Le Théâtre d’hier/Emile Augier/L’argent

V

L’ARGENT.


Au centre de Paris, sur une place à la fois retirée et passante, au milieu d’une enceinte que protège une haie de fer, s’élève un monument de style composite, qui a la majesté solennelle et glacée d’un temple. Et, en effet, c’est un temple. À des heures invariables, la foule des fidèles y accourt empressée, fiévreuse. À la hâte dont elle gravit les degrés, on devine que là se célèbre une religion, qui a son culte. Sous le péristyle séjournent les profanes, qui ne sont pas encore officiellement initiés aux mystères, et dont la foi est mal affermie. C’est la secte des pieds humides. À l’intérieur du sanctuaire règne un tumulte fanatique. Les offices ne souffrent ni le silence ni le recueillement. Les rites sont tout en gestes et vives démonstrations ; les pratiques bruyantes, les prières vociférées. Vous n’y verrez les croyants ni agenouillés ni prosternés ; ils vont et ils viennent ; ils se coudoient, se jettent un regard entendu, une parole rapide, et se bousculent autour d’hommes vêtus comme eux (la religion d’une société égalitaire),et qui semblent pourtant les prêtres de l’endroit, à la façon dont ils poussent des cris qu’ils notent sur de petits parchemins. Ce ne sont ni des pontifes, ni des flamines : on les nomme coulissiers, ou quelquefois agents de change. La langue parlée dans la corbeille, qui a remplacé le chœur, est simple, brève, incisive. Hausse, baisse, report, déport, liquidation en constituent le fond ; quelques noms propres, aisés à retenir : Rente, Consolidé anglais, Rio Tinto, mariés à des chiffres infiniment variables, en sont l’ornement. Un cadran domine rassemblée, et, marquant la succession des heures, fixe l’ouverture et la clôture des cérémonies. Ce temple a été élevé par notre siècle à la Fortune, la Grande Déesse. Sur le fronton se détachent six lettres d’or : BOURSE. Là se tient le marché de l’argent ; là se joue et se disperse la richesse sur un coup de dé, sur une nouvelle vraie ou fausse, fausse le plus souvent. Et là aussi, aux jours de grandes fêtes, alors que les courtiers se reposent et que se taisent les affaires, devrait être représentée gratuitement la meilleure partie du répertoire d’Émile Augier, comme autrefois aux peuplades de la Grèce s’ouvrait l’amphithéâtre immense et s’animaient les légendes nationales d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide, en même temps que la comédie satirique d’Aristophane.

L’égalité n’est qu’un vain mot, si elle n’est pas l’égalité des mérites. C’est bien ainsi que l’Tentendit la bourgeoisie à son début. Mais où trouver un plus exact étalon du mérite que celui de la fortune laborieusement acquise et accumulée avec intelligence ? C’est une manière de noblesse, dont les titres sont au porteur, « qu’on ne doit qu’à soi-même », et qui n’a nul besoin d’aïeux. Ces quartiers-là ont sur les autres l’avantage d’embellir régulièrement la vie. Les âmes singulières peuvent dédaigner cette aristocratie ; mais elle est une force qui s’impose et ne se discute pas ; on en peut contester les origines ; sa puissance est hors d’atteinte. Elle ne relève que de la conscience ; et la conscience est faible, comme la chair. Il faut cire très certain de sa vertu et très confiant eu l’avenir pour dépriser la fortune sans ridicule ni fanfaronnade. Émile Augier venait à son heure. Où qu’il tournât ses regards, il rencontrait la question d’argent. La science, l’industrie, le commerce avaient pris un développement immense. Les chemins de fer mettaient les quatre coins de la France en contact. Et comme la vapeur était paresseuse, on inventait le télégraphe ; et comme le télégraphe était un peu lent, on fondait la Bourse. L’argent se reproduisait lui-même, dédaignant les longueurs du travail, et le capital vivait d’une vie propre, séparé de la véritable richesse. L’argent se remuait, se brassait, intriguait, agiotait, dans une société nouvelle, avec intempérance. Il faisait échec à la jeunesse, et commençait à ravager les consciences. Le monde de la finance était un terrain vaste et glissant, où Émile Augier, guidé par son bon sens hardi, prit fortement position. Il s’y établit, lui premier, d’une telle assurance qu’il a dévoilé avec acharnement tous les méfaits, toutes les tyrannies de la fortune, les concessions de l’honneur, les capitulations de la morale, les dangers suspendus sur la famille et sur l’État, et avec une opiniâtreté si clairvoyante que dans les scènes du présent il n’a que trop souvent lu les misères de l’avenir.

