Le Théâtre contemporain

Le Théâtre contemporain
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 182-193).
LE
THEATRE CONTEMPORAIN

Le Fils de Giboyer, par M. Émile Augier.

Si nous ne voulions parler que de M. Augier lui-même et de son nouvel ouvrage, nous nous sentirions tout à fait à l’aise, animé comme nous le sommes des meilleurs sentimens à l’égard de l’auteur, et n’ayant jamais éprouvé aucune difficulté à reconnaître et à goûter son talent ; mais Le Fils de Giboyer a soulevé des questions importantes et délicates, bien plus embarrassantes à traiter que l’auteur ne le suppose, car nous nous sentons incliné à garantir sa sincérité lorsqu’il nous assure qu’il n’a pas eu la pensée d’attaquer des vaincus, et que rien n’est plus aisé que de lui répondre. Bien qu’on se refuse généralement à prendre au sérieux les opinions politiques de M. Émile Augier, nous n’avons pour notre compte aucune peine à croire qu’il est démocrate, à la mode du jour, il est vrai, et d’une façon qui ne lui coûte rien, mais avec une aversion enracinée pour l’opinion légitimiste telle qu’il la comprend, pour l’ancien régime tel qu’il se le figure, et pour le parti catholique tel qu’il l’a jadis étudié et détesté dans l’Univers. Ces sentimens ingénus, joints à l’occasion propice, à cette tentation plus forte que celle de l’herbe tendre qu’on appelle au théâtre l’actualité, ont poussé M. Augier à écrire sa pièce. Vivant comme il le fait, en pleine démocratie, je le veux bien, mais assez éloigné des diverses nuances de l’opposition libérale, il ne pouvait prévoir, il n’a certainement pas prévu l’effet que son œuvre allait produire. En face du soulèvement qu’elle excite, sa surprise et son irritation, sont sincères, et il serait injuste de n’en pas tenir compte en le jugeant. Soyons de bonne foi : pouvions-nous prévoir nous-mêmes que nous nous sentirions à ce point blessés ? Savions-nous que nous fussions à ce point solidaires les uns des autres ? Avions-nous pleinement conscience du rapprochement que dix années de claires leçons et de fortes épreuves ont opéré, non pas, hélas ! entre les armées, mais entre les diverses élites des opinions libérales ? Et comme nos impressions personnelles doivent être ici notre mesure, savais-je, avant de l’avoir éprouvé, qu’un coup frappé à ma droite me serait aussi sensible qu’un coup porté à ma gauche, ou m’atteignant moi-même ? Ce nom de légitimiste, traîné sur la scène, m’eût laissé froid il y a dix ans ou m’eût fait sourire : je sais aujourd’hui, grâce à M. Augier, que ce nom, devenant un reproche, n’éveille plus en moi qu’un souvenir, celui du premier essai de gouvernement libre qui ait honoré la France. J’ai appris de même il y a un mois, par M. Sardou, qu’on s’épuiserait en vain à me faire paraître un républicain ridicule ; on avait beau le faire ancien greffier du tribunal révolutionnaire, ce mot de république n’éveillait plus chez moi le souvenir du désordre ou de l’échafaud, mais celui de quelques hommes de bien qui, ayant reçu au lendemain d’une chute imprévue la conduite de la France, lui ont laissé le gouvernement d’elle-même, et qui ont vu, sans avoir un seul instant la pensée d’attenter aux lois, élever à la première magistrature de l’état un prince appelé inévitablement par son nom comme par son passé à détruire leur œuvre et à les disperser dans la retraite ou dans l’exil. Voilà les leçons que le théâtre nous donne, et quand il frappe sur nous ou autour de nous, voilà ce qu’il nous apprend sur nous-mêmes. Il ne faut point se montrer ingrat envers ceux qui nous rendent à leur insu de tels services, et leur intention serait vraiment coupable, ce que je refuse de croire en ce qui touche M. Augier, que nous ne serions point quittes envers eux de toute reconnaissance.

