Le Théâtre contemporain en Allemagne

LE


THÉÂTRE CONTEMPORAIN


EN ALLEMAGNE.





M. FRÉDÉRIC HEBBEL.
I. Judith, tragédie en cinq actes; Hambourg, 1841. — II. Geneviève, tragédie en cinq actes; Hambourg, 1843. — III. Marie-Madeleine, drame en trois actes; Hambourg, 1844. — IV. Le Diamant (Der Diamant), comédie en cinq actes; Hambourg, 1847. — V. Hérode et Marianne, tragédie en cinq actes; Vienne, 1850, — VI. Julia, drame en trois actes; Leipzig, 1851. — VII. Un Drame en Sicile (Ein Trauerspiel un Sicilien), tragi-comédie en un acte; Leipzig, 1851. — VIII. Le Rubis (Der Rubin), comédie fantastique en trois actes; Leipzig, 1851. — IX. Michel-Ange, drame en deux actes (non encore imprimé); 1852. — X. Agnès Bernauer, drame en cinq actes (non imprimé); 1852.




De toutes les formes que revêt la poésie, la plus haute et la plus périlleuse est le théâtre; il n’en est pas du moins qui exige autant de conditions réunies. Partout ailleurs le poète est libre ; son génie peut se déployer sans souci des obstacles, et ni le dédain ni l’hostilité de la foule n’arrêtent les strophes sur ses lèvres. Rien de semblable dans le cadre de la scène; mis en communication directe avec les hommes de son temps, le poète ne saurait se passer de leur concours. La réalité vivante, pour laquelle il a quitté les sphères du monde idéal, limite de tous côtés son essor, et si une certaine disposition des esprits, si l’état général de la société ne s’accorde pas avec ses tentatives, l’imagination la plus riche ne produira que des œuvres artificielles. Ce moment heureux, où le génie des écrivains emprunte au développement national les secours qui lui sont nécessaires, semble n’apparaître qu’une fois chez les peuples les mieux doués. Dans le pays de Sophocle comme dans le pays de Corneille, chez les compatriotes de Shakspeare comme chez les compatriotes de Goethe, la poésie dramatique n’a eu qu’un temps. Elle a brillé à son heure; elle a exprimé à un instant précis la vie morale de plusieurs millions d’hommes ; puis, cet instant passé, il semble qu’un mystérieux accord ait été tout à coup et secrètement rompu; des tentatives de toute nature, des tentatives empreintes de laborieux efforts ont succédé à ces belles créations qui attestaient non-seulement l’éclat du génie, mais la maturité d’une époque. C’est surtout, à ce qu’il semble, l’adolescence des nations qui a été ce moment favorable, c’est cette phase courte et brillante où un peuple, après les embarras de l’enfance ou la fougue indisciplinée de la première émancipation, va toucher à sa virilité, où il commence à pratiquer l’art d’une manière à la fois naïve et réfléchie, où la foi des âges précédens et cette sorte de liberté qui est indispensable à l’écrivain s’unissent dans une harmonieuse mesure. Avez-vous remarqué que les grands poètes dramatiques ont toujours été contemporains des philosophes, non pas des philosophes indignes de ce titre qui signalent la décadence des sociétés, mais de ces esprits immortels qui représentent le libre et respectueux essor de l’intelligence anoblie? Ce n’est pas là un simple hasard, c’est l’expression d’une loi. L’auteur de l’Œdipe roi appartient au même siècle que l’auteur du Timée; Shakspeare a brillé à côté de Bacon; Corneille écrivait le Cid, Horace et Polyeucte au moment même où Descartes écrivait les Méditations et le Discours de la Méthode; l’ame enthousiaste de Schiller était passionnée pour le stoïcisme de Kant, et Goethe reproduisait la nature à l’époque où la philosophie de Schelling l’éclairait de ses splendides rayons. Période lumineuse et rapide! épanouissement que suit bientôt le déclin ! Cette harmonie toute spontanée de la poésie et de la réflexion est brisée par le développement naturel des esprits. Les élémens qui s’étaient unis à leur insu se détachent peu à peu sans le vouloir pour suivre chacun sa marche. L’abus de la philosophie dessèche les sources sacrées; la poésie, abandonnée à ses seules forces, tombe dans la vulgarité, ou bien, si elle a honte de sa chute, elle se cherche péniblement une vie nouvelle dans je ne sais quelles entreprises tourmentées et bizarres. Admettez même qu’un grand artiste retrouve comme par miracle les inspirations disparues : le terrain lui manque, l’esprit public ne répond pas à son esprit, et l’on sent toujours dans ses meilleures productions quelque chose d’incomplet et de malsain.

Cette situation, commune à toutes les littératures, offre en Allemagne un caractère à part. Là on sent le mal et on a résolu de le combattre; on se rend un compte précis de toutes les difficultés, on connaît tous les obstacles, et l’ambition de les vaincre enflamme les esprits d’une généreuse ardeur. Après Goethe et Schiller, la scène d’Egmont et de Wallenstein était devenue rapidement la proie des fabricans dramatiques. En vain quelques fougueux artistes, comme Zacharias Werner et Henri de Kleist, avaient-ils redoublé de zèle pour maintenir l’œuvre des maîtres : les circonstances publiques enchaînaient leur essor. Henri de Kleist semblait exhaler dans ses drames la fièvre patriotique de son ame; l’agitation désordonnée de Zacharias Werner accuse aussi l’état général de cette période : ni l’un ni l’autre, malgré des qualités supérieures, ne put retenir la poésie sur la pente où elle glisse d’ordinaire si brusquement. Leur caractère, c’était l’inquiétude et l’intempérance du talent. En face d’eux, au contraire, il y avait une autre tendance : c’était le groupe des poètes spécialement appelés romantiques, qui espéraient trouver la sérénité dans les fantaisies d’un idéalisme prétentieux. Inquiétudes du cœur ou rêveries de l’esprit, telles étaient les dispositions maladives des hommes qui se portaient les héritiers de Schiller et de Goethe : comment auraient-ils pu marcher en maîtres sur le théâtre et diriger l’opinion? Des écoles qui ne possèdent ni la sérénité ni la force ne conduiront jamais la foule. Abandonné à ses instincts, le public n’eut plus d’encouragemens que pour les ouvrages vulgaires; les écrivains de métier s’emparèrent de la scène et y régnèrent presque seuls. Quelques écrivains même assez distingués, Müllner, Houwald, quoique issus du mouvement romantique, se joignirent aux Kotzebue, aux Ziegler, à tous les chefs brevetés de l’industrie littéraire. — Tragédies bourgeoises, comédies sentimentales, drames historiques sans grandeur et sans vie, voilà ce que produisit long-temps le théâtre sous cette déplorable influence. Si quelque poète digne de ce nom brillait encore par intervalles, si le généreux Immermann écrivait Alexis, André Hofer et la Tragédie dans le Tyrol, si Uhland donnait Louis de Bavière et Ernest duc de Souabe, si le comte Platen, dans ses comédies aristophanesques, châtiait les admirateurs d’Houwald et de Raupach, ces rares écrivains s’honoraient eux-mêmes sans parvenir à relever un art dégradé.

Depuis Immermann et Platen, cet espoir de régénérer la scène, au lieu d’inspirer seulement des efforts isolés, est devenu l’ardente préoccupation de toute une école. Pourquoi faut-il que cette ardeur ait été si mal dirigée? L’expérience avait parlé cependant : ce qu’on devait éviter avant tout, c’étaient les deux écueils où s’étaient perdus les devanciers, c’étaient la fougue des imaginations inquiètes et les subtilités des rêveurs. Or la critique passionnée qui prétendait susciter des poètes ne remplissait guère les conditions de son rôle; on sentait je ne sais quelle agitation fébrile dans ses conseils, et le mysticisme le plus inattendu s’y joignait à l’impatience du désir.

Lessing, il y a un siècle, dans les pages ardentes de sa Dramaturgie, avait proféré de magnifiques appels, et, quelques erreurs qu’il ait commises, on peut affirmer qu’il défricha le sol où Goethe et Schiller firent une si riche moisson. C’est un autre critique, l’ingénieux et impatient Louis Boerne, qui, de 1815 à 1830, arracha peu à peu le théâtre à son léthargique sommeil et suscita les poètes que je viens de nommer. Les critiques d’aujourd’hui ont la prétention de reprendre, en l’agrandissant, la tâche de Lessing et de Louis Boerne. Lessing avait travaillé surtout à briser le joug de l’imitation française; Louis Boerne s’était efforcé de faire comprendre à tous que le sentiment national était la condition de l’art dramatique, qu’il n’y avait pas de théâtre possible là où l’esprit public n’existait pas, et, associant le pays tout entier à l’œuvre des écrivains, il employait sa fine et redoutable ironie à l’éducation de l’Allemagne. « L’éducation de l’Allemagne est faite, s’écrient maintenant d’une voix triomphante les successeurs de Louis Boerne; le mouvement du siècle a arraché nos âmes au quiétisme des anciens jours. Le besoin d’agir, l’espoir d’une vie commune, le sentiment de notre dignité comme nation, tout ce qui nous a manqué si long-temps, nous le possédons aujourd’hui; l’art doit consacrer cette conquête, et la poésie dramatique sera l’expression de l’Allemagne. Bien plus, ce n’est pas seulement l’Allemagne qui se transforme : l’humanité entière est entrée dans une phase inconnue; le XIXe siècle doit susciter un grand poète qui résumera les révolutions des idées et des mœurs dans une série de figures immortelles. » Une fois ce principe posé, les dramaturges[1] vont s’exaltant de plus en plus en de lyriques monologues : « D’où viendra, disent-ils, ce poète privilégié? du nord ou du midi? de l’orient ou de l’occident? Le poète du siècle, c’est l’Allemagne qui le donnera au monde. La France, l’Espagne et l’Angleterre ont déjà rempli leur rôle; Shakspeare, tout aussi bien que Corneille et Calderon, a été surtout le représentant de son pays; il appartient à la race germanique d’exprimer dramatiquement la figure du genre humain. » Contradiction naïve 1 on invoque avec passion le théâtre national, et l’on aboutit à cette chimère d’un théâtre universel! Telle est l’ivresse de ces ardens esprits; tandis que M. Henri Laube et M. Dingelstedt, surintendans des théâtres de Vienne et de Munich, y font jouer Shakspeare avec éclat et se prêtent à toutes les innovations, M. Roetscher à Berlin, M. Stahr à Oldenbourg, M. Hettner à Heidelberg, bien d’autres encore, continuent leurs discussions subtiles et leurs prophéties enthousiastes. Le chœur des critiques se renvoie la strophe et l’antistrophe d’un bout de l’Allemagne à l’autre. Il n’en faut pas tant pour enivrer bien des imaginations. Se peut-il, en vérité, que personne ne réponde à ces appels et que l’étoile désirée ne se lève pas ?

De tous les poètes, et le nombre en est grand, qu’ont exaltés ces mystiques espérances, un seul, jusqu’à ce jour, a vivement excité l’attention : j’ai nommé M. Frédéric Hebbel. Penseur subtil, imagination singulière, écrivain pathétique et nerveux, ses défauts, comme ses qualités, sont empreints d’une originalité incontestable. Tout ce qu’il y a chez lui de bizarreries obscures unies à une dramatique vigueur, tout ce qu’il y a d’inintelligible dans ses créations les plus mâles devait naturellement frapper l’opinion. La critique annonçait des nouveautés mystérieuses : quel poète eût mieux satisfait à ce programme? Son invention était puissante, son style plein de précision et d’énergie; il excellait à faire vibrer le choc des passions aux prises; quant à la pensée même de l’œuvre, si elle était compliquée et difficile à suivre, c’était peut-être là un des signes de l’art plus élevé que rêvaient les théoriciens. On ne se laissait donc pas rebuter par les aspérités de ses œuvres; on les étudiait, on y revenait à maintes reprises, on s’obstinait à en pénétrer les arcanes. Telle fut, dès le premier drame de M. Hebbel, l’impression que manifesta la foule. Depuis ce moment, les doutes ont pu naître; des juges sérieux se sont demandé s’ils n’étaient pas dupes, s’ils n’avaient pas affaire ici tout simplement à une nature de poète à la fois puissante et maladive. Les admirateurs de M. Hebbel ont redoublé alors d’enthousiasme. Aux yeux de beaucoup de gens, l’auteur de Judith est le Shakspeare d’une nouvelle époque, d’une époque plus agitée et plus grande que ne l’a été le siècle de la réforme. Peu à peu le débat s’est passionné; chaque œuvre du poète est aujourd’hui l’occasion d’une lutte; l’admiration ne connaît plus de bornes, et la critique a déployé ses plus sévères rigueurs. Le dédain est le seul sentiment que n’ait pas inspiré M. Hebbel; il est impossible, en blâmant ses erreurs, de méconnaître son talent et sa force. Qu’on le prenne pour le rénovateur de l’art ou pour une vivante énigme, il faut, bon gré mal gré, saluer dans ce bizarre esprit l’écrivain le plus dramatique qui ait paru en Allemagne depuis Schiller.

Le caractère si étrangement compliqué des œuvres de M. Hebbel démontre par un nouvel exemple ce que j’affirmais tout à l’heure: après les périodes lumineuses où le théâtre naît et se développe naturellement, il n’y a plus que de pénibles efforts et des créations artificielles. Seulement, chez d’autres peuples, cette vie toute factice de la littérature dramatique se révèle par des œuvres légères, par des inventions faciles, par un dilettantisme étincelant; en Allemagne, l’inspiration a beau être artificielle, elle est en même temps ardente et convaincue : c’est le caractère de ce pays de mener de front la critique et la poésie. Les mêmes hommes qui se plaisent aux plus subtils travaux de l’analyse ont la prétention de garder intacte la spontanéité du poète. Les théories enthousiastes dont j’ai parlé avaient leur complément nécessaire dans les œuvres de M. Hebbel; bien plus, M. Hebbel lui-même a conscience de son rôle : il répète les paroles des critiques et n’hésite pas à s’en faire gloire. Ce drame nouveau, ce théâtre supérieur que d’autres ont soupçonné, il le voit, il en a pénétré les secrets; sa mission est de lui donner la vie. Peut-être ne réussira-t-il pas; il veut bien avouer que l’échec est possible, et c’est là sa façon d’être modeste. Personne du moins ne lui enlèvera le mérite d’avoir compris le premier ce que doit être le théâtre du XIXe siècle et d’avoir marché à ce glorieux but. Tout cela, certes, est bien loin de nous : ce mélange de prétentions et de naïveté, cette foi ardente en soi-même unie à des résultats si étranges, rendent difficile et parfois douloureuse la tâche de la critique. Comment hasarder une parole calme et sincère au milieu de tels enthousiasmes? comment faire connaître à la France, sans cesser d’être impartial, un mouvement littéraire si peu conforme à la netteté de notre esprit? Ce double danger m’arrêtait. Tant que M. Hebbel n’avait publié qu’un petit nombre de drames, j’ai hésité, malgré le bruyant succès de ses travaux, à porter un jugement sur l’homme que ses amis préféraient tout simplement à Shakspeare. Aujourd’hui cependant la tâche est devenue plus aisée; le poète a fait représenter récemment plusieurs œuvres qui complètent sa physionomie et nous permettent une appréciation plus sûre. Depuis la Judith, jouée à Berlin il y a onze ans, jusqu’à Michel-Ange et Agnès Bernauer, représentés en ce moment même à Weimar et à Munich, M. Hebbel a composé dix pièces importantes : ce sont des tragédies, des comédies, des tragi-comédies; le poète a parcouru jusqu’au bout le champ du théâtre, et son audacieux talent nous a révélé tous ses aspects.

