Le Théâtre contemporain - Galilée de M. F. Ponsard

Le Théâtre contemporain - Galilée de M. F. Ponsard
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 498-514).
LE THEATRE

GALILÉE, DRAME EN VERS de M. F. PONSARD.
LES BREBIS GALEUSES, comédie de M. TH. BARRIERE.

Les sages personnes que le seul titre de la pièce de M. Ponsard avait mises en émoi doivent être à cette heure pleinement rassurées. Il a été représenté, ce Galilée qu’on voulait proscrire comme un injurieux défi jeté à une puissance trop éprouvée, et dans le succès qu’il vient d’obtenir il n’y a rien qui soit de nature à porter ombrage au respect des plus délicats pour l’autorité romaine. Comme on pouvait s’y attendre, ce sujet, gros de souvenirs amers et fait, disait-on, pour ranimer une querelle heureusement assoupie, s’est réduit tout naturellement entre les mains de M. Ponsard à un drame qui ne dépasse pas les proportions les plus bourgeoises. On y voit un homme de génie abjurant, pour l’édification des chercheurs aventureux, des opinions qui pourraient nuire à l’établissement de sa fille bien-aimée, et donnant ainsi un exemple de sagesse qui le recommande bien plus que ses découvertes à l’admiration des pères de famille. Entre dame Livie, qui conseille sagement au grand homme, son époux, de renoncer à des nouveautés malsonnantes ou du moins de ne pas les soutenir hors de propos, et l’intérêt prétendu de la vérité, le public de la première soirée nous a paru tout disposé à se ranger du parti de la bonne femme. Au moment où les supplications d’Antonia, la fille de Galilée, récitées avec beau- coup de véhémence par Mlle Favart, ont fini par ébranler l’obstination du vieillard, nous avons entendu un soupir de soulagement sortir de plus d’une poitrine. Des applaudissemens ont éclaté, et il nous a été impossible d’y voir autre chose qu’un hommage rendu au triomphe des sentimens de famille sur des scrupules qui, à ce qu’il semble, ne sont plus de ce temps.

Si M. Ponsard était un de ces réalistes déclarés qui ne cherchent dans l’histoire que de dociles interprètes des mœurs et des sentimens contemporains, on s’expliquerait qu’il eût ainsi compris son sujet. On ne peut nier qu’aujourd’hui, pour quiconque s’embarrasse d’une cause ou d’une idée périlleuse à défendre et à propager, il n’y ait d’abord un obstacle domestique à surmonter. Les femmes, les filles sont là pour rappeler à la prudence celui qui l’oublie, pour le soutenir contre de mauvaises tentations d’héroïsme, et le sage, au jugement de l’opinion commune, est celui qui les écoute, le coupable et le fou celui qui leur résiste. M. Ponsard est resté fidèle à la vérité de son temps; mais nous ne pouvons oublier qu’il a passé autrefois pour un disciple, les gens sévères disaient pour un imitateur attardé de Corneille. Sans doute il a voulu montrer combien cette imputation était imméritée en prenant juste le contre-pied de l’héroïsme cornélien. Le vieil Horace ne s’inquiétait pas des larmes de Sabine, des soupirs de Camille; il immolait aveuglément sa famille à sa chimère, et cette rudesse sauvage était applaudie par la génération contemporaine de Richelieu. La sagesse qui nous apprend à sacrifier le futile intérêt d’une idée, celui de la patrie, de la liberté, de la science, à l’intérêt touchant et souverain de la famille, n’était pas encore inventée. Au reste nous n’entendons nullement prêter à M. Ponsard un calcul qui lui a été certainement étranger; c’est à son insu, par un instinct auquel l’auteur dramatique obéit assez souvent sans s’en douter, qu’il s’est mis au niveau de son auditoire, et qu’il a transformé une des chutes morales les plus célèbres de l’histoire en une victoire des modestes vertus du foyer.

Loin de vouloir surprendre les sympathies du public, il n’est pas impossible que M. Ponsard eût l’intention de traiter son sujet héroïquement. L’événement a trompé sa bonne volonté : il n’est pas facile de prévaloir contre ses propres dispositions et contre le tempérament de son époque. Il était plus difficile encore de se tirer heureusement d’une contradiction, inhérente au sujet, dont on s’étonne que M. Ponsard ne se soit point aperçu. Si grandes que soient en effet notre admiration et notre sympathie pour Galilée, et de quelque honte que se soient à jamais couverts ses persécuteurs, sa défaillance nous humilie et nous centriste en dépit de nous. Il a manqué au rôle que la grandeur de son génie lui imposait, il a fléchi sous la tâche que le destin lui avait dévolue. Songez-y : Galilée a le front couronné du rayon divin qui annonce les initiateurs et fixe les regards du monde; sa gloire et la légitime autorité de son nom remplissent l’Europe; il a doté ses contemporains et l’avenir d’une suite de vérités qui élargissent la création et révèlent à la pensée un univers nouveau. Il a fait plus, et c’est là son plus grand titre, il a doté l’intelligence humaine d’un levier qui centuple ses forces, d’un instrument de certitude, c’est-à-dire d’émancipation, grâce auquel le gouvernement suprême de la vie et des sociétés lui est désormais assuré. Une puissance nouvelle, celle de la science, est née au monde. Au premier pas de cette puissance, dont Galilée est un des premiers et des plus glorieux représentans, la vieille autorité, encore en possession de commander aux consciences, prend l’alarme, et, pour maintenir sa souveraineté menacée, elle prétend confondre sa rivale et arracher à Galilée une trahison. Jamais, il faut l’avouer, plus belle occasion ne s’offrit à un homme d’être un héros, de rendre témoignage à la science en prouvant qu’elle est aussi une force morale pour laquelle on peut mourir, et qui seule peut braver les menaces et les démentis furieux de tout un monde. Cette occasion, Galilée l’a manquée. Appelé à faire au dieu nouveau de la certitude le sacrifice que tant d’autres avaient fait au dieu des mystères, il n’a pas entendu cet appel ; il a le malheur d’avoir montré au monde que le génie scientifique le plus hardi peut s’associer à la faiblesse du caractère ; et que la plus vaste curiosité de l’esprit ne vaut pas pour l’action la fierté d’une âme soutenue par la plus humble conviction morale. Au lieu d’être un héros de la pensée, il est le premier de ces savans trop nombreux en qui l’étendue des connaissances et la nouveauté des découvertes s’unissent à un scepticisme moral affligeant, qui nous frappent d’admiration par la beauté de leur génie, mais qui, par les misères de leur conduite et l’inconsistance de leur caractère, nous dispensent du respect. La puissance de son génie et la solennité des épreuves qui lui ont été imposées placent Galilée au niveau des plus grands hommes ; la manière dont il les a supportées l’abaisse au rang des plus ordinaires. Voilà la contradiction violente, irrémédiable, qui devait exclure ce sujet de la scène, et dont M. Ponsard n’a pu triompher qu’en le faussant.