Il serait maintenant hors de propos de faire un examen étendu d’une œuvre que la moitié de Paris a vue et que le reste de Paris ira voir. Bien que cette comédie soit amusante et que la conduite habile de quelques scènes soit d’un effet heureux, dont une bonne part revient au jeu achevé des acteurs, il y aurait fort à dire au point de vue littéraire sur l’action et sur les caractères ; mais nous ne nous piquons point d’une sévérité excessive et trop facile sur ces matières : nous reconnaissons volontiers qu’il est bien plus aisé de montrer ce qui manque à des personnages de comédie que de les faire vivre tels qu’ils sont et de faire marcher la comédie elle-même sans trop révolter ou ennuyer le spectateur. Jetons néanmoins un coup d’œil sur ces divers personnages : il n’en est pas un qui vive en parfait accord avec la nature ; ils s’en éloignent tous plus ou moins, pas assez cependant pour qu’on ne puisse les souffrir et qu’on soit forcé d’en détourner les yeux. Il y a de notre part une extrême générosité à réclamer tout d’abord en faveur de M. Maréchal, puisque, si l’on prend M. Émile Augier au mot sur le moment où se passe l’action et sur les fonctions attribuées à ce personnage, ce ne serait rien moins, dans l’intention de l’auteur, que l’image fidèle du député français au corps législatif. Contraire comme nous le sommes au système des candidatures officielles, nous pourrions nous réjouir de voir M. Augier mettre sur la scène un résultat si lamentable de la méthode aujourd’hui employée pour recruter la représentation nationale ; mais ce serait abuser d’une exagération trop évidente, et parmi cette foule de noms qui se pressent sur nos lèvres lorsque nous voulons démontrer, par des exemples analogues à l’exemple de M. Augier, les inconvéniens de ce système, nous ne trouvons rien qui puisse approcher, même de loin, de M. Maréchal. Sa nullité, sa sottise, sa vanité, sont hors de proportion avec tout ce que nous pouvons connaître, et si l’histoire jette un regard sur cette comédie pour y apprendre quelque chose de notre état social et de nos mœurs, elle dira qu’en créant M. Maréchal l’auteur a trouvé moyen de forcer la vérité et de trop charger son modèle. Le marquis d’Auberive est un peu léger pour être le meneur d’un grand parti : il mène la pièce après tout, et c’est là son excuse ; mais son tort véritable à nos yeux, c’est de dire trop souvent et de crier trop haut qu’il est le père de Mlle Maréchal. On croirait qu’il se défie de notre intelligence trop bourgeoise et qu’il s’épuise à nous faire comprendre cette paternité irrégulière, tant il met d’insistance à nous la déclarer avec les expressions les plus variées et les plus claires. Ce n’est malheureusement pas un miracle que de se trouver parfois le père des enfans d’autrui ; le vrai miracle serait de l’afficher par sa conduite et de s’en vanter à tout propos. Il n’y a rien à dire de M. d’Outreville, que le mérite incontestable et inattendu d’un acteur a fait valoir peut-être plus que de raison. Il suffit pourtant de regarder et d’entendre ce séminariste déclassé pour sentir que M. Émile Augier connaît mal cette partie de notre jeunesse qu’il est censé avoir voulu peindre. M. d’Outreville ne ressemble pas plus à un des jeunes Français qui ont combattu à Castelfidardo que M. Maréchal ne rappelle M. Keller, ou que la baronne Pfeffers ne donne la moindre idée de Mme Swetchine. Et c’est à la décharge de M. Augier qu’il faut constater cette absence absolue de toute prétention à une ressemblance personnelle. Il est évident que, sauf une exception malheureuse et blâmable contre un écrivain digne aujourd’hui de plus d’égards, il n’a point songé à user contre les personnes de l’odieux et terrible instrument de la scène ; il a voulu faire la satire d’une opinion et d’un parti, ce qui est déjà beaucoup trop dans le temps où nous sommes, mais ce qui ne mérite pas au même degré l’indignation des honnêtes gens.