M. Frédéric Hebbel est un homme du nord. Il y a, dans le duché de Holstein, une province à demi sauvage, enfermée au sud entre l’Elbe et l’Eyder, et baignée à l’ouest sur toute son étendue par l’Océan germanique. « Si je n’avais pas à écrire l’histoire de Rome, dit fièrement Niebuhr, j’écrirais l’histoire de mon pays natal, l’histoire de la république des Dithmarses. » Race forte et opiniâtre en effet, les Dithmarses ont gardé long-temps leur indépendance : c’était une république belliqueuse où la liberté des mœurs primitives s’était vigoureusement constituée. Engagés dans des luttes continuelles, assaillis de tous côtés par les ducs de Holstein, par les rois de Danemark, souvent même par les empereurs d’Allemagne, ces derniers héros du monde barbare ne furent soumis qu’au XVIe siècle. Bien des usages, bien des droits séculaires se sont perpétués là avec une obstination invincible; ni les chemins de fer ni les bateaux à vapeur n’ont altéré la sauvage physionomie de la contrée. Le Dithmarse de nos jours, protégé par les vagues qui battent ses côtes, est encore, à beaucoup d’égards, le Dithmarse du moyen-âge. C’est à ce rude pays qu’appartient M. Hebbel; il y est né en 1813, et y a passé toute sa jeunesse. Sa famille habitait un petit village où rien n’a pénétré de la civilisation moderne. Élevé au sein de ces solitudes agrestes, M. Hebbel s’est félicité souvent d’avoir échappé à toute influence extérieure et d’avoir pu développer librement, loin des livres et des hommes, les germes déposés dans son ame. Il sentait bien pourtant qu’il n’était pas fait pour le calme d’une existence isolée et les molles méditations de la retraite; le monde l’appelait, la vie active lui apparaissait de loin comme l’élément de sa pensée : il avait hâte de se mêler au mouvement des hommes et de prendre part aux luttes de son siècle. « Tout jeune à peine, m’écrivait récemment l’ardent poète, ce désir était si vif chez moi, que, plus d’une fois, enchaîné dans ma province par le manque de ressources, je fus sur le point de m’attacher à des comédiens et de courir le monde avec eux. J’aurais fait comme Charles Moor : je me serais engagé dans une troupe de brigands, s’il y avait des brigands chez les Dithmarses. »

Après avoir tenté inutilement de réaliser le premier de ces projets, M. Hebbel vit enfin sonner l’heure de la délivrance. Il avait vingt-deux ans lorsqu’il put partir pour l’université. L’Allemagne du sud l’attirait; il étudia d’abord à Heidelberg, puis à Munich, où il fut reçu docteur. L’histoire et la littérature avaient été, dans ces savantes écoles, l’objet particulier de ses travaux; quant à la philosophie, assure-t-il, il n’a jamais pu y réussir : il lui manquait pour cela un sens particulier. Ses études terminées, M. Hebbel retourna du côté de son pays et fixa sa résidence à Hambourg. Hambourg est une ville libre et un port plein de mouvement. Il retrouvait là certains souvenirs de liberté municipale, il retrouvait les spectacles de l’océan et ce tumulte des affaires inconnu aux solitudes de son pays. Aucun lieu ne lui semblait plus propice à l’accomplissement de ses rêves. Poète du nord, étranger aux coteries et au dilettantisme banal, il lui semblait piquant de s’établir dans la capitale de l’activité marchande pour y pratiquer le genre littéraire qui doit être surtout l’expressive image du mouvement et de la vie. Il a toujours aimé les grandes agglomérations humaines; on dirait que sa pensée, naturellement subtile, se cherchait d’instinct une sorte de correctif dans les bruyans tableaux de la réalité. A peine installé à Hambourg, il donna l’essor aux émotions de son ame et écrivit sa tragédie de Judith.

Judith a été composée à Hambourg en 1839 et jouée à Berlin à 6 juillet de l’année suivante. On peut dire que ce fut un événement dans ce monde des lettres dramatiques dont je viens de raconter l’exaltation et les chimères. Les pièces les plus heureuses n’obtenaient jusque-là que des ovations partielles; il fallait bien du temps pour qu’un drame représenté à Berlin pénétrât à Munich ou à Vienne; cette fois, le succès se propagea du nord au sud avec une rapidité sans exemple. L’œuvre de M. Hebbel avait été accueillie à Berlin avec des transports d’enthousiasme; toutes les scènes considérables s’en emparèrent à l’envi, et le même triomphe se reproduisit partout. L’émotion fut si vive, que les chefs les plus accrédites de la critique se montrèrent unanimes dans leurs éloges. Ceux-là même qui plus tard ont le mieux signalé les erreurs du poète saluèrent l’apparition de Judith comme l’éclatante aurore d’un grand jour. M. Hebbel était manifestement le poète profond et hardi qui allait constituer le drame de l’ère nouvelle; nescio quid majus nascitur... Le XIXe siècle possédait enfin son Shakspeare, et Judith le sacrait aux yeux de tous !

Quel est donc ce drame, objet d’un tel délire? M. Hebbel s’y est révélé tout entier avec ses fortes qualités et ses bizarreries. Le caractère de M. Hebbel, Judith le montre assez haut, et ses autres créations n’ont fait que l’accuser davantage, c’est un mélange extraordinaire de psychologie subtile et de tragique puissance. L’auteur de Judith est persuadé qu’un drame est, avant tout, un tableau symbolique; ses héros sont des types, des personnifications hardies, chargées de représenter à tous les regards les luttes invisibles de la conscience; telle est, selon lui, la mission de la scène au XIXe siècle. Si un drame n’est pas le vaste symbole du genre humain, si une composition théâtrale, à l’aide de figures particulières, n’ouvre pas des perspectives immenses sur l’état général du monde, l’auteur, quel que puisse être l’intérêt de son œuvre, est enchaîné sur les degrés inférieurs de la poésie; il s’épuise dans le stérile domaine de l’anecdote et ne soupçonne même pas le problème qu’il doit résoudre. Ces prétentions, qui semblent toutes naturelles chez nos voisins, devraient condamner le poète aux raffinemens les plus subtils et détruire en lui toute puissance créatrice; l’originalité de M. Hebbel, c’est qu’il pousse à l’extrême ces conceptions quintessenciées sans que le pathétique en souffre. Imagination abstraite et passionnée, il a beau peindre des idées pures, il leur communique une vie puissante et les met aux prises les unes avec les autres en de formidables conflits.

Le premier acte de Judith s’ouvre dans le camp d’Holopherne. Le général de Nabuchodonosor est devenu, sous la plume de M. Hebbel, la personnification de la force abjecte. C’est la matière que ne gouverne point l’esprit, la matière déchaînée et furieuse. Rien ne résiste au chef assyrien. La destruction marche à ses côtés. On dirait que son regard tue et que son souffle dessèche au loin tout ce qui vit. Les nations fuient d’son approche, les murailles s’ébranlent, les champs sont frappés de mort, et lui, il s’avance toujours, satisfait et sinistre, au milieu de l’épouvante universelle. On ne sait vraiment si l’on a affaire ici à un homme ou à l’un de ces élémens aveugles que défie le roseau de Pascal. Tantôt c’est l’élément brutal qui s’emporte, et ce premier acte semble alors une scène du drame cosmogonique, quand la matière bouillonnante n’avait pas encore senti le frein du maître; tantôt c’est l’homme qui parle : il a toutes les passions et tous les vices des fils d’Adam; depuis les hennissemens de la sensualité jusqu’à la folie de l’infatuation, depuis le délire ignoble qui le rabaisse au rang de la brute jusqu’au délire prétentieux qui le pousse à vouloir détrôner le Créateur, il renferme en lui les mille variétés et la hideuse progression du mal. Cette peinture du monstre révèle une effrayante énergie.

Au second acte, nous sommes à Béthulie, dans la maison de Judith. On pense bien que M. Hebbel, décidé à faire de l’histoire un symbole, se souciera peu de respecter la tradition. Son héroïne n’est pas celle dont la Bible nous raconte la piété candide et le patriotique enthousiasme. La Judith des livres saints est une jeune veuve merveilleusement belle qui passe sa vie à prier Dieu, et que l’esprit de Dieu a visitée; la Judith du poète allemand est déjà possédée à demi par le délire qui l’armera contre Holopherne. Est-ce un délire religieux comme dans le récit de la Bible? Non; c’est quelque chose d’obscur qui s’expliquera plus tard. Judith a été mariée; au moment où le jeune époux, Manassès, entrait dans la chambre nuptiale, au moment où il tendait ses bras à Judith, il a aperçu tout à coup on ne sait quelle effroyable image : il semblait qu’un abîme infranchissable fût creusé désormais entre elle et lui. Depuis cette heure, Manassès a toujours vu dans Judith un être marqué d’un caractère à part; il ne pouvait se lasser de la contempler, et sa vue lui inspirait à la fois du respect et de la répugnance. En vain Judith, troublée jusqu’à la fureur, voulait-elle surprendre le secret de Manassès : Manassès mourut six mois après, laissant veuve la belle vierge et emportant ce mystère au fond de la tombe. Le souvenir de cette lugubre aventure obsède la pensée de Judith et la dispose à des actes extraordinaires. Elle passe pour la femme la plus pieuse d’Israël; elle est uniquement occupée de prières et d’aumônes, et cependant de ténébreuses visions l’environnent. Est-ce une force supérieure qui la domine? est-ce son imagination frappée qui s’exalte? Il lui vient subitement des pensées dont elle a honte elle-même; il lui échappe des paroles qui l’épouvantent. Quand Holopherne approche de Béthulie et que les Hébreux se racontent les uns aux autres des traits de son odieuse férocité : « Je voudrais le voir! » s’écrie Judith, et ce cri qu’elle a poussé malgré elle l’agite comme un pressentiment.

Il y a un jeune Hébreu, Éphraïm, qui l’aime d’un amour éperdu et dont elle a toujours repoussé les prières; Éphraïm croit que le péril commun adoucira le cœur de la belle veuve; n’a-t-elle pas besoin d’un soutien? Qu’elle soit la femme d’Éphraïm, elle se donnera un protecteur dévoué; mais déjà la pensée du meurtre d’Holopherne est née au fond de son ame, et elle la sent grandir en elle avec des alternatives d’exaltation et d’effroi. Chaque mot que prononce le jeune homme produit un effet contraire à celui qu’il attend : il veut l’attirer à lui, et il la pousse vers Holopherne. Quand elle s’est écriée : « Je voudrais le voir! — Malheur à toi! répond vivement Éphraïm; malheur à toi, Judith, s’il t’aperçoit jamais! Holopherne tue les femmes par ses embrassemens, comme il tue les hommes par la lance et l’épée. S’il avait su te trouver dans cette ville, pour toi toute seule il y serait venu! — Plût à Dieu que cela fût ainsi ! reprend la malheureuse exaltée dont une puissance fatale semble conduire la lèvre. Je n’aurais qu’à l’aller chercher sous sa tente, et la ville serait sauvée! — Et pourquoi pas, ajoute-t-elle encore, une victime pour le salut de tous? Mais il n’est pas venu pour moi... Qu’importe? Serait-il impossible de lui faire croire qu’il est venu, en effet, avec cette pensée? Puisque le géant se dresse si haut dans les nues, puisque vous ne pouvez le frapper à la tête, jetez-lui aux pieds un diamant; quand il se baissera pour le ramasser, vous regorgerez sans obstacle. » C’est ainsi que la pensée obscure qui l’agite se développe elle-même avec une logique enflammée. Vainement Éphraïm s’efforce de lui inspirer des craintes : « Tu m’aimes? dit-elle, tu veux me défendre? tu me montres ton bras et ton couteau? Eh bien! je suis à toi, si tu fais ce que je t’ordonne pour me sauver; va trouver Holopherne et tue-le. » Éphraïm hésite.


« ÉPHRAÏM. — Tu délires, Judith ! Tuer Holopherne au milieu de son camp ! Comment serait-ce possible?

« JUDITH. — Comment ce serait possible? Le sais-je, moi? Si je le savais, je le ferais moi-même. Je sais seulement que cela est nécessaire.

« ÉPHRAÏM. — Je n’ai jamais vu Holopherne, mais je le vois en ce moment...

« JUDITH. — Moi aussi, je le vois, avec ce visage où je n’aperçois que son regard, son regard immense, impérieux; je le vois avec ce pied sous lequel la terre qu’il foule semble frémir et reculer; mais il y avait un temps où il n’existait pas, un temps peut bien venir où il n’existera plus.

« ÉPHRAÏM. — Mets-lui la foudre à la main, et prends-lui son armée; alors j’oserai tout; mais maintenant...

« JUDITH. — Aie seulement la volonté! Des profondeurs de l’abîme et des hauteurs du ciel appelle à ton aide les saintes forces, les forces protectrices. Si elles ne te protègent pas, si elles ne te bénissent pas toi-même, elles protégeront et béniront ton œuvre, car tu voudras ce que veut la volonté universelle; tu voudras ce qui couve sous la colère de Dieu, tu voudras ce que prépare la nature indignée. La nature! oui, elle est comme obsédée par un cauchemar qui lui fait grincer les dents, elle tremble devant ce géant hideux que son propre sein a enfanté, et elle hésite à créer le second homme, ou bien, si elle l’enfante, ce sera seulement pour qu’il anéantisse le premier. « ÉPHRAÏM. — Ah! tu me hais, Judith! tu désires ma mort; c’est pour cela que tu exiges de moi l’impossible.

