Le Théâtre d’hier/Emile Augier/L’évolution de son théâtre

ii

L’ÉVOLUTION DE SON THÉÂTRE.


Son œuvre paraît d’abord plus complexe que sa vie. On distingue habituellement trois étapes dans sa carrière : ses débuts, qui comprennent l’intervalle écoulé entre la Ciguë et Diane (1844-1852) ; la période de la grande comédie de mœurs, qui s’ouvre avec le Gendre de M. Poirier et se ferme sur Un Beau Mariage (1852-1859) ; de là Émile Augier s’élève jusqu’à la comédie politique et sociale avec les Effrontés, le Fils de Giboyer, la Contagion, Lions et Renards, Madame Caverlet, etc. (1859-1878).

Il faut convenir que cette division ne contente guère l’esprit. Elle ne tient aucun compte des oscillations que semble avoir suivies la pensée d’Émile Augier. Elle a, de plus, le tort d’être artificielle autant que tyrannique, et de faire violence aux œuvres pour les classer. On n’est point frappé des analogies qui obligent à reconnaître en Diane et l’Aventurière deux ouvrages d’un même dessin ; la parenté entre le Gendre de M. Poirier, le Mariage d’Olympe et Philiberte ne me saute pas aux yeux d’abord ; et, pour tout dire, la Contagion, Paul Forestier, et le Post-Scriptum ne me semblent voisins que par les dates. À en juger par une première étude un peu superficielle, il paraîtrait plutôt qu’à ces différentes époques Émile Augier a fait des pièces assez diverses, qui ont un air de famille sans doute, mais dont plusieurs sont moins la suite naturelle de la précédente, qu’un retour vers les œuvres de jeunesse, ou l’incursion, par avance, dans un genre nouveau, qu’il affrontera plus tard. Il n’a guère écrit de série de pièces : ou, tout au moins, la ligne en est-elle un peu brisée. Les Lionnes pauvres rappellent moins le Gendre de M. Poirier qu’elles n’annoncent les Effrontés ou la Contagion. Le Mariage d’Olympe est une comédie unique dans ce théâtre, et qui pourtant, toute différence gardée, fait songer à l’Aventurière et prévoir Madame Caverlet. Enfin Paul Forestier est de la même veine que Gabrielle, à combien d’années de distance ! Il y a des génies plus opiniâtres, dont la démarche est plus directe. L’évolution de M. Alexandre Dumas se déduit presque aussi rigoureusement que l’intrigue de chacun de ses ouvrages. Émile Augier serait-il plus compliqué, parce qu’il fut moins ferme en ses dessins, mais surtout moins entier dans ses idées, moins insensible à l’influence extérieure ?

De vrai, ses voies sont moins mystérieuses. Il a débuté dans la vie par vérifier l’axiome de Nicole, c’est à savoir que le sens commun est chose peu commune ; et, comme il était doué d’un robuste et loyal bon sens, cette inaltérable santé de l’esprit l’a naturellement engagé en son droit chemin. Il s’est dit et il a commencé par dire que les sentiers à rebours ou à côté sont l’absurdité même, et qu’il y a cent fois plus de grâce ou de lyrisme dans le simple poème de l’âme qui chante, à peine ouverte à l’amour régulier, dont on ne meurt point. Pour en faire la preuve, il a semé à pleine main la fantaisie à la fois jeune et antique, qui, par-dessus André Chénier, remonte aux vraies sources de notre langue et de notre poésie. C’est l’inspiration complexe d’apparence, mais au fond parfaitement simple, de la Ciguë ; c’est l’explication des débuts de sa carrière, qui projette du même coup la lumière sur une grande partie de son œuvre. Et c’est aussi la raison qui lui fît écrire d’année en année des ouvrages comme Philiberte ou le Post-Scriptum, échos de Regnard, de Marivaux, de Musset, qui sont jusqu’au bout la grâce vivace de son esprit, après en avoir été d abord lu force et rorigimililé. Il y reviendra sans cesse, par intervalles, comme s il éprouvait de temps en temps le besoin de se rafraîchir en un bain de délicate ambroisie (le mot est de lui), après la peinture des d’Estrigaud et des Vernouillet.

