Le Théâtre d’hier/Edouard Pailleron/L’écrivain

V

L’ÉCRIVAIN.


Vous rappelez-vous un des mots les plus heureux du Monde où l’on s’ennuie ? — « Quel est l’esprit de votre département, mon cher sous-préfet ? » — « Mon Dieu, général, son esprit, je vais vous dire… il n’en a pas. » M. Pailleron, qui a beaucoup d’esprit, n’a pas de style, ou mieux, il est parvenu à n’en pas avoir. Sauf erreur, il me semble qu’il y a dans son œuvre dramatique deux époques très distinctes : une première, où il a été le brillant disciple des maîtres, et l’autre, où il a enfin trouvé sa voie et perdu son style.

Tant qu’il s’est tenu aux heureuses imitations, aux ingénieuses charades, aux ressouvenirs agréablement renouvelés, il avait du style, et du plus fin, d’une veine très française, avec d’artificieuses nonchalances relevées de verve, pétillantes de fantaisie, et plutôt un peu trop qu’un peu moins écrites, à mon sentiment. Il possédait l’art des quiproquos, des phrases embrouillées et symétriques, à la façon de Beaumarchais ; il avait le trait acéré, la plume malicieuse ; il exécutait la tirade, comme personne, avec, déjà, quelque chose d’aisé et d’inachevé, que plusieurs ont pris pour une marque de négligence ou d’accommodante résignation. En vérité, c’était son originalité qui se faisait jour. De cette veine l’inspiration la plus coquette, le morceau le plus friand, le prolongement le plus spirituel est le Chevalier Trumeau. Mais déjà, et même auparavant, son talent s’était mûri et dépouillé, comme les vins de fine qualité.

Il a surtout excellé à faire parler le monde moderne, particulièrement les femmes, et parmi celles-ci les plus jeunes et les plus sensibles. Il a tâché à rendre par la forme même la mobilité des impressions multiples et superficielles, qui courent et se jouent entre les tentures d’un salon, et à marquer avec justesse les mille nuances de ces sourires à fleur des lèvres. Dans une société qui, en somme, pense peu, mais sent vite et d’instinct, parmi ces réunions de femmes, en qui les émotions sont plus rapides que durables, il a réussi à noter, comme sur une portée de musique, les croches et les doubles croches de ces phrases émiettées et diverses. Il a conservé la période scandée et balancée dans la bouche des jeunes gens qui récitent leurs déclarations ; sur les lèvres féminines, elle se disloque, se brise, se précipite, et le plus souvent ne n’achève pas ; mais, comme le mouvement en est dessiné d’ensemble, un mot, un sourire ou un geste suffit à la parfaire. Ces tirades, à peine dessinées et si pleines, sont comme des gammes que l’oreille complète aisément, à la façon dont Antoinette supplée aux lacunes de ses souvenirs poétiques : « Ils disaient des vers, c’était comme de la musique ta, ta, ta, ta, ta… Le mal dont j’ai souffert… ta, ta, je ne sais plus. »

C’est pourquoi je préfère ses comédies en prose à celles en vers. Les exigences de la rime et du rythme s’accommodent plus difficilement de ces à peu près expressifs et pittoresques. Essayez de tourner en alexandrins cette flottante esquisse, que supporte une armature invisible, et qu’on sent, mais flexible comme l’osier.