Poursuivons cependant la revue rapide de ces personnages. Maximilien a de généreux mouvemens et une belle ardeur de jeunesse dans son premier entretien avec Fernande et dans la scène où il reconnaît son père ; mais pour un docteur ès-lettres il est d’une mobilité bien extraordinaire dans ses opinions, et ses conversions naïves sont d’une affligeante facilité. Cet excellent jeune homme qu’un sot discours fait brusquement tourner à droite, et qu’un livre qu’on ne connaît pas, mais qu’on se figure involontairement plus sot encore, fait brusquement tourner à gauche, prouve mieux que tout le reste combien M. Augier est étranger à la politique et combien il aurait tort d’y fourvoyer son talent. À l’âge où est arrivé Maximilien, avec l’éducation que M. Augier lui a donnée, et avec l’honnête sincérité qu’on lui suppose, on n’est pas à la merci d’un livre ou d’un discours, surtout lorsqu’on a lu, comme Maximilien a dû le faire, depuis Périclès et Cicéron jusqu’à Burke et Mirabeau, d’autres discours et d’autres livres que ceux de son père Giboyer. À cet âge et après cette éducation vigoureuse, une opinion politique est entrée dans le cœur et dans le sang, et elle ne peut être arrachée qu’avec la vie : non pas qu’on ne puisse passer, avec le temps et l’expérience, d’une nuance à une autre dans le sein de la même opinion ; non pas qu’on ne puisse par exemple ( et je crains fort que M. Augier cesse ici de me comprendre) être indifféremment légitimiste comme M. Berryer, orléaniste comme M. Thiers ou républicain comme le général Cavaignac. Ce ne sont là que diverses façons de vouloir et d’appliquer la même chose ; mais ce qui est impossible, c’est de passer en un instant, comme le fait Maximilien, de l’école des gouvernemens libres à l’école des gouvernemens absolus, c’est de croire aujourd’hui que les peuples doivent se gouverner eux-mêmes et le lendemain qu’ils doivent être gouvernés par un maître. Un changement de ce genre est parfaitement inconciliable avec les lumières et le caractère que M. Augier a prêtés à Maximilien ; ce serait l’indice d’une intelligence faible ou folle, et M. Augier, qui a voulu après tout faire de Maximilien le personnage sympathique et intéressant de sa pièce, nous paraît détruire ici d’une main ce qu’il a élevé de l’autre.

Fernande, opprimée, mais fière sous la domination d’une belle-mère ridicule, aimant Maximilien sans le savoir et poussée par cet amour même à le juger trop vite et à le condamner plus qu’il ne faut, nous toucherait davantage, si l’ingénieuse idée de cette situation et de ce caractère n’était aussi gâtée par quelque inconséquence. Tout le monde souffre de voir cette jeune fille si clairvoyante à l’égard des amours supposées de sa belle-mère et de Maximilien, bien qu’on nous déclare expressément plus tard qu’elle était incapable de comprendre jusqu’où les choses pouvaient aller et de s’indigner en pleine connaissance de cause. Le premier soir, lorsque, vers la fin du troisième acte, la trop savante jeune fille a dit enfin, en parlant des amours platoniques de sa belle-mère : « Et que pourrait-elle davantage ? » un soupir de soulagement a paru s’échapper de toutes les poitrines ; mais il était trop tard, comme on dit en temps de révolution : l’impression pénible était produite, et le spectateur s’était senti mal à l’aise trop longtemps. La baronne Pfeffers est peut-être le mieux réussi de tous ces personnages, si l’on ne cherche pas en elle la fausse dévote que l’art le plus accompli aurait eu peine à dépeindre, et si l’on consent à la prendre simplement pour le portrait de l’intrigante, facile à trouver dans toutes les opinions et dans tous les camps. Sa promptitude à reconnaître dans M. d’Outreville le mari qu’il lui faut, sa ferme volonté de l’épouser, et surtout son adroit manège pour faire retirer le discours à Maréchal sont d’heureux traits de caractère et approchent de la bonne comédie. La scène du bracelet est spirituelle dans sa hardiesse ; mais elle a un terrible défaut, c’est de rappeler indirectement Tartufe, et il suffit de cette grande ombre involontairement évoquée pour réduire aux proportions les plus mesquines la scène, l’action, les personnages, tout ce qui pouvait un instant nous intéresser ou nous émouvoir. Oublions l’amour vrai, tout grossier qu’il est, du redoutable hypocrite, oublions cette main frémissante, hasardée avec tremblement sous la dentelle légère et sur l’étoffe moelleuse, oublions ce murmure sensuel et dévot qui veut à la fois troubler et rassurer l’honnête Elmire, ces lèvres enflammées sur lesquelles se pressent et se confondent les supplications de la convoitise terrestre et les images mystiques de l’amour divin, oublions tout cela, si nous voulons ne point perdre absolument de vue la froide Pfeffers, qui s’évertue à faire glisser un jeune sot dans le mariage en lui montrant son bras nu et en l’effleurant de ses doigts.

