra demain ce qu’il était hier : d’abord irréconciliable, puis réconcilié, puis irréconciliable encore. On le voit, avec quelques aventures de M. Ollivier, il s’efforce d’être M. Gambetta. C’est trop. Nous savons que Zeuxis, pour peindre une belle femme, prenait une foule de belles femmes comme modèles ; mais la comparaison pèche, on en conviendra. Rabagas est donc un homme que nous n’avons pas connu, et, s’il en faut juger par tout ce qui jure et se heurte dans ce rôle, c’est un homme que l’on ne connaîtra jamais. Inutile de faire ici mention d’unité : jamais M. Sardou ne s’en est passé plus résolument ; elle est tellement absente de la composition même, qu’il faut un effort de mémoire pour se souvenir du petit drame inoffensif qui tâche de vivre et de se faire jour à côté de la comédie politique.

Est-ce à tort que l’on a supposé, M. Sardou l’honorable ambition de monter plus haut ? La fécondité un peu stérile de ses productions depuis trois ans, une espèce de féerie dont il n’est pas nécessaire d’inscrire ici le nom grotesque, seraient de nature à le faire croire. S’il veut pourtant, ce que nous désirons bien sincèrement, s’élever aux conceptions de l’art véritable, il doit commencer par reconnaître que sans l’unité il n’y a pas de succès possible pour le poète. Par elle seule, une œuvre de l’esprit peut se dire une création ; elle est l’âme du théâtre : M. Sardou n’en possède que le mécanisme.

Il a manqué à M. Sardou d’avoir dans une certaine mesure ce que M. Octave Feuillet possède d’une manière presque surabondante, le don du moraliste ; c’est l’observation morale qui fournit aux œuvres de ce dernier l’ensemble harmonieux de chacune. Pour s’en assurer, il n’est pas nécessaire de chercher parmi ses écrits antérieurs ; le drame de Julie, qui ne remonte qu’à 1869, en fournit la preuve. On peut être moraliste de bien des façons. Molière étudie au dehors les passions humaines et les suit à la piste comme un chasseur qui connaît son gibier ; il jouit tout le premier des erreurs de l’instinct qu’il a prises sur le fait, des saillies de la nature auxquelles il s’attendait. M. Octave Feuillet n’est pas de cette école. Racine se replie sur lui-même pour analyser les passions, une surtout, celle de l’amour, dont il détaille à l’infini les nuancée. Il est sobre de combinaisons et de coups de théâtre ; le cœur humain semble à son talent un assez vaste champ à parcourir. Il fait une tragédie presque avec rien (il le dit lui-même) parce que la passion est inépuisable. De tous nos auteurs contemporains, et dans la distance qui sépare les œuvres de notre siècle de celui de Racine, M. Octave Feuillet est l’écrivain qui ressemble le plus à l’auteur de Phèdre et de Bérénice, tantôt hardi et passionné dans sa prose comme un souvenir de Phèdre, tantôt doux et tendre comme un écho de Bérénice.

De quoi se compose le drame de Julie ? D’une femme que la nature et l’éducation avaient faite vertueuse, et que les déréglemens de son mari poussent à sa perte, d’un ami qui trahit le devoir de l’amitié pour avoir trop compté sur sa force, d’un époux qu’aveugle sa légèreté, et qui se ravise quand il est trop tard. Rien n’est plus simple et plus malheureusement vrai que cette donnée dramatique. L’auteur la simplifie encore en se refusant les développemens progressifs des trois caractères, et nous ne pouvons que l’approuver ; il eût été dangereux d’offrir une longue étude de la vie intime à un public blasé par les péripéties violentes, et de trop compter sur les nuances pour retenir des spectateurs qui n’en ont pas assez le sentiment : on pouvait se passer de l’incident de l’orage et de la maison du garde, qui nous paraît en désaccord avec le ton de l’œuvre tout entière ; c’est une incursion sur un domaine qui n’est pas celui de M. Octave Feuillet. Si Julie doit faillir, autant vaut qu’elle succombe de propos délibéré, comme une femme qui se perd d’elle-même après avoir lutté. Nous ne voyons pas ce que la morale gagne à une surprise, à un fâcheux concours de circonstances ; nous voyons très bien ce que le drame y perd. En écartant cette conception de détail, la composition dramatique de Julie demeure entière.

Ces réflexions sur les œuvres représentées dans les trois dernières années seraient sans objet, si elles n’aidaient pas à entrevoir ce que les écrivains doivent se proposer de faire. Nous avons assez montré, avec M. Sardou, de combien de manières on peut manquer à l’unité morale des caractères : le drame de Julie nous apprend au besoin comment on y reste fidèle. Le mari, la femme, l’amant, ont en eux un principe d’action dont ils ne s’écartent pas, une passion qui les pousse, une volonté qui tâche de lutter, une conscience qui parle et qui les condamne, tout ce qui compose, en un mot, des êtres libres et agissans, non des marionnettes à ressorts. L’amant reste un galant homme jusqu’à ce que les conseils désintéressés qu’il donne soient repoussés avec dédain. La femme, offensée de toutes les manières, privée de la société de sa fille, garantie sacrée de l’honneur, ne trouvant plus dans l’ami qu’un amant, voit aussitôt l’abîme s’ouvrir sous ses pieds, et s’écrie : « Je suis perdue ! » Le mari semble passer brusquement de ses désordres égoïstes et de son persiflage aux pensées honnêtes et au langage sérieux ; mais il est à l’âge où le plaisir est une honte sans excuse, où la parole sévère d’un ami fait rentrer un homme en lui-même. Il se rend compte ce sa faute ; il s’aperçoit que sa corruption frivole n’était qu’à la surface, que sa femme et ses enfans lui sont chers ; il Savait que la pudeur des bons sentimens. De cette clairvoyance sur son cœur, il passe aisément à une vue plus claire sur celui des autres. Il découvre les souffrances qui s’agitent autour de lui, le mal irrémédiable dont il est l’auteur. Ces pages de Julie, on le voit, sont d’un vrai moraliste ; pas de combinaisons matérielles, pas de mécanisme ingénieux ; les personnages parlant pour leur propre compte et marchant au but où les conduit le conflit de leurs sentimens, non la main de l’auteur.

Prouver que le drame vit de passion, c’est en quelque sorte prendre un soin inutile. Nous voulons du moins indiquer dans M. Octave Feuillet un caractère qui le distingue entre les auteurs de notre temps. Non-seulement on retrouve chez lui la passion proprement dite, mais encore cette sorte de fatalité qui l’accompagne le plus souvent. La passion est à peu près la seule part que la fatalité ait conservée au théâtre chez les modernes[1] ; sans elle, la liberté humaine ne rencontre sur la scène aucune force morale qui la tienne en échec : elle n’a plus de combat sérieux à soutenir, le drame est supprimé. Croyez-vous qu’Othello serait intéressant, s’il était maître de lui-même, que Macbeth nous retiendrait frémissans au spectacle de ses crimes, si les sentimens de justice et d’humanité triomphaient de son ambition ? L’un et l’autre seraient des meurtriers vulgaires, s’ils n’étaient poussés par une aveugle puissance contre laquelle leur volonté n’a pu lutter jusqu’au bout. Hermione adore Pyrrhus et le fait assassiner par Oreste, qu’elle maudit ensuite.