Ses attaques ont précédé celles de Ponsard, qui doit à ses deux pièces l’Honneur et l’argent, la Bourse, le renom d’avoir porté le premier coup. La vérité est que la première de ces comédies date de 1836, postérieure de deux années au Gendre de M. Poirier (1834), et d’une à Ceinture dorée (1833). Et puis, Émile Augier ne s’est pas arrêté à mi-chemin ; il a dénoncé les vices et les ridicules de cette aristocratie intolérante et improvisée. Il a révélé la plaie sociale. Il a fait paraître que l’argent est comme la parole, capable de grandes actions et de petites infamies. Il arrive à la fortune de finir par celles-là ; mais il se peut qu’elle commence par celles-ci. Où la conscience est seul juge, la prescription ne se marchande point. Émile Augier a secoué ferme ces consciences assoupies, et leur a crié bravement : « Le fleuve entier est impur, quand la source est empoisonnée. »

Ici la lucidité de l’observation a quelque chose en soi de noble et d’héroïque, sans fracas. Il affronte l’Argent dès le début de sa carrière ; il le prend au collet, il multiplie les attaques, il le marque au fer rouge. La violence de la satire, qui n’est pas dans son humeur, témoigne hautement combien son regard indigné voyait loin dans l’avenir. La morale tout entière de son œuvre est en joie, l’honnêteté de sa nature en révolte. Le Jean Giraud de M. Alexandre Dumas est comme isolé dans son théâtre. Il est partout dans celui d’Émile Augier ; il a tous les âges, toutes les audaces, toutes les naïves impudences, et de l’orgueil, et de la morgue calculée ou béate. Partout il se heurte à ce dicton : « Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée », qui est une maxime consolante aux humbles, sinon réparatrice. C’est une galerie de portraits plus fouillés et poussés, à mesure que la bourgeoisie s’enfonce dans son vice triomphant. Poirier est ambitieux, mais sa probité avisée est encore irréprochable. Roussel est déjà un inconscient fripon, un doux écumeur. Il n’a jamais volé son prochain, ni violé la loi : il a pressuré l’un, et tourné l’autre. Brave homme, au demeurant, le meilleur père du monde, à qui manque seulement la pauvreté, pour qu’il ait toutes les vertus. Il n’est pas un scélérat. Il a oublié. Il ne se souvient plus du bon vieux temps, des filouteries légales, de sa jeunesse infatigable, employée aux vilenies rémunératrices, au détournement des ruisseaux qui font les grandes rivières. Il a jadis dépouillé ses actionnaires avec intelligence : je veux dire qu’il a gagné son procès. Et depuis, sa conscience s’est endormie sur le mol chevet d’une sérénité inoffensive. S’il était seul au monde, rien ne troublerait sa dignité. Mais il a une fille en âge d’être pourvue. — Or, par une singulière contradiction des préjugés de notre époque, ce sont les enfants qui supportent le poids de ces spirituelles erreurs. Cruel est le catholicisme moderne. Lorsqu’Adam eut quitté le Paradis terrestre, il se fit agioteur ; et tout alla bien, jusqu’au moment où il s’agit de marier son fils et sa fille, qui, à l’époque du procès, n’étaient pourtant pas nés. Émile Augier n’écrit pas le roman, mais l’histoire même de l’argent. — Cette fille, accomplie de tout point, s’éprend d’un M. de Trélan, gentilhomme sans fortune, un de ces exagérés du sens moral, qui mettent l’honneur plus haut que tout, un de ces fanfarons de délicatesse, qui refusent de bénéficier, aux dépens d’un frère, d’un testament olographe, un de ces coureurs d’idéal, qui n’ont que mépris pour les coureurs de dot, un don Quichotte enfin. Et Caliste restera fille. On parle volontiers d’états d’âme aujourd’hui. Émile Augier a écrit des pièces plus fortes que Ceinture dorée. Il n’a jamais mieux fait voir l’obscur travail de l’argent dans la conscience du bourgeois enrichi. Roussel a des poussées de fierté triviale, de probité hautaine, des sévérités d’appréciation sur le compte d’autrui, et un si tranquille et sincère oubli d’autrefois, que cela peint l’homme, le bonhomme paterne et perverti. Le poison s’est assimilé ; il l’a dans le sang ; il n’en souffre plus. Tels ces bons vivants atteints d’une diathèse chronique ; ils ont fait leur paix avec le mal, ils vivent commodément avec lui ; au premier jour, ils seront étonnés et révoltés d’en souffrir encore.