Giboyer est le véritable héros de la pièce ; mais quelques situations dramatiques et l’art touchant du comédien qui le fait vivre ne suffisent point pour cacher ce qu’il y a d’inadmissible dans les contradictions d’un tel caractère. On sent à chaque instant que cet homme n’existe pas, qu’il ne peut exister. Quand on est capable d’écrire des discours qui convertissent les gens en une matinée et des livres qui les déconvertissent en une après-midi, quand on a des convictions politiques, de l’éloquence et presque du génie, on ne « lèche la boue » sur le chemin de personne, pas même sur le chemin d’un fils ; on n’attend pas que ce fils vous donne le conseil d’aller vivre avec lui dans un grenier pour lui apprendre par votre exemple à vivre en honnête homme : on se donne ce conseil-là à soi-même, ou plutôt on n’a pas besoin de se le donner, il vient tout seul, il coule de cette même source de laquelle sont censés jaillir vos talens, votre conviction, votre dévouement à vos idées et à votre cause. Giboyer, grand philosophe politique et vil auteur de biographies, démocrate convaincu et insulteur stipendié de ceux qui pensent comme lui, écrivain infâme et père sublime, appartient à cette famille chimérique de vertueux criminels et de saintes prostituées qui croît et multiplie depuis une trentaine d’années sur la scène et dans le roman. Il n’y a pas trois mois qu’on nous montrait la mère infortunée de Cosette se promenant sur la place de M.-sur-M. pour gagner la vie de sa fille ; mais j’ose dire que ce spectacle était moins contraire aux lois de la nature et blessait moins la raison que la vue de ce prétendu Montesquieu de la démocratie « léchant la boue » sur le chemin de son fils. Sans qu’il soit besoin d’insister sur cette différence, tout le monde sent que la femme réduite à vendre son corps serait encore moins embarrassée de mettre son âme à part de sa misère et de la garder relativement saine que le misérable qui, écrivant contre ses opinions et contre ses amis, vend sa parole et sa pensée avec sa plume, c’est-à-dire tout ce qu’il est possible à l’homme de vendre de lui-même ici-bas. À ce degré de mensonge et d’avilissement, aucune vertu, encore moins aucun héroïsme n’est possible. Nous connaissons tous quelques-uns de ces malheureux : nous fera-t-on jamais croire que leur cœur puisse battre pour autre chose que leur salaire ou les passions basses inhérentes à leur métier ? Une belle action de la part d’un de ces hommes, commise à la lumière du soleil ou constatée par des témoins irrécusables, serait faite pour troubler la conscience universelle et pour ébranler la foi des sages dans les lois de l’ordre moral.

Chose étrange, aucun des caractères de cette comédie, vu de près, ne peut soutenir l’examen de la critique ; ils paraissent se briser et se défaire, les parties incohérentes dont ils sont formés se dissolvent, et cependant, s’agitant tous ensemble sur la scène et mêlés par l’action, ils intéressent, parfois ils émeuvent, et il serait injuste de dire que le spectateur reste froid ou distrait en leur présence. Il est forcé de les écouter et souvent de sourire, alors même qu’il est irrité ou qu’il est tenté de leur répondre.