« Mais la troisième fois, hier soir, ici, oh ! la troisième fois comme c’était gentil, si tu savais ! Il n’avais plus le même regard, ni la même voix, ni le même sourire. Il paraissait heureux, je ne sais pas pourquoi, mais si heureux, et curieux !… Il m’interrogeait sur le passé, sur le couvent, sur moi, sur ma vie, sur tout, il voulait tout savoir ! Et puis, il me disait qu’il avait pour moi beaucoup d’affection, et qu’on était malheureux de n’être pas aimé, que sais-je ? Et puis il m’a appelée sa chère Marthe… (sa chère Marthe !) Et puis, et puis dame, je ne me rappelle plus bien, j’étais comme dans un rêve, je ne me souviens plus que de son regard qui m’enveloppait, de son sourire qui me caressait, et de sa voix… oh ! sa voix, que je sentais glisser jusque dans mon cœur… Ah ! Clotilde, peut être qu’il m’aime ? »

Oui, la phrase entrevue, les mots introuvés, la pensée qui se dérobe juste à l’instant qu’on l’allait surprendre, et la mélodie qui cesse alors qu’on en croyait jouir, tout cela est d’un art raffiné et très proche de la vérité, qui nous laisse dans l’esprit l’impression vague et inachevée que la mystérieuse enfant produit sur notre cœur. Ajoutez que M. Pailleron trouve sans peine la formule ou l’aphorisme, qui est comme la ponctuation de ces développements à peine indiqués, et pourtant arrêtés. Elle abonde de plus en plus sous sa plume, à mesure qu’il note, et qu’il peint, plutôt qu’il n’écrit. « La barbe est la dernière chevelure. — Une bonne dame, la mère, mais de la force d’une machine à coudre, etc. » Et puis, cette trame légère est rehaussée d’esprit, tissue d’exclamations vives et naturelles, qui en relèvent l’éclat, et d’onomatopées, qui scintillent sur cette fine broderie, et donnent au dessin un air de réalisme très artiste.

Pourquoi non ? Marivaux fut bien regardé comme un réaliste, en son temps. M. Pailleron ne dissimule pas le soin avec lequel il marque, dans l’étude d’un monde qui se transforme, l’invasion des termes encore inouïs au salon. Il le mesure plutôt, avec la discrétion d’un gentleman, qui tient la plume ; il s’en tient à l’argot de Pépa, qui est déjà un peu en avance sur son goût et sa manière. On peut donc dire que son style laisse une impression de réalisme assez scrupuleux et posé ; mais c’est celui d’en haut, qui est un régal pour les délicats, et n’a de commun que le nom avec la ripaille d’en bas, que vous savez. C’est du réalisme élégant, encore qu’aujourd’hui les deux mots jurent de se voir accouplés. Si vous en voulez goûter tout l’effet, apprécier la souplesse, et connaitre comment M. Pailleron peint, quand il observe, relisez, après tous les autres, le rôle étincelant de la comtesse Julia Wackers, qui rit en parlant, qui parle en riant, qui croque des gâteaux, pendant qu’elle parle et qu’elle rit, qui cherche ses mots, mais à qui n’échappe aucune nuance, qui suit le train de ses idées exubérantes comme sa vie, au hasard d’une langue rapide, mêlée, et risquée, qui semble la notation la plus précise et la plus simple de ce caractère fuyant et décidé. C’est le dernier terme de l’art avec lequel l’auteur écrit, quand il n’écrit pas.

M. Pailleron n’a pas terminé sa carrière. Elle lui a été facilitée par des dons naturels, qui furent appréciés de bonne heure. De la société qu’il a peinte il est le plus élégant exemplaire, quoiqu’il n’en soit pas engoué au point de la suivre dans ses plus modernes ridicules. Il a eu l’heureuse fortune d’être un homme du monde, et un homme d’esprit, d’avoir beaucoup de talent, qui a suffi à lui mériter la plus brillante réputation, et d’en acquérir encore, après qu’il a mieux observé ses originaux, et qu’il s’est cantonné dans le milieu, pour lequel il était né. Peut-être s’en faut-il de rien, — d’une œuvre aussi originale que l’Âge ingrat, mais moins dispersée, aussi brillante que le Monde où l’on s’ennuie, mais plus originale, aussi pénétrante que la Souris, mais allégée de certain rôle prématuré, — que les rares qualités de l’homme et de l’écrivain, distinction, esprit, talent enfin, prennent décidément un autre nom.