« JUDITH. — Non, je n’ai voulu que ton bien! Quoi! un tel projet ne t’enflamme pas d’enthousiasme? Il ne te cause pas même de l’ivresse? Moi que tu aimes, moi qui voulais t’élever au-dessus de toi-même, je confie cette pensée à ton ame, et elle n’est pour toi qu’un lourd fardeau qui t’enfonce plus avant dans ta poussière! Si tu l’avais reçue avec un cri de joie, si tu t’étais précipité sur ton épée et que tu te fusses élancé dehors sans prendre le temps de me dire adieu, — alors, oh! je le sens, je me serais jetée devant toi en pleurant pour te barrer le chemin, je t’aurais dépeint le danger avec l’angoisse d’un cœur qui tremble pour celui qu’il aime, je t’aurais retenu,... ou bien je t’aurais suivi! Mais maintenant... Ah! je suis plus justifiée qu’il ne fallait. Ton amour est le châtiment de ta vile nature ; il est tombé sur toi comme une malédiction afin de te dévorer. J’aurais honte de moi, si tu m’inspirais seulement le moindre mouvement de compassion. Va, je te connais, je te comprends tout entier à présent. Ce qu’il y a de plus haut et ce qu’il y a de plus bas, tout cela doit avoir le même prix à tes yeux; je suis sûr que tu souris quand je fais mes prières.

« ÉPHRAÏM. — Méprise-moi si tu veux; mais montre-moi d’abord celui qui peut réaliser l’impossible.

« JUDITH. — Oui, je te le montrerai! Il viendra! il faut qu’il vienne! Si la lâcheté est le caractère de toute ta race, si tous les hommes ne voient dans le péril qu’un avertissement de l’éviter, c’est à la femme qu’appartient le droit d’oser une grande chose... Cette chose, je te l’avais ordonnée; mon devoir est de te prouver qu’elle est possible ! »


Ce dialogue étrange qui termine le second acte achève de peindre l’héroïne de M. Hebbel, comme le premier acte nous a dépeint son Holopherne. Le projet de Judith est tellement contraire à la mission de la femme, que le poète en fait une sorte d’inspiration fatale, une inspiration qui se développe en elle sans qu’elle en ait conscience. Il n’y a pas du moins de préméditation; la pensée s’est formée spontanément, et chaque conseil qui devrait rappeler la femme à son vrai rôle ne fait que donner un aliment nouveau à ce germe empoisonné. A la fin de ce second acte, les deux figures du drame sont tragiquement posées en face l’une de l’autre. Holopherne remplit le premier tableau, Judith s’est dressée dans le second : la lutte va commencer.

Judith est décidée à tuer Holopherne. A-t-elle réfléchi à ce que lui ordonne son destin? S’est-elle demandé comment elle accomplirait sa tâche sanglante? Le troisième acte nous la montre en proie aux pensées qui la dévorent. Depuis trois jours et trois nuits, elle médite en silence; vêtue d’habits de deuil, couverte de cendres, elle s’est abstenue de toute nourriture; pas un mot n’est sorti de sa bouche; on dirait qu’elle est morte. Sa servante Mirza essaie en vain de l’arracher à cette effrayante immobilité; elle écoute et ne répond pas. Enfin sa méditation est achevée : Judith a regardé son crime en face, elle le connaît tout entier. Elle s’agenouille, et toutes ses pensées accumulées débordent comme les flots qui brisent leurs digues. Au milieu de son ardent colloque avec Dieu, une exécrable idée la poursuit : elle sait, elle voit qu’entre elle et son crime il y a la perte de son honneur. cette pensée l’irrite, mais ne l’arrête pas. — « Qui suis-je, s’écrie-t-elle, qui suis-je, ô Seigneur Dieu, pour disputer avec toi? Ai-je le droit de préférer mon corps sans tache à ta volonté suprême? Maintenant tout devient clair à mes yeux; je sais pourquoi tu m’as faite belle et pourquoi tu m’as refusé un enfant; je sais pourquoi mon époux s’est détourné de moi avec crainte au seuil de la chambre nuptiale. Tu m’avais élue pour cette mission sinistre; aucun lien ne devait m’enchaîner. Ce qui m’a semblé long-temps une malédiction, c’était le signe que tu me choisissais entre toutes pour accomplir ton œuvre. Ta main redoutable était sur moi, non pas pour me maudire, ô Dieu de mes pères, mais pour me consacrer. » — Ainsi croît sans cesse l’exaltation de son ame. Si les sentimens de la femme se réveillent, si la pudeur et la chasteté se révoltent, elle les force à se soumettre. Pour se dompter elle-même, pour s’accoutumer à l’idée de son sacrifice, elle en parle tout haut avec une effrayante audace. Comment ne pas voir que le fanatisme l’a déjà emportée hors d’elle-même? Son cœur est vierge comme son corps, et d’impudiques paroles souillent ses lèvres. Voyez! elle jette la cendre qui la couvrait, elle demande ses vêtemens de noces. Belle, frémissante, à demi nue, elle se contemple devant son miroir : « Tout cela, s’écrie-t-elle en son délire, tout cela t’appartient, Holopherne! je n’y ai plus aucun droit, je te l’ai abandonné. Je me suis retirée au fond le plus caché de mon être; — tremble pourtant! le jour où tu auras possédé l’enveloppe de Judith, Judith en sortira tout à coup comme l’épée sort du fourreau, et elle se paiera en te prenant ta vie! »

Cependant les assiégés de Béthulie sont rassemblés en foule sur les places. On se lamente, on s’agite, on tient conseil. Il n’y a plus d’eau, et bientôt la nourriture manquera. Au milieu de la détresse de tous, l’égoïsme, la méchanceté, toutes les passions basses se démasquent. Le désespoir conduit aussi à l’impiété : « Où est le Dieu d’Israël? murmurent des voix ironiques. C’est à nous sans doute de le protéger, puisqu’il est impuissant à protéger la ville. » Mobile et passionné comme toujours, le peuple passe de l’abattement à la confiance et de l’impiété à l’enthousiasme. Tantôt il est prêt à suivre les conseils de la lâcheté, tantôt il prête l’oreille aux prêtres qui ordonnent de s’adresser à Dieu. Ces alternatives sont amenées par des incidens et des miracles qui peignent bien l’exaltation du peuple de Moïse. Un muet a parlé, un muet a poussé un cri pour dénoncer l’impiété de son frère, et il a dit : Lapidez-le ! — Quand l’impie a subi son supplice, le peuple, soulevé par les amis de l’infortuné, déclare que le muet est un prophète menteur, et veut l’égorger à son tour. C’est le muet, au contraire, qui étrangle son geôlier. Or Judith a paru avec sa robe de fête au milieu de l’assemblée frémissante. Là encore, tout ce qu’elle voit et tout ce qu’elle entend la pousse au meurtre dont la pensée l’obsède. Lorsque le muet a fait lapider son frère, et que le peuple, se repentant de sa précipitation, veut châtier le faux prophète, une voix s’écrie : « Oui, vengez-vous! Il est l’auteur de votre iniquité. C’est un esprit infernal qui a parlé par sa bouche, car ce qui est contre la nature est contre Dieu! » On dirait que c’est la conscience même de Judith qui formule ce principe, mais elle repousse l’avertissement avec colère : « Qui es-tu pour parler ainsi? Comment oses-tu mesurer la pensée de Dieu? Qui t’a donné le droit de lui dire : « Ceci est bien, et ceci est mal? » — De violens murmures s’élèvent : « Écoutez-la, s’écrie le peuple en tumulte; c’est une sainte femme! Elle est veuve, elle est belle, elle vit dans la chasteté et les méditations pieuses. Jamais elle ne sort de sa demeure pour se mêler à la foule; aujourd’hui que nous souffrons, elle a quitté sa retraite, et elle vient partager nos malheurs. Que personne n’ose contredire Judith! » Elle apparaît alors comme la protectrice de la tribu; son rôle grandit, sa mission devient plus impérieuse; les sanglantes pensées qu’elle a conçues au fond de la solitude, la confiance de la cité les consacre, et la voix du peuple a confirmé la voix de Dieu. Il est manifeste désormais que Judith ne s’appartient plus. Y a-t-il encore quelque moyen de sauver la ville? Peut-on espérer que la fureur d’Holopherne s’apaisera, comme s’apaisent les vagues après l’ouragan? Judith veut le savoir avant de sortir de Béthulie. Malgré le tragique destin qui l’entraîne, elle ne décidera rien, si elle n’a pas vu jusqu’au dernier moment la nécessité de ce qu’elle prépare. Non, tout espoir serait vain; Holopherne a pris le chef des Mohabites Achior, dont la résistance a excité sa rage; au lieu de le tuer sur-le-champ, il l’a envoyé à Béthulie, lui réservant le même supplice qu’aux assiégés. C’est Achior lui-même qui l’atteste : la présence d’Achior dans les murs de la ville est la plus effrayante menace que l’Assyrien pût faire aux Hébreux. Qui songerait encore à se rendre? Les prêtres triomphent; la ville ne sera pas livrée à Holopherne; on invoquera pendant cinq jours l’assistance de celui qui a suscité Samson et Déborah, et qui a fait jaillir l’eau du rocher sous la verge de Moïse; ensuite les épées sortiront des fourreaux, et l’on périra en combattant. Alors Judith, à voix basse, mais avec une majesté solennelle et comme si elle prononçait une sentence : « Dans cinq jours, dit-elle, il faut qu’il meure. » Elle se fait ouvrir les portes : — « Où vas-tu? Que vas-tu faire? lui demandent les prêtres. — Je n’en sais rien encore, le Seigneur m’a appelée. Priez pour moi comme on prie pour ceux qui vont mourir, et apprenez mon nom aux enfans. » Holopherne est dans son camp. Le symbolique personnage que nous a montré le premier acte reparaît ici dans le quatrième avec des proportions plus terribles : c’est le génie même du mal, c’est la destruction repue de sang et de carnage, et avide de forfaits nouveaux. Si le monstre n’est pas arrêté dans sa furie, il semble que l’existence du monde soit menacée. Judith a eu raison de le dire : « La nature entière demande sa mort. » Pendant qu’il s’entretient avec ses lieutenans, pendant que sa pensée impudente a l’air d’ébranler déjà les lois sublimes qui sont le fondement de toutes choses, on annonce qu’une femme est à la porte.

A mesure que Judith approche de l’heure fatale, la nature reprend ses droits, et la femme reparaît. Qui sait si Holopherne ne sera pas intérieurement dompté par celui qui bride les flots de la mer? Elle essaie de le toucher, elle veut voir s’il lui reste quelque sentiment de dignité vraie, et quand elle sent bien que cette libre n’existe pas chez le monstre, elle s’efforce de le prendre par l’orgueil. Rien n’y fait; la dernière épreuve qu’elle avait tentée est inutile, il faut que la volonté divine s’accomplisse. Cependant il lui reste cinq jours encore; elle a recours à la dissimulation pour se réserver ce délai. Si elle est venue, dit-elle, c’est pour exécuter la vengeance de Dieu sur un peuple souillé de péchés et de crimes; Holopherne est l’envoyé des colères d’en haut; elle lui livrera Béthulie et la Judée tout entière, elle le conduira jusqu’à Jérusalem. Qu’il lui accorde seulement cinq jours, qu’il la laisse se retirer dans la montagne pour faire ses prières et accomplir les pénitences prescrites; après ce temps, elle sera préparée à son ministère, et elle viendra chercher Holopherne. — Tu es libre, répond Holopherne; je n’ai jamais fait garder les pas d’une femme. Je t’attends ici dans cinq jours.

Le cinquième jour s’est écoulé. Judith est dans la tente d’Holopherne. La sainteté, la fervente exaltation de la belle Israélite éveillent chez le général assyrien une pensée étrange. Confiant dans le prestige de sa force, il veut qu’elle s’incline elle-même devant lui. Une inspiration d’en haut, il le sait, remplit le cœur de Judith; il faut que l’image d’Holopherne y remplace celle du Dieu des Juifs. N’est-ce pas une façon de se mesurer avec le ciel? Or telle est la misère de notre pauvre espèce, que nous nous laissons prendre à la seule apparence de la grandeur. Il y a dans l’emploi audacieux de la force une sorte de diabolique séduction dont les meilleures natures ressentent l’effet. Holopherne ne se déguise pas comme le Satan de la Bible; il ne se transforme pas en rêveur comme le démon qui séduisit Éloa : il déploie en quelque sorte toutes les hideuses puissances de son être, il étale cyniquement son orgueil effréné, son mépris des lois éternelles, son ambition que rien n’assouvit. On dirait un des anges ténébreux qui osèrent lutter avec Jéhovah. Judith, la pieuse Judith elle-même, est troublée par le génie de la force et de l’audace. « mon Dieu ! s’écrie-t-elle, faites que je n’aime pas celui que je dois tuer! » La fascination cesse bientôt. Quand Holopherne, agité par l’ivresse du vin et impatient de posséder sa proie, porte la main sur Judith, la femme se réveille, et l’horreur de sa situation lui rappelle qu’elle est obligée de frapper le monstre. «Malheur à moi! s’écrie-t-elle au moment où Holopherne l’entraîne dans l’arrière-tente, malheur et honte sur moi pendant les siècles des siècles, si je n’ose pas faire ce que j’ai résolu ! » Emporté par son sujet, M. Hebbel interprète avec une liberté singulière la narration de la Bible; il ne croit pas à ces paroles de Judith : Non permisit me Dominus ancillam suam coinquinari, sed sine pollutione peccati revocavit me vobis. Dans le tragique tableau qu’il a conçu, l’outrage de Judith est nécessaire. Voyez-la se précipiter sur la scène, chancelante et les cheveux épars! Elle balbutie, elle pousse des cris inarticulés, elle a peur et honte d’elle-même. Quand le sentiment de la réalité éclatera tout à coup chez elle comme une lumière terrible, il faudra bien qu’elle tue Holopherne. L’osera-t-elle? Sa servante Mirza prie Dieu qu’elle ne le puisse pas, elle souhaite qu’Holopherne s’éveille; jusqu’au dernier instant, le meurtre commis par la femme doit apparaître à Judith comme un acte qui révolte la nature.


« MIRZA, à genoux. — Seigneur Dieu ! éveille-le.

« JUDITH, se jetant à genoux aussi. — Quelle prière fais-tu là, Mirza?

« MIRZA, se levant. — Dieu soit loué! elle ne le peut pas.

« JUDITH. — N’est-ce pas, Mirza? Le sommeil, c’est Dieu lui-même qui embrasse les mortels fatigués. Celui qui dort doit être en sûreté. (Elle se lève et contemple Holopherne.) Il dort paisiblement, et ne se doute pas que le meurtre dirige contre lui sa propre épée. Il dort paisiblement. Ah ! lâche créature que je suis, ce qui devrait l’irriter excite ta compassion ! Ce paisible sommeil, après l’heure qui vient de s’écouler, n’est-ce pas le plus odieux des outrages? Suis-je donc un ver de terre pour qu’on puisse me fouler aux pieds et s’endormir tranquillement ensuite, comme si rien ne s’était passé? Je ne suis pas un ver de terre. (Elle tire l’épée du fourreau.) Il sourit. Je le connais, ce sourire de l’enfer : il souriait ainsi, quand il m’attira dans ses bras, quand il... Tue-le, Judith! Il te déshonore pour la seconde fois dans son rêve. Tout en dormant, il rumine bestialement ta honte... Le voilà qui s’agite. Attendras-tu que sa sensualité affamée le réveille? attendras-tu qu’il s’empare encore de toi? (Elle tranche la tête d’Holopherne.) Tiens, Mirza, voilà sa tête! Eh bien! Holopherne, me respectes-tu à présent?