En même temps qu’il était porté à faire voir que l’honnéteté n’exclut point la poésie, ou plutôt que la poésie n’est pas essentiellement condamnée aux chemins de traverse, aux passions sans espoir ou aux amours sans candeur, aux innocences reblanchies ou aux rédemptions enthousiastes et tardives, il en venait insensiblement à montrer que les mœurs, aussi, gagnent dans le bonheur légitime et légal tout ce que poètes, artistes et gens du monde y pensent perdre de rêves et de contentements infînis. Le droit chemin n’est pas si banal, qu’il s’agisse de rimer ou de vivre ; et tant que les hommes n’auront rien inventé de mieux que la famille pour être heureux, ils se peuvent contenter de ce bienêtre normal, avec résignation. Dès Gabrielle, Emile Augier prit pied dans ses idées, et s’y établit fortement. Cette fois il avait découvert son vrai fonds de nature, rencontré la philosophie de son cœur ; et il inaugurait une veine dramatique, qu’il fit sienne, la comédie bourgeoise, la comédie de mœurs droites sans fanfare, saines sans déclamation ni pédantisme, où la poésie est rapatriée avec le bon sens et la morale. Gabrielle fut un scandale vertueux. L’écrivain remontait jusqu’au Père de famille de Diderot, et par-dessus le xviiie siècle, donnait la main à Molière. Il avait l’audace de reprendre la tradition de l’esprit français et de revenir aux idées moyennes de la race un instant effarées par les splendeurs lyriques et le superbe épanouissement du romantisme ; et le plus piquant de cette heureuse aventure n’est pas qu’un talent sincère comme celui d’Emile Augier en ait eu le courage ; plus réjouissante est la naïveté de ceux qui nontpas encore cessé des’en étonner avec quelque dépit. Le mari, le prosaïque mari, ni ténébreux, ni mystérieux, ni fatal, est le héros de cette pièce. Avec lui triomphe la réalité simple et aisée, qui ne manque ni de grandeur ni de poésie. Gabrielle renonce à ses illusions de roman, se débrouille de ses rêves et de ses lectures ; heureuse et désabusée, elle tend la main à cet honnête homme, dont le sentiment du devoir a fait un doux poète.

Ô père de famille, ô poète, je t’aime !

Ce vers si décrié, qui est le dénoûment de la pièce, en est en même temps la moralité ; et, par surcroît, il est le germe fécond du talent d’Émile Augier, et comme la synthèse de son théâtre.

Vu de cette hauteur, le développement de son œuvre dessine une trace lumineuse. Chacune de ses pièces complète cette morale et l’élargit insensiblement. Après avoir fait de la vie de famille le centre du véritable bonheur, il en étudie la constitution, qui est le mariage, depuis longtemps menacé par les préjugés ou les abus de notre société moderne. Après avoir en vers savoureux célébré la poésie de cette légale félicité, il en démêle les conditions, et à mesure qu’il observe avec plus de pénétration, il abandonne le vers pour la prose, qui creuse le sillon plus profondément. Le bon sens devient implacable et ne laisse plus que rarement place à la fantaisie. Il reprend un à un contre les indépendances de la passion ou du cœur les axiomes de la vieille sagesse des nations, dont il fortifie sa doctrine. Qu’est-ce que Ceinture dorée, sinon un plaidoyer pour l’honneur de la maison ? Le Gendre de M. Poirier, ou l’union mal assortie de noblesse et de fortune ? Un Beau Mariage ou de l’inégalité des conditions dans le mariage ? La Jeunesse (en vers, on sent pourquoi), ou ce qu’il faut avant tout y apporter et y chercher ? La Pierre de Touche, ou la richesse ne fait pas le bonheur ?

Si l’intérêt de la famille est l’inspiration première de son théâtre, le mariage est proprement le fond de presque toutes ses pièces, et non pas seulement une conclusion ; et vous pensez s’il tient le mariage de convenances pour un mariage de raison ! Ainsi, pendant que sa pensée va s’élargissant, sa morale se complète de comédie en comédie, et la loi s’en fait aussi plus stricte et impérieuse. Et plus universelle. Elle s’impose à tous, à ceux qui font profession de vivre à côté ou au-dessus du commun dès hommes, aux artistes eux-mêmes ; et avec elle l’amour conjugal, la joie du foyer, qui est presque une chasteté, seule capable d’imprimer la force sereine au génie. Paul Forestier, aujourd’hui moins goûté, ne s’explique pas autrement, ou du moins se comprend mieux, encadré dans le développement de l’œuvre entier. Paul Forestier fut aux artistes le même paradoxe de vertu que Gabrielle aux poètes.