Leur répondre est impossible, et voilà le défaut capital de cette œuvre, défaut qui n’a rien de littéraire. L’auteur est sincèrement persuadé, nous le savons, qu’on peut lui répondre ; il se figure même qu’on lui a répondu, et il peut déjà montrer, comme autant de blessures reçues dans un combat égal, bon nombre de lettres et de brochures. M. Augier se trompe, s’il croit l’article, la brochure, le pamphlet, alors même que l’invincible Giboyer tiendrait la plume, capables de répondre aux coups terribles de la comédie. Il y a aussi peu d’égalité entre des armes si différentes qu’entre l’artillerie de Fernand Cortez et les flèches des Mexicains. M. Augier ne peut ignorer cependant que la scène a le don merveilleux de faire valoir et de mettre en relief les pensées les plus banales, qu’adroitement lancés dans le vif échange du dialogue les traits les plus émoussés portent coup, de même que les personnages les moins vraisemblables reçoivent de la main d’un acteur habile la forme, la couleur et la vie. Cette comédie même offre plus d’un exemple de cette influence vivifiante de la scène. Elle abonde en mots spirituels ; mais si l’on voulait rechercher ceux qui réussissent peut-être le mieux, on pourrait bien tomber sur des mots aussi anciens que les rues, que dans un almanach on daignerait à peine relire, et qui, retrempés et décochés à propos par la main du poète, vont en sifflant frapper le but avant d’avoir été reconnus. Ce qu’on voit et ce qu’on entend a une bien autre puissance que ce qu’on lit. M. Augier veut-il en faire l’expérience ? Qu’il écrive une autre comédie cent fois plus agressive, plus spirituelle et plus amère que celle qui se joue tous les soirs rue de Richelieu devant une salle comble ; mais qu’au lieu de la faire représenter, il la publie simplement en brochure ; il pourra comparer l’effet de ses deux œuvres, et sentir du même coup en quoi le poète comique qui dispose de la scène est mieux armé que l’écrivain. Bien plus, que sa comédie actuelle cesse, par impossible, d’être représentée demain, elle continuerait de subsister et de se vendre en brochure ; mais si l’on en parlait encore dans quatre jours, M. Augier, qui a de l’esprit, en serait lui-même bien étonné. Il doit donc comprendre que toute réponse à sa comédie faite ailleurs que sur la scène n’est pas une véritable réponse. Y a-t-il cependant quelque apparence qu’on puisse se servir du théâtre pour reporter cette guerre dans le camp de l’agresseur ? Il suffit, pour s’en rendre compte, de se demander si une comédie intitulée le Démocrate dictatorial ou le Républicain monarchique (car on ne peut guère imaginer d’autre titre à cette œuvre de représailles) aurait quelque chance d’être agréable à la censure, ou, mieux encore, de se passer de son agrément.

J’irai pourtant plus loin, et je n’aurai pas de peine à faire convenir le lecteur qu’une brochure ne peut combattre une comédie de ce genre avec des armes égales, non-seulement parce qu’on ne peut arriver par ce chemin détourné aux effets de la scène, mais encore parce que le champ de la discussion imprimée est infiniment moins vaste que M. Augier ne paraît le croire. M. Émile Augier semble en effet s’imaginer que si l’opinion légitimiste et catholique ne peut songer à mettre le pied sur le théâtre, elle peut du moins prendre sa revanche dans la presse ; et il est sans doute tenté d’en donner pour preuve l’ample moisson d’injures qu’il a déjà recueillie ; mais dans tous les temps la licence de l’insulte mutuelle a été d’autant plus florissante que la liberté vraie de discussion était plus amoindrie. C’est qu’injurier n’est pas répondre, et j’affirme, avec tous les hommes qui ont l’expérience de ces matières, qu’une claire et solide réponse de la part de l’opinion que M. Augier a ridiculisée est tout simplement impossible. Répondre en effet, qu’est-ce autre chose, dans cette circonstance comme dans toutes les circonstances analogues, que de rejeter le travestissement dont on vous a couvert, que d’établir clairement ce qu’on est, ce qu’on veut, que de dissiper toutes les équivoques amassées autour de vous pour vous nuire, que de déchirer par un juste retour tous les voiles que l’adversaire a commodément jetés sur ses propres plaies ? Une semblable défense, la seule efficace, n’est pas, nous le savons de reste, à l’usage des partis vaincus en temps de révolution. Nous ne doutons pas cependant que M. Augier ne soit de bonne foi lorsqu’il est convaincu qu’en brochure du moins on peut lui répondre. Il est abusé comme tant d’autres par le vain bruit de la parole humaine, et il est tenté de croire que tout le monde a la langue libre parce que tout le monde parle haut et va même parfois jusqu’à crier. S’il veut prêter mieux l’oreille et bien réfléchir à ce qu’il entend, il sentira bien vite que c’est presque toujours en coulant à côté de la question que coule librement ce flot de paroles inutiles. Donnez de mauvaises raisons, défendez-vous mollement, ménagez surtout le point faible de l’adversaire, et vous pourrez aller ainsi jusqu’à la fin du monde ; mais voilà les limites invariables dans lesquelles votre liberté peut fleurir. Il ne faut accuser personne d’un état de choses inévitable en tout temps et en tout lieu lorsque la presse ne jouit point d’une liberté régulière ; mais il faut le comprendre pour se rendre exactement compte de l’impression que M. Augier a produite, et qu’il s’attendait si peu à produire. La difficulté de se défendre comme on le voudrait, bien plus que la force ou l’injustice de l’attaque, est ce qui soulève les âmes. Cette difficulté est aussi évidente que la lumière : j’en ai souffert moi-même en essayant de répondre, il y a deux ans, pour mes amis et pour moi à d’indignes outrages ; bien qu’averti par l’expérience, je l’éprouve encore aujourd’hui ; je n’effleure qu’en tremblant les questions que la comédie de M. Augier soulève, et je le sens bien, je l’avoue en toute humilité, lorsque j’aurai tout dit, je ne lui aurai pas répondu.