« Les bras m’en tombent ! C’est un échappé des Petites-Maisons ; le meilleur est d’en rire. Voilà que je ne suis pas un honnête homme maintenant, moi qui ai trois millions ! Il est drôle, ce monsieur ! J’avais le droit pour moi, entendez-vous ! Je me suis toujours conformé aux lois de mon pays. Je suis en règle ; si vous n’êtes pas content, allez vous promener, idiot ! Le voilà bien fier de n’avoir pas volé son frère. Mais en vous donnant ma fille, pauvre diable que vous êtes, je faisais une action aussi belle que vous en déchirant le testament ; plus belle même… car je ne vous devais rien, et vous deviez quelque chose à la voix du sang, au droit éternel ! Ma parole ! Il y a des gens pour qui l’on n’est honnête homme qu’à la condition de mourir pauvre. — Mais c’est ma faute ; j’aurais dû vous juger d’abord pour ce que vous êtes, pour un don Quichotte, un imbécile qui se croit obligé de renoncer au bénéfice de la loi ! Ce testament était légal, comme je le disais à ma fille ; la probité vous permettait d’accepter. C’est l’orgueil qui vous l’a défendu. Libre à vous de faire fi de moi. Je ne me soucie pas du respect d’un homme qui n’a pas respecté les dernières volontés de son père, qui foule aux pieds les sentiments les plus sacrés de la famille. Je suis bien enchanté de ne pas vous avoir pour gendre… »

Mais l’indulgence de Roussel pour son passé finit par s’aigrir, à la réflexion. Tout à l’heure Trélan était un idiot ; à présent, c’est l’avocat qui est un brigand, l’infâme avocat qui a enlevé l’affaire.

« C’est évident, j’ai spolié mes actionnaires, il faut dire le mot. Comment ai-je pu pour cette misérable somme ?… Je la trouverais aujourd’hui dans la rue, que je la ferais placarder sur tous les murs ! Quand je pense qu’alors je me suis cru dans mon droit !… C’est la faute de ce brigand d’avocat, qui m’a gagné mon procès. »

Il rendrait volontiers une partie de sa fortune pour jouir de l’autre en paix.

« Comment faire maintenant ? Je suis vraiment bien malheureux ! La considération qui se dérobe sous moi !… Ma fille qui peut d’un instant à l’autre s’apercevoir de quelque chose… Je donnerais la moitié de ma fortuné pour avoir perdu ce maudit procès… Brigand d’avocat ! »

Enfin, grâce à Dieu, qui protège les bons pères et les filles accomplies de tout point, il a le bonheur d’être ruiné par un coup de Bourse ; et Caliste épouse Trélan, parce que le théâtre d’Émile Augier est plus moral et conciliant que la vie et la société qu’il représente. Cette pièce jeune et encore optimiste est le point de départ d’une observation moins accommodante. Trois fois l’auteur s’est repris à dénoncer ces léthargies de la conscience calme et souriante autant que la surface d’un lac tranquille ; mais au fond se détache un imperceptible point noir, qui, un jour, grossit et s’obscurcit, enfle et soulève en une bourrasque la surface unie du lac tranquille et souriant comme certaines consciences. Après Roussel, Charrier des Effrontés ; tous deux effacent au dénoûment la tache qui souille leur honneur ; ils font le sacrifice de leur fortune, ils se repentent, ils ont le courage de redevenir honnête homme. D’autres meurent dans l’impénitence finale.