Car le mariage est une chasteté.
Je n’entends pas bannir les tendresses humaines ;
Seulement, je les veux profondes et sereines…
Le désordre au talent est mauvais compagnon.

La recette est universelle. Elle est une panacée de santé intellectuelle pour tous les honnêtes gens. Or, c’était peu de célébrer le bonheur de la famille et d’en imposer l’obligation ; Émile Augier était naturellement amené à en sauvegarder les droits, à dévoiler les préjugés à la mode ou les tendances d’opinion qui en menacent l’intégrité. De là cette curieuse comédie de l'Aventurière, à laquelle il gardait assez de tendresse pour la refondre après dix ans passés, bien qu’elle eût réussi à son apparition. De là aussi le Mariage d’Olympe, une reprise en prose de la précédente, avec je ne sais quoi de plus âpre et réaliste, qui n’est pas l’ordinaire de l’écrivain. La famille est un sanctuaire, dont l’entrée est interdite aux déclassées. Il y a là des droits imprescriptibles, qui sont à la fois ceux des ascendants et de la postérité, du passé et de l’avenir, et qu’on ne viole pas impunément.

Elle représente une solidarité d’honneur, qui en est l’inflexible sécurité. N’est-elle pas assez menacée d’ailleurs, pour que la porte en soit sévèrement consignée aux femmes qui ont débuté par la fuir ?

Et l’auteur était porté à étendre le cercle de la famille et le cadre de son théâtre. Pendant qu’il étudiait les droits du foyer, il arrivait par une pente inévitable à en fixer les devoirs. De la comédie bourgeoise il atteignait à la comédie sociale, la société idéale n’étant que l’image agrandie de la maison, et les vices dont souffre l’une frappant l’autre en plein cœur. C’est l’époque des grandes pièces, qui sont comme la haute comédie d’Émile Augier : les Lionnes pauvres, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Maître Guérin la Contagion, Lions et Renards, Jean de Thommeray. Elles ont un même but et contentent une même envie très noble d’attaquer, de saper et battre en brèche les vices élégants et les sophismes distingués, qui aboutissent fatalement à la ruine de la famille ou de l’État. Ce sont des plaies secrètes, des ulcères, qu’il est urgent de révéler, n’eût-on pas l’espérance de les guérir. Et c’est, pour le dire en passant, ce qui explique pourquoi le réalisme d’Émile Augier est tout ensemble si audacieux et discret, pris à la source vive des mœurs du temps, observé aux entrailles mêmes d’une époque, mais dont l’écrivain se sert avec prudence et non sans tristesse, comme d’un ustensile dangereux et pourtant indispensable pour dégager l’éclatante et réconfortante vérité. Le luxe effréné des femmes, le règne de l’argent, l’intrigue politique ou religieuse, et l’escobarderie et le scepticisme, et ce qu’on a appelé d’un mot si parisien, la blague, et les capitulations, et les compromissions, et la prostitution de la conscience, et toutes les effrontées perversions du sens moral sont un levain fécond à cet esprit puissant et droit. Si j’avais la crainte de rassembler ici en un seul groupe des ouvrages d’inspiration ou d’ordre différents, les attaques dont ils furent l’objet et qui démontrent surabondamment une communauté d’origine, suffiraient à me rassurer. Oui, Émile Augier avait découvert un filon fertile d’œuvres à haute portée et d’une morale générale. Quelques-unes ont passé pour des pièces politiques, et j’accorde qu’il y avait des gens intéressés à les qualifier ainsi. Il n’était pas jadis pour déplaire à la cabale que Tartufe parût la caricature immodeste de la dévotion. Mais une comédie qui n’est qu’un pamphlet, ne dure guère. Le Fils de Giboyer, Lions et Renards ont tenu bon : l’auteur nous en a exposé les raisons. « Quoi qu’on en ait dit, cette comédie n’est pas une pièce politique dans le sens courant du mot : c’est une pièce sociale. Elle n’attaque et ne défend que des idées, abstraction faite de toute forme de gouvernement[1]. » Car le réalisme et la politique sont pour lui de simples ressorts, des accessoires d’actualité, qui tendent l’intérêt de l’œuvre et précisent l’illusion de la vie. Mais sous de saisissants dehors s’agitent l’honneur, le bonheur, et l’intégrité de la famille ; au fond de tout cela, bouillonne une même colère clairvoyante et raisonnée contre les Vernouillet aussi dangereux que les d’Estrigaud, contre tous ceux qui ne rêvent que riches mariages et dressent leurs machines, contre les Saint-Agathe plus désintéressés, mais non moins perfides, et dont les sourdes et habiles menées, si le succès n’en était contrarié, auraient des effets désastreux pour la société tout entière. Place aux honnêtes gens, à eux seuls, si faire se peut, dans la famille comme dans l’État ! Qui donc nous disait que cette partie de l’œuvre d’Émile Augier manque d’unité ou d’actualité ?