Comment prouver en effet par des raisons solides et par des comparaisons qui seraient irréfutables qu’en accusant l’opinion légitimiste de représenter les idées absolutistes dans notre pays, l’auteur du Fils de Giboyer,, commis une erreur et une injustice ? Ces raisons se pressent en foule sous ma plume, et ce sont les moins fortes qu’il me faut choisir. Je ne veux point comparer les libertés dont on pouvait jouir sous l’ancien régime avec celles qui nous sont laissées ; mais en accordant sur ce point tout ce qu’on voudra et en me montrant aussi peu ganache qu’il se pourra, je n’irai point cependant jusqu’à mettre au compte du parti légitimiste les pratiques despotiques de l’ancien régime, puisqu’à cette époque où la France entière était royaliste, où la légitimité de nos rois n’était pas même contestée, ce qu’on entend aujourd’hui par le parti légitimiste n’existait pas. Il faut donc considérer le parti légitimiste, pour le condamner ou pour l’absoudre sur cette accusation si grave d’absolutisme, depuis le temps où il existe jusqu’à nos jours, c’est-à-dire depuis le début de la restauration jusqu’au moment où nous écrivons, et dans cet examen il faut tenir surtout compte de sa conduite, car juger les partis sur leurs théories et leurs discours plutôt que sur leurs actes, c’est s’exposer d’une part à condamner aveuglément celui qui agit mieux qu’il ne parle, et de l’autre à prendre pour le plus recommandable de tous celui d’entre eux qui aura le moins reculé devant le mensonge et qui aura couvert les plus laides actions des plus belles paroles. Si nous sommes donc justes en ce point et si nous considérons les actes avant tout, nous voyons la France, qui n’avait connu jusqu’alors que l’omnipotence de la convention, la fureur anarchique du directoire et le silence de l’empire, mise en possession d’un seul coup, par l’avènement de ce parti, d’élections libres, d’assemblées souveraines, de ministres responsables. Si ce sont là des actes absolutistes, les mots français n’ont plus leur sens naturel, et Giboyer a raison de se plaindre de la confusion des langues. Dira-t-on que la jouissance de ces grands biens n’a pas toujours été exempte de trouble, qu’on a souvent contesté ces droits précieux ou tenté de les amoindrir ? Qui prétend le nier ? Mais ils n’ont jamais été anéantis au point de réduire le général Foy, Benjamin Constant et leurs amis à mériter le reproche d’emprunter la voix d’autrui pour faire arriver à la tribune l’opinion d’une partie de la France. Nous admettons enfin, avec Giboyer et avec tout le monde, que ce gouvernement est tombé (ce qui le met de pair avec tous nos essais de gouvernement depuis 89), et qu’il est tombé par la folie de son chef, qui a voulu précisément soustraire son ministère à l’influence de la majorité parlementaire, c’est-à-dire inaugurer l’absolutisme même dans une constitution faite pour le rendre impossible ; mais quoi de plus injuste que de rendre le parti légitimiste responsable de cet acte de démence, si court et si tôt puni ? Parcourez les noms, si illustres alors, des deux chambres du parlement français, où Maréchal était bien loin de s’étaler en maître, et demandez à l’histoire impartiale si l’opinion légitimiste presque entière, rangée autour de Chateaubriand et de Royer-Collard, ne déplorait pas et ne condamnait pas cette funeste démarche de la puissance royale aspirant à descendre au niveau des pouvoirs despotiques ! Depuis ce malheur, qu’il n’a pas dépendu d’elle d’empêcher, l’opinion légitimiste n’est plus aux affaires, et Giboyer ne peut plus invoquer contre elle que ses paroles. Pour moi, je les écoute depuis dix ans, et quand par hasard la voix d’un Berryer s’élève, quand la plume de quelques-uns de ses amis trouve le chemin du public, je n’entends, je ne lis aucun mot qui ne soit plein de respect pour les libertés nationales et pour l’indépendance des citoyens. Aussi n’est-ce point de ce côté