Si le drame de Dalila est le plus beau succès théâtral de M. Octave Feuillet, n’en cherchez pas d’autre raison : c’est l’œuvre la plus passionnée de l’auteur de Julie. Cette grande dame, qui a, des caprices de don Juan, est odieuse ; mais l’auteur a su mettre dans cette femme sans cœur assez d’amorces flatteuses pour égarer et perdre le pauvre artiste, pour le porter à lui sacrifier honneur, fiancée, espérances de gloire et d’avenir. Pour concevoir ainsi le drame, et il paraît impossible de le concevoir autrement, il fait croire à la liberté humaine, et en même temps à quelque, chose de redoutable et de fort qui engage avec elle ces luttes tragiques. Sans doute Julie n’est pas une pièce du même ordre que Dalila, mais pourquoi la fatalité de la passion n’ose-t-elle pas s’y montrer ? car l’aventure de l’orage n’en est pas, j’imagine. Cette pièce se rapproche trop de notre vie bourgeoise pour s’élever jusque-là ; M. Octale Feuillet s’est arrêté à la juste mesure. Cependant la destinée humaine y trouve sa place : les personnages ne sont pas à la merci du hasard ; ils agissent librement même dans leurs erreurs, et, quand ils sont entraînés, ils ont créé par leur faute la force irrésistible qui les perd.

Il n’en est pas moins vrai que le drame n’a pas ses coudées franches dans les bornes étroites de cette vie à l’image de la nôtre. Il est peut-être temps d’en finir avec la tragédie purement bourgeoise, avec cette pauvreté de ressources dont elle dispose. En effet, l’auteur a-t-il beaucoup de choix dans les moyens de supprimer cette infortunée Julie, qui ne peut survivre entre deux hommes que sa faiblesse a rendus ennemis mortels ? La tragédie royale et le drame princier avaient des procédés, tels que le poignard, le poison, l’échafaud, qui échappaient à la vulgarité parce que le talent du poète pouvait les envelopper d’un prestige de grandeur, et qui par suite étaient reproduits sans les mêmes inconvéniens. Puisque Julie doit mourir et qu’il ne convient pas qu’elle s’empoisonne à cause de sa fille, il faut bien qu’elle succombe à la rupture d’une veine du cœur. On ne peut pourtant pas multiplier outre-mesure les anévrismes dans un genre qui a pour loi de représenter fidèlement la réalité. Le réalisme est usé, la réalité toute nue semble bien près de le suivre ; la place est toute faite pour l’histoire ou pour l’imagination. Qui saura la prendre ? Quand même cet homme heureux existerait parmi nous, il resterait encore à savoir si nous ferions l’accueil qu’ils méritent aux développemens intimes et aux nuances de la passion.


II

Avec M. Emile Augier, nous ne sortons pas, il s’en faut, du domaine de la poésie, et certains rapprochemens avec l’ancien théâtre sont toujours de mise. Lui aussi observe les passions humaines et leur demande les ressorts dont il a besoin pour faire agir ses personnages. Seulement vous ne trouvez jamais chez lui celles qui sont violentes et fatales : selon toute apparence, il n’y croit pas. L’auteur qui a divisé quelque part tout le sexe féminin en deux classes, celle des demoiselles et celle des mères, a exprimé dans cette phrase un sentiment très honnête et très pur, mais qui découronne en un sens la vie humaine et la prive d’une de ses beautés. Si nous la prenions au pied de la lettre, il faudrait, pour l’écrire, être un sceptique en matière d’amour, ou un janséniste plus outré même que Pascal, puisque celui-ci a écrit sur les passions de l’amour un chapitre éloquent. Il est vrai que M. Augier entend par ce beau nom de mère celui de la femme vertueuse qui est pleinement digne de le porter. Quoi qu’il en soit, son talent dédaigne la tendresse, sa plume ne connaît pas les entraînemens du cœur. Ses préférences sont ailleurs : il aime à verser dans l’âme de ses personnages favoris les sentimens qui les agrandissent et les poétisent, la passion de la renommée, du désintéressement, je dirais de la gloire, si les limites du genre où se plaît son imagination le permettaient. Il obéit au précepte de Vauvenargues et s’attache aux passions nobles, mais sans aller jusqu’au bout ; il exclut de ses cadres l’ambition, la convoitise du pouvoir, l’audace des grandes entreprises. De là tant de rôles de poètes, d’artistes, d’ingénieurs, de militaires, d’hommes de lettres, qui se heurtent sur son théâtre ; de là surtout tant de charmans rôles de jeunes filles fières, pleines d’enthousiasme et d’indépendance vertueuse, à qui il faut un poète pour époux, poète par le cœur autant que par l’intelligence, et qui vont à lui hardiment, leur cœur dans une main et une bonne dot dans l’autre. En général, les poètes et les ingénieurs de M. Augier sont tout à la fois poétiquement et grassement récompensés.

La pièce de Lions et Renards, représentée à la fin de 1869, a médiocrement réussi ; toutefois il y aurait une lacune dans cette revue de la comédie contemporaine, si nous ne faisions une place assez large à l’écrivain qui semble y tenir jusqu’ici le premier rang. Un autre motif nous fait parler. Le repos où M. Augier s’est renfermé depuis donnerait lieu de penser qu’il ne songe pas pour le moment à renouveler l’épreuve : s’il en était ainsi, dans l’état du théâtre, nous ne prendrions pas notre parti de son silence aussi facilement peut-être qu’il le prendrait lui-même. L’ouvrage de Lions et Renards ressemble à tous ceux que l’auteur avait donnés jusque-là. On y trouve deux caractères qui ont en partage toutes les noblesses de l’âme, et deux ou trois autres qui sont capables de presque toutes les bassesses. En effet, M. Augier suit à sa manière le procédé de Corneille : il grandit ses héros en leur opposant des créatures qui ont les passions et les vices contraires à leurs vertus. Peut-être est-ce l’inverse, et l’auteur du Gendre de M. Poirier conçoit-il ses personnages sacrifiés avant de créer ceux qu’il veut ennoblir. On serait porté à croire que son esprit a d’abord pratiqué la première méthode, et qu’il faisait sa statue avant de songer au piédestal. Plus tard, il est venu un moment où la satire de tout ce qui lui paraissait digne de ses sarcasmes a occupé la première place dans ses créations : c’est l’époque des velléités aristophanesques dont les amis désintéressés de son talent ont déploré la veine fâcheuse. Dès lors il est visible que les rôles nobles et généreux ont été imaginés par lui pour faire contre-partie, et par une conséquence fatale ont paru plus ternes.

Il n’est guère douteux que la comédie de Lions et Renards a été composée pour mettre sous nos yeux les intrigues de deux fourbes, M. de Sainte-Agathe, un tartufe qui est affilié à je ne sais quelle société religieuse, la société de Jésus par exemple, et le baron d’Estrigaud, un coureur de grosses dots, petit-maître corrompu jusqu’à la moelle et-usé jusqu’à la corde, qui, se voyant battu sur son terrain, passe dans le camp de son adversaire, se fait tartufe à son tour pour commencer une autre carrière, et devient l’allié de M. de Sainte-Agathe contre l’ennemi commun, le noble et jeune Champlion. Ces deux intrigans, qui entre parenthèses semblent faire de l’art pour l’amour de l’art, sont les renards de la pièce. Mais pourquoi tant de ruses ? Il en faudrait une seule qui fût bonne. Rarement M. Augier a mis plus d’esprit dans un imbroglio, rarement plus d’habileté pour préparer les effets, pour ménager les transitions ; à quoi bon, si tant d’artifices doivent nécessairement échouer ? Les difficultés accumulées autour d’une intrigue ne sont intéressantes que par l’objet qu’on se propose ; toute la peine qu’on se donne peut-elle servir, peut-elle nuire au résultat désiré ? là est toute la question. Il s’agit d’un mariage que veut négocier la société religieuse de M. de Sainte-Agathe ; les spectateurs pourraient bien retourner contre M. Augier ces mots qu’il prête au baron d’Estrigaud : « voilà un grand déploiement d’énergie pour aboutir à un dénoûment de vaudeville. » On parle, il est vrai, d’une dot de 9 millions ; les auteurs dramatiques, pour agrandir leurs conceptions, disposent de trésors inépuisables, et 9 millions sont au-dessus de la portée d’un modeste vaudeville ; de si fortes sommes appartiennent à la haute comédie. Pourtant il faudrait que l’intrigue de deux fourbes d’une si haute volée eût chance de réussir ; mais si la main de Catherine de Birague dépend d’elle et de sa volonté, qu’elle ne laisse pas ignorer, si le loyal et courageux Champlion n’a rien à craindre, pas même le préjugé de naissance, et que la main et les millions ne puissent aller qu’à lui, pourquoi se mettre en si grands frais, d’esprit ? Le Sainte-Agathe et le d’Estrigaud, à la fin de la comédie, ont beau recommencer leur échange perpétuel de complimens réciproques, chacun. ’d’eux rappelle aux spectateurs le vers de La Fontaine :

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris.