« MIRZA, s’évanouissant. — Soutiens-moi !

« JUDITH, saisie d’horreur. — Elle s’évanouit! Ce que j’ai fait est-il donc si monstrueux, que le sang se glace dans ses veines et qu’elle tombe là comme une morte? (Avec impétuosité.) Relève-toi, relève-toi, insensée! Ton évanouissement m’accuse je ne le veux pas. « MIRZA, s’éveillant. — Jette donc un voile dessus.

« JUDITH. — Sois forte, Mirza; je t’en conjure, sois forte. Chacun de tes frémissemens me coûte une part de moi-même. Quand tu te recules en tremblant, quand tu détournes tes yeux avec horreur, quand je vois tout ton visage pâlir, il me semble que j’ai accompli un acte contraire à la nature, et alors il faut que moi-même... (Elle saisit vivement l’épée. Mirza s’élance à son cou.) Réjouis-toi, mon cœur; Mirza peut encore m’embrasser! Non. Malheur à moi ! elle s’est précipitée sur mon sein, parce qu’elle ne peut pas voir le cadavre, parce qu’elle craint de s’évanouir une seconde fois; ou peut-être est-ce cet embrassement même qui va te faire évanouir? (Elle la repousse loin d’elle.)

« MIRZA. — Tu me fais bien du mal, Judith, et plus encore à toi-même.

« JUDITH, prenant sa main avec douceur. — N’est-ce pas, Mirza, si c’était vraiment une chose horrible, si j’avais vraiment commis un crime, tu ne me le ferais pas sentir? Si je voulais me juger moi-même et me condamner, tu me dirais : « Tu es injuste pour toi, Judith; ce que tu as fait est un acte héroïque. » (Mirza se tait.) Ah! figure-toi que je suis à tes pieds en suppliante, que je me suis déjà condamnée et que de toi seule j’attends ma grâce. Oui, c’est un acte héroïque, car cet homme, c’était Holopherne... et moi, je suis une créature comme toi. C’est plus encore que de l’héroïsme; où est le héros à qui sa glorieuse action a coûté la moitié seulement de ce que m’a coûté la mienne?

« MIRZA. — Tu parles de vengeance; je ne te ferai qu’une seule question : Pourquoi es-tu venue ici dans tout l’éclat de ta beauté ? Si tu n’étais pas venue dans ce camp, tu n’aurais pas eu à te venger d’un outrage.

« JUDITH. — pourquoi je suis venue! C’est la misère de mon peuple qui m’a poussée ici; c’est la famine de ces malheureux; c’est le souvenir de cette mère qui s’est ouvert la veine pour apaiser la soif de son enfant... Ah! maintenant je suis réconciliée avec moi. J’avais oublié tout cela en ne pensant qu’à ma propre injure.

« MIRZA. — Tu l’avais oublié ! Ce n’était donc pas cela qui te poussait quand tu plongeas ta main dans le sang?

« JUDITH, lentement et comme anéantie. — Non.... non.... tu as raison.... Ce n’était pas cela... Rien ne m’a poussée à ce meurtre, si ce n’est la pensée de l’affront que j’ai subi... Ah! voilà le tourbillon où ma conscience se perd! Si une pierre avait brisé la tête d’Holopherne, on devrait à cette pierre plus de reconnaissance qu’à moi. De la reconnaissance! ai-je la prétention d’en exiger? Il faut que je porte toute seule le poids de ce que j’ai fait, et ce poids m’écrase

« MIRZA. — Le jour n’est pas loin; ils nous martyriseront toutes deux, s’ils nous trouvent ici; ils nous arracheront les membres l’un après l’autre.

« JUDITH. — Crois-tu vraiment qu’on puisse mourir? Je sais bien que tout le monde le croit et qu’on est obligé de le croire. Autrefois je le croyais aussi. Maintenant la mort me semble un non-être, une impossibilité. Mourir! Ah! ce qui me ronge le cœur en ce moment me le rongera pendant l’éternité. Ce n’est pas comme un mal de dents ou un accès de fièvre; c’est une chose qui fait corps avec moi, et en voilà jusqu’à la fin des siècles... Oh! on apprend bien des choses quand on souffre. (Montrant Holopherne.) Celui-là non plus n’est pas mort. qui sait si ce n’est pas lui qui me dit tout cela? qui sait s’il ne se venge pas de moi en révélant à mon esprit saisi d’horreur le mystère de son immortalité?

« MIRZA. — Aie pitié de nous; partons!

« JUDITH. — Oui, je t’en prie, Mirza, dis-moi toujours ce que je dois faire... J’ai peur de faire quelque chose moi-même.

« MIRZA. — Alors suis-moi.

« JUDITH. — Mais n’oublie pas le plus important. Mets la tête dans ce sac. Je ne veux pas la laisser ici. Tu ne veux pas? alors je reste. (Mirza obéit avec terreur.) Cette tête est ma propriété; il faut que je l’emporte, afin que l’on croie à Béthulie que j’ai... Malheur! malheur! On me glorifiera quand j’annoncerai ce que j’ai fait... Encore une fois, malheur! Il me semble que j’y avais pensé d’avance... Partons! Leurs acclamations, leurs cris de joie, leurs cymbales retentissantes achèveront de m’anéantir, et j’aurai alors ma récompense.

La dernière scène nous conduit sur la place de Béthulie. Le Dieu d’Abraham est resté sourd aux invocations de son peuple; le ciel n’a pas versé une goutte de pluie; la détresse des assiégés est à son comble, et le désespoir même ne peut ranimer leur courage. Tout à coup Judith paraît avec la tête d’Holopherne. «Gloire à Judith! gloire à l’élue du Dieu des armées! » s’écrient des milliers de voix. « Quelle récompense veux-tu? lui disent les prêtres. — Une seule, répond la pauvre femme; promettez-moi de me tuer, si je vous le demande. » Et comme Mirza l’entraîne pour qu’elle ne s’explique pas davantage : « Je ne veux pas, dit-elle à voix basse, enfanter un fils à Holopherne. Prie Dieu que mon sein soit stérile! Peut-être m’accordera-t-il cette grâce. »

Les idées que M. Hebbel a voulu mettre en lumière dans ce drame étrange ressortent assez clairement, je crois, de l’analyse qui précède. Il en est deux surtout qui dominent toute la composition. D’abord, il n’est pas permis de commettre un crime dans l’espoir d’un bien à venir. La maxime salus populi suprema lex est une atteinte aux lois éternelles. Qui peut, en effet, se rendre hautement ce témoignage que nul autre motif n’est entré dans son esprit? Où est l’ame assez sûre d’elle-même pour affirmer qu’aucune pensée particulière, aucun intérêt, aucune passion ne s’est mêlée à la pensée du bien général? On ne fait pas à la loi morale sa part; le mal est le mal, et nulle puissance ne le transformera. « Mal, sois mon bien! » s’écrie l’impiété par la bouche de Satan dans le Paradis perdu. Le fanatisme religieux ou politique aboutit à la doctrine du personnage de Milton; il prétend aussi que le mal soit son bien. Seulement, si c’est le fanatisme religieux, il met sa croyance sous la protection du ciel et se justifie en imputant son crime à Dieu. Si c’est le fanatisme révolutionnaire, la volonté du peuple est la sauvegarde qu’il invoque. « Dieu l’ordonne; est-ce à nous de contester avec lui? — Le peuple le veut; le salut de tous demande du sang, il faut que le sang coule! » Mais le fanatisme a beau anéantir la conscience. une heure vient où la conscience se réveille. « C’est vrai, dit Judith, ce n’est pas seulement la misère de mon peuple qui m’a poussée à l’assassinat; » et du moment où elle voit clair dans son ame, elle se trouble jusqu’à perdre la raison. La seconde idée n’est pas moins profonde et moins forte : chaque être a sa destinée dans le monde; celui qui travaille à l’accomplissement de sa fin marche dans le sentier de la loi; celui qui sort de sa destinée, celui qui franchit les limites de son être, est entraîné à des choses monstrueuses et trouble l’ordre universel. De toutes les prétentieuses billevesées de notre temps, la plus sotte assurément est celle qui prêche l’émancipation de la femme; l’auteur de Judith châtie énergiquement ces niaises et immorales théories, et, afin que la protestation soit éclatante, il ne craint pas de prendre pour héroïne une figure consacrée par la Bible. Judith a été rebelle aux lois qui régissent la condition de la femme, elle s’est crue appelée à l’action, et à quelle sorte d’action! elle n’a pas redouté la pensée de l’homicide. De là la nécessité de l’outrage qu’elle subit. Cet outrage, elle le prévoyait bien, et pourtant elle a persisté dans son dessein. N’est-il pas manifeste qu’elle a rompu les liens de sa nature? Avec quelle effrayante bizarrerie d’images elle exprime cette pensée, lorsqu’elle s’écrie en son délire : « Je suis sortie de moi-même, je ne peux plus y rentrer... Les trous de mon cerveau sont trop petits... Mon esprit est devenu énorme, monstrueux... Je le sens, je le vois... il essaie en vain de reprendre sa place! » Et plus loin : « Dirige-moi, Mirza; dis-moi ce que je dois faire. Je ne suis plus moi, je n’ose plus rien faire toute seule, il faut qu’un autre esprit me conduise. »

La pensée de Judith est profonde; quel jugement porter sur l’œuvre? La simple exposition du drame provoque des objections trop évidentes. Un drame où les personnages sont tour à tour des êtres réels, émus, passionnés, et des personnages purement mythiques, un drame où Holopherne représente l’athéisme hégélien, où le général de Nabuchodonosor par le comme le citoyen Stirner, où les idées, les expressions, les formules du socialisme du XIXe siècle sont continuellement mêlées aux images et aux sentimens de l’antiquité biblique, un tel drame peut être une conception originale et puissante; ce ne sera jamais une œuvre que puisse revendiquer le théâtre. L’Allemagne veut que ce soit un drame, et quel drame, je vous prie? — Le plus grand de tous, le drame nouveau, le drame du XIXe siècle, celui qu’un Shakspeare inventerait aujourd’hui! Ces prétentions n’ont pas besoin d’être réfutées en France; les exprimer, c’est en faire justice. Les trois formes dramatiques si différentes que représentent les glorieux noms de Sophocle, de Shakspeare et de Racine n’ont pas été la propriété exclusive des peuples qui les ont vues se produire. Chacun de ces maîtres a régné à son tour sur l’Europe, et ses œuvres ont grossi le trésor du genre humain. En sera-t-il de même du drame symbolique inauguré par la Judith de M. Hebbel? Que de Berlin jusqu’à Vienne les imaginations se plaisent à ces hardiesses subtiles, rien de mieux : c’est même là un symptôme plein d’intérêt; les tribuns de toute sorte avaient abaissé l’art, les œuvres de M. Hebbel sont une des réactions de l’idéalisme. Il est certain cependant qu’un théâtre établi sur ces bases ne doit pas espérer de succès hors des frontières de l’Allemagne.

La seconde tragédie de M. Hebbel, Geneviève, moins pathétique à coup sûr et moins éclatante que Judith, signalait pourtant sur plusieurs points un progrès manifeste. C’est toujours une intention sérieuse très décidée qui préside à la conduite du drame; mais cette fois la pensée systématique n’offusque pas autant l’imagination du poète, et ses personnages se meuvent avec une liberté plus vraie. Le sujet de Geneviève n’est autre que la légende du moyen-âge connue dans nos récits populaires sous le nom de Geneviève de Brabant. Les vieux poètes allemands du XIIe siècle se sont approprié cette touchante histoire et l’ont marquée de leur empreinte : c’est le comte palatin Siegfried qui est l’époux de Geneviève, et, après que l’écuyer Golo l’a calomniée aux yeux de Siegfried, c’est dans la Forêt-Noire que Geneviève attend pendant sept années la réparation qui lui est due. Le tableau de ces sept années de misère, la peinture de la femme si humble, si soumise, de la mère si courageusement dévouée, les remords de Siegfried, sa joie quand il retrouve Geneviève, et la félicité, bien tardive, hélas! qui couronne cette lamentable aventure, voilà surtout ce qui est le fond de la légende, voilà ce que les naïfs conteurs du moyen-âge ont mis en relief avec amour. M. Hebbel, au contraire, s’attache à la première partie du récit, à celle qui précède la catastrophe de Geneviève. Geneviève est heureuse auprès du comte palatin; un des chevaliers du comte se prend pour elle d’un amour insensé, et, ne pouvant la séduire, il se venge par une odieuse calomnie. Comment s’est développé l’amour du chevalier, comment passe-t-il de l’adoration la plus ardente à cette haine sauvage? une fois entré dans la voie du mal, par quelles pentes irrésistibles est-il entraîné au fond de l’abîme? Tel est le sujet de M. Hebbel. Le tragique personnage de son œuvre, ce n’est pas Geneviève, c’est Golo. Euripide, dans son Hippolyte couronné, a chanté les vengeances de Vénus, et Racine a magnifiquement décrit, comme dit Boileau, la vertueuse douleur de Phèdre; M. Hebbel a eu l’ambition de faire une étude plus pénétrante et plus conforme à la vérité morale. Nous avons déjà vu quels regards impitoyables il jette sur les passions. Ce n’est pas lui qui excusera la frénésie de Golo, qui lui permettra d’invoquer la fatalité et Vénus attachée à sa proie : Golo est un lâche, et la lâcheté de son cœur est stigmatisée en traits brûlans. Voyez-le suivre, degré par degré, la progression du mal et s’enfoncer dans l’abîme! De la lâcheté à la ruse, de la ruse au cynisme, il va s’accoutumant toujours davantage à la pensée de son forfait. Cette étude d’une vile et criminelle convoitise, cette peinture d’un cœur en proie à toutes les puissances infernales fait le plus grand honneur à la dramatique psychologie du poète. Quant à Geneviève, quelle figure plus douce imaginer? quelle grâce plus harmonieuse et plus pure? L’auteur a voulu nous donner la contre-partie de Judith : d’un côté, la femme qui méconnaît sa destinée; de l’autre, la plus noble et la plus soumise des créatures. Toute la grâce des légendes du moyen-âge a passé dans le tableau de M. Hebbel. On ne s’attendait pas à trouver chez l’énergique peintre de Judith des lignes si chastes, si pures, et des tons si mélodieusement suaves. Sa Geneviève semble une de ces saintes madones que les peintres des siècles mystiques dessinaient sur leurs tableaux de bois avec une piété si candide.