que Giboyer porte ses coups. Il se tient, en philosophe qu’il est, dans les régions de la pure doctrine, et il reproche à l’opinion légitimiste « de professer que tout pouvoir vient de Dieu et ne doit de comptes qu’à Dieu. » Voilà tout le crime, et j’avoue que je m’épuise à le comprendre. Il y a bien eu en France quelques gouvernemens qui se sont piqués de ne rendre de comptes qu’à Dieu et, pour peu qu’on y tienne, à la postérité, ce qui ne gêne guère ; mais les ministères du roi Louis XVIII et ceux du roi Charles X rendaient leurs comptes aux chambres et au public, sauf le dernier de tous, qui, ne voulant plus avoir affaire au parlement, a eu affaire à la rue, et s’en est trouvé beaucoup plus mal. Accuser les légitimistes de ne vouloir rendre de comptes qu’à Dieu, c’est donc les calomnier ou les mal connaître : quant à professer que tout pouvoir vient de Dieu, ils peuvent se tromper dans cette question subtile de vaine métaphysique, sur laquelle je me récuse de grand cœur ; mais, s’ils errent en ce point, ils s’y égarent en compagnie des souverains les plus démocratiques, qui ne dédaignent pas toujours (et pourquoi les en blâmer ?) de se déclarer les maîtres par la grâce de Dieu aussi bien que par la volonté nationale. Lorsque pourtant Giboyer s’élève, il ne s’élève pas à demi ; laissons-le donc se perdre ou triompher à son gré dans ces discussions dignes des Grecs de Byzance. « Faites-en autant ! » dit le marquis d’Auberive, qui a le propos leste, à son cousin d’Outreville, lorsque celui-ci fait le difficile sur la beauté de Fernande. Nous dirons de même à Giboyer : Vous faites le fier avec les légitimistes qui ne s’entendent point comme vous à la liberté ; eh bien ! ils ont fait la charte et les lois de 1819 sur la presse : faites-en autant !

S’il est difficile de démontrer que Giboyer n’est pas irréfutable dans ses accusations contre l’opinion légitimiste, combien il est plus délicat de faire entendre qu’il n’est pas lui-même inattaquable, et qu’assailli avec des armes égales, son propre camp ouvrirait une large brèche à ses adversaires ! Nous ne possédons pas son mystérieux livre, et comme nous sommes loin d’être l’ennemi de M. Augier, nous ne conseillons pas à M. Augier de l’écrire ; mais enfin Giboyer se déclare démocrate, et c’est à la démocratie qu’il veut convertir tout le monde. Soit ! à quelle démocratie cependant ? Est-ce à celle qui abdique devant la théorie de la souveraineté du but les droits les plus précieux de l’homme et du citoyen ? est-ce à celle qui, jalouse, défiante, injurieuse envers les libéraux de toutes les nuances, s’accommode seulement de la dictature ? est-ce à celle qui peut accepter tous les jougs, excepté le joug léger du Seigneur, hardie contre Dieu seul, selon la parole du poète, et docile en tout le reste ? J’entends Giboyer vanter beaucoup l’égalité, que personne ne menace ; mais de la liberté, que les plus honnêtes gens peuvent aimer et pour laquelle tant de vrais démocrates ont souffert, il ne paraît guère se mettre en peine. Soyons juste pourtant, il la défend avec courage contre les légitimistes, et si cette comédie n’était datée de nos jours, qui ne croirait que les légitimistes viennent de réduire Giboyer en servitude ? J’avoue qu’en songeant à notre histoire depuis soixante ans, à l’état présent de l’Europe et à son avenir probable, je ne puis entendre ce nom de démocrate sans une émotion profonde. Ce n’est pas seulement parce qu’il a été porté par quelques-uns de nos meilleurs citoyens, et qu’aujourd’hui beaucoup d’honnêtes gens, qu’on n’est guère tenté de confondre avec Giboyer, le revendiquent et s’en honorent ; c’est encore et surtout parce que ce nom pèsera de plus en plus dans les affaires humaines. On a beau recueillir en effet tous les indices favorables à la durée des monarchies, on a beau féliciter ingénument les peuples de leurs sentimens monarchiques : lorsque après avoir donné congé