Champlion et Catherine de Birague sont les lions de la pièce. Ils remplissent le troisième acte et une partie du second : c’est là qu’est l’intérêt de la comédie. M. Emile Augier a tiré de ces deux rôles un excellent parti : lui seul peut-être était capable de le faire. Il y a un troisième lion, et celui-là élevé par les renards, qui ne s’attendaient pas à se voir trahis par leur protégé, par l’enfant de leur prédilection. Ces étourdis aimables qui se trouvent avoir le cœur haut placé ont toujours réussi à M. Augier. Adhémar de Valtravers est une sorte d’Eliacin, de séminariste dont on a mal deviné la vocation : il est beaucoup mieux conçu que celui qui se faisait à peine tolérer dans le Fils de Giboyer. Point d’hypocrisie : sa nature franche et joyeuse s’échappe librement dès qu’on lui met la bride sur le cou. Tandis que les conspirations se trament péniblement pour lui faire épouser Catherine de Birague et ses millions, il s’accorde en secret avec celle-ci pour faire échouer un mariage dont ils ne veulent ni l’un ni l’autre. C’est là un personnage de plus pour disputer notre intérêt, mais un motif da moins pour nous attacher à l’action. Non-seulement celle dont on demande la main la refuse, mais celui pour qui on la demande y renonce tout d’abord.

Il est facile, on le voit, de reconnaître dans Lions et Renards la tournure d’imagination de M. Augier, la veine de ses conceptions, qui n’est pas tarie et qu’il pourrait développer au grand avantage de notre théâtre, dont il est un soutien considérable. Ce qui manque à Lions et Renards, c’est un intérêt plus élevé. On nous permettra un rapprochement qui montre avec clarté ce qu’il nous semble qu’on peut attendre de l’auteur.

Le sujet de la comédie de M. Augier est presque le même que celui de Nicomède. Mettez à la place du prince, dans la pièce de Corneille, un voyageur enthousiaste et courageux, un héros de la géographie ; mettez une jeune fille, libre et fière autant qu’elle est riche, à la place d’une princesse qui veut un grand homme pour mari. Rapetissez, mais beaucoup, l’ambassadeur romain Flaminius, qui à jeté ses vues sur Laodice, et la dispute à Nicomède ; peut-être pourra-t-il atteindre à la bassesse de d’Estrigaud. La reine Arsinoé, qui tend des pièges à Nicomède pour le perdre, est déjà plus d’à moitié une comtesse de Prévenquière. Au sénat romain, qui ne veut pas du mariage de Nicomède, substituez la société religieuse de M. de Sainte-Agathe. Vous avez un Adhémar tout trouvé : c’est le prince Attale, pour lequel tout le monde s’emploie, et qui trompe tout le monde par sa générosité en laissant Laodice à un homme qui lui semble plus digne d’elle. Voilà de point en point la pièce de M. Augier : Corneille avait donc fait, lui aussi, ses Lions et Renards. Comment les a-t-il rendus intéressans ? La beauté des pensées et du style n’explique pas toute seule le chef-d’œuvre, ou plutôt il l’a puisée dans la grandeur du sujet même. Nicomède doit sa supériorité littéraire beaucoup moins aux machinations de la reine Arsinoé, du roi Prusias et de l’ambassadeur Flaminius qu’à l’héroïsme, aux vues élevées, à l’ironie éloquente de Nicomède. M. Augier reproche avec raison aux Français de ne pas faire assez d’état de la géographie : nous le savons bien, l’ayant appris, hélas ! à nos dépens. Ce n’est pas une raison cependant pour proposer à notre admiration, quoi ? un géographe, qui se mêle par hasard à une expédition du soudan de Wadaï contre le Darfour, qui étrangle un nègre, et qui partira pour délivrer son ami retenu captif aussitôt qu’il aura trouvé, grâce à une souscription, 400,000 francs. Le Darfour nous intéresse en raison inverse de sa distance, et l’on pourrait imaginer, pour exciter notre enthousiasme, quelque chose de plus grand qu’un triomphe au sein de la Société de géographie. Vous avez le choix entre les passions nobles : montrez-nous pour but l’amour de la patrie, l’ambition, la gloire, mais éclatante, incontestable. J’aimerais mieux, je l’avoue, un soldat, un tribun, que sais-je ? un séditieux, pourvu qu’il ait de nobles chimères, que ce Champlion tout frais débarqué d’Afrique. En exaltant le héros, vous grandissez du coup ses adversaires et ses spectateurs eux-mêmes. Nous voulons croire que M. Augier n’y aurait pas manqué deux ans plus tard. Aujourd’hui le public serait tout préparé à bien recevoir des conceptions plus hautes ; nous avons un immense besoin de puissantes aspirations, de force morale, de tout ce qui nous dérobe aux petitesses de ce monde, où nous avons eu la faiblesse de nous arranger au mieux pour vivre commodément. Le courage fait défaut pour dire de mâles vérités beaucoup plus que pour les entendre ; les poètes dramatiques ont un devoir à remplir, et il semble qu’ils n’y songent pas. Voilà des auditeurs frivoles qu’une maigre plaisanterie, faute de mieux, amuse. Qu’une pensée virile, qu’un sentiment héroïque les surprenne tout à coup, ils seront ravis de se trouver capables de les comprendre. Nous savons bien que la comédie admirative ne présenterait pas les mêmes ressources que le genre tragique désigné par cette épithète ; mais, puisque le vieux Corneille a fait descendre le drame royal sans en amoindrir la dignité, pourquoi la comédie, seule maîtresse du terrain, ne tendrait-elle pas à monter un peu vers la tragédie ? A-t-elle peur, en s’élevant d’un étage, de laisser en bas sa gaîté ? Sauf quelques exceptions trop rares, tout le monde sait que de nos jours elle n’est pas fort gaie, et d’ailleurs le rire est d’autant mieux accueilli qu’il ne prétend pas occuper toute la place. Il faut donc oser aujourd’hui ou jamais : trop de prudence énerve le talent. Rien de ce qui veut revivre et se rajeunir de nos jours, le théâtre pas plus que le reste, ne doit prendre conseil de la timidité.