Il serait absurde de vouloir mettre l’auteur dramatique au supplice d’une fidélité littérale et servile à la chronique ; on nous fera, j’espère, la grâce d’admettre que telle n’est pas notre pensée. L’imagination a des franchises nécessaires, et nous lui reconnaissons volontiers le droit de parer comme elle l’entend le héros qu’elle emprunte à l’histoire, de le dégager des misères de son existence réelle et des défaillances qui ont été dans sa vie le tribut inévitable payé à l’humanité. Le poète peut faire ce que faisait autrefois la légende populaire quand elle transformait ? ses héros en demi-dieux sans les altérer, fondant le métal brut de l’histoire au feu de son idée pour en tirer une expression supérieure de la vérité humaine. Il était assurément fort permis à M. Ponsard de simplifier Galilée, de le montrer sur la scène aussi fier qu’il le fut peu dans l’histoire, de faire abstraction de la politique, plus savante qu’élevée, qu’il ne dédaigna pas d’employer pour mettre sa doctrine à couvert des accusations d’hérésie, d’oublier et ses pourparlers avec Rome et ses concessions de forme à la censure, qui font plus d’honneur à son esprit qu’à son courage ; mais ce que la légende elle-même n’eût jamais pu supprimer de l’histoire de Galilée, ce que le poète a bien été obligé d’accepter comme une donnée inaltérable, c’est l’abjuration finale. Cet acte est attaché au nom de Galilée aussi bien que ses découvertes, et plus étroitement encore que ses découvertes, car celles-ci sont uniquement du ressort des savans, et la foule, obligée de les admirer sur parole, n’en connaîtra jamais la portée, tandis que l’abjuration est connue de tout le monde, elle est un acte moral qui relève de la plus humble conscience comme de la plus éclairée. Qu’on y voie avant tout une flétrissure ineffaçable pour ceux qui l’ont infligée au grand homme, à la bonne heure ; qu’aussi longtemps qu’une autorité hostile aux libres investigations de la pensée prétendra élever l’orgueil de ses dogmes au-dessus des certitudes de l’intelligence, le nom de Galilée lui soit jeté comme une réponse et comme un défi, cela doit être. Nous accorderons encore que cette abjuration, arrachée à la faiblesse d’un vieillard, soit digne de pitié ; mais on ne fera jamais qu’elle soit digne d’admiration. Elle a sans doute son côté tragique, et nous devinerions sans peine de quelles agonies elle a dû être précédée, alors même que l’histoire ne nous les ferait pas connaître ; il n’y a aucune exagération à prétendre que la mort dont Galilée était menacé, la prison qu’il a subie, la torture physique à laquelle il fut peut-être soumis, ne sont rien auprès de la torture morale qu’il a endurée :


Le déshonneur du souverain chassé.
Les transports furieux de l’amant remplacé,
Rage, déchiremens, honte, angoisses suprêmes,
J’en ressens les effets autant et plus qu’eux-mêmes ;
J’ai comme eux ma maîtresse, et j’ai ma royauté :
La science ! J’adore à, genoux sa beauté,
Et vous pouvez juger de quel coup l’on me tue,
Quand on veut, Dieu puissant, que je la prostitue !


Ainsi parle le Galilée de M. Ponsard, et nous sommes persuadé qu’il ne dit rien de trop. Si ces mortelles angoisses nous émeuvent, elles n’en sont pas moins de celles qu’on déplore, non de celles qu’on glorifie ; on peut comprendre et pardonner ce martyre : il n’est pas de sophisme qui puisse le transformer en triomphe.

M. Ponsard a donc été conduit, pour relever son héros en face de ceux qui le persécutent, à tenter d’expliquer et d’atténuer de son mieux cette défaillance suprême, que dis-je ? à la justifier en lui donnant pour excuse les sentimens les plus sacrés du cœur humain. De là une fable presque enfantine qui ne lui a pas coûté sans doute un grand effort d’imagination, et dont la simplicité serait peut-être un mérite, si elle ne mettait dans tout leur jour le défaut essentiel du sujet et l’impuissance de l’auteur à le pallier. Le drame, ce drame qui devrait nous présenter la lutte épique des deux plus grandes puissances morales qui se sont jamais disputé le monde, commence par une idylle. Une scène entre le jeune Florentin Taddeo et Antonia, la fille de Galilée, nous révèle l’amour de ces deux enfans l’un pour l’autre, amour ardent et idéal, dont les effusions un peu trop astronomiques nous transportent dans les mondes récemment découverts par Galilée. Une inquiétude pourtant se mêle à ces élans de tendresse, le renom douteux qui s’attache vaguement à ces découvertes et menace d’éloigner les parens de Taddeo de toute idée d’une alliance avec la famille d’un hérétique. Des discussions d’étudians, parmi lesquels le poète fait figurer, en dépit de la chronologie, le jeune Viviani, le futur héritier des idées du grand homme et le plus dévoué de ses disciples ; les grotesques démonstrations d’un vieux pédant jaloux, le professeur Pompée, astrologue et un peu sorcier, ardent défenseur de l’orthodoxie scientifique et adversaire acharné des nouveautés de Galilée, nous donnent une idée de l’agitation qu’elles répandent dans les esprits, des préjugés, des intérêts, des colères qu’elles ont soulevés contre elles. Enfin apparaît, appuyé sur sa fille, Galilée, chargé de gloire et d’années : l’auteur a voulu lui faire une entrée solennelle en lui ménageant une ovation que rien n’explique, et en lui faisant adresser par le jeune Viviani une harangue semée d’imitations de Virgile qui ne sont pas à leur place et dont l’emphase officielle manque totalement son effet :


Salut, ô Galilée, ô maître glorieux,
Prince de la science, etc.
La terre de Saturne, en demi-dieux féconde,
La mère des héros et des grands écrivains
S’applaudit de t’avoir fourni ses flancs divins…


La contre-partie de ce compliment est une diatribe furibonde dans laquelle un moine, monté sur un banc, dénonce au peuple les impiétés du novateur. Ces attaques, ces menaces provoquent les remontrances de la femme de Galilée, remontrances trop tôt justifiées, car elles sont presque immédiatement suivies d’une sommation signifiée à Galilée de comparaître devant le saint-office pour y rendre compte de ses opinions. Il ne faut pas moins que l’amour de Taddeo et d’Antonia, la tendresse paternelle de Galilée, les assauts qui lui sont livrés de toutes parts, l’exil, le dénûment, l’abandon en perspective, pour préparer la catastrophe de manière à sauver l’honneur du héros.