Après les angoisses d’une conscience, le bouleversement d’une maison. Maître Guérin est avec les Lionnes pauvres la pièce la plus sombre d’Émile Augier. Toutes les fois que la famille est en jeu, sa droiture ne fléchit point aux adoucissements. La question d’argent fait rage dans l’esprit et le cœur de Me Guérin. Cet officier ministériel est un honnête fripon : il connaît la loi. De sa femme il a fait son esclave, de sa servante sa maitresse ; il jalouse la gloire et la carrure de son colonel de fils ; et, au fond, il regarde en pitié tous ces gens-là ; il est plus fort qu’eux ; il sait d’expérience combien honnêteté, honneur, chauvinisme, uniforme, médailles, ferblanterie, affections de famille, combien tout cela est au-dessous de l’argent, dont la jouissance est acre, et la puissance mène à tout. Le reste, selon le mot d’un ancien, n’est que jeu d’osselets dont on amuse les enfants des hommes. M. Guérin n’est pas un Harpagon ; c’est un madré, un ambitieux, un Poirier campagnard et retors. De son chef-lieu de canton il a jugé son siècle. Il est entré avec cautèle et finasserie dans ce mouvement, qui aboutit à la ruine du sens moral, au savoureux triomphe de l’égoïsme, à la dislocation de la famille. Ici encore l’honneur et l’argent sont aux prises ; mais ils ont formé deux camps. Depuis longtemps Me Guérin n’éprouve plus de lutte intérieure.

Dans le parti contraire et la maison voisine se trouve une héroïne modeste, qui a nom Francine, et dont le père est un quasi-homme de génie. Au cours de ses rêveries ambulatoires, M. Desroncerets a fait je ne sais combien d’inventions plus ingénieuses les unes que les autres, et qui le mettront sur la paille. Il se jette à corps perdu dans la mécanique ; pour y subvenir, sa fille place sa dot à fonds perdu. À corps perdu, à fonds perdu, tous ces gens-là se perdent avec un désintéressement qui fait les affaires de Me Guérin. L’inventeur est sur la piste d’une méthode universelle, philanthropique, admirable, une clé de la lecture à l’usage des enfants du peuple, la Statilégie. Il ne lui reste plus qu’à l’expérimenter, à ses frais. Par-devant Me Guérin, notaire, il vend en cachette le seul bien qui lui reste, ce château de Valtaneuse, où sa femme est morte, et qui a vu grandir sa fille. Le tabellion n’a pas étranglé sa dupe : mais il a fait un marché louche, une vente simulée, à réméré, avec l’assistance d’un homme de paille, pour mettre son honorabilité à couvert. La scène est émouvante, rapide, chiffrée, entre le vieillard maniaque et le procédurier retors. « Et pour écarter l’apparence pignorative qui pourrait résulter de la simultanéité de ces deux actes, nous antidaterons le premier de quinze jours, si vous le voulez bien[1]. » Émile Augier ne force aucun trait. Me Guérin met dans ses actes très réguliers par la « fôôorme » une correction captieuse. Mais parmi les clauses de style, et de quel style ! au milieu des chiffres fictifs et des dates illusoires, dans cette sage succession des paragraphes alignés et embrouillés comme les articles du Code, notez que cet homme froid en affaires est fermé pour jamais aux affections naturelles. Cet accapareur est encore un dissolvant. « On dirait que votre fille vous fait peur ? » dit-il à Desroncerets, pour le piquer au jeu. Il ne trouve pas mieux ; il ne pourrait trouver mieux, étant un homme d’argent, c’est-à dire un homme qui compte et ne sent point. Toute cette comédie n’est si forte que parce qu’elle dévoile impitoyablement d’acte en acte, par le développement des caractères et l’enchainement aisé des situations, cette funeste influence qui rompt les liens de la famille, qui met une tante aux prises avec son neveu, un père avec sa fille, un fils avec son père, et contrarie sournoisement la nature par des menées, dont l’honneur et le cœur font les frais. Qu’une veuve coquette et son beau neveu se brouillent au moment de recueillir la succession litigieuse de l’oncle défunt, cette tactique déployée à l’assaut d’un héritage est déjà une assez triste chose : et c’est presque le sourire de la pièce, l’ombre lumineuse qui fait valoir les touches plus vigoureuses et sombres. À côté d’eux, je vois un officier berné par les intrigues de son père et les avances irrésolues de la veuve, et là-bas, dans le château vendu hier, une petite fille qui se croyait aimée, et qui repaît son chagrin dans le secret de son âme, quand elle est seule, entre elle et Dieu. Et c’est la moindre souffrance qu’elle endure. L’argent lui réserve d’autres déboires et des sacrifices plus pénibles que celui de ses chères espérances. De la petite âme si tendre la vie fait une raison pratique ; de la douce Francine la tarentule de Desroncerets fait un homme d’affaires. Que dans cette famille déjà éprouvée par la mort, dans l’isolement à deux, qui par la communauté des souvenirs unit plus étroitement les affections ; que dans cette demeure attristée, où le père est l’orphelin, l’enfant choyé, caressé, surveillé, tandis que la fille n’est que sollicitude et tendresse, avec une expérience déjà maintes fois déçue, à vingt ans ; que, parmi les attentions du dévoûment filial, les effusions de la gratitude paternelle, la discorde éclate soudain, la voix s’élève, la tempête se déchaîne soulevée par un tourbillon de folie ; que la malheureuse qui a sacrifié sa fortune, mutilé son cœur, coupé derrière elle toute retraite vers l’espérance, soit contrainte, pour assurer les derniers jours de l’implacable et bon maniaque, à lui manquer de respect, comme si elle n’avait point d’âme, à étaler devant témoins un amour entêté de l’argent, de cet argent qu’elle méprise et qui la torture : n’est-ce pas la plus pitoyable révélation des misères morales, dont ce mal moderne peut empoisonner les joies intimes et la consolante sérénité du foyer, où ont accoutumé de s’asseoir, serrés l’un contre l’autre, un vieillard qui adore son enfant et l’enfant qui en soutient et réjouit la vieillesse ? Émile Augier n’a pas reculé devant cette lamentable scène à faire ; elle est poussée, graduée, rythmée, d’un tact sûr, d’une raison ferme, avec un sens délicat des saintes douceurs, qui font le charme du dévoûment, et une colère contenue contre les brutales nécessités dont les malins prennent leur parti bravement. « Les affaires sont les affaires. » Je ne sais rien de plus pathétique sans artifice et de plus réaliste sans cruauté que le tableau final de cette scène, où l’héroïsme et la charité courbent la tête, où Francine cache sa figure dans ses mains, reniée par son père, qu’elle s’obstine à préserver de l’indigence, en proie à la honte du devoir accompli, à la terreur de laisser échapper son secret, maudite par l’un des deux hommes qu’elle aime, humiliée et condamnée devant l’autre. Non, je n’ai nulle part ailleurs, dans tout le théâtre contemporain, éprouvé une émotion plus complète, plus désolante et vraie.