L’imagination ne suffit pas ; pour nous captiver, le cœur se doit mettre de la partie. Assurément il y a peu de dialogues aussi jolis que ceux de M. Augier ; le Post-scriptum, un petit acte de la même année, le prouverait au besoin. Eh bien ! jusque dans ce marivaudage il faut un peu de chaleur de sentiment, et la finesse n’en donne pas. Ce propriétaire garçon qui donne congé à sa locataire et reprend son congé, si elle veut bien l’épouser, aurait de la peine à nous persuader de son amour. Placée dans une pareille alternative, une femme doit avoir une singulière horreur des déménagemens pour hésiter. Dans le Dédit de Marivaux, c’est une somme importante qu’il faudra payer, si l’on épouse suivant son inclination : on paiera, et l’inclination l’emporte sur l’intérêt. Cela est plus commun, nous le voulons bien, mais plus conforme à la nature. Il est vrai que Mme de Verlière ne se laisse pas mettre le marché à la main, et que l’ingénieux M. de Lancy a pris cette forme nouvelle pour proposer ses vues matrimoniales ; cependant un tel début est plus raffiné qu’encourageant, et l’on ne peut s’y prendre mieux pour annoncer qu’on veut faire un simple mariage de raison. De son côté, Mme de Verlière n’est pas plus éprise : un prétendant dont elle attendait les résolutions se décide parce qu’il a perdu ses cheveux, et cette perte détruit l’illusion de la jeune veuve. Personne n’aime donc ni celui qui est préféré, ni celui qui est sacrifié, ni celle qui décide entre eux, et on donnerait beaucoup de ces mots agréables qui abondent dans la comédie de M. Augier pour une étincelle de tendresse. Le talent de Marivaux est de ne jamais oublier la part de l’inclination. S’il n’émeut pas profondément le cœur, il se joue autour, circum prœcordia ludit. Ses intrigues ne sont pas des gageures, ni ses dénoûmens des tours de force. Un moment, une circonstance accidentelle semble décider du sort de ses personnages pour la vie ; mais il a mis en eux un penchant vrai dès le principe, et il fait désirer le mariage de Dorante avec Araminte, bien que tous deux agissent comme s’ils ne le voulaient pas. Le jeu d’esprit consiste ici à faire naître les obstacles de ceux-là mêmes qui devraient ne pas les supporter ; il est racheté ou plutôt justifié par la vérité de leurs sentimens et le naturel de leurs contradictions.

Ni M. Octave Feuillet ni M. Emile Augier n’ont abordé la scène depuis 1870. Les révolutions opérées coup sur coup dans le pays ont été si violentes qu’on s’explique trop le besoin de se recueillir avant d’essayer des tentatives littéraires, et notre but est surtout d’indiquer où en est le théâtre, afin d’entrevoir, s’il est possible, où il doit tendre. M. Alexandre Dumas n’a laissé lieu à personne de se plaindre qu’il ait gardé le silence. Nous le trouvons au théâtre, dans les journaux, un peu partout. Loin de nous la pensée de lui contester le droit de s’intéresser à la chose publique ! Cette fin de non-recevoir est sans doute ce qui déplairait le plus à M. Alexandre Dumas. Bien qu’une première lettre de lui ait été généralement accueillie avec faveur, il accuse injustement le public, dans une seconde, de ne pas permettre qu’un auteur dramatique ait une opinion en pareille matière. Si ce n’est pas une sorte de coquetterie, et qu’il doute réellement de l’accueil qui lui a été fait, on est obligé de penser qu’il a repris la parole, comme certains personnages de la comédie, pour s’assurer qu’il ne s’était pas trompé, que c’est bien lui qui avait parlé avec succès. Ce doute l’a mal conseillé, car la seconde épreuve a été moins heureuse.

Nous regrettons les professions de principes, et l’on pourrait dire les promesses, inscrites dans la seconde lettre, quand on les rapproche de la Visite de noces et de la Princesse George. En effet, M. Dumas raisonne en termes que nous voudrions moins pompeux de l’art dramatique et du théâtre, où il s’occupe « des intérêts les plus sacrés et les plus graves de l’homme. » Sans doute il livre, non sans courage, à la dérision et au mépris les petits dramaturges devenus des politiques de barricades et d’incendies, qui ont passé de la boursouflure de mélodrame, des décors à grand effet, des feux de Bengale, aux massacres d’otages, aux démolitions, aux feux de pétrole. Cette page, nous aimons à le dire, honore son patriotisme ; mais une autre qui fait moins d’honneur à son goût et surtout à sa prudence est celle où il nous représente les écrivains dramatiques comme des religieux qui confessent les hommes assemblés et des moralistes qui les rendent meilleurs. La Visite de noces une confession ! la Princesse George un traité de morale ! A quoi bon promettre ce qu’on ne lui demande pas ? En prenant des engagemens qu’il ne peut tenir, à qui pense-t-il faire illusion si ce n’est à lui-même ? Ses modestes devanciers ne se chargeaient pas d’une si lourde responsabilité : ils s’appelaient pourtant Shakspeare, Molière, Corneille, Racine. Lorsqu’ils étaient parvenus à faire rire ou pleurer les honnêtes gens sans porter atteinte aux bonnes mœurs, ils se tenaient pour contens. Ce ne sont pas eux qui se seraient annoncés comme pontifes de la morale : Voltaire lui-même, dont les ambitions n’étaient pas petites, se montrait d’une simplicité parfaite quand il parlait du théâtre, et pourtant, si quelqu’un s’en est fait une tribune religieusement écoutée, c’est bien lui. Il a écrit aussi sa comédie contre le préjugé de la naissance, Nanine, qui charma nos arrière-grand’mères ; il n’en a pas averti l’univers comme d’une révélation de la morale, il n’y a pas ajouté la moindre préface. Quel pauvre petit préjugé vaincu, il est vrai, que celui de la naissance ! M. Dumas ne semble pas se douter que ses théories ambitieuses de morale ne seront pas prises au sérieux par les uns, et paraîtront aux autres les indices de je ne sais quelle inquiétude. S’il pouvait se convaincre une bonne fois de l’honnêteté de ses comédies, il renoncerait à nous persuader que le théâtre est un temple, et que l’on en sort tout édifié. Tout homme pèche ; mais M. Dumas, avec ses préfaces, convertit ses péchés en actions méritoires. Voilà ce qui oblige la critique de remettre les choses à leur place, les pièces de cet écrivain parmi celles qui ont compromis la bonne renommée de l’art le plus français de tous, et ses préfaces parmi les pages qui méritent peu de confiance.

Sans la prétention de M. Dumas à être impeccable, la Visite de noces était tout simplement une méprise. L’écrivain, sous prétexte de peinture de mœurs, mettait sur la scène un homme vicieux, Cygneroi, qui serait disposé à renouer avec une ancienne maîtresse, s’il trouvait dans cette liaison l’assaisonnement du vice. Aussitôt qu’il s’aperçoit qu’elle est libre et que sa corruption serait diminuée de moitié, il y renonce, estimant que, pour posséder une femme honnête ou à peu près, il vaut tout autant s’en tenir à l’épouse légitime. Voilà un raffinement qu’il n’était pas précisément nécessaire de dévoiler sous les yeux du public. Si maintenant celui-ci vient déclarer qu’il lui est interdit à la scène de faire triompher le mal, nous demandons naturellement quelle est la punition de son Cygneroi : il s’en va pourvu d’une bonne petite femme qui l’adore et qui ne se doute pas qu’il le mérite si peu. Son châtiment se réduit à ne pouvoir faire tout le mal dont il aurait été capable, et en définitive il emporte précisément la récompense que la comédie avant A. Dumas, tenait en réserve pour ses élus. Notez que ce n’est pas nous qui parlons du triomphe définitif de la vertu ; mais est-ce ainsi qu’il l’entend ? Première imprudence : celle de poser un principe que l’on viole à chaque instant. Second principe et seconde imprudence : l’auteur se regarde comme le confesseur des hommes assemblés ; non-seulement le théâtre devient un temple où nous allons chercher la règle des mœurs, mais on pense involontairement à la primitive église où la confession était générale, et où le prêtre se bornait à lire les commandemens. En vérité, M. Dumas, dans ses lettres et préfaces, est par momens bien ascétique. De quoi pourtant peut-il confesser la majorité des spectateurs de la Visite de noces ? Est-ce du caprice sensuel et très corrompu de M. de Cygneroi ? Nous craignons bien que la confession, comme l’entend M. Dumas, ne ressemble fort aux élucubrations de certains casuistes qui, pour ne rien oublier, et peut-être pour faire briller leur pénétration d’esprit, risquent fort d’apprendre le mal à ceux qui ne le connaissent pas, ou mettent en fuite ceux qui ont la sar gesse de ne pas le vouloir connaître si bien.