Au moment de soutenir une lutte à laquelle il a du se préparer depuis longtemps, Galilée se recueille devant son œuvre accomplie ; il mesure, comme pour y retremper son courage, les espaces infinis que son génie a conquis et peuplés. Raffermi par cette méditation scientifique, dont quelques vers éclatans et l’excellent débit de Geffroy ont fait supporter la longueur, assuré une fois de plus que Dieu ne peut regarder avec colère un contemplateur intelligent de la création, il peut faire face à ses ennemis et envisager sans fléchir les accusations élevées contre lui. L’inquisiteur se présente en effet pour dompter le génie rebelle, et entre ces deux hommes ou plutôt entre la tradition et la pensée, entre l’autorité inflexible et lu raison qui a secoué le joug, un duel se livre, duel sans issue, où les argumens se brisent en vain contre les argumens. On conçoit qu’il fût très difficile à M. Ponsard de rendre quelque nouveauté et de donner un intérêt bien dramatique à ce débat de Sorbonne; il n’est pas parvenu malheureusement à rester toujours élégant et littéraire. Galilée, après avoir peint les audaces croissantes de la curiosité humaine et le progrès irrésistible de la science, donne à l’inquisiteur de bons conseils en vers bien médiocres :

Croyez-moi, respectez ces aspirations,
Elles ont trop d’élans et trop d’expansions
Pour souffrir qu’un geôlier les tienne prisonnières :
Laissez-leur le champ libre, ou malheur aux barrières !

Contre Rome et l’inquisition, il reste au moins à Galilée l’appui du grand-duc, qui ne lui faillira point : dernière illusion que le grand-duc vient lui-même dissiper aussitôt en confessant son impuissance et en montrant pour toute ressource au pauvre grand homme une soumission sans réserve. Galilée se prend à gémir et à se plaindre des princes; il regrette Venise, oubliant l’exemple de Bruno, dont l’inquisiteur lui-même vient de lui rappeler l’exemple, et que Venise, la libre et républicaine Venise, a livré il y a trente ans à peine à Rome, c’est-à-dire au bûcher. Vaines plaintes et vains regrets : il n’est en pareille occurrence qu’un sûr asile, qu’un appui infaillible, c’est la conscience, et voilà pourquoi nous ne pouvons que prendre en pitié ce vieillard ballotté entre des conseils contraires, tour à tour ébranlé par les supplications de Taddeo et réconforté par les encouragemens d’Antonia, demandant sa voie à deux enfans que sa sagesse devrait guider et confessant à la fin ses perplexités :

Dieu! quels rudes combats il faut que je me livre!
Ma fille d’un côté, la vérité de l’autre,
Me font ou mauvais père ou déloyal apôtre!


Galilée se trompe; nous pouvons hésiter avec Rodrigue entre son père et Chimène, mais nous n’hésitons avec le savant entre l’intérêt des siens et la vérité, car il n’y a pas de père qui doive à sa fille de renier à cause d’elle ce qu’il croit et surtout ce qu’il sait, dût ce paternel mensonge lui procurer le meilleur des établissemens. Livré à de pareilles indécisions, il est vaincu d’avance; la dernière épreuve que le poète lui réserve est superflue, et les efforts concertés des disciples, des amis, de la femme et de la fille, sont inutiles pour surmonter une résistance imaginaire. Aussi les discours qu’ils viennent lui adresser tour à tour n’ont-ils pour but que de nous remuer le cœur et de nous disposer à l’indulgence. Ces pleurs, ces cris d’une famille au désespoir nous émeuvent en effet ; mais-nous serions plus émus si Galilée ne faisait pas valoir en termes si étranges l’étendue de son sacrifice :


Soyez contens, amis ! Oui, je commence à voir
Que deux et deux font cinq, et que le blanc est noir ;
Je dirai désormais ce qu’on voudra ; j’avoue
Que le soleil, est plat et grand comme une roue,
Que la lune en son plein est un visage rond, etc.


Ce style burlesque est de trop en un pareil moment, et Galilée cède plus qu’on ne lui en demande. Nous voudrions du moins le savant dupe à quelque degré de sa propre émotion et trompé un instant par les sophismes du père attendri.

Par l’emploi d’un procédé vulgaire, M. Ponsard a déplacé le drame, et il l’a rapetissé du même coup. Il avait à montrer sur le théâtre de l’histoire le génie d’un homme en lutte avec la plus haute des autorités, un Prométhée de la science cloué par le Jupiter chrétien au rocher infamant du désaveu ; il nous étale dans un débat de famille les faiblesses d’une conscience débile succombant à d’indignes t’erreurs. La chute du vrai Galilée, telle qu’on la connaît, a plus de grandeur et de pathétique qu’une pareille fiction. Après avoir essayé des concessions pour frayer la voie à la vérité dans un monde encombré d’erreurs, après avoir invoqué inutilement l’appui des princes et n’en avoir reçu que des conseils de soumission, Galilée, se révoltant à la fin, n’en appelle plus qu’à l’éloquence de la vérité et à l’ascendant de la certitude. Il ne fuira pas, il ira dans Rome même faire face à l’ennemi. Il y va plein de confiance en effet ; mais là son génie étonné tremble devant la majesté des siècles incarnés dans l’église, il se sent subjugué malgré lui par l’autorité du tribunal qui est l’organe de la croyance universelle ; un doute passager se glisse peut-être en sa pensée et y voile d’un nuage l’éclat de la certitude, jusqu’au moment où, cadavre vivant, il balbutie l’abjuration qu’on lui a dictée, et où la vérité reparaît aussitôt après une éclipse momentanée. Oui, nous le préférons ainsi, victime de l’infirmité humaine et prosterné devant une puissance qui a courbé les plus forts, au père de famille débonnaire que M. Ponsard nous montre faisant aux siens de parti-pris le sacrifice de son honneur.