Cependant Me Guérin veille, comme le juif Shylock. La tempête qu’il a déchaînée fait un retour sur sa maison. Il avait acheté le château de Valtaneuse pour le revendre avec bénéfice à cette frivole veuve, dont il a découvert que son fils était épris. Comme la politique l’attire, il voit d’un œil favorable ce projet d’union. La veuve d’un sénateur n’est point à dédaigner pour un député futur. Le mariage du fils ouvrira la carrière au candidat. Dans quelques heures il possédera le château. Il a compté sans le neveu évincé de la succession et déçu dans ses prétentions à la main de Mme Lecoutellier. Celui-ci avertit Desroncerets du coup préparé par le notaire, — en présence du colonel et de la bonne Mme Guérin. L’inventeur perd la tête ; Louis Guérin est indigné, et sa mère, dès longtemps façonnée à consentir à tout, a enfin l’audace d’être étonnée. Desroncerets a vingt-quatre heures devant lui. Qu’il parte pour Strasbourg ! Il a un ami, qui, en ce cas si grave, ne se refusera pas à le tirer d’embarras. Et il est prêt à partir, quand Me Guérin vient le trouver, sous couleur de l’avertir à son tour que l’échéance est arrivée, flatte sa manie, use le temps, écoute confidences et commentaires à propos de la Statilégie refondue et remaniée, accueille, sans prendre d’engagement formel, une autre demande d’argent, et le quitte en toute amitié, quand l’heure du train est passée. « Comme il voulait m’entortiller ! Ah ! les hommes ! Tous les mêmes !… Poussez votre cheval, mon bon ami ; il est distancé par votre dada ! » Et il retourne à son étude. Me Guérin, la tête haute, le cœur dispos, propriétaire assuré du château de Valtaneuse, demain beau-père d’une femme du monde, après-demain député de son arrondissement.

