Le Théâtre d’hier/Eugène Labiche/Le métier — Le vaudeville

II

LE MÉTIER. — LE VAUDEVILLE


La gaîté de Labiche jaillit à gros bouillons de sa prodigieuse fantaisie. Ses collaborateurs étaient hommes d’esprit. Je suppose que plusieurs ont dû lui apporter des sujets : et ce n’est pas diminuer leur mérite, car plus d’une de ses pièces vaut surtout par l’imprévu et la drôlerie de la situation initiale : l’affaire de la Rue de Lourcine, les Deux timides, Maman Sabouleux, et cette ineffable trouvaille des Suites d’un premier lit. Mais je soupçonne quelque chose qu’assurément il ne leur empruntait pas, quelque chose qui est comme la signature de toutes les œuvres réunies sous son nom, quelque chose grâce à quoi l’idée de la comédie ou du vaudeville apparaît d’un certain biais, qui est à en mourir, quelque chose qui distribue les scènes en un certain ordre insensé, qui fait que l’on se pâme, quelque chose qui flaire les coups de théâtre, où l’on se convulsionne, qui devine les trucs et les procédés irrésistibles, qui ménage les entrées ébouriffantes et les sorties à faire soudainement fuser le rire dans la salle. Cela même est la fantaisie de Labiche, qui oscille entre la cocasserie et l’invention, émoustillée d’ailleurs, plutôt que réglée, par une incomparable possession du métier dramatique. Il semblait que Scribe eût usé de tous les ressorts, éventé tous les secrets de l’habileté professionnelle. Le clavier était établi ; il n’était plus que de toucher juste. À coups de fantaisie, Labiche a presque renouvelé l’instrument, et il a illustré le vaudeville. De sorte qu’entreprendre de démêler son secret, et d’analyser ce don, c’est un peu comme recourir à la recette de Colladan, cette fangeuse recette que vous savez : « Vous prenez une taupe vivante… une jeune taupe de quatre à cinq mois… » Essayons toujours, pour voir, afin de regarder.

Et d’abord, il a une formule de composition, qui fait encore la fortune de ses successeurs. À la logique de la vraisemblance il substitue la logique de l’absurdité. Et veuillez croire que ceci était une vue. Ceux qui déduisent, sur le théâtre, la raison même des événements, aboutissent à une rigueur très dramatique, et reproduisent une image, plus ou moins idéale, plus ou moins morale, de la vie, — de la vie débarrassée ou exempte des mille accidents que, faute d’explication, le hasard endosse. C’est la démarche ordinaire de la comédie sérieuse et moralisante. Mais n’est-ce pas qu’à côté de cette logique rationnelle il semble qu’il y en ait une autre, qui en est comme la parodie, précisément celle du hasard, même aveugle, de imprévu, surtout absurde, qui pourtant se relie en des séries de réjouissantes contingences, et qui, appliquée au théâtre, est grosse d’extravagantes péripéties ! C’est un certain enchaînement de fantaisie délirante et adroite, et je ne sais quelle nécessité à rebours, jamais hésitante ni en détresse, qui spécule sur la complicité inattendue de la bêtise humaine, que nous appelons modestement hasard.

C’était peu d’escompter et d’ordonner l’imprévu. Labiche en a perfectionné toutes les malices. Il ne manque pas de réparer le vieux jeu du quiproquo par une outrance d’imagination franchement délectable. S’il fait une large part à l’occasion et à l’accident, il la fait plus belle encore à l’illusion lourdaude et qui s’épanouit. L’erreur est le fondement métaphysique du vaudeville de Labiche.

Dans la vie de ce monde, comme dit l’autre, où tout n’est que probabilité, nous avons la rage, qui s’exaspère avec la pauvreté d’esprit, de raisonner avec assurance, et de prendre nos petits desseins pour de flatteuses certitudes. Il entre en cette manie un fond d’orgueil héréditaire que la logique de l’absurde se plaît à rabattre ; mais, si les déboires personnels nous sont toujours amers, ce nous est aussi une douceur, un plaisir lénifiant que le spectacle de l’erreur et de la déconfiture d’autrui. De là les plus étourdissantes trouvailles de Labiche, et des scènes qui n’appartiennent qu’à lui. — Une société de la Ferté-Sous-Jouarre débarque à Paris pour y dépenser une cagnotte en plaisirs somptueux. Ils s’abattent sur un restaurant, et se retrouvent au poste. Ils avaient rêvé chère lie ; et sur la paille humide des cachots… ils cuvent leur présomption. C’est proprement une fête, n’est-ce pas ? Tirez de cet absurde mécompte tous les effets qui y sont en germe ; multipliez l’erreur par l’erreur, ou plutôt laissez-la sourdre en cascade : c’est le régal des plus honnêtes gens, qui éprouvent un plaisir continu et varié à se mettre au-dessus de ces imbéciles. La moitié des actes de Labiche tient dans cette formule, et l’autre ne la dépasse guère. Voilà pourquoi il est un habile faiseur de vaudevilles, et un fantaisiste très délicieux. Il a donné le dernier mot de la déduction par l’absurde, de la série fatale… Cela vous a comme un parfum de l’antique (très rajeuni) ; et je signale, en passant, une brillante comparaison à établir entre la Cagnotte et Œdipe Roi.