Nous’ avons eu l’occasion de chercher si la Princesse George était en contradiction avec le principe un peu banal de l’écrivain sur le triomphe de la vertu[2] ; il nous a paru plus utile de montrée que la pièce était sans dénoûment. Nous préférons, toutes les fois que l’auteur nous le permet, ne pas sortir du domaine de l’art ; mais, suivant la règle invoquée par M. Dumas pour prouver la moralité du théâtre, il se condamnerait encore ici lui-même. Le mari en faute n’est pas puni, pas plus qu’il n’est corrigé ; la balle du pistolet qui lui était destinée casse la tête d’un autre qui n’avait à se reprocher que des intentions. A-t-on voulu ici encore confesser l’auditoire ? Il est impossible de croire que la majorité des hommes réunis devant cette pièce soient disposés, comme ce prince, à tromper sans motif, sans inclination réelle, une femme qui n’est ni indifférente, ni importune, dont l’unique défaut est un amour sincère et profond, comme cette passionnée princesse. Si cet homme existe, c’est un malheureux dont le vice même est effacé et sans couleur. Que nous veut-il donc ? et de quel droit viendrait-on nous dire : « C’est de vous qu’il s’agit ? » Il est si nul qu’il ne mérite pas même la colère : il ne vaut pas la balle que l’auteur aurait pu lui loger dans la tête. Ce personnage est visiblement destiné à une moins noble fin. Triste excuse, on en conviendra, pour le dénoûment ! Nous imaginerions volontiers le Cygneroi de la pièce précédente devenu prince George par voie d’avancement dans la bassesse aussi bien que dans la condition. Il ne voulait plus de la comtesse Lydie parce qu’elle était encore trop honnête ; il a trouvé cette comtesse de Terremonde, qui est à la hauteur de ses goûts. Craignons une troisième incarnation de Cygneroi !

N’est-il pas affligeant de voir ce qui peut se perdre de talent et d’esprit dans de tels sujets ? M. Dumas a le secret de l’unité dans ses compositions ; il y est arrivé tout d’abord, par un instinct de nature et comme sans étude. Il a la marque de l’originalité. Avec ces dons, que nous ne croyons pas épuisés, comment ne sent-il pas le besoin de se renouveler ? Tout a changé autour de nous, le sol a été ébranlé sous nos pieds ; la vie, la pensée, se ressentent partout de la crise à la merci de laquelle nous sommes jetés, et M. Dumas seul ne changera pas ! Il reviendra frivole comme par le passé, toujours l’enfant gâté et le mauvais sujet de la littérature, avec son éternel demi-monde mal dissimulé et ses infantes à peine cachées sous le masque de grandes dames ! N’est-il pas temps d’en finir avec ces formes variées d’un vice toujours le même ? Il faut bien que l’auteur le sache, il confond trop le vice avec la passion, et l’erreur de la Princesse George n’a pas d’autre source. On ne saurait appeler passion une habitude qui ramène un homme vulgaire à l’objet de ses instincts matériels : ce n’est pas à un entraînement puissant ni fatal que la princesse est forcée de disputer son mari ; ce rôle de femme offensée, qui est la recommandation de la pièce, est bien amoindri par la nullité intellectuelle et morale du mari. Que dire de l’intérêt qu’elle doit inspirer ? Nous supposons qu’une femme est contrainte de guetter son mari au moment où il se glisse à la faveur des ténèbres dans un mauvais lieu : elle est certainement à plaindre ; mais vous n’en ferez pas, j’imagine, l’héroïne d’un drame. Le mari de la princesse George n’est pas plus digne de sa jalousie que de son amour. Il faut même que la rivale ne soit pas une créature subalterne ; si elle ne fait rien que de donner un rendez-vous en a parte, si elle ne dit rien qu’une tirade mêlée de rhétorique et de cynisme, si elle n’est rien qu’une Laïs sans grâce ni esprit, nous sommes en présence de tout autre chose que de la passion, et il faut tirer le voile sur ces misères, qui ne sont pas du domaine de l’art.

M. Dumas se pique de confesser ses contemporains : pourquoi ne commence-t-il pas par lui-même ? Il dédaigne avec raison d’obtenir par l’emphase ce qu’il appelle les gros applaudissemens : que ne se propose-t-il pour but les applaudissemens honnêtes, qui sont toujours d’accord avec le goût ? Il aime son pays ; c’est surtout ici que nous admirons son inconséquence. Quand on aime son pays, on ne s’applique pas à exagérer ses scandales, à compter curieusement ses plaies sans utilité pour la guérison, à lui prêter peut-être des maladies dont il est permis de douter. Quand on aime son pays, on ne favorise pas la malheureuse habitude qu’il a de se donner pour plus mauvais qu’il n’est, de chercher je ne sais quel bon air au détriment de la bonne renommée, de se montrer toujours fanfaron de vices : on s’efforce de réparer la mauvaise réputation qu’on a peut-être contribué à lui faire. Aimer son pays, c’est ne pas oublier que les ennemis de la France se délivrent à eux-mêmes des certificats de bonne vie et mœurs, et s’arment contre nous de tous les aveux qui échappent à la légèreté nationale. Aimer son pays, c’est ne pas fournir par des tableaux de fantaisie des sophismes à ceux qui rêvent la destruction de la société. Enfin aimer son pays, c’est employer un heureux talent à réveiller en lui le sentiment du devoir, le goût des choses pures, l’admiration des nobles sacrifices ; c’est lui offrir des consolations ou de nobles plaisirs, c’est lui apprendre, quand on a l’honneur de le réunir devant cette illustre scène française, à garder son rire pour ce qui est vraiment risible, et ses larmes pour ce qui fait pleurer l’honnête homme et le bon citoyen. M. Dumas a le patriotisme et le talent : qu’il les interroge dans le secret de sa conscience d’artiste ; ils lui montreront la voie nouvelle où il pourra trouver de meilleurs applaudissemens.


III

Parmi les noms moins populaires ou plus nouveaux, deux, grâce à leurs succès, semblent mis hors de pair, ceux de MM. Edouard Pailleron et Edmond Gondinet. M. Pailleron est, dans la génération des jeunes écrivains, celui qui a le plus de ressemblance avec M. Augier. Échappées de poésie, tour d’esprit satirique, dialogue excellent, autant de qualités qui leur sont communes et qui leur valent les mêmes suffrages. Ils sont, avec des titres que l’expérience et le temps ne permettent pas encore de mettre dans la même balance, les poètes qui répondent le plus exactement à cette société émancipée, sans préjugés, mais sensée, attachée à ses traditions de politesse, de littérature et de goût. Nous ne prétendons pas que M. Pailleron suive les traces de son devancier : si quelque chose est vrai de la situation, c’est qu’on peut classer les auteurs suivant deux ou trois idées générales ; mais il n’y a pas d’école. Les chercheurs dispersés poussent leur pointe chacun de son côté. On s’observe, comme on l’a toujours fait d’ailleurs, sans être divisé en deux ou trois camps ; on est à l’affût de ce qui se présente de nouveau, prêt à courir vers le filon fraîchement découvert. On tente peu d’efforts périlleux ; les sages ne veulent pas risquer ce qui n’est pas essayé déjà ; on attend le résultat obtenu par les aventureux. M. Pailleron nous semble donc un travailleur isolé comme les autres, un des plus ardens au culte de cet art du théâtre. Il se rapproche de l’auteur de la Ciguë et de Gabrielle, et ne procède pas de lui. Certaines qualités de jeunesse le prouveraient au besoin. Il n’est pas venu au monde de la littérature en un temps de lutte entre des imaginations sans frein et un bon sens satisfait de ses qualités négatives ; il n’en a pas gardé une mesure de scepticisme presque inévitable. Son penchant pour la poésie est aussi plus déclaré. Sa comédie des Faux Ménages en porte très bien le caractère. Amour et poésie se confondent en une seule et même idée dans le cœur d’Esther et d’Armand. Il n’y a pas d’églogue sans mise en scène ; le cadre qui entoure celle-ci est une chambrette d’ouvrière où l’amant enseigne à sa maîtresse, outre l’écriture, la grammaire et la musique, les sentimens qui réveillent une âme et l’ennoblissent, où la maîtresse est initiée à l’honneur dont elle n’avait pas l’idée, et qu’elle reçoit comme une révélation. Toutes ces leçons naïves comme l’enfance de l’amour ont la grâce d’une poésie entièrement détachée de la réalité. Ce n’est pas une petite hardiesse de nous avoir montré ce maître corrigeant les devoirs de cette élève, cet amoureux sans peur et sans reproche accompagnant son amoureuse au magasin où elle va porter son ouvrage et recevoir le salaire du mois. Le public s’est mis du parti de l’auteur, et il a bien voulu croire qu’il y a des ménages si purs parmi ceux qui n’ont pas le droit de porter ce nom.