Malheureusement il n’y a pas de drame dans cette pièce; c’est le tableau d’une ame que sa faiblesse et ses emportemens poussent à d’exécrables crimes, ce n’est pas le développement d’une lutte tragique. Où serait la lutte? Geneviève se résigne en pleurant à son affreuse destinée; Siegfried n’est pas un Othello qui hésite entre la confiance de l’amour et les fureurs de la jalousie; Golo seul remplit la pièce entière du spectacle de sa perversité. Y a-t-il là du moins une lutte intérieure? Non; il n’y a pas de combat au fond de son cœur; on dirait une ame dont le ressort est brisé, on dirait une horrible maladie morale qui suit son cours et toute une série de phénomènes hideux qui naissent l’un de l’autre, par un enchaînement infaillible, jusqu’à l’heure où la mort termine sa tâche. L’absence d’élémens dramatiques est visible jusque dans les détails. Cette vigoureuse et lugubre étude de psychologie a pour cadre un vivant tableau du moyen-âge ; mais ce tableau a moins le caractère du drame que celui de l’épopée. Des incidens qui ne concourent pas à l’action, des épisodes et des récits où l’auteur se complaît à la peinture des temps légendaires, tout enfin porte ici le cachet d’un poème dialogué et dément ce titre de tragédie que M. Hebbel réclame pour son œuvre. Geneviève est donc un beau poème, un poème rempli surtout de qualités bien allemandes; les adieux de Siegfried et de Geneviève sont un des plus gracieux tableaux que puisse offrir la littérature germanique, et la création seule de Geneviève suffirait à marquer le rang de l’artiste. Un épilogue publié il y a quelques mois seulement dans un recueil littéraire, l’Europa de M. Gustave Kühne, donne à l’œuvre entière un couronnement qui lui manquait; Siegfried, après sept années, retrouve Geneviève dans la Forêt-Noire, et ce pathétique tableau, dessiné avec un art plein de tendresse, répond harmonieusement à la charmante scène du début. Si le drame n’y gagne rien, le poème s’y enrichit de beautés nouvelles. La destinée du drame de Geneviève confirme le jugement que nous venons de porter : Judith avait été jouée avec enthousiasme sur les principales scènes du midi et du nord; Geneviève n’a été représentée que sur le théâtre de Prague et dans une traduction en langue slave. C’est à la lecture seulement que le succès du poème s’est établi. M. Hebbel obtint peu de temps après un succès du même genre; un recueil de poésies lyriques, publié en 1843, continua de révéler, à côté des défauts les plus graves, des qualités littéraires du premier ordre. Judith est écrite en prose; Geneviève attestait, chez M. Hebbel, une grande habileté à manier la langue des vers; ses Poésies, pleines de force et de sobriété, pleines de nerf et d’éclat, sont l’œuvre d’un talent magistral. Le poète de Judith et d’Holopherne, le mystagogue singulier et hardi y reparaissait dans maintes pièces. On avait espéré que les épanchemens de la muse lyrique trahiraient plus d’une fois l’inspiration de ce rêveur étrange; on le retrouvait tout entier, éclatant et obscur, audacieux et sibyllique, portant je ne sais quelle imagination lugubre dans les fantaisies les plus gracieuses. Ses chansons, il semblait toujours y cacher une vérité redoutable; ses ballades, il en faisait des énigmes vraiment propres à troubler l’esprit, et dont on craignait de pénétrer le sens. Ne lui demandez ni la calme sérénité de Goethe, ni la poignante ironie d’Henri Heine; ce qui le distingue, c’est une aspérité inaccessible, une sorte de doctrine patricienne enfermée sous le triple sceau du symbole. Que signifie, par exemple, ce peintre dont il nous retrace si vivement le sinistre génie? « Le peintre arrive, dit le poète, et demande à faire le portrait de ma bien-aimée. Belle, souriante, elle y consent; la voilà déjà qui pose devant lui, et, à mesure qu’il reproduit sur la toile le visage de la jeune fille, ce frais visage se décolore; il peint les yeux brillans de jeunesse, et les yeux s’éteignent; il peint les joues aux nuances délicates, et les joues deviennent plus blanches qu’un suaire; il termine enfin, le chef-d’œuvre est vivant sous les dernières caresses du pinceau, et ma bien-aimée tombe morte. » Que signifie encore ce prêtre versant du poison dans le saint ciboire et le distribuant aux fidèles pour vérifier le mystère de la transsubstantiation ? Quel est le sens de cette scène inattendue où l’assassin fait la leçon au bourreau? A côté de ces bizarreries, vous lirez sans doute maintes pièces dont le sentiment est profond et ne cesse pas d’être clair: le plus grand nombre toutefois offre constamment ce même caractère, une mystérieuse pensée sous des formes émouvantes des mythes qui provoquent la réflexion sans livrer leurs secrets. Ce volume continuait de tenir l’attention en suspens; on se demandait toujours la clé de ces arcanes au milieu desquels se complaisait l’imagination du penseur.

Une comédie des plus étranges, le Diamant, appartient aussi à cette période, quoique imprimée beaucoup plus tard. Peu de temps après la représentation du Diamant, M. Hebbel quittait Hambourg. Le terrible incendie de 1843, qui détruisit une partie de la ville, obligeait le poète à chercher des pénates plus propices; Copenhague l’attira tout d’abord et lui offrit d’intéressantes ressources. Il y vivait depuis deux ans, intimement lié avec le célèbre poète dramatique Adam OEhlenschläger, tout entier aux jouissances de l’amitié et aux enseignemens de la méditation, quand une récompense bien flatteuse vint le chercher. La munificence du gouvernement danois accorde des secours de voyage aux jeunes écrivains qui donnent le plus d’espérances : M. Hebbel, quoique étranger à ce pays, obtint du roi Christian VIII ce précieux encouragement, et, s’empressant de réaliser son rêve, il partit pour la France. Il avait depuis long-temps le désir de visiter les principaux foyers de la civilisation européenne; il vint d’abord à Paris, où il séjourna dix-huit mois. Le mouvement de la grande ville fit sur lui une impression profonde; il y voyait, dit-il, le monde tout entier, et nul voyage, nulle méditation ne lui a révélé tant de choses que ses promenades silencieuses au milieu de cette fourmilière humaine. Seulement tout est confondu dans la fiévreuse cité, tout s’y agite pêle-mêle, le bien et le mal, le vrai et le faux, l’élégance et la vulgarité, les fines traditions du goût qui se renouvelle et la stérilité prétentieuse des écoles sans mission. Il faut à l’étranger une sagacité bien sûre d’elle-même pour n’être pas dupe des entraînemens, et je crains que M. Hebbel, au lieu de se donner le temps de comparer et de choisir, n’ait subi dans sa précipitation des influences peu dignes de lui. A peine arrivé à Paris, dont le théâtre se résumait encore à ses yeux dans les œuvres dramatiques de certains novateurs justement délaissés, il prit la plume et écrivit une tragédie bourgeoise où se retrouve manifestement quelque chose des drames de M. Dumas. La Marie-Madeleine de M. Hebbel, supérieure sans doute à de telles œuvres par le soin du style, par le développement raisonné des situations, se rattache pourtant en maints endroits à l’école d’Antony et d’Angèle.

Le sujet de Marie-Madeleine exigeait un art très délicat et des pré- cautions infinies. Une jeune fille se livre à son fiancé pour détruire chez lui une jalousie sans fondement : que deviendra-t-elle, si son fiancé l’abandonne? Elle n’aura pas de refuge au foyer paternel; son père est une nature saine et rude, et ce n’est pas lui qui excuserait la violation du devoir par des subtilités de casuiste. — Ma fille ne me déshonorera pas, s’est-il écrié un jour; sinon, je lui laisserai la place libre, et je m’en irai de ce monde. — Condamnée à la honte pour avoir voulu épargner à sa famille le déshonneur d’une rupture, Marie-Madeleine est amenée à se tuer elle-même pour ne pas être cause du suicide de son père. Tel est le périlleux sujet sous lequel a succombé M. Hebbel, Assurément il y a des degrés dans les fautes, et toutes les rigueurs de l’opinion ne sont pas également justes. « Que celui qui vaut mieux que cette femme lui jette la première pierre! » a dit le Sauveur il y a deux mille ans. Ces mots sont comme l’épigraphe du drame de M. Hebbel, et ce n’est pas sans dessein que l’héroïne a pour Marie-Madeleine. Quelle prétention pourtant que d’interpréter sur le théâtre le miséricordieux langage de Jésus ! avec quel tremblement on doit toucher à de telles choses! comme on doit craindre de placer une morale suspecte sous la protection de la parole divine! M. Hebbel n’a pas voulu seulement appeler la pitié sur certaines fautes; il a voulu faire une œuvre tragique, et pour cela il a imaginé une situation où l’héroïne péchât nécessairement, où elle fût forcée de transgresser la loi, comme l’Oreste d’Eschyle ou l’Hamlet de Shakspeare. M. Hebbel établit très bien, dans une préface naïvement ambitieuse, que la tragédie bourgeoise s’est décréditée en Allemagne par sa vulgarité; on ne la relèvera que par l’emploi des situations tragiques, et la situation tragique par excellence est celle où le personnage est nécessairement obligé de faire le mal dont il sera puni. Or s’imagine-t-il vraiment avoir résolu le problème? C’est là que s’écroule le fastueux échafaudage de ses théories. De deux choses l’une : ou bien Marie-Madeleine n’était pas absolument forcée de commettre la faute qui produit la catastrophe, et alors la pièce n’est pas tragique; ou bien ce grand élément dramatique, la nécessité, domine toute la pièce; Marie-Madeleine n’était pas libre de sauver son honneur, et, dans ce cas, l’ouvrage n’échappe pas aux reproches d’immoralité que tant de critiques lui ont adressés en Allemagne.

Marie-Madeleine est la seule production du poète pendant son séjour à Paris. La France ne devait pas être le terme de son voyage; M. Hebbel partit pour l’Italie, étudia longuement Rome et Naples, qui lui offraient encore, dans un autre sens et avec d’autres proportions que Paris, un curieux tableau de la vie humaine, écrivit comme Goethe un recueil lyrique composé surtout d’épigrammes et de sentences lapidaires, puis retourna vers l’Allemagne en 1846 et s’installa à Vienne. C’était le hasard qui l’avait conduit dans la capitale de l’Autriche; son existence errante y fut bientôt fixée d’une manière décisive. M. Hebbel y épousa cette même année Mlle Christine Enghaus, la plus grande tragédienne de l’Allemagne, admirable surtout dans ce rôle de Judith qu’elle a interprété sur le théâtre impérial de Vienne avec une puissance irrésistible. Depuis ce moment, M. Hebbel n’a pas quitté sa nouvelle résidence. La révolution de 1848 ayant donné au théâtre autrichien certaines libertés qui lui manquaient, pourquoi le poète de Judith et de Geneviève ne continuerait-il pas à Vienne, aussi bien qu’à Hambourg ou Berlin, le cours de ses audacieuses expériences? Il s’adresse aujourd’hui à un peuple moins familiarisé que les Allemands du nord avec les subtilités philosophiques; peut-être comprendra-t-il la nécessité de transformer sa manière. Laissez-le terminer les œuvres que couve depuis long-temps son esprit; quand il aura senti l’influence du monde qui l’entoure, quand il s’occupera davantage de la vérité des passions et beaucoup moins des théories systématiques, il entrera dans une phase nouvelle où son énergique talent est sans doute appelé à de beaux triomphes.

Les ouvrages que M. Hebbel a composés à Vienne sont au nombre de six : c’est une tragédie pleine de passion et de terreur, Hérode et Marianne, — une tragédie bourgeoise, Julia, — une tragi-comédie intitulée une Tragédie en Sicile, — une comédie fantastique, le Rubis, — un petit drame sur Michel-Ange, — et enfin la grande et pathétique composition dont Agnès Bernauer est l’héroïne. Plaçons en tête la comédie le Diamant, écrite précédemment à Hambourg et publiée seulement à Vienne. Je ne compte pas ici d’intéressans articles de critique et une curieuse nouvelle intitulée Schnock. Or, de tous ces ouvrages de théâtre, le dernier, Agnès Bernauer, signale un éclatant progrès. Le poète était allé aussi loin que possible dans son premier système; il avait épuisé les subtilités et proposé toutes ses énigmes: il était bien temps qu’il sortît de cette voie funeste. Un rapide examen de ces productions ne nous montrera qu’une suite d’erreurs entremêlées de rares succès, et l’on verra combien l’apparition d’Agnès Bernauer devait être attendue avec impatience par les amis de ce talent aventureux.

Le Diamant appartient tout-à-fait à la première période de M. Hebbel; cette pièce est dans la comédie ce qu’est Judith dans le genre tragique. Sont-ce des personnages réels que nous avons sous les yeux? sont-ce des mythes et des fantômes? En vérité, l’on n’en sait rien : jamais l’idéalisme du poète ne lui a dicté d’inventions plus bizarres. Un vieux soldat nommé Jacob a donné l’hospitalité à un pauvre diable qui meurt le lendemain dans le lit de son hôte, lui laissant pour prix de ses soins une pierre d’un merveilleux éclat. Le Juif Benjamin a reconnu un diamant; il veut l’acheter, on refuse; il le prend, l’avale et s’enfuit à toutes jambes. Or ce diamant appartient au roi; un de ses ancêtres l’a reçu de Frédéric Barberousse, et une tradition mystérieuse veut que la vie d’une princesse de sang royal soit attachée à la conservation de ce trésor. Un décret est publié : récompense d’un demi-million à qui rapportera ce bijou si précieux, et injonction, sous peine de mort, à tout fonctionnaire de l’état, de faire immédiatement connaître ce qu’il aura pu apprendre sur cette allaire. Cependant le Juif Benjamin, qui se sauvait par le chemin du bois, est arrêté par des souffrances atroces : le diamant lui déchire les entrailles. Un chirurgien vient à passer, et le Juif appelle au secours : il a avalé une pierre, dit-il, croyant avaler un morceau de pain. La chose paraît suspecte, quand le soldat Jacob accourt tout essoufflé, prend le voleur au collet et le conduit devant le juge. Celui-ci lit le décret à haute voix : dès-lors le Juif confesse impudemment son vol, il a le diamant dans son estomac, c’est lui qui le rapportera au prince et obtiendra la récompense. — Ce sera moi! dit le juge. — Ce sera moi! dit Jacob. — Ce sera moi! dit le chirurgien : le premier ici, c’est celui qui tient le scalpel. — Il a raison, car, malgré les bouffonnes protestations de Benjamin, l’opération a été déclarée nécessaire. A l’œuvre, et point de pitié! Mais le voleur, pour gagner du temps, a caché en lieu sûr les instrumens du docteur; pendant que celui-ci court en chercher d’autres, Benjamin est enfermé dans la prison, et il y est à peine depuis un instant que le geôlier se présente, un grand couteau à la main, afin de pratiquer l’opération lui-même et de gagner la somme promise. Seulement ce n’est pas dans la prison qu’il veut disséquer son homme; il propose au Juif de lui rendre sa liberté, et tous deux partent ensemble. Les voilà dans la forêt voisine, et déjà le geôlier aiguise son couteau, quand le malheureux Juif lui dit en suppliant : Épargne-toi cette boucherie ! — et il donne à son bourreau le premier caillou qu’il trouve sous sa main. Ainsi s’enflamment toutes les cupidités, ainsi se croisent toutes les passions à la poursuite de l’or. Finalement elles sont trompées. Quand le talisman est rapporté au roi, il est impossible de savoir si le Juif a donné le diamant ou une pierre fausse. C’est pour courir après une vaine apparence que chacun a oublié son devoir et que la convoitise a mis en mouvement toutes ces figures grotesques.