À la distance d’où nous observons ces premiers pas encore incertains de la science, embrassant d’un coup d’œil l’immense chaîne des découvertes successives qui ont érigé dans la pensée un nouvel univers, pouvant aussi mesurer du regard le long déclin de la puissance qui écrasait encore le monde il y a deux ou trois siècles, nous sommes parfois tentés de considérer la vérité scientifique comme une religion qui a droit aux mêmes respects et qui commande aussi impérieusement à la conscience que la foi révélée. Galilée, placé au péristyle des temps modernes, au premier rang parmi les initiateurs d’un ordre de connaissances d’où est née toute une civilisation, nous apparaît facilement comme un apôtre, et son abjuration nous semble tenir du blasphème. C’est bien le sentiment que lui prête M. Ponsard lorsqu’il le fait s’écrier :

Science, amour du vrai, flamme pure et sacrée.
Sublime passion par Dieu même inspirée,
Contre tous les périls arme-moi, soutiens-moi;
Élève ma conscience au niveau de ma foi !
Et puisse le bûcher expier mon génie
Avant que ton amant, Vérité, te renie!

Prenons-y garde cependant. Cette ardente curiosité de la nature, cet amour d’une vérité dégagée de tous les voiles mystiques, cet attachement sans réserve de l’intelligence à des dogmes qui sont sa propre conquête, cette religion de la science enfin, sont des sentimens tout, nouveaux. Il a fallu, pour leur donner naissance, que l’empire des religions anciennes s’affaiblît en même temps que la lumière envahissait l’un après l’autre tous les cantons de l’univers, et que la science se signalât par ses bienfaits comme l’irrésistible rénovatrice de la pensée et des choses humaines. Encore, à dissimuler lâchement une découverte, à méconnaître de gaîté de cœur une loi certaine de la nature, à renier une vérité démontrée, y aurait-il plus de folie peut-être que d’impiété. C’est un malheur auquel, Dieu merci, les savans ne sont plus guère exposés de nos jours; l’inquisition a soin de rendre ses arrêts contre la science en des termes qui ne la compromettent pas; l’orthodoxie se contente de faire une guerre sans péril à la curiosité profane: tout au plus suscite-t-elle par intervalle une science bâtarde et suspecte pour contester des théories embarrassantes et pour mettre à l’aide de falsifications furtives les faits qu’elle ne peut contester en harmonie avec le système croulant de ses idées. Nier une expérience ou une découverte, elle ne s’en avise plus; si elle y songeait, le bon sens universel l’avertirait qu’elle s’égare, et elle ne trouverait pas, même parmi ses adeptes, une conscience de savant qui se laissât séduire ou intimider. Au temps de Galilée, il n’y a encore de vérité sainte que celle du sanctuaire, il n’est qu’un ordre de croyances auxquelles on ne puisse renoncer sans apostasie, et ce ne sont pas les croyances scientifiques. La résistance prolongée du savant florentin aux sollicitations dont on l’assiège, la mauvaise grâce avec laquelle il se résigne à l’abjuration, les larmes et la secrète protestation qu’elle lui arrache prouvent à sa gloire qu’il avait une âme éprise du vrai et capable de le confesser jusqu’au sacrifice, s’il avait vécu dans un autre temps. Il est permis de croire pourtant que sa conscience ne lui reprocha point cette abjuration comme un crime, et ce que sa conscience lui [lardonna, on ne voit pas que celle de ses contemporains l’ait condamné; à une époque où les dogmes du moyen âge trouvaient encore tous les jours des témoins pour se faire tuer en leur honneur, il n’entrait dans la pensée de personne qu’il y eût d’autres vérités pour lesquelles on pût mourir, d’autres certitudes qu’on ne pût renier sans infamie. Voilà pourquoi la postérité s’est montrée indulgente et douce envers Galilée. S’il eût senti comme M. Ponsard le fait parler, il n’y aurait point de termes pour stigmatiser sa faiblesse, et, loin de changer l’indignation en pitié, les devoirs de l’époux et l’amour paternel invoqués hors de propos ne feraient qu’ajouter le ridicule à la lâcheté.

Il y avait dans le sujet que M. Ponsard a tenté de transporter sur la scène des données incompatibles avec les conditions du drame. M. Ponsard s’est laissé séduire à l’idée d’une glorification de la science dans un de ses héros, il a rêvé quelque Polyeucte de la raison abattant d’une main hardie les idoles du préjugé et tombant glorieusement sous la foudre amassée par son audace. Oui, sans doute, on peut imaginer un Galilée qui, soutenant jusqu’au bûcher la vérité, eût sanctifié pour jamais la conviction scientifique. Quelle consécration donnée par une telle mort à la liberté de chercher! Quelle vénération acquise dans la suite des temps à ses successeurs! Peut-être cette résistance eût-elle intimidé dès l’abord les persécuteurs et pénétré d’une énergie plus inflexible les explorateurs de la nature; peut-être, si Galilée avait su mourir, n’eût-on pas vu, trois ou quatre ans après une mort si triomphante, un autre homme de génie, qui s’appelait Descartes, annoncer au monde des découvertes qu’il tenait prudemment sous le boisseau. La science a peu de martyrs, et nous voulons bien que le sang ne soit pas une garantie nécessaire à des vérités qui demandent des démonstrations plutôt que des dévouemens et qui ont plus besoin de preuves que de sacrifices. Il se peut que le martyre suppose un feu de prosélytisme que le savant ne connaît point, car il ne gagne pas les cœurs par la contagion de l’enthousiasme, "il conquiert les esprits un à un par la conviction. Qui sait d’ailleurs si le plus désintéressé des martyrs n’a pas besoin d’une croyance qui lui promette quelque chose en échange de la vie, s’il ne lui faut pas, pour courir à la mort, le ressort d’un égoïsme supérieur? Les vérités de la science, abstraites et impersonnelles, fruit du labeur patient et non pas inspiration de la grâce, n’ont rien à promettre. Elles ne sont pas cependant incapables d’enflammer l’intelligence, et c’eût été un grand spectacle que celui d’un des plus rares génies qu’on puisse admirer couronnant ses découvertes par un acte héroïque et inscrivant à l’entrée d’un nouvel âge de l’humanité le nom d’un martyr de la pensée.