à un roi ils ont la bonté d’en élire un autre, on ne peut guère se faire illusion sur le courant, inégalement rapide, mais partout reconnaissable, qui emporte vers la démocratie toutes les sociétés contemporaines. Comment donc parler avec indifférence de cette démocratie à laquelle semble livré l’avenir ? Comment ne pas observer ses instincts avec une attention mêlée d’inquiétude, comme on épie les premiers sentimens et les premières paroles d’un- jeune prince destiné à régner sur un vaste empire ? Que veut-elle et que nous prépare-t-elle ? Vivrons-nous sous son drapeau en citoyens libres ou en sujets asservis ? Commence-t-elle à comprendre la liberté véritable, ou bien ne poursuit-elle qu’un changement de mots et d’étiquette, une révolution dans le dictionnaire ? Satisfaite d’avoir brisé tout pouvoir qui vient de Dieu, nous ordonnera-t-elle de courber le front sous toute autorité, même la plus oppressive, exercée au nom de la multitude ? N’en veut-elle qu’à l’inscription autrefois gravée sur les chaînes dont on chargeait les peuples, et non à ces chaînes elles-mêmes toujours prêtes à retomber sur des mains imprudentes ? A-t-elle la noble ambition d’enseigner réellement aux nations à se gouverner elles-mêmes, et veut-elle souffrir qu’on emploie pour cela les seuls moyens connus dans le monde, ou veut-elle au contraire se livrer aveuglément, et nous tous avec elle, à quiconque tentera de l’asservir en lui rendant hommage du bout des lèvres, comme ces hommes grossiers qui donnent volontiers le nom de maîtresse à celle qui se laisse traiter en esclave ? Comprend-elle enfin qu’il n’est point de son intérêt ni conforme à la justice d’être en guerre éternelle avec la religion et d’envenimer par de constans outrages une mésintelligence déjà si funeste, que, pour faire vivre librement la religion dans un état libre, il faut obtenir son concours volontaire, et qu’imposer à la religion même la liberté sans son aveu n’a été jusqu’ici possible à personne ; que la religion enseigne après tout, mieux que la sagesse purement humaine ne l’a jamais pu faire, à se sacrifier, à se résigner, à attendre, à ne point trop haïr la prospérité du prochain, à s’en distraire par une espérance plus haute, et que ce sont là les vertus dont les démocraties vraiment libres sauraient le moins se passer, puisque l’homme que la force brutale y serrerait de moins près doit être, s’il se peut, contenu par son cœur ?

Voilà les questions qui se pressent sur nos lèvres quand l’image de la démocratie est évoquée devant nous, même au théâtre, et sur aucun de ces points le langage de Giboyer ne nous rassure. Il lui eût été difficile, j’y consens, de faire sa profession de foi complète et de nous dire clairement tout ce qu’il veut ; mais alors pourquoi entamer une question dont le théâtre n’a que faire, et surtout pourquoi déclarer une guerre si vive à des gens bien plus embarrassés de s’expliquer qu’il ne peut l’être lui-même ? Nous engageons donc M. Augier, qui nous a donné sur la scène de si vifs plaisirs et des plaisirs plus purs, à oublier et à faire oublier ce personnage. L’auteur de Gabrielle n’a aucun besoin, pour s’assurer le succès et pour soutenir sa renommée, de mêler sa muse à nos tristes querelles, au risque de se tromper de drapeau et de porter sa main sur nos blessures. Le sujet éternel et toujours nouveau de l’amour mis aux prises avec les obstacles du monde et les difficultés de la vie, — nos passions, nos faiblesses, nos ridicules sont toujours là ; il lui suffit de les regarder pour les peindre, et de les peindre pour nous toucher. Cette région féconde, aimée des vrais poètes, n’est pas plus épuisée que le champ qui a nourri nos aïeux, que le fleuve où ils ont trempé leurs lèvres. Que M. Emile Augier rentre dans ce chemin doux et facile ; personne ne l’y accompagnera de vœux plus sincères que les nôtres, nul ne sera plus heureux de l’y applaudir.


PREVOST-PARADOL.