Voilà, il faut en convenir, un genre de comédie dont nous ne sommes pas les juges compétens. Cette pièce, qui a été représentée à Kremsier avec un grand succès et qui a obtenu de nombreux suffrages dans toutes les contrées de l’Allemagne, eût été à peine supportable chez nous au théâtre de la foire. Qu’importent l’esprit, l’intention, la moralité cachée, si le poète s’abaisse à des trivialités cyniques? La fine ironie, en vérité, et la délicate invention : un mal d’entrailles en cinq actes! Judith avait montré les tragiques excès de cette imagination sans frein; on sent ici dans sa verve comique une violence toute semblable, et, chose singulière, ce manque absolu de délicatesse est uni aux plus subtils raffinemens. Quelle est l’idée fondamentale de la pièce? Le poète veut nous montrer par ses peintures bouffonnes la vanité de ce qui agite l’espèce humaine, le néant de ses espérances et de ses passions; or cette pensée tout abstraite est exprimée ici, non par des réalités, mais par un moyen fantastique, par un talisman fabuleux mêlé à je ne sais quelle fabuleuse histoire. Le diamant de M. Hebbel est l’abstraction d’une abstraction et le symbole d’un symbole.

Au milieu de ces incroyables méprises, ne sentez-vous pas cependant une intelligence hardie et toujours prête à défier les obstacles? Les erreurs du poète peuvent l’entraîner à des grossièretés regrettables; le principe n’en est jamais commun. C’est la force qui s’égare, c’est l’audace qui donne tête baissée dans le piège. Il n’y a rien chez lui des banales inspirations de ce temps-ci, et l’on ne saurait à quelle école de philosophie et de politique rattacher même de loin ses ouvrages. Il a un profond sentiment de la morale, quoiqu’il l’offense souvent par la crudité de son langage et le cynisme de ses inventions. Son triomphe, comme penseur, c’est la psychologie, une psychologie soupçonneuse et lugubre, qui n’est pas disposée, selon l’esprit du siècle, à voir l’humanité en beau, et qui excelle au contraire à démasquer et à peindre les puissances démoniaques de notre nature. Comme il serait fort, s’il pouvait se résoudre à être simple! Cette réflexion m’est suggérée surtout par la tragédie d’Hérode et Marianne, représentée il y a deux ans sur le théâtre impérial de Vienne. Il y a dans cette œuvre une force, une richesse, une originalité vivace qui pourraient défrayer bien des drames; malheureusement la recherche gâte tout, et les subtilités énigmatiques de l’esprit s’y mêlent sans cesse aux subtilités ardentes de la passion.

Le roi Hérode-le-Grand a épousé une fille des Macchabées, la belle et altière Marianne. La mère de la jeune Juive, Alexandra, a consenti avec joie à cette union, espérant qu’Hérode, subjugué par l’éblouissante beauté de celle qu’il aime, serait plus facilement victime des représailles que méditent les Hébreux. Marianne lui semble évidemment suscitée par Jehova pour venger la honte d’Israël. C’est à Marianne de régner, de faire triompher ses moindres caprices, de décimer les ennemis de son peuple, et de tuer enfin Hérode lui-même, comme Judith tua Holopherne. Alexandra ne savait pas tout ce qu’il y a d’énergie et de passion dans le cœur de sa fille. Marianne rend à Hérode l’amour insensé qu’elle lui inspire; elle a oublié sa race, comme Hérode a oublié son trône. Il ne s’agit plus ici de la fille des Macchabées unie à l’oppresseur des Juifs; c’est une femme qui aime et qui veut être aimée. Où est le drame en tout cela? Le voici : Hérode se défie de Marianne. Pour affermir sa royauté, il a fait périr son beau-frère Aristobule, et bien que Marianne, dans l’égoïsme de l’amour, assiste avec indifférence aux cruautés du tyran, Hérode ne peut croire qu’elle l’aime encore; ce doute, qui grandit d’heure en heure et qui le torture, est le châtiment de son crime. « N’est-elle pas de cette race que je foule sous mes pieds? lui crie une voix secrète. N’ai-je pas fait noyer son frère? Elle me trompe, elle ne m’aime plus. Peut-être s’accoutume-t-elle à la pensée qu’elle pourra un jour appartenir à un autre; elle ne se dit pas que celle que j’aime devra s’ensevelir avec moi. » C’est ainsi qu’il est déchiré sans cesse par les pointes aiguës de la défiance; inquiet du présent, il est jaloux de l’avenir. A la fin du premier acte, Hérode, accusé devant Antiochus et mandé en Syrie, donne la vice-royauté à Joseph, époux de sa sœur Salomé, et lui ordonne d’étrangler Marianne à la première nouvelle de sa mort. Marianne, qui connaît l’ame soupçonneuse d’Hérode, n’a pas de peine à pénétrer le secret du vice-roi. Elle était disposée à se tuer, si Hérode mourait; mais était-ce à lui de donner un tel ordre? Cette précaution insolente est à ses yeux le plus intolérable des outrages; ce n’est pas la mort qui l’effraie, c’est la défiance d’Hérode qui l’indigne. Désormais elle ne fera rien pour dissiper les craintes de son époux. Qu’il souffre, qu’il pleure de rage, elle n’en sera pas émue; c’est à lui de guérir son mal en triomphant de ses lâches pensées. A son retour de Syrie, Hérode, dès le premier mot, comprend que Marianne a su l’ordre fatal : Joseph l’a-t-il trahi? Joseph est conduit à la mort sans que le roi veuille l’entendre. Bientôt cependant la fierté hautaine de Marianne redouble le tourment d’Hérode : il n’était que défiant, et voilà la jalousie qui s’éveille. Le vice-roi aimait peut-être la reine? Il comptait sans doute sur la mort de son maître? Celui qui a livré le secret du roi a bien pu pousser plus loin son audace? Toutes ces pensées le brûlent, et le sang qu’il a versé est comme un nouvel aliment à la fureur qui le dévore. Comment savoir la vérité maintenant que Joseph n’est plus? Ce double supplice de la jalousie et du remords est rendu avec une pathétique énergie.

Ce n’est pas tout. Hérode va partir encore, et cette fois il est moins sûr de revenir; Antoine l’appelle sur le champ de bataille d’Actium, où se décidera le destin du monde. Le gouverneur de Jérusalem, Soémus, reçoit le même ordre donné naguère au vice-roi : il étranglera Marianne, si Hérode meurt dans la bataille. La bataille est perdue. Antoine s’est tué, et le monde appartient à Octave. Soémus, on le pense bien, ne songe pas à accomplir la volonté d’Hérode. Qui oserait tuer la dernière fille des Macchabées au moment où Hérode n’est plus rien, au moment où le peuple hébreu se soulève contre le tyran et va massacrer ses gardes? La conduite de Soémus est toute tracée : en adroit courtisan, il doit révéler à Marianne la terrible mission qu’il a reçue, et, s’il a paru l’accepter sans horreur, ajoutera-t-il, c’était pour mieux sauver la reine. Que se passe-t-il alors dans l’ame ténébreuse de Marianne? On la dirait étrangère à ce qui vient d’arriver : ces grands événemens, la bataille d’Actium, qui donne l’empire aux ennemis d’Hérode, la chute imminente de son trône, l’insurrection qui va éclater dans les rues de Jérusalem, rien ne la touche; elle est tout entière à son amour et au drame passionné qui s’agite dans son cœur. Si Hérode ne revient pas, elle se frappera elle-même, s’il revient, il faut qu’il soit puni par la plus cruelle des souffrances : elle mettra donc toutes les apparences contre elle-même, elle voudra passer pour adultère. Voyez! des milliers de lumières étincellent dans le palais; partout des fleurs, des parfums et des chants; Marianne donne une fête, et elle laisse croire à tous qu’elle célèbre la mort d’Hérode. Quelle émotion sous le calme apparent de son pâle visage! Quel feu sombre dans ses regards! Comme elle danse avec Soémus! — « Ces femmes juives sont vraiment d’effrayantes créatures! s’écrie Titus, le capitaine des gardes : l’une tranche la tête à l’homme qu’elle a enivré de sa beauté, l’autre danse sur le tombeau à peine fermé de son époux, afin de fléchir le vainqueur du monde! » Tous sont persuadés, en effet, que Marianne se livre à une joie triomphante; si Hérode revient, son châtiment sera complet. Le voici! Arrivé trop tard sur le champ de bataille, il est allé féliciter Octave, qui le maintient sur son trône; il revient plus puissant que jamais et résolu à noyer dans le sang tous les rebelles. Mais pourquoi cette fête? pourquoi ces danses et ces lumières? Il sait bientôt la vérité, et Marianne elle-même ne la dissimule pas : Marianne fêtait sa mort. Le grand-sanhédrin se rassemble par ordre du roi, et la reine est condamnée à subir le dernier supplice. Avant de mourir, elle demande la grâce de s’entretenir avec Titus, et elle lui ouvre le fond de son ame : elle aimait Hérode. elle l’aime encore, elle se serait tuée s’il eût péri; mais Hérode n’a pas cru à son amour, Hérode l’a outragée par sa défiance, et c’est pour le châtier qu’elle a redoublé sa jalousie. Qu’importe le trépas à Marianne? Elle ne voulait pas survivre à Hérode; Hérode n’est-il pas mort pour elle, puisqu’il doute de son amour? — À ces subtilités d’un cœur véhément, à ces emportemens raffinés de la passion, Titus oppose d’une façon très judicieuse le raisonnement que chacun doit se faire en voyant représenter de telles scènes : pourquoi vous taire, Marianne? Un seul mot expliquerait tout. — « Me disculper! reprend l’inflexible amante; non, ce n’est pas à moi de descendre; c’est à lui de vaincre le démon qui avilit son ame. Tout est fini d’ailleurs, il y a long-temps que je suis morte. Hier, dans les salles du festin, c’était un fantôme, Titus, qui dansait devant vous. Il y aurait bien un moyen de me faire revivre. Si malgré mon silence il croyait en moi, s’il triomphait de ses soupçons, s’il niait toutes les apparences qui m’accablent et que j’ai rendues accablantes moi-même pour que l’épreuve fût décisive, alors, oui, je revivrais aussitôt. Je ne l’espère plus toutefois. Je mourrai, mais après ma mort il saura que je l’aimais et que j’avais juré de ne pas lui survivre, il le saura et il sera désespéré. »

Ici, le poète a placé avec art un épisode d’un grand effet. Au moment où la sentence portée contre Marianne va être exécutée, trois rois étrangers se présentent dans le palais d’Hérode et viennent le féliciter de son bonheur. N’est-ce pas à lui qu’un fils vient de naître, un fils que les plus hautes destinées couronneront? — Il ne m’est pas né de fils, répond Hérode, et ma femme meurt en ce moment même. — Ce n’est donc pas ici, disent les pèlerins, nous nous sommes trompés, et il doit y avoir en Judée une autre race de rois. — Oui, dit la sœur d’Hérode, il reste de la vieille race une mendiante, la femme d’un charpentier; c’est à Bethléem qu’elle demeure. — Allons à Bethléem ! — Et pourquoi? dit Hérode, dont la surprise va croissant. — Pour rendre hommage au roi des rois et déposer à ses pieds tout ce que la terre a de plus précieux. — Voulez-vous un guide? reprend le tyran avec ironie. —Notre guide est là-haut; une étoile lumineuse nous a marqué la route. Nous trois qui sommes ici, nous ne nous connaissions pas; nos royaumes étaient divisés par les mers et les montagnes; cependant la même étoile nous est apparue, le même désir s’est emparé de nos cœurs, nous avons suivi le même chemin, nous nous sommes rencontrés au même but; et cet enfant dont le berceau nous a été signalé par la miraculeuse étoile, que ce soit le fils d’un roi ou le fils d’un mendiant, il sera bientôt le plus puissant des souverains; il n’y aura pas un homme sur la terre qui ne courbe le front devant lui. — Hérode est encore sous l’impression de surprise que lui causent ces paroles, quand il apprend l’exécution de Marianne; il apprend aussi, selon les dernières volontés de la reine, le secret qu’elle a confié à Titus, et un profond désespoir le saisit. Toutefois il n’y a rien de sain et de fortifiant dans la douleur qui le frappe; l’amour de Marianne, aussi bien que la jalousie d’Hérode, avait un caractère sauvage; que peut-il en sortir de bon? L’affliction et le remords, au lieu de renouveler son ame, le poussent à de nouveaux crimes :


HÉRODE. — J’ai perdu ce qu’on ne reverra plus en ce monde pendant l’éternité tout entière! C’est moi qui l’ai perdu! oh! oh! (il pleure.)

ALEXANDRA. — Aristobule, ô mon fils! tu es vengé, et moi aussi.

HÉRODE, redressant la tête. — Tu triomphes, tu me crois brisé par la douleur : tu te trompes... Je suis roi et je veux le faire sentir au monde. Levez-vous, pharisiens! révoltez-vous contre moi! (A Salomé.) pourquoi te détournes-tu, ma sœur? mon visage est encore aujourd’hui ce qu’il était hier, mais demain il se peut faire, en vérité, que ma propre mère ne me reconnaisse pas et me renie pour son fils. (Après une pause.) Si ma couronne était garnie de toutes les étoiles qui illuminent les cieux, je la donnerais pour recouvrer Marianne, et avec cela la terre entière, si elle était à moi! bien plus, si je pouvais, vivant, tel que me voici, m’enfermer dans la tombe et par là faire sortir Marianne de sa couche funéraire, je m’ensevelirais de mes propres mains. Je ne le peux pas! Soyons donc ce que nous sommes et gardons bien ce qui nous reste! Marianne morte, ce qui me reste est peu de chose... Il y a là une couronne pourtant, une couronne qui me tiendra lieu d’épouse, et quiconque essaiera d’y toucher... mais quelqu’un y prétend déjà! oui, cet enfant merveilleux que les prophètes ont annoncé depuis long-temps et qu’une étoile a introduit dans la vie! Tu as mal fait tes calculs, ô destin, si tu as cru lui frayer la route en me broyant avec tes pieds de bronze. Je suis un soldat; je lutterai même contre toi; je lutterai jusqu’au bout, et, renversé à terre. je te mordrai encore au talon. (Il appelle.) Joab! rends-toi à Bethléem, va trouver le capitaine qui commande la ville, et dis-lui que l’enfant miraculeux... Non, il ne le découvrirait pas; tout le monde ne voit pas l’étoile, et ces rois sont aussi dissimulés qu’ils sont pieux... Ordonne-lui de faire égorger sur l’heure tous les enfans nés depuis l’année dernière, tu m’entends? Que pas un seul n’échappe !