Malheureusement ce Galilée n’est point celui de l’histoire. Eût-il existé que M. Ponsard eût encore bien fait de ne pas aborder un tel nom. La destinée glorieuse ou tragique des hommes de génie, l’histoire si souvent poignante des grands poètes, des grands artistes, des grands savans, est un écueil dangereux pour le talent dramatique. Le génie n’est point théâtral, il se manifeste avec éclat dans ses œuvres, il reste secret et caché dans la vie, il ne fait nul étalage. A vouloir le montrer aux yeux sur la scène par des actions ou des paroles, on risque toujours de le trahir et de le dégrader, et le procédé le plus sûr est de s’en fier à notre mémoire. On a mis au théâtre Molière et Corrège, et quelles vies plus touchantes, quelles figures plus sympathiques que les leurs? Cependant la savante analyse et l’art consommé de George Sand, la fantaisie et l’enthousiasme d’OEhlenschlœger n’ont pu triompher d’une difficulté insurmontable, ou plutôt d’une insoluble contradiction. Entre ces hommes et nous, il n’y a pas de commune mesure et il existe un abîme que vous ne comblerez pas, celui du génie. Ne voulez-vous nous dévoiler en eux qu’un cœur accessible aux mêmes sentimens, pliant sous les mêmes épreuves, agité des mêmes orages que les nôtres, sans que nous voyions en même temps par où ils nous dépassent, vous les mutilez tristement et ne nous montrez du demi-dieu que la vulgaire et matérielle image. Essaierez-vous au contraire de nous présenter dans sa grandeur un de ces favoris du ciel qui ont reçu l’auréole, puisse cette audace vous tourner à bien! Mais, si tourmentée que soit leur destinée, et si semblable que vous la fassiez à la nôtre, nous ne pourrons pas les mettre à notre niveau; nous voyons trop clairement qu’ils ont des joies et des souffrances que nous ne connaissons pas, des obligations et des immunités qui nous sont étrangères. Prenez dans la foule obscure un être inconnu et médiocre comme nous, et pour peu qu’en lui nous reconnaissions un homme, notre sympathie lui est acquise, et nous sommes prêts à compatira ses faiblesses. Seulement gardez-vous de l’appeler Galilée, car alors l’attendrissement paternel qui le conduit à humilier son génie, au lieu de nous gagner, nous irrite, et ne nous permet plus de voir dans la famille qu’un joug malfaisant.

Le public, qui a aussi ses raisons, a passé par-dessus la langueur d’une action faiblement conçue, la vulgarité d’un ressort malencontreusement imaginé qui altère le fond même du drame, les disparates d’un style incertain entre la sécheresse didactique et le précieux de l’idylle, pour ne voir que les intentions transparentes de l’auteur et applaudir à l’opportunité de son choix. Ces préoccupations sont-elles sans péril au théâtre? Nous ne le prétendons pas ; mais à qui la faute si des prétentions d’un autre fige, des colères intempestives, le procès maladroitement fait à la raison, à l’examen, à la science, à tout ce qui est l’honneur et l’avenir de la société moderne, font trouver bon aujourd’hui qu’on rappelle à une autorité irritante la première humiliation qu’elle a subie dans la personne de Galilée? Nous ne pouvons voir de mauvais œil le public prendre plaisir à une audace devenue assez rare, celle de lui proposer dans une œuvre dramatique une pensée sérieuse. Il y a là un symptôme qui n’a rien d’alarmant, et qui se trouve singulièrement confirmé par la fâcheuse mésaventure de la nouvelle comédie de M. Barrière, représentée il y a quinze jours au Vaudeville.

Bâillemens et sifflets, tel est en deux mots l’accueil fait le premier soir à une pièce sur laquelle on avait fondé des espérances cruellement déçues, Il n’y aurait pas lieu de s’arrêter à une pièce médiocre qui sera bientôt où sont les neiges d’antan, si ce naufrage n’était que le châtiment d’une erreur ; mais M. Barrière est puni surtout d’être resté lui-même, il est la première victime d’une conversion occulte qui s’est opérée dans le goût du public, et qu’il a eu le tort de ne pas deviner. Il n’y a pas à s’y méprendre, nous sommes au théâtre comme ailleurs à la fin d’un genre, à un tournant de l’opinion. M. Barrière, qui a gardé dans cette comédie quelques-unes de ses qualités et ses défauts naguère les plus applaudis, a le droit sans doute d’être mécontent. « Public fantasque et décevant, pourrait-il dire, public facile de la Vie de Bohême, des Parisiens de la décadence, des Filles de marbre et des Faux Bons Hommes, que t’ai-je fait pour mériter cette trahison ? Le monde où je t’ai introduit tant de fois et que tu aimais, le monde interlope des villes d’eaux, des maisons de jeu, de la Bourse et des salons mélangés, a-t-il cessé d’exister ? mes chaudes invectives auraient-elles eu cette vertu de le faire rentrer sous terre ? ou bien aurais-je été cette fois moins osé qu’il ne fallait, aurais-je contre mon dessein manqué d’audace et de crudité ? Non, ce monde existe encore, et je sais trop bien que ma pièce ne pèche point par l’excès de distinction dans les sentimens ou dans le langage. Rien n’a changé que toi, l’ancien complice de mes témérités, qui renies aujourd’hui ce que tu applaudissais, et qui t’avises de redevenir délicat sans m’en avoir prévenu. » Il en est ainsi en effet, et nous n’avons point de consolations à offrir à M. Barrière, ne pouvant prendre sur nous de lui prédire de la part du public un retour auquel nous ne croyons guère, et que nous avouons ne pas souhaiter. M. Barrière est d’autant plus à plaindre que cette petite révolution du goût le dépouille à peu près de tout ce qu’il avait ; l’esprit dans sa nouvelle comédie ne paraît plus que du placage, et le franc-parler que l’indice d’une rudesse qu’une culture suffisante n’a point adoucie ; on ne voit plus dans ces vives apostrophes que de pauvres lieux-communs, dans cette satire qui emportait le morceau que les traits d’une rhétorique s’escrimant à la quintaine, dans ce réalisme hardi que la fastidieuse reproduction de mœurs indignes d’être observées.