Cependant il a écrit, à diverses époques, des pièces que ne suffiraient à expliquer ni la pure fantaisie, qui fut sa première manière, ni les droits de la famille qu’il a célébrés avec une opiniâtreté glorieuse. Celles-ci ont un air d’isolement, et semblent marquer dans sa carrière des étapes et des temps d’arrêt. Il s’agit de Diane du Mariage d’Olympe, de Madame Caverlet. Elles sont aussi plus militantes. L’auteur n’y a pas seulement mis en œuvre ses propres idées ; mais il parait qu’il s’est alors engagé à fond contre certaines théories littéraires ou dramatiques. On dirait même que par deux fois l’ardeur de la polémique a forcé son talent, habituellement plus sobre et mesuré. Pour comprendre Diane, il convient de se rappeler les mordantes critiques dont Gabrielle fut l’objet. Le camp romantique fit d’abord des gorges chaudes de cette pièce de bon sens, dont il était à craindre qu’elle ne fit école. Puis on cessa de rire. C’était la déchéance de toute poésie que l’avènement d’une poésie embourgeoisée. On n’était nullement disposé à tenir pour lyriques les glouglous du pot-au-feu. Scribe avait excité les courages ; après Gabrielle, on n’y tenait plus. M. Vacquerie a écrit là-dessus quelques pages bellement indignées, où il accuse Émile Augier de « caresser les bas instincts de la foule, et d’ajouter la raillerie comme une pointe de plus aux clous dont le monde crucifie les grands cœurs martyrs[2]. » L’image est contestable, mais l’attaque était fournie d’une main habile. Émile Augier y fut sensible. Comme on l’accusait d’avoir refait Scribe, j’imagine quUl prétendit montrer qu’il n’était pas moins capable de réparer Victor Hugo. Après Une Chaîne, Marion Delorme. Et il faut reconnaître que le pastiche est médiocre, et que l’écrivain y a mis plus de malice que de naturel. C’est comme une parodie critique, où l’auteur, pour faire pièce à son devancier, s’est ingénié, en dépit ou plutôt à cause de l’analogie du sujet, à ne rassembler que des gens vertueux et à magnifier la morale. Richelieu devient un ouvrier de génie, attaché à une œuvre grande, dont on pénètre mal les desseins. Diane n’a pas les accents de Marion ; mais elle n’en a pas non plus le passé inquiétant. Paul épouse Marguerite, une petite bourgeoise riche, belle, et tout à fait digne d’un de Mirmande. Rien de poussé, de lyrique, ni d’aventureux ; tout y est familial et reposé, en dépit du duel romantique, de l’armoire où se cache l’un des combattants, de l’intervention de M. de Laffemas et de sa sinistre escorte. Un seul personnage a insulté une jeune fille, après la messe de minuit, à la mode espagnole. Il l’emporte bientôt en paradis. Et tout cela forme, à bien dire, un drame assez terne (le conspirateur Grandin mis à part), comme il advient toutes les fois qu’un ouvrage dramatique est compliqué de préoccupations étrangères à l’intérêt et à l’action du théâtre.