JOAB. — J’obéis, maître. (A part.) Je sais le motif qui lui dicte cet ordre, mais Moïse a été sauvé malgré Pharaon.


Il est impossible de nier la vivante énergie de ces deux figures, Hérode et Marianne; voilà bien l’implacable égoïsme de l’amour et ses raffinemens mêlés de fureurs sauvages! Ce mot n’est pas trop fort : oui, tout est sauvage dans cette pièce, non-seulement la passion insensée de l’époux, mais aussi la dignité de la femme. La violence effrénée des sentimens et l’analyse quintessenciée du cœur, tel est décidément le caractère de M. Hebbel. Le grand défaut de l’ouvrage, en admettant même la poétique de l’auteur, ce sont les lenteurs de l’action. La pièce renferme deux épisodes, deux épreuves qui se suivent coup sur coup, et dont la seconde n’est que la reproduction plus vive de la première. Le nœud du drame, qui semblait délié, se resserre de la même façon au second départ d’Hérode, et ce retour d’une situation toute semblable, quoiqu’il ait pour but d’amener la catastrophe, répand de la monotonie sur une œuvre étincelante d’ailleurs de beautés inattendues et pleine d’un pathétique original.

Ces beautés toutefois n’attestaient pas un progrès : Hérode et Marianne était au contraire un pas de plus dans une voie malheureuse. Ce qui avait fait le succès de Judith, c’était la surprise causée par ces innovations audacieuses non moins que l’incontestable talent du poète : à mesure que le charme de la nouveauté s’effaçait, on devenait plus sévère. Pourquoi un talent si vigoureusement doué s’obstinait-il dans le faux? ne pouvait-il se débarrasser des paradoxes et des prétentions de ses débuts? ne pouvait-il mieux employer sa force, mettre les passions aux prises sans mélange de dialectique ambitieuse, créer enfin des hommes vrais et non des personnages de fantaisie, dont les plus tragiques émotions ont toujours pour fondement des sentimens impossibles et des subtilités outrées? Sans doute Marianne est terrible en ses colères; mais, si le langage du poète n’était pas si enflammé, s’il ne donnait pas à son héroïne toute l’énergie de son imagination brûlante, quel serait le rôle de cette singulière femme? Un rôle parfaitement à sa place dans les salons où Clélie expliquait la carte du Tendre. Marianne est une précieuse, seulement c’est une précieuse véhémente et tragique. Les sentimens qu’elle exprime sont-ils moins ridicules au fond, parce que le ridicule est dissimulé sous la prestigieuse puissance de l’écrivain? De tels défauts devaient peu à peu réveiller la critique, et M. Hebbel, accueilli d’abord comme un génie à part, eut bientôt à subir des remontrances proportionnées aux éloges qu’il avait reçus. Ses amis n’en furent que plus ardens. Adversaires et admirateurs, tous se préparèrent à la lutte, et on peut affirmer qu’il n’est pas aujourd’hui, de Berlin à Londres et de Londres à Paris, un événement littéraire plus bruyant que l’apparition d’un drame de M. Frédéric Hebbel. Au milieu de ces invectives ou de ces acclamations y avait-il place pour un conseil impartial? Le développement du poète en aura été peut-être plus spontané : abandonné à sa pente naturelle, il est allé jusqu’au bout de son système; il n’a pas reculé devant les inventions les plus abstruses, et, averti dès-lors par sa propre expérience, c’est du moins ce que je veux croire, il a rompu avec son passé pour suivre une direction nouvelle.

Les œuvres qui nous montrent ces derniers excès de sa manière méritent à peine d’être signalées comme les tristes erreurs d’un rare esprit. C’est d’abord le drame intitulé Julia, cadre extravagant, où M. Hebbel n’a guère placé, au lieu de personnages, que des énigmes indéchiffrables. C’est bien pis encore dans la Tragédie en Sicile. M. Hebbel, pendant son séjour à Naples, était assis un jour au café de l’Europe, à cet endroit de Tolède où se déploie le double mouvement de la rue et de la Piazza-Reale; il contemplait cette agitation bruyante, il songeait surtout à ces mille contrastes du luxe et de la misère qui nulle part dans le monde n’apparaissent plus nus et plus effrayans qu’en ce lieu. Les redoutables problèmes du XIXe siècle se posaient confusément devant lui, revêtus de maintes formes bizarres et sinistres, quand tout à coup, au milieu de cette rêverie, il entend un de ses voisins, un marchand arrivé de Sicile par le dernier paquebot, raconter une tragique aventure qui venait d’émouvoir tout Palerme. Une jeune fille s’enfuit de la maison paternelle pour se soustraire à un mariage odieux et s’unir secrètement à celui qu’elle aime; un prêtre sicilien avait encouragé cette résolution et devait leur prêter son ministère. La jeune fille arrive la première au rendez-vous; elle rencontre deux gendarmes qui lui volent ses parures et l’égorgent. Quand l’amant survient, les deux assassins se jettent sur lui, le frappent jusqu’au sang, puis le traînent chez le podestat et l’accusent du meurtre de la jeune fille. Leur déposition n’inspire aucune défiance; heureusement un paysan occupé à voler des fruits sur un arbre a tout vu et les démasque. M. Hebbel met ce récit en dialogue, et il l’appelle une tragi-comédie. Tout cela est très bref, très simple, d’une simplicité qui vise à l’effet; on voit que, dans la pensée de M. Hebbel, ce drame en dit plus qu’il n’est gros. Cherchez bien, il y a là-dedans symboles sur symboles, symboles moraux et philosophiques d’une part, symboles littéraires de l’autre. Le symbole littéraire, c’est une forme nouvelle, la tragi-comédie, dont cette petite pièce doit révéler la véritable nature. Les gendarmes de M. Hebbel, c’est lui qui l’affirme, font à la fois pouffer de rire et trembler d’horreur. Vraiment on ne s’en serait jamais avisé, et l’auteur a bien fait de prévenir le spectateur bénévole. Il faut ajouter pourtant que M. Hebbel lui-même n’est pas complètement édifié sur le caractère de sa tragi-comédie, et que, dans une préface d’une naïveté particulière, s’adressant à un critique célèbre, au savant et ingénieux M. Rœtscher, il lui demande une dissertation sur cette forme si neuve et jusqu’à présent si mal interprétée. Le poète a accompli sa tâche; que le commentateur songe à la sienne ! « Quand ma pièce parut, ajoute-t-il ingénument, on la prit pour une tragédie, et de là les appréciations les plus étranges, marque certaine que, pour un critique philosophe, il y a là quelque chose à faire. » Heureux poète, qui peut livrer son œuvre aux commentaires avec cette tranquillité majestueuse ! Tradidit mundum disputationibus. Quant au mythe social que renferme la Tragédie en Sicile, ni M. Hebbel n’a daigné nous l’expliquer, ni M. Rœtscher n’est invité à exercer sur ce point son imagination. Nous savons seulement que M. Hebbel, le jour où le récit de cette histoire le frappa, regardait les lazzaroni coudoyer les heureux du monde et voyait s’agiter dans l’éclatante confusion de la rue de Tolède tous les problèmes de notre temps. Partez de là, si vous le voulez bien, creusez, commentez, et comprenne qui pourra !

Ce qu’il ne faut commenter en aucun sens, sous peine d’une déception inévitable, c’est le Rubis, comédie fantastique en trois actes et en vers. De gracieux détails, de poétiques descriptions, des scènes pleines de grâce et de mouvement dans les rues de Bagdad, un certain éclat oriental habilement répandu sur toute la toile, voilà ce qu’on y trouvera sans doute; mais une parabole n’est pas une comédie, et si le sens de cette parabole échappe à toutes les recherches, le charme des vers les plus harmonieux ne rachète pas l’impatience qu’on éprouve. La pièce a été représentée à Vienne, et malgré le nom de l’auteur c’est à peine si on a pu l’écouter jusqu’au bout. C’est bien le cas de répéter ici ce qu’un ferme et judicieux critique, M. Julien Schmidt, a dit d’un autre ouvrage de M. Hebbel : « Je crois qu’un poète comme l’auteur de Judith a autre chose à faire que de proposer des charades. »

Il avait autre chose à faire, et il l’a bien prouvé. Parvenu à ces limites extrêmes, le poète a compris qu’il se fourvoyait dans une fausse route; il est revenu sur ses pas, et il a cherché résolument un terrain plus solide et plus sûr. L’intention philosophique ne fera jamais défaut à un écrivain tel que lui; il a senti seulement que la pensée dans une œuvre dramatique, dans un poème qui s’adresse à la foule, devait toujours être aussi simple que large, au lieu de se plaire aux raffinemens et de se dissiper en fumée. La nouvelle phase où il vient d’entrer atteste un vigoureux élan et des ressources fécondes. Je ne parle pas de Michel-Ange, drame anecdotique en deux actes, qui n’est guère qu’une préparation du poète et comme un prélude aimable à l’entrée d’une carrière plus haute: je parle de la belle tragédie, Agnès Bernauer, représentée, il y a quelques mois, à Munich avec un légitime succès et que déjà bien des scènes se disputent. Michel-Ange est la peinture de l’artiste méconnu et des triomphes qui le vengent. Il n’est pas impossible que l’auteur ait songé à lui-même en traçant ce tableau : un goût timoré, semble-t-il dire, lui a reproché ses hardiesses, comme les envieux reprochaient à l’auteur du Moïse les brusqueries grandioses de son ciseau. Pardonnons à M. Hebbel ce fastueux rapprochement, s’il est vrai qu’il ait prétendu se l’appliquer à lui-même; l’intention, en tout cas, est assez discrètement voilée pour qu’on n’y voie pas autre chose qu’un ingénieux plaidoyer mis sous le patronage d’un maître incomparable. Ce qu’il faut surtout remarquer ici, c’est l’adoucissement de l’âpreté première chez le grand artiste florentin et sa réconciliation avec Raphaël. Qu’est-ce que Raphaël, sinon la beauté pure dans sa perfection harmonieuse? M. Hebbel a fait comme le maître qu’il invoque : il s’est réconcilié avec le beau, il aspire à l’harmonie sans dédaigner la force. Voilà bien ce prélude que j’annonçais tout-à-l’heure, et M. Hebbel en a réalisé les espérances le jour où il a livré au théâtre la tragédie d’Agnès Bernauer.

Le sujet choisi par le poète est emprunté aux annales du moyen-âge germanique. C’est l’histoire de cette belle Agnès, fille d’un artisan de Ratisbonne, qui inspira un si violent amour au duc Albert, fils d’Ernest, duc de Bavière, et qui, devenue la cause innocente d’un conflit parricide, fut condamnée à mort et livrée au bourreau. M. Hebbel a vu dans cet épisode oublié l’étoffe d’une admirable tragédie. Les passions qu’il met en jeu sont simples et puissantes. La lutte de l’amour et du devoir, quel sujet plus connu, mais aussi quelle plus féconde matière! Dirigé et contenu par les lignes bien dessinées de son cadre, M. Hebbel pourra déployer sans crainte l’audacieuse pénétration qui lui est propre; il sera profond sans jamais être obscur, il s’élèvera vers les hauteurs qu’il aime sans risquer de se perdre au sein des nuages. Le duc Albert est le fils d’un souverain qui a consacré toute sa vie à rétablir la grandeur écroulée de la Bavière; il faudra bientôt qu’il maintienne et continue cette tâche. Des branches rivales de la famille régnante, des vassaux insubordonnés, des seigneurs rebelles, mettent sans cesse en péril l’unité de la patrie; les intérêts les plus sacrés reposeront un jour sur la tête d’Albert; il ne s’appartient plus, il appartient à l’état et au peuple. Ce rôle du souverain est magnifiquement glorifié dans l’œuvre de M. Hebbel; ce n’est pas seulement le duc de Bavière qui représente cette noble conception du devoir, elle domine le drame tout entier et plane comme une bannière au-dessus des luttes sanglantes. Or le jeune duc aime la fille d’un artisan, Agnès Bernauer. Il l’aime avec l’impétuosité d’un cœur qui ne connaît pas d’obstacles; il jure de la faire asseoir avec lui sur le trône. C’est ici qu’apparaît la sévère moralité du poème : puisque le duc Albert n’a pas assez de force pour sacrifier sa passion à son devoir, sa conduite est tracée; qu’il rentre dans la vie privée et abandonne ses droits! L’amant et le souverain ne peuvent ici marcher ensemble; l’amant l’a emporté, il faut que le souverain disparaisse. Mais non, il veut régner, il en appelle aux armes; celui qui avait la mission d’être un jour le chef de l’état porte la main sur l’état qui le repousse. « A moi, s’écrie-t-il, à moi, bourgeois et paysans ! » Et voilà l’insurrection populaire qui court comme l’incendie. Que va-t-il arriver? est-ce la folle passion du jeune homme qui renversera les lois éternelles? ou bien est-ce l’ordre du monde qui triomphera? Condamnée par une sentence de l’empire, Agnès est mise à mort; quant au jeune duc, il arrive, le fer et le feu à la main, furieux, emporté, irrésistible comme la vengeance; il saccage les villes, il brûle les châteaux : rien ne lui résiste. Son père lui-même est tombé dans ses mains... Là pourtant, malgré sa défaite, le souverain se relève devant le fils rebelle avec une imposante majesté. C’est le droit même qui apparaît, c’est l’idéale sainteté du devoir qui éblouit et terrasse le vainqueur.