Nous ne saurions oublier que M. Barrière a été pour beaucoup dans la faveur qu’ont obtenue au théâtre les mœurs d’une société d’aventuriers, de spéculateurs véreux, d’artistes au rebut, de courtisanes enrichies et de femmes du monde assez sottes pour vouloir leur ressembler. Parce que ce vilain monde a pu, grâce à la vogue, s’afficher avec plus d’impudence qu’autrefois, la scène n’a eu pendant plusieurs années de place que pour lui. [,os intrigues qui l’occupent, la vie qu’il mène, l’étrangeté de son langage et de ses allures ont été pendant je ne sais combien de temps notre unique récréation au théâtre. Comme les mœurs de cette société auraient pu nous donner des scrupules, on avait soin d’y égarer un honnête homme chargé d’en faire justice au bruit de nos acclamations. Le rôle de ce personnage était de prêcher à tout venant et de jeter à la tête des coquins de tout acabit des vérités fort inutiles. Nous applaudissions tout; il eût été difficile de dire ce que nous prenions le plus en gré, des tableaux risqués qu’on nous mettait sous les yeux ou des sermons qui en étaient le correctif. Pour nous donner contentement, ce fut parmi les auteurs à qui hasarderait les scènes les plus scabreuses, et trouverait les mots les plus forts pour en flétrir l’ignominie; on ne savait qu’admirer le plus en eux de l’exactitude d’une reproduction si attentive ou de la véhémence de protestations si convaincues. On peut rendre cette justice à M. Théodore Barrière, qu’il n’a été dépassé dans cette double voie par personne. Aussi, pour s’être toujours maintenu d’un degré au-dessus de la charge, il a passé pour un homme fort, qui ne ménageait rien, que rien n’arrêtait quand il s’agissait de déchirer tous les voiles et de démasquer les corruptions de son temps. Tout récemment le public s’est aperçu que ces corruptions ne portent pas de masque, et que c’est bien assez de les voir s’étaler à nu dans la rue sans les retrouver encore sur la scène. Ne plus s’intéresser au théâtre à ce qui le dégoûte dans la réalité, c’est de la part du public un premier pas dans la voie d’une répression plus efficace que tous les sermons du monde. M. Barrière l’a cette fois appris à ses dépens.

La comédie de M. Barrière s’appelle les Brebis galeuses, titre qui n’est pas à la vérité des plus gracieux sur une affiche, mais où l’auteur a mis sa franchise ordinaire, et qui est bien fait pour piquer la curiosité. Au surplus, l’idée qu’il renferme est tout ce qu’il y a de vrai dans la pièce. C’est en effet une inclination naturelle aux femmes qui ont failli d’aplanir le chemin du mal à celles qui n’y sont pas encore entrées. Le vice a son orgueil qui le pousse quelquefois au prosélytisme; il a aussi ses amertumes dont les femmes coupables peuvent aimer à se venger sur le bonheur des femmes honnêtes, afin de pouvoir leur dire : « Vous voilà maintenant tout comme nous. » Il faut l’avouer pourtant, les femmes vraiment dangereuses, celles qui emploient le plus habilement leur expérience en mauvais conseils et en pièges tendus à la vertu des autres, obéissent presque toujours à un mobile moins infernal. Si elles sont vieilles, c’est tout simplement le plaisir de recevoir des confidences, de nouer des intrigues, de favoriser des joies dont elles sont sevrées; on a dit avec raison que le châtiment des femmes qui ont trop aimé l’amour est de l’aimer toujours; plutôt que de s’en passer tout à fait, elles l’aiment jusque dans les autres; elles se plaisent à ce spectacle comme un ministre en retraite se plaît encore aux jeux de la politique. Si elles sont jeunes, on les voit, toutes fières de leur expérience, s’empresser de guider les autres dans la voie périlleuse; elles sont charmées de leur apprendre que la faute a ses compensations. Qui ne se rappelle, dans les mémoires de Mme d’Épinay, ses conversations avec Mlle d’Ette, la jolie Flamande, les consolations et les conseils qu’elle en reçoit, ses longues résistances et sa défaite? Quel art de tourner les difficultés, d’apaiser les scrupules, d’échapper aux objections, de séduire l’esprit par des sophismes et le cœur par des flatteries, de prendre ses précautions avec la conscience et avec le monde ! À demi vaincue, Mme d’Épinay allègue sa réputation. « Pauvre enfant ! répond Mlle d’Ette, tout vous étonne et vous effarouche ; mais dans ce monde on dit tout ce qu’on imagine, et on croit tout et rien de ce qu’on entend dire. Qui est-ce qui prend assez d’intérêt pour approfondir ce qui se débite ainsi à tort et à travers ? D’ailleurs ce n’est que l’inconstance d’une femme dans ses goûts, ou un mauvais choix, ou l’affiche qu’elle en fait qui peut ternir sa réputation. L’essentiel est dans le choix : on en parlera pendant huit jours, peut-être même n’en parlera-t-on point, et puis on ne pensera plus à vous, si ce n’est pour vous applaudir. » Et Mlle d’Ette donne du poids à ses paroles en citant son propre exemple. Voilà une situation intelligible, une conseillère redoutable, des caractères humains et vrais.

Ne cherchez rien de pareil dans la pièce de M. Barrière. Il lui fallait une histoire d’un goût plus relevé, des figures plus marquées et plus actuelles : il est allé prendre dans la cohue de Trouville deux femmes invraisemblables, méchantes sans raison, sans élégance et sans esprit, faisant parade à tout propos d’une dépravation qui ne s’explique pas. De telles femmes ne sont pas sans doute d’un exemple bien dangereux. En faisant métier de corrompre les autres, ont-elles du moins un motif qui puisse se concevoir, le goût de l’intrigue, le plaisir de faire école et d’avoir des élèves pour les admirer, le besoin de venger sur l’innocence des autres leur honnêteté et leur bonheur perdus ? Pas le moins du monde. Ces deux Méphistophélès en jupon, que l’embrouillement de leurs affaires devrait occuper assez, agissent par pur amour de l’art, sans mobile admissible et sans prétexte. Tout leur est bon, jusqu’aux servantes d’auberge, dont elles passent en revue les mains et les dents pour calculer leurs chances de succès dans le monde. On les voit s’acharner à perdre une jeune femme par les moyens les plus propres à la mettre en défiance. Imaginez-vous par hasard qu’elles se feront insinuantes pour dissiper les ombrages d’une vertu timide, qu’elles affecteront une réserve indispensable ou du moins les dehors d’un intérêt sincère, qu’elles s’attacheront à conquérir la confiance des amans à qui elles tendent leurs pièges ? Au contraire. Sèches, dures, cyniques, elles ont des propos rebutans, des allures folles, les façons et le ton de la plus mauvaise compagnie, tout ce qu’il faut pour avertir les moins perspicaces. Elles parlent, agissent et se conduisent comme des ilotes ivres, capables d’ôter l’envie de boire aux plus altérées. Aussi on ne voit pas comment elles arriveraient par ces procédés à leur but, si elles ne finissaient par tendre à la vertu qu’elles persécutent le plus absurde des guet-apens.