Le Mariage d’Olympe rappelle un autre moment de la carrière d’Émile Augier. Quoique l’idée première s’adapte exactement à la formule morale, qui explique la plupart de ses comédies de mœurs, l’œuvre diffère des autres par la conception et la facture. Elle a soulevé des critiques sévères et justes. Ni la pièce ni les personnages n’ont cette souple et délicate teneur, qui est le talent même de l’écrivain. « La courtisane mariée au gré de son calcul, écrivait M. Weiss, restera autant que vous le voudrez sans moralité et sans principes… Aucune d’elles, une fois glissée dans le monde, n’y commettra les fautes de tact et n’y étalera le mauvais ton incurable, que M. Émile Augier attribue faussement à Olympe mariée…[3]. » Mais ce qui demeure inexpliqué, c’est précisément que l’auteur, dont le naturel génie se plaît surtout à la composition et à la mesure, ait conçu et exécuté une pièce et des caractères, d’où ces qualités sont absentes. Oui, le sujet est bien de lui et à lui. On n’introduit pas la honte dans une maison qui a des traditions d’honneur séculaire ; on ne l’insinue pas dans une famille où se trouvent un oncle et une tante, qui ont droit au respect de leurs préjugés ou de leurs vertus, et une cousine sensible et chaste, comme dans la Jeunesse et la Pierre de Touche, qui mérite la déférence, au moins, et les égards dus à son innocente inclination. Oui, cela est dans la veine d’Émile Augier. Et la pièce est mal bâtie, et les caractères sont incohérents, et certaines scènes surchargées, comme à dessein, d’un réalisme artificiel et peu vraisemblable. Pourquoi cette erreur ou ces écarts, si contraires au tempérament de l’écrivain ? Ne serait-ce pas que le Mariage d’Olympe est, comme Diane, une œuvre de circonstance, écrite surtout contre un autre théâtre naissant ? Et de même que dans Diane le mélange de deux genres, celui de l’auteur et celui de ses rivaux, se combine mal et ne laisse subsister en l’esprit qu’une impression confuse, pareillement dans le Mariage d’Olympe le réalisme de M. Alexandre Dumas fils jure avec le bourgeoisisme d’Émile Augier et produit un fâcheux effet. Tout le premier acte lui est propre ; le reste emprunté d’ailleurs. Imitation un peu gauche, ou critique trop raffinée. Le drame se dessine tard, et se rattrape par l’outrance de l’exécution. Même discorde entre les caractères. Le marquis et la marquise de Puygiron, Philémon et Baucis de ces unions saintes que la seule mort disjoint, et qui vivent de tendresse et de respect réciproques après que l’amour et la jeunesse s’en sont, retirés ; Geneviève, jeune fille d’esprit charmant, choyée et fine, cela est encore d’Émile Augier. Mais Olympe et Irma, sa truculente maman, cela ressemble à du réalisme ingénu, — ou travesti. Au fond, il y a l’un et l’autre. Mais comme le public n’entre pas dans ces subtilités d’intention, Émile Augier lui a pu paraître gauchement entiché d’un genre qu’il me parait avoir malignement pastiché.