Armand est un poète en pratique ; il transforme la vie, et lui donne la couleur des principes qu’il s’est faits. Enthousiaste de l’honneur des femmes, c’est pour l’avoir éveillé dans un cœur qu’il est épris. Il y a bien en lui quelque autre chose ; nous y reviendrons tout à l’heure. Esther, touchée du rayon qu’elle ne connaissait pas avant de rencontrer ce jeune homme, n’est pas poète à un moindre degré. Ce n’est pas tout pourtant. L’auteur a mis en elle un désintéressement qui la grandit et lui donne l’avantage sur Armand. En aimant celui-ci, quoi qu’il arrive, soit qu’il s’attache à elle, soit qu’il la quitte, elle mérite d’être aimée, et ce mérite commence au moment où elle se montre désintéressée. Cependant il veut s’assurer qu’elle paraîtra digne d’être accueillie : dès l’entrée d’Esther dans la maison maternelle, la lutte ne reste plus entre la poésie d’un amour caché et la prose de la vie en famille, comme on aurait pu le croire d’abord : c’est la famille qui prend sa revanche, et avec elle la vertu de la mère, la chasteté de la femme, l’innocence de la jeune fille. L’églogue qui manquait de toutes ces choses avoue sa défaite ; elle disparaît et ne laisse à sa place qu’une réalité douloureuse qu’elle dissimulait. Voilà au fond le drame imaginé par M. Pailleron. On pouvait craindre que la conclusion de la comédie se fût amenée que par la convenance, la possibilité, l’esprit pratique. Armand rompait avec Esther parce que ses réflexions le rendaient plus sage et qu’il pressentait les regrets de l’avenir ; seulement la poésie avait les honneurs du combat, quoique le champ de bataille restât à la prose. M. Pailleron a été mieux inspiré, et sa comédie prend un vif essor dès le moment qu’Esther est mise en présence de l’idée der son devoir. Aline, une cousine d’Armand, qui doit devenir sa femme et qui l’aime, s’est aperçue de l’amour qui existe entre son cousin et l’étrangère : elle se sacrifie, elle cède celui qu’elle aime, et ne fait d’autre condition à Esther que de le rendre heureux ; mais celle-ci a respiré dans cette famille une atmosphère de pureté qui l’étonné et la rend hésitante. Elle voit ensuite dans Aline tant de générosité qu’elle conçoit des remords sur les prétentions qu’elle garde, tant de candeur et d’ignorance du mat qu’elle rougit de s’être regardée comme réhabilitée.

Nous avons dit qu’il y avait dans Armand autre chose que sa poésie et son enthousiasme. Poussé dans ses derniers retranchemens, il le reconnaît quand il dit vers la fin du troisième acte qu’il ne veut plus se donner le bien et l’idéal pour complices, que tous ces grands mots sont des mensonges, et qu’il n’a qu’un mobile, qu’un attrait : il aime, et voilà tout. Son père lui fait entendre nettement à la fin que sa chimère sublime est une erreur égoïste. Pourquoi Armand n’est-il pas montré ce qu’il est réellement, faible et livré à sa passion ? En deviendrait-il moins dramatique ? Pourquoi tant parler d’utopies et de beaux rêves ? pourquoi développer cet enthousiasme en tête-à-tête ? On n’y sent pas le trait de la satire, et c’est de très bonne foi que les deux amans s’élèvent au diapason du genre lyrique. Cependant Armand est beaucoup moins détaché qu’il ne le veut paraître des choses terrestres. Que devons-nous penser de cette situation ?

Il n’y a de réhabilitation de la femme que par le désintéressement absolu. Esther se rachète parce qu’elle renonce à son amant. Il n’appartient pas à Armand de lui rendre la pureté, parce qu’il l’aime et qu’il la veut pour lui. Vauvenargues nous semble de cet avis. Il a dessiné le portrait d’un jeune homme naïf qui est bon pan tempérament sans connaître les règles de la bonté. Thyeste, « s’il rencontre la nuit une de ces femmes qui épient les jeunes gens, souffre qu’elle l’entretienne et marche quelque temps à côté d’elle, et comme elle se plaint de la nécessité qui détruit toutes les vertus,… il l’exhorte à une vie meilleure, et, ne se trouvant point d’argent parce qu’il est jeune, lui donne sa montre, qui n’est plus à la mode et qui est un présent de sa mère. Ses camarades se moquent de lui… Mes amis, dit-il, vous riez de trop peu de chose,… le monde est rempli de misères qui serrent le cœur,… etc. » Ce portrait date de cent vingt-cinq ans, et l’on voit qu’un simple moraliste, sans être missionnaire ni ascétique, sans être un saint, a fait à ce genre de personnes l’aumône de la pitié, mais de la pitié seulement. Remarquez en quoi Thyeste diffère de l’Armand des Faux Ménages. Il est bien du tempérament de ceux que M. Pailleron appelle plaisamment des réhabiliteurs ; seulement il est désintéressé : il ne prend rien en échange de sa montre et de ses conseils. Il ne s’informe pas même, lequel, de sa montre ou de ses conseils, est le mieux accueilli.

Nous ne voudrions pourtant pas assurer que la comédie eût gagné à diminuer l’enthousiasme poétique et réformateur d’Armand. Il y est trompé tout le premier, et bien des débutans le sont comme lui. Il faut tenir aujourd’hui le langage qui convient au temps présent, et qui peut-être ne sera plus si bien entendu demain. Un temps viendra sans doute où l’on rira fort de nos fantaisies poétiques, où l’on s’étonnera peut-être que le lyrisme d’Armand n’ait pas été l’objet d’une moquerie plus décidée. On sentira pourtant qu’il y a sous le travers de cette poésie en apparence inopportune un sentiment sérieux, et que ce sentiment est précisément celui de la jeunesse ; elle a des trésors de confiance pour tout ce qui lui paraît au-dessus du vulgaire niveau, et c’est pour tous les âges qu’un écrivain a dit : « L’esprit est la dupe du cœur. »

M. Pailleron a peut-être fait la plus longue et la plus courte des pièces en un acte, le Monde où l’on s’amuse et l’Autre Motif. La plus longue, ne le paraît pas au spectateur ; la plus courte le paraît plus qu’elle ne l’est, et ce double résultat est dû à la gaîté qui anime l’une et l’autre. Malgré le regret qu’on éprouve en voyant tomber le rideau sur la seconde, un instant de réflexion suffit pour reconnaître que l’auteur a bien fait de ne pas s’arrêter en route pour amuser l’auditeur ; il a pris le meilleur parti, celui de l’empêcher de se reconnaître au milieu d’un imbroglio qui tient à un fil. Cette situation d’une femme qui est veuve sans l’être, qui se donne pour veuve quand elle ne l’est pas, et qui se croit encore mariée quand elle ne l’est plus, est une fort jolie intrigue qui grossira la liste des actes destinés à égayer le répertoire. Et maintenant que nous avons indiqué à M. Pailleron l’espoir justifié par ses Faux Ménages, et les exigences sérieuses que nous avons le droit d’exprimer après l’Autre Motif, nous l’invitons à ne pas reculer devant les sujets de la haute comédie : la jeunesse de son talent donne à notre conseil l’opportunité qui est la règle de la critique.