Il rentre chez lui, calme, au sein de sa famille, où commence le remue-ménage de la bataille entre l’honneur et l’argent. Il comparait devant le tribunal de son fils et de sa femme, deux innocents, dont il tâche à satisfaire la curiosité par des subtilités et des « distinguo », qui ne satisfont que la loi. Mais le tribunal s’obstine à ne pas être convaincu, au fond. « Le fond ! oh ! oh ! le fond ! Apprends pour ta gouverne que le seul moyen d’avoir une règle fixe dans ce monde, c’est de s’attacher à la forme, car les hommes ne sont d’accord que là-dessus. » Et d’arpenter le théâtre, furieux. Le duel s’engage sur le terrain de l’honneur, à armes inégales. Car Me Guérin ne comprend plus. Cela ne lui entre pas en l’esprit, qu’on puisse être plus loyaliste que la loi, et n’être pas loyal. Et cela, en effet, est un sentiment très simple et primitif, en somme, qui n’est devenu délicat et raffiné que depuis que les Turcaret, les Guérin et les Benoiton ont pullulé en ce monde. Au-dessus de la probité, il y a l’honneur ; au-dessus des trente-six morales, la morale. Au nom de la morale le colonel repousse enfin les avances de Mme Lecoutellier et déjoue les calculs de son père. Pour sauver l’honneur, il signe des billets à Brénu, l’homme de paille, et demande la main de Francine. C’est la guerre civile dans la demeure de l’honorable fripon. Il en oublie la fôôrme, injurie Desroncerets, Francine, et sa femme trop longtemps passive, qui cette fois relève l’outrage. Louis parait en grand uniforme, juste au moment où Guérin la menace de lui faire réintégrer le domicile conjugal entre deux gendarmes. « C’est à ma mère que vous parlez ? » — « Mêlez-vous… (À part.) S’il croit m’imposer… » — « Je ne veux pas que tu sois martyrisée plus longtemps : je t’emmène. (À son père.) J’ai tout entendu de ma chambre. Rendez grâces au ciel que je n’aie pas été instruit plus tôt. » — « Mais, colonel, il me semble que vous le prenez de bien haut. » — « C’est que vous n’êtes pas habitué à me voir debout. Viens, maman… Invoquez la loi, si vous l’osez. » Et voilà où aboutit cette grande soif de la richesse : à la désorganisation d’une famille, dont la mère est une bonne âme, le père un homme actif et intelligent, trop l’un et l’autre, le fils un homme de valeur et de caractère, d’une famille où le bonheur se fût installé comme chez lui, s’il eût pu y vivre dans la compagnie de ce que vous savez.

L’honneur est un vieux saint que l’on ne chôme plus.


« Échinez-vous donc, conclut Me Guérin, à édifier une fortune ! » Si, au lieu de s’y échiner, il s’y fût seulement exercé, il eût terminé sa vie, non dans un château, mais dans sa petite étude, ou peut-être même de la façon qu’il avait souhaité, député, sénateur, que sais-je ? ou plus tranquille encore, entre sa femme et ses petits-enfants, avec, au-dessus de sa tête, le portrait de son fils en uniforme de général, et dans le cœur la satisfaction appréciable du devoir accompli et de l’aisance qui se peut avouer. Au lieu de cela, il est seul à son foyer déserté, avec sa fortune et sa servante, qui n’honoreront sa vieillesse ni l’une ni l’autre, avec le château de Valtaneuse qu’il n’habitera jamais, par crainte des revenants, et, à sa table, pour charmer sa solitude, le gars Brénu, le père de Françoise, l’homme de paille. — Ah ! maître Guérin !