Les trois grandes figures de ce drame font le plus sérieux honneur à M. Hebbel. On a déjà remarqué la loyauté du duc Ernest, loyauté triste et chagrine d’abord, mais qui s’élève peu à peu à des proportions inattendues et s’empreint d’une noblesse épique. Rien de plus gracieux et de plus émouvant que la juvénile violence du duc Albert; comme nous sympathisons à son amour! comme il est généreux et vaillant! quel mépris des obstacles 1 Le poète a tenté une chose hardie : il nous fait partager toutes les espérances de son héros, afin de nous humilier avec lui devant les prescriptions de la loi morale; périlleuse épreuve dont il sort victorieux. Quant à Agnès Bernauer, c’est bien certainement la meilleure création que la scène allemande doive à l’auteur de Judith et de Geneviève. Est-il beaucoup de figures aussi tragiques? Sa faute, hélas! est d’avoir reçu le don fatal de la beauté : elle est aimée, et pour cela il faut qu’elle meure. Aussi voyez comme le poète attendri la pare avant le sacrifice de toutes les séductions de la grâce! Obligé par le fatum d’immoler sa douce héroïne, c’est avec une respectueuse tendresse qu’il la conduit dans ce drame lugubre. A la beauté des caractères ajoutez maintenant la marche rapide de l’action et tout ce tableau plein de mouvement et d’éclat où revit l’Allemagne du moyen-âge: vous comprendrez l’enthousiasme qu’a excité l’œuvre de M. Hebbel. Ratisbonne, Augsbourg, Munich, sont tour à tour le théâtre de ces scènes émouvantes : ici, c’est le tournoi brillant d’où le jeune duc est chassé par ordre de son père; là, c’est la révolte des campagnes qui se soulèvent à sa voix, et toujours, là-bas, voyez l’image de l’empire et de cette unité allemande appelée par tant de vœux, qui se déploie dans le fond du cadre! Je n’omettrai pas un détail expressif : les passions politiques, ranimées un instant par l’énergique langage de l’écrivain et se mêlant à des émotions d’un autre genre, ont donné une physionomie singulièrement vive aux premières représentations du drame. A la fin du troisième acte, quand le duc Albert, déshérité du trône et repoussé par la noblesse, appelle tous les paysans aux armes, on croyait voir là une glorification de la pensée révolutionnaire, et des bravos sans fin encourageaient le rebelle; mais bientôt les choses rentraient dans l’ordre, la loi triomphait, et la grande, la pacifique image de l’état, avec sa gravité solennelle et son austère mission, terminait victorieusement la lutte au bruit des mêmes bravos. Ne faut-il pas une rare puissance pour donner de telles leçons?

Cet ensemble des œuvres dramatiques de M. Hebbel, les efforts et les vicissitudes de son talent, nous révèlent d’une façon éclatante tous les pièges, toutes les difficultés du théâtre en ces périodes d’agitation confuse qui excitent le poète, mais qui ne le dirigent pas. Combien l’artiste alors a de peine à découvrir sa route ! Que de folles tentatives et quelle obstination dans le faux! Plus son imagination est forte, plus il s’acharne à la poursuite des chimères, et si les théories d’une critique ambitieuse viennent donner un nouvel aliment à son ardeur, il suit ces indications en aveugle, pareil au voyageur égaré que les feux follets de la nuit jettent dans les marécages. Heureux le poète s’il finit par échapper à ces embûches! heureux surtout s’il apprend à se connaître lui-même! M. Hebbel est placé aujourd’hui dans une situation décisive, et le succès de toute sa carrière dépend du parti qu’il va prendre. Il a traversé les landes, il a franchi les ronces qui obstruaient son chemin; saura-t-il marcher sans contrainte dans la voie lumineuse et large qu’il vient de s’ouvrir? Le domaine de son inspiration, c’est la grande tragédie, le drame shakspearien, le drame pathétique et hardi que couronne une intention profonde. Des dix ouvrages dramatiques de M. Hebbel, il en est quatre seulement où il nous apparaisse comme un vrai poète : ce sont ces compositions audacieuses où la passion se déploie avec une si formidable énergie, Judith, Geneviève, Hérode et Marianne, Agnès Bernauer. Une seule de ces créations suffirait sans doute pour placer l’auteur dans la famille de Schiller et bien au-dessus des hommes qui travaillent depuis quinze ans à relever la scène allemande. Ce n’est pas assez toutefois, la carrière nouvelle où il semble près d’entrer lui imposera des efforts tout autrement sérieux. Ce qui doit donner de l’espoir, c’est que, de Judith à Agnès Bernauer s’il y a bien des méprises et des avortemens, le poète aboutit cependant à un progrès manifeste. Il avait commencé par un drame symbolique, par un mélange inoui d’émotions sincères et de mystiques raffinemens, et il croyait que cette forme bizarre était destinée à la rénovation du théâtre. Quel est le sens de son dernier ouvrage? L’essai d’une poétique nouvelle. Du symbolisme de ses premiers écrits il reste seulement la pensée, une pensée énergique et nette, qui domine le mouvement du drame sans l’offusquer jamais. Le symbolisme répandait de vagues ténèbres sur les plus vives peintures de l’auteur; la pensée, plus simple désormais, sans cesser d’être profonde, éclaire et agrandit toute la scène. Puisse le poète d’Agnès Bernauer apprécier lui-même avec une clairvoyance de philosophe et d’artiste cette transformation de son talent! Nous persistons à croire que ce n’est pas chez lui une rencontre heureuse, mais le progrès d’une intelligence qui se possède.

La simplicité! telle doit être la préoccupation de celui qui a écrit Judith. Je n’ai pas eu le temps d’être court, disait Pascal; que M. Hebbel se donne le temps d’être simple, qu’il élague les branches trop touffues, qu’il réduise sa pensée à l’expression la plus mâle. Pourquoi se plairait-il encore aux subtilités mystérieuses? Cela peut convenir aux esprits mal sûrs d’eux-mêmes; M. Hebbel est trop riche de son propre fonds pour s’amuser à de telles recherches. Le brillant poète, nous le savons, travaille depuis longues années à un drame qui doit être dans sa carrière d’écrivain ce qu’est le Faust dans l’œuvre de Goethe. Le sujet en est magnifique, et atteste toujours ce généreux essor d’un esprit habitué à planer sur les cimes. M. Hebbel, après ses méditations dramatiques sur la vie, sur les passions, sur la grandeur de l’état et l’idéal des sociétés humaines, est arrivé naturellement à la conclusion de Bossuet. La piété est le tout de l’homme, s’écrie l’orateur chrétien, et cette simple et énergique formule, inscrite dans le dernier de ses discours, est le résumé complet des Oraisons funèbres. C’est aussi à l’expression de cette pensée que M. Hebbel a consacré le plus cher et le plus important de ses poèmes. Agnès Bernauer proclamait la majesté de l’état; Moloch proclamera la fécondité miraculeuse et l’irrésistible puissance de la religion. La religion ! elle est supérieure à tout. Prenez-la sous sa plus vulgaire enveloppe : si l’idée de Dieu s’y fait jour, si le cœur de l’homme est touché et que la piété s’éveille, cela suffit; il y a là de quoi nourrir un monde. Moloch est une divinité africaine que le général Hiéram, après la chute de Carthage, a transportée à Thulé. Hiéram, à l’aide de cette idole, civilise les sauvages habitans de l’île; il les dompte, il les adoucit, il les élève. L’état se constitue, la société s’organise, et la religion, tout informe qu’elle est, est le foyer de cette vie nouvelle. Est-ce par amour du genre humain que Hiéram a porté son dieu chez les barbares? C’est pour créer un peuple et l’enchaîner à sa fortune. Or, le jour où son égoïsme se démasque, le jour où il veut que Moloch devienne l’instrument de ses desseins, il s’aperçoit qu’il s’est donné un maître. Hiéram meurt, persuadé que la pensée religieuse, si dénaturée et si grossière qu’on l’imagine, est plus forte que le plus puissant des mortels. Cette œuvre, dont M. Hebbel a déjà terminé deux actes, doit être, on nous l’assure, la création capitale de sa carrière poétique; il y met son cœur et son ame. Quand on a de telles ambitions, quand on a l’instinct de la grande poésie et qu’on se mesure hardiment avec les plus hauts sujets de la pensée, les bizarreries prétentieuses ne sont-elles pas un non-sens? M. Hebbel est trop sincèrement original pour emprunter à un faux système des effets inattendus. Il est grave, il est austère; il joint à un esprit très moderne un merveilleux sentiment des lois éternelles; il y a en lui du patricien, et, quoiqu’il soit ardemment libéral, toutes les folies démagogiques sont châtiées dans ses drames. Qu’il rehausse ces inspirations par l’éclat d’une poésie saine et puissante. Sa vigueur a quelque chose de maladif, et son style, si ferme et si précis en maintes rencontres, est trop souvent défiguré par de hideuses couleurs. N’oubliez pas, poète, au milieu des luttes ténébreuses dont la peinture est l’objet même de votre art, n’oubliez pas d’aspirer toujours à la beauté, à l’harmonie, à l’idéal suprême qui recouvre et qui pacifie tout! Ce qui vous manque, ce n’est pas la force, ce n’est pas la richesse et l’audace, c’est la sérénité.

Ce qui caractérise le grand artiste à l’heure où il est maître de lui-même et de son art, c’est l’espèce d’attraction féconde attachée à ses œuvres. Les amis de ce poète si vanté pour sa force s’aperçoivent-ils qu’il n’a su prendre encore aucune autorité sur son temps, M. Hebbel doit se préoccuper de ce rôle, il doit tendre à exercer une action, à rassembler les forces dispersées de la littérature dramatique. Quelle est aujourd’hui la situation du théâtre? Qu’y a-t-il autour de M. Hebbel? Où sont les groupes et les écoles? Le mouvement est actif, la direction est mauvaise. L’esthétique transcendante, je l’indiquais en commençant, a imprimé aux esprits une impulsion funeste. Les critiques auraient dû rappeler sans cesse aux écrivains comment on s’arrache aux influences qui troublent la pensée, comment on s’élève de l’intempérance à la force, comment on débute par les Brigands pour terminer par Wallenstein et Guillaume Tell. Au lieu de cela, qu’ont fait M. Roetscher, M. Vischer, esprits distingués sans doute, mais trop accoutumés aux subtilités métaphysiques pour être d’utiles législateurs? Ils ont enivré les imaginations de mystiques espérances. Tous les prétendus réformateurs de la scène allemande obéissent depuis quinze ans à une inspiration artificielle; de là leur précoce épuisement. M. Gutzkow, M. Laube, M. Halm, M. Prutz, ont presque tous abandonné, à l’heure qu’il est, le théâtre, qu’ils avaient l’ambition de régénérer. Comme ils cédaient à une impulsion du dehors au lieu d’être guidés par une force intérieure, les obstacles matériels les ont bientôt rebutés. N’oublions pas, quoiqu’ils fassent peu de bruit, les rêveurs sans nombre qui, s’inquiétant peu de soumettre leurs travaux à l’épreuve de la scène, poursuivent dans le silence du cabinet le merveilleux chef-d’œuvre destiné à ouvrir l’ère nouvelle. Nulle part l’influence des théoriciens littéraires n’a été plus visible. Il y a des écrivains dont pas une pièce n’a été représentée et qui publient régulièrement leur théâtre avec une imperturbable assurance. Que leur importe le succès d’une heure? Un mystérieux problème les occupe; ils veulent découvrir une forme, un procédé, un art inconnu avant eux, un art assez puissant et assez large pour reproduire la symbolique figure du genre humain au XIXe siècle. Combien d’efforts perdus à cette chimérique entreprise! L’alchimiste acharné à la poursuite de l’or jetait moins de matières précieuses dans ses fourneaux en feu. Telle est depuis ces dernières années la situation du théâtre, tel est le résultat des théories transcendantes : soit que les écrivains travaillent pour la scène, soit qu’ils se livrent dans la retraite à des recherches bizarres, ils obéissent à cette critique passionnée qui leur promettait tant de merveilles, et se perdent avec elle dans les abstractions ambitieuses. Le seul remède, en pareille occurrence, c’est un changement complet de système et de direction. Il n’y a pas de drame nouveau à constituer, il n’y a pas d’ère supérieure à ouvrir; toutes les formes ont été tentées, et elles appartiennent toutes à l’artiste qui sait y répandre la vie; ce qui importe, c’est la vérité, c’est la nature étudiée d’un regard austère et pathétiquement reproduite. Les théoriciens ont trop long-temps disserté dans les nuages : ce qu’il faut maintenant, c’est un poète; l’exemple sera plus fécond que le précepte. Après cet incroyable abus de la métaphysique de l’art, il n’y a qu’un inventeur inspiré qui puisse ranimer la scène et produire un mouvement durable. M. Hebbel est-il préparé à un tel rôle? Il est le seul du moins qui ait assez de vigueur et de foi pour l’essayer. Les œuvres les plus remarquables qu’on ait applaudies récemment se rattachent à son inspiration : c’est le Samson de M. Gärtner et le Forestier de M. Otto Ludwig. il y a là, ce me semble, un avertissement qui mérite d’être compris. Que M. Hebbel soit ce poète dont nous parlons, qu’il s’inspire seulement de la nature, qu’il cherche la poésie dans le cœur et les entrailles de l’homme, et il entraînera bientôt les esprits loin des stériles domaines où les retenaient les rêveurs. La chose est grave et vaut bien la peine qu’on y pense. Si l’auteur de Judith ne réussit pas à se renouveler tout entier, il ne sera pas autre chose pour la postérité que le spécimen d’une époque singulière, une curiosité assez intéressante à regarder de près, l’expression d’une période où régnait une poétique infatuée; au contraire, s’il triomphe des habitudes qui enchaînent son esprit, s’il s’élève à ces sommets où les brouillards d’en bas n’offusquent plus les yeux, sr, au lieu d’être un Shakspeare quintessencié, il s’attache comme le grand poète anglais à la peinture de l’homme, il ralliera bientôt les talens égarés et pourra être salué comme un chef.

Cette féconde autorité que je souhaite à M. Hebbel, il l’obtiendra surtout s’il repousse les applaudissemens de ses amis et se défie de son propre enthousiasme. De tous les mauvais conseillers qui peuvent ruiner le talent, le plus dangereux est l’orgueil. Je voudrais déchirer certaines préfaces de ses drames et y substituer ces lignes excellentes que je trouve dans une lettre du poète : « Chacun de mes drames m’a éclairé, a dessillé mes yeux, a purifié mon horizon; quelle que puisse être leur action sur le monde, je ne saurais méconnaître le bien qu’ils m’ont fait : ils m’ont béni et transformé. » Aveu modeste et fier, mais d’une fierté légitime! Le travail exerce une vertu salutaire, et M. Hebbel, si je l’ai bien compris, a quitté le domaine brumeux de ses débuts pour des régions qu’une pure lumière échauffe. C’est à lui de s’y affermir encore. Des juges sévères ont les yeux sur lui et ne dissimulent pas leur confiance dans son avenir : « Frédéric Hebbel est un arbre, disait récemment le dédaigneux historien des lettres allemandes, M. Gervinus, — c’est un arbre vivace, un tronc plein de sève, qui est pressé et comme étouffé par des lianes, par des bruyères et des ronces. » Nous espérons avec M. Gervinus que l’arbre, déjà débarrassé de ses liens, poussera noblement sa tige dans la forêt natale. Ce doit être assez pour l’auteur de Judith s’il a la gloire de continuer ses maîtres. En cherchant à devenir, comme on le lui prédisait, le poète dramatique d’un siècle et le mystagogue de l’humanité, M. Hebbel cesserait d’être Allemand sans regagner dans le reste du monde ce qu’il perdrait chez lui. Que son imagination soit simple, que son ame soit sereine, que son théâtre, renonçant aux prétentions mystérieuses, ne se préoccupe que de l’Allemagne, — et il donnera un poète à l’Europe.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. En Allemagne, on désigne sous ce nom les critiques voués soit comme publicistes, soit même comme fonctionnaires spéciaux auprès de certains théâtres, à suivre ou à diriger le mouvement de la littérature dramatique.