Même je vois de toute évidence que le génie de la logique est ici autrement complexe et fécond. Car si, à présent, vous combinez le hasard avec l’erreur et l’imprévu avec le quiproquo, vous obtenez des résultats simultanés et fortuits d’apparence, qui quadruplent ou quintuplent le plaisir, selon le nombre des figures ahuries qui apparaissent à la fois en scène. C’est de la bouffonnerie accumulée ; ce sont des explosions « de gaz exhilarant. »

« Cette lettre à son adresse… c’est très pressé. » — « Cette lettre à son adresse… c’est très pressé. » — « Cette lettre… » — « Monsieur le préfet… Monsieur le préfet… Monsieur le préfet… Tiens, il n’y a qu’une course. »

De là encore des actes entiers, comme le quatrième de la Cagnotte, où l’on ne se lasse point de voir tous ces braves gens tomber de piège en piège, d’incognito en quiproquo, et se promener gravement, et se reconnaître piteusement, avec un fil à la patte, au milieu des pièges à loups. C’est elle ! C’est lui ! C’est nous ! À l’autre ! Ah ! le commissaire ! Ce sont eux… toute la bande ! — Vous pensez bien qu’il ne s’agit plus ici de vraisemblance ni d’invraisemblance. C’est de la fantaisie détonnante, à atmosphère comprimée. et dont ni la formule ni les procédés ne nous échappent entièrement. Mon Dieu, que j’aurais aimé à voir Despréaux aux prises avec cette logique-là !…

Joignez la plus folle innovation de Labiche, qu’il n’a recueillie ni du Mariage de Figaro ni de Scribe, la plus impertinente et désordonnée ordonnance de ses vrais chefs-d’œuvre, de ceux du moins qui sont plus véritablement à lui, où l’imagination se meut à l’aise, se démène, en bras de chemise, pour ainsi dire, comme les personnages, tournant, retournant, bouleversant, bousculant, chavirant et reliant d’un fil assez subtil tous les procédés que j’ai essayé de démêler, prenant de l’espace, au grand air, à la promenade, et se donnant libre carrière dans une sorte d’intrigue que j’appellerais volontiers circulatoire.

Le jour où il fit représenter le Chapeau de paille d’Italie, il créait un genre : c’était son Cid, à lui. Ce genre consiste essentiellement à choisir un sujet sans exigences, et qui ne soit point gênant à l’essor de l’imaginative, au besoin à l’escamoter manifestement, jusqu’à la fin, avec assez d’adresse pour avoir l’air de courir après. Alors, la pièce prend tout de suite son allure, l’allure dévergondée, et galope d’emblée, comme s’il y avait un but à atteindre. Où courez-vous, bonnes gens ? Là-bas, assez loin d’ici, par le monde, à travers les arrondissements de Paris, et peut-être dans la banlieue. C’est la comœdia motoria des anciens, le type en est à jamais perdu. Les accidents, les mécomptes, les rencontres et le reste se suivent et se précipitent furieusement ; c’est le plus fantasque périple de Charybde en Scylla, tant qu’enfin lasse, épuisée, abrutie d’acte en acte, l’aventureuse caravane attrape le terme de son odyssée. Tous les incidents y sont de mise, toutes les drôleries y sont de jeu ; c’est de l’imagination débridée, à la course, à la queue-leu-leu ; Fadinard à la recherche du chapeau, la noce à la recherche de Fadinard, et les huit fiacres, et l’atelier de la modiste, et le salon de la baronne, et le bain de pieds : exode burlesque, pendant lequel le rire semble sourdre des dessous du théâtre. Enfin sauvés, mon Dieu ! — Quoi donc ? — Elle a le chapeau — Peuh ! — Mais n’est-ce pas le sujet ? — Peut-être… Voyez plutôt qu’il n’y a point de sujet, point de chapeau, rien de rien, sauf l’inépuisable fantaisie qui entraine la mascarade, et une certaine logique ahurie qui en distribue les étapes, et la soudaineté des hasards et l’épileptique joyeuseté des quiproquos, le fin du fin dans ce genre, dont Labiche a marqué l’apogée, et qui se résume en un mot, celui du factionnaire qui veille à la place Baudoyer : « Circulez ! »