À quelle catégorie sociale ces deux femmes appartiennent-elles ? Nous serions, à les voir, bien embarrassé de le dire. Elles sont brillamment entourées, elles mènent grand train, elles sont riches et mariées : l’une est la femme d’un financier qui est un sot et qu’elle traite comme un domestique ; l’autre a pour époux un homme à principes, intraitable sur les apparences, grand pourfendeur d’amans, et qui, je ne sais par suite de quelle aventure racontée par la dame en style énigmatique, la tient fièrement à distance. On pourrait donc les prendre à la rigueur pour des femmes du monde, si à chaque instant leur ton, leurs manières, leurs maximes ne nous déconcertaient et ne nous faisaient croire que nous sommes, non pas dans un salon, mais dans le boudoir de quelque maritorne déclassée. Pour un homme qui fait, comme M. Barrière, profession de porter la vérité jusqu’au scrupule, il y aurait là, qu’il nous pardonne de le lui dire, une faute d’écolier, si nous ne lui reconnaissions une excuse. Cette excuse est dans l’étrange confusion de costume et d’habitudes qui s’est produite chez nous par l’effet d’une secousse qui, en bouleversant toutes les notions, semblait avoir atteint le goût lui-même et aboli jusqu’au sentiment des nuances et des distinctions ; confusion réellement inouïe, car si l’on avait vu des courtisanes parvenues revêtir du jour au lendemain les manières du beau monde, on n’avait pas vu les grandes dames et jusqu’aux simples bourgeoises prendre à cœur de copier les dehors de la pire compagnie. Si l’imitation est allée au-delà des manières, c’est ce que nous voulons ignorer. Dans tous les cas, cette confusion n’est pas un fait qui s’explique par l’influence maligne de quelques mauvais exemples ; une telle épidémie a certainement des causes plus générales, qui ne sont pas bien malaisées à découvrir : une grande victoire remportée sur tout ce qui est digne d’occuper les esprits et célébrée par les saturnales des oisifs, les mœurs aventurières élevées à la hauteur d’une institution, la spéculation proclamée une des fins de l’homme, le désœuvrement érigé en vertu, la mise en interdit de l’honneur, l’ajournement de la morale, tout ce que le sommeil prolongé de la vie publique produit d’effets déplorables sur l’esprit d’un peuple. On ne peut dire combien de temps il aurait fallu pour que cette comédie fatiguât notre curiosité et poussât à bout notre patience, si le cri des choses, plus éloquent que toutes les satires, n’eût violemment appelé l’attention sur des indices inquiétans, et ne nous eût distraits de nos plaisirs en nous ramenant de force aux préoccupations sérieuses. Le changement ne fait que commencer : les voitures à grelots qui volent au champ de courses, les claquemens de fouet des postillons, les refrains enroués des alcazars publics et privés continuent à résonner encore ; mais le carnaval expire, et voilà que les applaudissemens lui font défaut. M. Barrière s’est cru autorisé, par le mélange désordonné qu’on a vu régner quelque temps, à présenter dans sa comédie des figures hybrides, mi-parties femmes du monde et filles perdues, et déjà ce mélange choque et révolte ; il a cherché la cause d’une épidémie dont l’origine n’est ignorée de personne dans quelques accidens individuels, et ces exemples choisis d’une dépravation intolérable ont provoqué de toutes parts des expressions de dégoût et d’ennui. M. Barrière est décidément en retard sur l’esprit du jour. Nous ne mettrons pas la patience du lecteur à l’épreuve d’une analyse détaillée de cette pièce, où le mélodrame s’entremêle à la farce, et où le hoquet dramatique de Buridan, miraculeusement retrouvé par Mme Doche, assaisonne des bouffonneries dignes de la Fiancée du mardi gras. Il y aurait de quoi se perdre à suivre les détours obscurs de cette intrigue, dont il suffira, pour qu’on l’apprécie, de donner une légère idée. Mme Bernier est une jeune femme vraiment malheureuse; sa naissance est un mystère: élevée par charité et dotée pour ses vertus par la personne qui l’a recueillie, elle est mariée à un homme indigne d’elle qui la quitte au bout de trois mois pour une danseuse. Trop honnête pour accepter des consolations illégitimes, elle aime cependant un jeune homme, M. Gérard, qui la poursuit de ses hommages et qu’un hasard impitoyable s’obstine à ramener partout sur ses pas, au bal, à l’église, aux eaux. Elle l’aime sans espoir, bien décidée qu’elle est à rester pure dans son infortune; elle l’aime sans lui laisser d’illusion, et pour se dérober à ses poursuites elle se réfugie à Trouville. Elle tombe là dans la société de Mme Tingrey et de la comtesse de Tourny, les deux reines de la plage et du casino; elle les accepte pour chaperons, les suit partout sans rien remarquer dans leur conduite qui l’étonné, croyant leur société la meilleure du monde. Innocence de cœur ou simplicité d’esprit, elle ne voit aucune des mille choses qui devraient effaroucher sa vertu; nous avons peine à nous intéresser à une si niaise personne. M. Barrière ne pouvait-il lui donner un peu de l’esprit dont il dispose?

M. Gérard s’est également réfugié à Trouville, retraite de tous les amans malheureux, et il y rencontre Mme Bernier. Repoussé comme toujours, il a cherché un asile contre son désespoir chez un sien ami qui habite un ermitage aux environs. Cet ami, vous le connaissez, c’est le philosophe, le sage, le moraliste de la comédie, le Benjamin de M. Barrière, invariablement sceptique et spirituel, guéri de l’amour, revenu de ses illusions et se donnant pour spécialité de dissiper celles des autres, ennemi juré des femmes galantes, qu’il foudroie de ses saillies, et faisant contraste par sa probité avec le monde malsain où on le trouve toujours. Pour le moment, il vit seul, tout prêt d’ailleurs à mettre son savoir-faire au service de son ami. Il le console, l’engage à ne point désespérer, en lui disant à propos de Mme Bernier qu’une ondée vient d’arrêter chez lui dans une cavalcade : « Elle oublie sa cravache aujourd’hui, elle oubliera demain ses devoirs; il faut toujours qu’une femme oublie quelque chose. » Puis il reconduit M. Gérard à Trouville et lui fait voir, pour l’encourager, les brebis galeuses à l’œuvre, travaillant activement à son succès; par ses éloges calculés, il les excite lui-même contre Mme Bernier au point d’indigner l’honnête M. Gérard. Singulier amant au surplus, car, ayant glissé dans le bouquet de Mme Bernier une lettre que celle-ci jette pieusement dans la mer avec les fleurs, il s’empresse d’aller se griser! Quand il reparaît entre deux vins, c’est pour faire la cour. Dieu sait dans quels termes, à la plus facile des brebis galeuses, à Mme Tingrey, la femme du financier. Il parvient à la blesser, c’est tout dire, et elle lui accorde, avec l’intention de se moquer de lui, un rendez-vous dans un chalet qu’il vient d’acheter et dont il lui donne la clé.