Mettez maintenant cette convoitise dans l’esprit d’un forban parisien, qui remplace l’avidité cauteleuse et l’ambition matoise de l’usurier de village par une cupidité effrontée et décidée à parvenir ; et vous aurez l’idée du fléau que la fortune, dévoyée en de certaines mains, peut déchaîner dans le conflit des intérêts et des mœurs modernes. Ce n’est plus seulement le ferment qui désorganise la famille, c’est le cancer qui ronge la société. La pièce des Effrontés a plus d’envergure. Émile Augier élargit son observation ; il sort du cercle domestique, et poussant le réquisitoire du bon sens aux limites extrêmes, montre qu’avec l’honneur du foyer la sécurité de l’État est en jeu, la société elle-même se trouve menacée dans ses essentiels principes, qui sont l’honnêteté individuelle et le respect d’autrui. Nous aurons plus loin l’occasion d’étudier le caractère de Vernouillet. Qu’il nous suffise de noter ici qu’il est, au moment où écrit l’auteur, le type le plus perverti de nos mœurs financières et le plus redoutable des hommes d’argent résolus à dominer. Le voltigeur de Louis XIV, le vieux marquis d’Auberive, a un peu raison : c’est déjà trop. La Révolution a supprimé les castes, hormis celle de l’argent, qui semble condamnée a ne pouvoir jamais serrer ses rangs ni exclure les coquins. C’est un monde positif, une aristocratie d’esprit pratique et calculateur, qui absout le passé et n’est sévère qu’au passif. « Quatre-vingt-neuf s’est fait au profit de nos intendants et de leurs petits ; vous avez remplacé aristocratie par ploutocratie : quant à démocratie, ce sera un mot vide de sens, tant que vous n aurez pas établi, comme ce brave Lycurgue, une monnaie d’airain, trop lourde pour qu’on puisse jouer avec. »

La conclusion dépasse l’exorde. Ce qu’il faudrait rétablir, ce n’est pas tant une monnaie plus lourde, qu’une conscience publique moins légère, un courage d’opinion, un syndicat des laborieux et des modestes, une caste de l’honneur qui fût assez confiante pour rejeter les fripons, faire face aux pirates et aux écumeurs, effrontés ou insinuants, tout de même que dans les clubs l’affichage disqualifie et stigmatise les tarés. Mais il y a mille raisons pour qu’un Vernouillet force la consigne et dérobe la considération. La première est que l’aplomb suit la fortune, à moins qu’il ne la précède et ne la suppose. La complaisance des braves gens est une lâcheté ou une candeur dont ils sont pareillement dupes. Vermouillet a bien eu son procès, et il l’a gagné, quels que soient les considérants. Payez de mine ; ayez l’air d’oublier ; le monde oublie, ou en a l’air. « L’effronterie, voyez-vous, dit encore le marquis d’Auberive de La Rochefoucauld, il n’y a que cela dans une société qui repose tout entière sur deux conventions tacites : primo accepter les gens pour ce qu’ils paraissent ; secundo ne pas voir à travers les vitres, tant qu’elles ne sont pas cassées. » Celles de Vernouillet ne sont que fêlées ; cela se répare avec de l’esprit. Et il en a, du meilleur, je veux dire du plus avisé, qui achète l’opinion pour la vendre ensuite ; au numéro ou à l’abonnement, par chronique ou feuilleton.