Il faut faire un choix entre les comédies de M. Gondinet pour juger son œuvre dramatique sans surprise. On y trouve en effet un mélange qu’il serait un peu sévère de reprocher dès aujourd’hui à l’auteur : entre ses pièces avouées par le goût et celles d’un ordre inférieur, on ne peut affirmer encore qu’il se soit classé ; on ne peut dire s’il lui est arrivé de monter progressivement, s’il est un parvenu du talent qu’il convient de féliciter, ou un talent aimant à déroger qu’il est utile d’avertir. Laissons donc Gavaut, Minard et Cie au Palais-Royal, où cette plaisanterie en trois actes est à sa place, et bornons à Christiane, comédie reçue avec applaudissement au Théâtre-Français, les réflexions que nous inspirent l’habileté très réelle et le savoir-faire peu commun de M. Gondinet.

Christiane s’annonce tout d’abord comme une œuvre d’il y a deux ans, c’est-à-dire d’autrefois. Parmi celles-là mêmes qui ont été représentées avant 1870, il en est plusieurs qui rappellent moins l’état maladif des esprits à cette époque, et qui semblent davantage tournées vers l’avenir. C’est bien là, malgré un vernis incontestable d’honnêteté, une de ces conceptions nées d’un temps ennuyé, désœuvré en morale comme en littérature. Ces curiosités-là s’expliquaient par le loisir, par le raffinement, par le dégoût du vrai, par les besoins d’une imagination sans aliment. Par malheur, il n’y a pas de revirement soudain en matière d’art comme de politique, et une pièce met plus de temps à se monter qu’une révolution à s’accomplir, d’autant plus que celle-ci apporte à celle-là des retards imprévus. Voilà l’histoire de presque tout ce que nous voyons au théâtre aujourd’hui, et la cause qui fait que nos comédies ressemblent trop souvent à des almanachs de l’an passé. Cependant le public applaudit. Les auteurs ont fait leur siège, ils ne veulent pas le perdre. De leur côté, les spectateurs ne sont pas moins les esclaves de leurs habitudes. Ils réclament d’abord des distractions, fussent-elles les mêmes, et ne s’aperçoivent qu’ils peuvent y renoncer que le jour où de nouvelles leur sont présentées.

Quelle est donc la curiosité particulière que l’on a vue dans Christiane ? Un amant qui dispute ses droits au mari, non plus sur la femme, qui d’ailleurs est morte, mais sur l’enfant, dont il se prétend le véritable père. Cette idée des privilèges paternels d’un amant est si bien un des raffinemens littéraires de l’époque dont nous venons de parler, qu’on en pourrait suivre l’histoire dans le Filleul de Pompignac, dans l’Autre, dans Séraphine, et même dans les romans qui ont précédé ; nous en pourrions citer au moins un qui est de 1867, et que nous voulons laisser dans l’oubli où il nous paraît tombé. Rien ne prouve mieux le. soin pris par les auteurs dramatiques pour mettre à profit une expérience faite. N’oublions pas que Molière prenait son bien partout où il le trouvait, et que Voltaire a dit : « Quand on vole, il faut être de force à tuer son homme. » M. Gondinet a été de beaucoup le plus habile, et il paraît avoir tué les autres sur le terrain de cette invention ; reste à savoir la valeur du sujet. Plus il est fragile, plus M. Gondinet a déployé de finesse et de dextérité pour le faire accepter.

Ne regardons pas de trop près au raffinement ; les prétextes à comédies s’épuisent. Après avoir montré une combinaison sous toutes ses faces, le théâtre la renverse en quelque sorte et la présente à rebours. Quand on a été fatigué de rire des infortunes des maris, on s’est pris à les voir du côté tragique. « J’ai deux enfans dont je crois pieusement être le père, » dit Gil Blas. Quand on a ri tout son soûl du problème de la paternité, que l’on a tiré de l’opposition de père et de parrain assez de vaudevilles égrillards, on a trouvé qu’il serait nouveau d’en faire une comédie sérieuse, presque un drame. Soit, il ne faut pas couper les vivres à l’art dramatique souffrant de disette. A-t-on réfléchi pourtant que tout le plaisant du mot de Gil Blas et des imbroglios plus ou moins impertinens vient de l’incertitude d’une pareille matière ? « D’où savez-vous que vous êtes père ? » a-t-on demandé au Nojac de M. Gondinet ; nous ajoutons : « L’avez-vous jamais désiré ? » Doit-on se récriée sur l’excellence de la morale qui règne dans Christiane ? L’amant est obligé, il est vrai, de reculer devant la dignité du mari, il n’y a pas pour lui de droits de paternité. Voilà le public réconcilié avec sa curiosité passablement malsaine ; mais à quoi se réduit la leçon dont cette comédie s’honore, si ce n’est que les amans de femmes mariées n’auront pas d’enfans ? Au reste, c’est au nom de la vérité plutôt que des mœurs que nous faisons ces réserves contre l’œuvre de M. Gondinet. La donnée principale de sa comédie n’est ni morale ni immorale : elle est fausse. S’il en est ainsi, comment le public ne s’en est-il pas aperçu ? L’auteur est fort adroit, et le public s’est fait le complice de la situation. M. de Nojac, tendre et caressant, a toutes les timidités et les délicatesses de l’amour près de celle dont il est le père. Il adore cette enfant, qui est pour lui tout ce qui reste d’une femme aimée, mieux encore, une part de lui-même, et il n’ose pas le lui dire ouvertement. Comment un auditoire blasé ne se laisserait-il pas gagner à cette sensibilité d’un nouveau genre ? Comment ne serait-il pas charmé de le voir à chaque instant sur le point de trop parler et s’arrêter à la dernière limite ? Il ne songe même point à se demander si c’est bien là un père, si ce n’est pas un amant retrouvant une partie de ses ardeurs près de la jeune fille dans laquelle revit celle qu’il a perdue. Il se prête à une complication qu’il, ne supporterait pas, si elle éclatait, et rit de fort bon cœur des incidens qu’elle amène, par exemple des efforts de l’ami Briac pour empêcher un père de se trouver avec sa fille : on ne surveillerait pas des amoureux avec plus d’inquiétude. La comédie se continue et s’achève sans apporter d’autre satisfaction que celle de la curiosité : ni le cœur, ni la loi sociale, ne peuvent être contens du dénoûment. Christiane épouse M. de Kerhuon, qu’elle aime ; mais M. Maubray ne sera pas plus pour elle un père tendre que par le passé. Il ne consent à faire le bonheur de sa fille que pour en ôter le plaisir à M. de Nojac, l’amant de feu Mme Maubray, et il l’embrasse pour marquer à l’autre sa haine : dénoûment pénible, par suite duquel la jeune fille gagne un mari et n’a pas décidément de père, dénoûment qui ne tranche rien, puisque le père légal ne mettra peut être pas les pieds chez Christiane, et que le père prétendu, qui est arrivé à ses fins, est sûr d’y être le mieux accueilli. N’insistons pas davantage sur une combinaison de sentimens qui est au rebours de la nature, et qui serait le symptôme d’une maladie du goût public, si elle devait trouver des imitateurs. M. Gondinet a de l’esprit, et le public a grand besoin d’être amusé ; mais l’esprit de l’un et le désœuvrement de l’autre rappellent trop un temps qui n’est plus.