À tout cela ces dames, chargées de dettes, mêlent des affaires d’argent de l’espèce la plus singulière. On voit par exemple Mme Tingrey aider en plein bal son mari à maquignonner la vente de trois chevaux à un jeune idiot qui les paie séance tenante en beaux billets. La comtesse de Tourny doit trois cent mille francs qu’elle fait payer par son mari. Un instant après, ce mari généreux s’avise de vouloir, il est impossible de deviner à quel titre, confesser la jolie Mme Bernier ; il lui arrache ses secrets, la conseille, et, pour récompenser sa vertu, la baise au front en la faisant son héritière. On conçoit assez facilement que la comtesse en veuille à cette vertu lucrative ; on ne voit pas cependant comment elle en viendrait à bout, si Mme Bernier n’accourait éperdue se jeter dans ses bras à dix heures du soir, lui avouer qu’elle aime et la supplier de la défendre contre M. Gérard et surtout contre elle-même. La clé remise à Mme Tingrey se trouve à propos entre les mains de la comtesse, qui offre pour asile à sa jeune amie le fameux chalet en lui laissant croire que ce chalet lui appartient encore. Elle s’applaudit de cette belle ruse, quand elle apprend que celle qu’elle vient de livrer est sa fille, fruit malheureux d’une faute commise dans la jeunesse et qu’elle croyait morte en naissant.

L’excès de l’absurde a eu cela de bon cette fois qu’il a donné une issue à l’ennui latent dont la salle était depuis longtemps chargée, et l’a fait éclater en sifflets. Il faut renoncer à suivre ici une accumulation d’incidens que le public, changeant soudainement d’humeur, a accueillie avec plus de gaîté que l’auteur ne l’eût souhaité. L’attitude de M. Gérard, quand celle qu’il aime se trouve chez lui sans le savoir, les prodigieuses tirades qu’il lui récite, l’intention qu’il ne cache pas de profiter de ses avantages, puis l’arrivée de la comtesse, qui vient arracher sa fille au péril où elle l’a jetée et qui s’empresse de mourir de la rupture d’un anévrisme, ingénieux moyen de se racheter in extremis et de mériter son pardon, tout cela dépasse déjà ce qu’on nous a de longue date accoutumés à voir ; mais M. Barrière, fidèle à la loi souveraine de la gradation, s’est ingénié pour enchérir encore sur ces belles inventions. Le philosophe que vous savez, trahissant les intérêts de son ami et se transformant à l’improviste en appointeur de querelles conjugales, s’est rendu au Havre pour retenir M. Bernier sur le point de s’embarquer avec sa ballerine et pour le ramener aux pieds de sa femme. Heureusement que M. Bernier a mal pris ces bons offices et qu’un duel s’en est suivi dans lequel le mari coupable a succombé. Le philosophe vient, avec une humilité qui sied bien après tant de services rendus et avec une gravité de circonstance, raconter sa belle conduite et annoncer à Mme Dernier qu’elle est veuve et libre. C’est ainsi que les desseins criminels sont déçus et qu’on obtient, non sans peine, le mariage d’une jeune femme vertueuse qui n’est qu’une sotte avec un amoureux qui est peut-être un imbécile, et qui certainement n’est pas un galant homme.

L’échec que M. Barrière vient d’essuyer ne doit pas faire oublier les qualités de verve dans l’expression, de vigueur dans la conduite de certaines scènes qu’il a pu montrer ailleurs. Toutefois cet échec s’explique moins par le hasard d’une idée malheureuse que par la tendance générale d’un talent qui devra pour reprendre pied se décider à plus d’un sacrifice. Il est une qualité vraiment française qui a revêtu bien des formes et reçu bien des noms, qui s’est appelée dans le monde la politesse, la distinction, la galanterie, le savoir-vivre, — dans la conduite le tact et l’honneur, — dans le style la finesse, l’élégance et l’esprit; elle a un nom commun, c’est la délicatesse. Nulle qualité peut-être ne caractérise mieux notre littérature dans ce qu’elle a de supérieur; cette qualité est théâtrale par excellence, puisque c’est d’elle que dépendent le sentiment et l’expression des nuances, c’est-à-dire la vérité même. Elle est tombée au théâtre dans un discrédit auquel M. Barrière n’a pas peu contribué. Le développement ingénieux des caractères a fait place à un étalage de mauvaises mœurs tempérées par de grosses moralités qui n’ont convaincu ni amusé personne. Il est temps pour M. Barrière de montrer qu’il n’est pas incapable d’analyses plus délicates. La grâce et la finesse du langage ont été remplacées par la recherche des mots, et M. Barrière, peu heureux toutes les fois qu’il veut écrire, a du moins une réputation bien établie de trouveur de mots. Nous ne savons pas si ces trouvailles sont aussi amusantes qu’on veut bien le dire; en tout cas, l’introduction et la vogue des mots au théâtre a marqué le déclin du sens dramatique dans le public et dans les auteurs, le moment où les tics ont tenu lieu des caractères et où le public a pris plaisir à entendre l’auteur derrière le personnage qu’il soufflait. Que M. Barrière ne nous accuse pas de lui demander le sacrifice de son esprit; il se pourrait bien que les mots n’aient été recueillis avec tant de soin que pour remplacer l’esprit qui devenait rare. Le moyen d’en avoir au théâtre n’est pas de prêter à un notaire des saillies qui ne sont pas en situation. En retenant ces traits, qui n’échappent qu’à ceux qui le veulent bien, M. Barrière épargnera aux acteurs un grand embarras, celui de les mettre d’accord avec le caractère qu’ils sont chargés de représenter, et au spectateur la difficulté de s’intéresser au personnage tout en admirant l’ingéniosité de l’auteur, ce qui est vraiment trop demander à la fois.


P. CHALLEMEL-LACOUR.