Du même coup Émile Augier mettait le doigt sur la plaie de notre époque. Si la presse, aux mains d’honnêtes gens, est une sorte d’enseignement public et quotidien, on ne songe pas sans effroi à ce qu’elle peut devenir en des griffes scélérates. Vernouillet lui-même, une fois possesseur d’un journal est un instant effrayé de sa puissance, sur l’honneur ! L’intuition est de génie. Quelle vue intérieure du présent et de l’avenir ! Et que cela dépasse la superficielle ironie et les plaisanteries au kilog du vaudeville politique, qui a nom Rabagas ! Tout coup vaut. Charrier, un brave homme, dont la conscience sommeille, a eu aussi son procès. Il donnera à Vernouillet l’étreinte d’abord refusée, devant témoins. Après cela, le moyen d’être plus fier ou courageux que Charrier, surtout si le journal apporte dans ses plis la paix ou la guerre, l’Académie ou le scandale. M. d’Isigny et Henri Charrier lui-même donneront la main à Vernouillet, et aussi le bras. L’homme taré triomphe : il n’a même plus besoin de l’effronterie, qui est une arme de combat ; avec quelque réserve et un désintéressement calculé, il fait sa rentrée dans les familles et dine à la table d’un ministre. Le voilà installé dans l’État, où il est une force, et bientôt assis au foyer, où il est un parti. C’est encore Ceinture dorée et Maître Guérin, et c’est autre chose qui se développe parallèlement, sans effort : les attaques frappent plus haut, et atteignent les mœurs sociales en même temps que les domestiques. Vernouillet, maître des hommes, n’a plus qu’à gagner les femmes : leur connivence sera sa consécration. Étrangères à la mêlée des intérêts, elles sont plus clairvoyantes ou moins bénignes. Ne soyez pas étonné si, pour lui barrer le passage, l’auteur a choisi la marquise d’Auberive, qui vit séparée de son mari, et entretient avec le journaliste Sergine une liaison discrète que le monde tolère. Elle ne parait point qualifiée pour prendre en main les intérêts de la société ? Réfléchissez-y davantage, et reconnaissez le génie scrupuleux et réfléchi d’Émile Augier. La marquise est reçue partout, et presque digne de l’être. Toute sa conduite prouve que si elle avait rencontré Sergine plus tôt, elle l’aurait épousé. Mais sa situation n’en est pas moins équivoque, encore qu’entourée de respect ou de complaisance : et ce sont les situations équivoques des marquises qui ouvrent les salons aux Vernouiilet. Il ne s’y trompe pas, et cherche d’abord à gagner celle-là. Pour épouser la fille, il lui faut l’appui de cette noble et honorée marraine. Et il ferait beau voir que la noble marraine ne capitulât point comme les hommes, puisque comme eux elle a un secret public à ménager. Cette fois, Vernouillet s’est trompé. Il a confondu l’honneur de la race avec la probité de l’argent. Il les a traités du même air, et l’effronterie ne lui réussit pas. Il est seul compromis par sa chronique du chien compromettant. La marquise le démasque, et le vieux voltigeur, le mari, après s’être amusé de lui, l’exécute. Il était temps que Louis XIV descendit de son cheval, car derrière ces complaisants ou ces effrontés j’ai eu la vision d’Iphigénie sacrifiée à la déesse Fortune, d’un ministre dupé, du public exploité et de la société saignée à blanc par ce fieffé coquin. J’entends dire que cette vision n’est qu’un rêve, et que la comédie a vieilli. Et il est vrai que le téléphone a supprimé l’usage de quelques tirades. Et il est constant que le marquis d’Auberive est mort, et morte avec lui son ironique et respectable naïveté. Et il est assuré que Sergine aussi n’est plus jeune, qu’il s’est réfugié à l’Académie française, que le Courrier de Paris insère plus rarement ses articles, et à correction ; qu’il n’a plus le genre de talent qu’il faut pour faire le grand reportage, la colonne financière, ou la gazette des tribunaux, et qu’à son âge on n’est plus si « gourmand »…

Mais la question d’argent n’a pas vieilli. Mais haute en couleurs, et brossée en pleine pâte est la peinture qu’en a faite Émile Augier. Il y a dépensé son observation vigoureuse, son robuste talent, sa rude et opiniâtre honnêteté, qui atteint par endroits à la prescience. Non qu’il ait goûté un plaisir amer à pousser la satire ou forcer le trait. Il n’y a là-dessous ni envie ni rancune. Quand il a rencontré l’occasion de montrer les services que peut rendre la fortune charitable et irréprochable, il ne l’a pas manquée. Dans Lions et Renards, c’est une jeune fille enthousiaste des grandes œuvres, qui met sa bourse à la disposition d’un explorateur ; et ici même, dans les Effrontés, c’est le marquis d’Auberive qui, séparé de sa femme, lui apporte les cent mille francs dont l’a dépouillée le pirate, et comble la brèche sans phrases. Seulement, ce sont les gens de vieille richesse qui, dans ce théâtre, se servent de l’argent pour faire le bien. Et nous n’avons pas encore vu tout le mal que font les autres à nos mœurs et à nos esprits.

  1. C’est ici que Me Guérin trompe son client. Il antidate l’acte de vente de 15 jours, pendant que l’autre l’écoute à peine. Il pourra le prendre de court. I, 5.