A vrai dire, s'il a compris l’originalité de son heureux rival, il n’en a guère subi l’influence. Mais surtout je n’en irais pas relever les traces dans les pièces où l’on les cherche le plus. La structure d’une ou deux comédies dramatiques, telles que Paul Forestier, l’emprunt de quelques scènes ou procédés qui avaient réussi en sont les rares indices. Pour Madame Caverlet et les Fourchambault, jamais l’auteur n’a montré une indépendance plus expérimentée et loyale. Ces deux sujets seraient assurément avoués par M. Alexandre Dumas : une antinomie entre la loi écrite et la loi naturelle, entre la morale et le préjugé, voilà qui cadre avec les arguments, où excelle l’auteur du Fils Naturel et de Francillon. Nulle part, toutefois, Émile Augier n’a gravé plus profondément les qualités essentielles de sa manière et de son talent. Madame Caverlet fut écrite en 1876, quelque temps avant le vote de la loi du divorce. La question était à la veille d’étre posée à la tribune ; il prit les devants et la porta sur la scène. Il tâtait l’opinion, qui d’ailleurs se montra plus gênée que récalcitrante. Mais il y mettait les formes et employait mille ménagements, à son ordinaire. Il ne la brusque pas ; il l’apprivoise. Il n’accumule pas les contradictions ; il les aplanit. La solution apparaît à la fin, avec infiniment de prudence et de modestie. Il ramasse, tempère la crise, amortit les chocs. Henriette, qui passe aujourd’hui pour l’épouse de Caverlet, fut mariée jadis à un viveur élégant, prodigue et besoigneux, du nom de Merson, époux infidèle et sec, père trop oublieux de sa paternité. L’auteur avait sous la main plus d’une ressource propre à soulever l’émotion violente en faveur de la thèse qu’il aurait pu brandir. Il se contente de nous induire doucement à réflexion. Il lui était loisible de nous peindre le poignant tableau d’une union mal assortie, la femme seule et triste avec ses enfants, condamnée à des promiscuités pénibles ou exposée à des sollicitations ravalantes. Il lui était aisé de nous faire paraître, en des scènes pathétiques, les révoltes de l’honneur, le mari brutal, les galants empressés et assiégeants. Émile Augier suit son instinctive inclination. Il nous intéresse moins à la femme qu’à la mère ; il concentre l’intrigue autour des enfants, c’est-à-dire qu’en un sujet si différent de ceux qu’il préfère, c’est encore le bonheur et l’avenir de la famille disloquée qui dominent, hauts sur l’horizon. Et finalement, à la place d’une liaison irrégulière, deux ménages se fondent et se confondent, destinés à mener de compagnie une existence tranquille et honorée, dans le recueillement des montagnes et l’attente du petit Daniel, que berceront tout à l’heure le ranz rustique et le carillon des clochettes. Et donc, un problème tout actuel et grondant de morale sociale, mis à la scène avec de minutieuses précautions, agrémenté d’une fraîche idylle, se résout ainsi dans 1 intimité souriante du cercle de famille.

Émile Augier est là tout entier, avec sa dextérité simple et atténuée. Il ne serait pas malaisé de faire voir combien le sujet des Fourchambault fournissait la matière du drame le plus moderne ; qu’il n’était pas, en son originelle conception, sans analogie avec le Fils Naturel ; que notre auteur Ta traité avec les mômes ménagements, et qu’où il semble céder à l’influence d’autrui, il se ressaisit au contraire tout entier, et donne l’exacte mesure de sa pensée et de son talent. Attentif plus que soumis aux tendances voisines, il a composé une œuvre assez variée, mais dont la saine philosophie, la poésie domestique constituent l’intime unité.

Son œuvre est une, parce que dès la première comédie et jusqu’à la dernière, elle est consacrée à exalter la commune droiture et l’honnêteté bourgeoise. Chacun de ses ouvrages est l’étude d’un des ferments qui désorganisent la famille Mais elle est complexe, parce que tantôt il a surtout prodigué sa robuste et poétique fantaisie (la Ciguës l’Aventurière y la Pierre de Touche, Philiherte, le Post-ScApium), là surtout mis en relief les joies sereines de la maison, les mœurs dangereuses qui menacent la famille ou la société (Gabrielle, le Gendre de M. Poirier, les Lionnes pauvres, la Contagion, les Effrontés, le Fils de Giboyer, Paul Forestier, Jean de Thommeray), et ailleurs enfin, parce qu’il a défendu et imposé l’honneur de sa morale et de son théâtre par des pièces d’une portée plus occasionnelle, sinon de polémique, et qui sont à la scène comme les manifestes de ses idées : (Diane, à l’adresse des romantiques et à l’appui de Gabrielle ; le Mariage d’Olympe contre la glorification de la courtisane et à propos de la Dame aux Camélias ; plus tard Madame Caverlet et les Fourchambault, où il semble avoir déployé la coquetterie de sa vieillesse et de son expérience à composer deux pièces à thèse sans thèse, à traiter une question d’actualité sans éclat, à débrouiller l’antinomie du Fils Naturel sans excès de logique ni de raisonnement). Et c’est une gradation aisée et comme une naturelle extension de la pensée, depuis la comédie familiale jusqu’à la comédie sociale, de Gabrielle aux Fourchambault, qui résument sa carrière et son talent. Émile Augier l’avait apparemment senti, puisqu’alors il s’est résigné au repos.

  1. Préface du Fils de Giboyer.
  2. Profils et Grimaces p. 85. C’est d’ailleurs un feuilleton verveux et plein d’esprit. Certaines remarques sur la pièce portent. Mais quel courroux !

    …Genus irritabile vatum.

  3. J.-J. Weiss. Le Théâtre et les mœurs, p. 244 sqq.