Après avoir formé avec six ou sept talens inégaux entre eux, mais qui représentent les autres, une galerie du théâtre contemporain, le hasard de la dernière heure nous fournit dans un auteur nouveau, qui du moins n’avait jamais travaillé que pour les scènes secondaires, le résumé singulier des défauts et des qualités que nous avons signalés dans quelques-uns. Absence d’unité, succession capricieuse des situations, confiance absolue dans le détail pour soutenir l’intérêt, plaisanteries souvent vulgaires, — à côté de ces taches fort graves, saillies heureuses, sentimens naturels et par momens bouffées imprévues d’imagination, voilà ce que l’on trouve dans M. Henri Meilhac. Ce mélange n’avait pas trop nui à la comédie de Froufrou, cadre un peu commun dans lequel on voyait avec plaisir et surprise des peintures agréables ou touchantes. Nany, que vient de représenter le Théâtre-Français, témoigne d’efforts sérieux pour créer un caractère : nous doutons que l’auteur ait atteint son but. Certes cette Auvergnate veuve d’un petit tailleur de village, animée d’une haute ambition pour son fils qui est parvenu à la fortune, jalouse de lui et le regardant comme son œuvre et sa propriété, l’empêchant de se marier pour qu’il travaille et lui reste tout entier, c’est là une conception qui ne manque pas d’originalité malgré la bassesse de condition où M. Meilhac a placé des vues si hautes. On est frappé de la lutte laborieuse de ces pensées qui ne trouvent pas dans les paroles de la paysanne les moyens d’éclater au dehors. Ce combat de l’ambition et de la jalousie contre le penchant de la nature et l’amour maternel a son éloquence. Cependant les élémens du succès sont fort compromis par l’inégalité morale de ce caractère de femme impérieuse. Tantôt c’est l’ambition, tantôt c’est la convoitise et le plaisir de posséder qui parlent par sa bouche. Elle se ravale par une infamie quand elle écrit à une maîtresse de son fils pour que celle-ci-vienne rompre le mariage qu’elle redoute ; elle s’annule elle-même et fait tomber la pièce dans la banalité quand elle cède et donne son consentement. Nous ne parlons pas de la famille dans laquelle l’artiste veut entrer : où M. Meilhac en a-t-il trouvé de cette facilité plus que débonnaire ? Observer la société telle qu’elle existe au grand jour, et se souvenir que l’unité non pas abstraite, mais vivante, est l’admirable privilège de l’art, ce sont deux préceptes qui semblent être oubliés de plus en plus.

Arrêtons ici cet aperçu des acquisitions ou des pertes de l’art dramatique contemporain. D’autres noms pourraient venir à la suite de ceux dans lesquels se résument les efforts les plus récens de la comédie et du drame. Ils ne changeraient rien à l’impression générale, et risqueraient même de la troubler, l’un par les triviales facéties où il renferme une fécondité naturelle, l’autre par les prétendues peintures de mœurs qu’il mêle à des photographies de cour d’assises, celui-là par les beaux vers dont il enguirlande de parti-pris les sujets les plus dénués d’intérêt.

Nous avons indiqué l’état du théâtre actuel, d’une part l’insouciance qui ne tient aucun compte des événemens et qui continue de se faire une industrie des petitesses qu’elle aperçoit ou des scandales qu’elle cherche dans notre société, sans se proposer réellement de réparer ou de corriger, de l’autre l’étude consciencieuse qui s’efforce de maintenir les traditions de l’art, mais qui se trompe quelquefois ou se décourage et s’arrête à moitié chemin. Il en est qui ont poussé jusqu’au bout la prétention d’étonner le public par des conceptions équivoques ; ils confondent la crudité des traits et du langage avec la hardiesse. Ces analyses du vice et de la corruption prirent jadis leur source dans les romans de Balzac : nous espérons que les symptômes d’épuisement qui s’y laissent apercevoir en présagent la fin. Il en est qui sont restés plus fidèles à leur art : ils n’ont pas renoncé à l’élévation des sentimens. Toutefois il convient de leur rappeler que la passion même, qui est un idéal, a ses périls, et qu’elle peut dégénérer en des crises malsaines. La peinture de ces travers du cœur est encore un souvenir qu’il ne faut pas transporter dans notre vie d’aujourd’hui, qui devrait être si sérieusement occupée. Parmi ces talens d’un ordre plus haut, il manque peut-être à ceux qui étaient et qui sont restés poètes plus de confiance dans le public et une fermeté plus soutenue dans leurs conceptions. Qu’ils se gardent de cette prudence pusillanime qui fuit les grands sujets, comme aussi de confondre l’élévation avec la simple poésie. Le poète ne doit pas être à lui-même son témoin et son admirateur, et le lyrisme n’est pas le moyen le plus assuré de faire naître dans les âmes l’idée du grand. Corneille a l’héroïsme et la force ; il n’a jamais mis le poète et à peine la poésie sur la scène.

Entre ces deux manières d’envisager le théâtre, on rencontre ceux qui n’ont pas de vues particulières ni de principes arrêtés. Ils n’ont foi que dans la pratique : ils se contentent d’expédiens et de procédés. Il en est (ce sont les plus délicats) qui s’emparent d’une situation dont ils connaissent les périls aussi bien que les ressources, et lui font produire tous ses fruits : il dépend d’eux de mieux faire où de devenir les plus habiles arrangeurs de leur temps ; ils savent aussi enlever à la hâte une esquisse de ce qu’il y a de plus piquant dans les mœurs extérieures de leurs contemporains. Il en est encore qui n’hésitent pas à corriger le code, se gardant bien d’ailleurs d’envoyer à la commission d’initiative de l’assemblée nationale les résultats de leur manie réformatrice. On aurait tort cependant de les accuser d’ambition : ils ne font pas leurs comédies pour changer les lois ; ils changent les lois pour donner du mordant à leurs comédies.

Le théâtre a des périodes stériles dont la responsabilité ne pèse pas seulement sur ceux qui se consacrent à la composition des œuvres dramatiques : nos écrivains n’ont pas cette excuse. Un public considérable ne demande tous les soirs qu’à être intéressé, diverti honnêtement : il y a donc pour eux des obligations à remplir. Celui qui s’adresse aux foules, s’il ne pense qu’à l’intérêt de sa fortune ou de sa vanité, s’il ne songe pas à nourrir leur esprit, à élever leur âme, à leur procurer du moins un noble plaisir, celui-là déserte son devoir. Un auteur qui se ferait l’esclave de leurs penchans les moins honorables ou le bouffon de leur frivolité, qu’il ne par le pas d’un talent dont il a une si misérable idée, d’un art dont il trahit la règle suprême. Que sera-ce donc s’il s’agit d’un temps qui ne permet à aucune conscience de s’endormir, d’un pays autrefois jaloux de sa gloire et qui doit avoir appris dans le malheur à la chérir doublement ? Ce n’est plus le moment de l’exalter par de vaines promesses ; quand vous voyez ce peuple assemblé, parlez-lui comme à celui qui a possédé de grands poètes. Gardez-vous de croire qu’il ne se souvienne pas ! Souvenez-vous vous-mêmes, et la peur d’un froid accueil ou d’une médiocre recette occupera moins de place dans votre pensée.


Louis ETIENNE.

  1. Sur cette question de la fatalité, il y a un livre plein d’études délicates et savantes, celui de M. Patin, que nous avons trouvé entre les mains des étrangers qui s’occupent de théâtre. Nous croyons que nos écrivains dramatiques ne le consultent pas assez : ils font en général beaucoup de pièces et peu de lectures.
  2. Voyez la Revue du 15 décembre 1871.