Le Théâtre anglais contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 320-351).
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LE
THÉÂTRE ANGLAIS CONTEMPORAIN

IV.[1]
DRAMATURGES D’AUJOURD’HUI : SYDNEY GRUNDY H.-A. JONES. ARTHUR PINERO.


I

Si vous demandiez à un habitué du théâtre londonien de vous désigner les écrivains les plus populaires, les talens déjà mûrs en qui se résument, à l’heure précise où nous sommes, le présent et l’avenir du drame anglais, je crois pouvoir affirmer que les noms qui viendraient d’abord sur ses lèvres, presque sans une seconde de réflexion, sont les trois noms inscrits en tête de cet article. Sans doute il y aurait des dissidences, venant de certains esprits taquins ou excentriques qui ne veulent jamais admirer qu’à rebours et à part non seulement de la foule, mais de l’élite. Le théâtre a ses coteries, ses chapelles, ou, mieux, ses cryptes, ses idoles inconnues, qu’une douzaine d’initiés encensent avec des rites baroques. Mais le moment n’est pas encore venu d’étudier ces singularités du goût individuel. Un plébiscite des playgoers du West-End indiquerait certainement comme les leaders du mouvement dramatique contemporain Pinero, Jones et Grundy.

Ils ont débuté presque en même temps, il y a une vingtaine d’années, un peu plus ou un peu moins. Ils se sont heurtés aux mêmes difficultés. Leur progrès a été lent. Au commencement de leur carrière on voit des tentatives vaines et du labeur perdu ; soit que les occasions leur aient manqué, soit qu’ils n’aient pas trouvé d’abord leur voie, aucun n’a donné sa mesure complète, ni même de réelles promesses dans ses premières œuvres. Ils ont été longtemps des copistes, sans paraître se douter qu’ils valaient mieux que leurs modèles, et c’est à peine s’ils ont eu conscience de leur originalité avant que le public la découvrit. C’est une histoire presque douloureuse que celle de ces autodidactes du monde théâtral, mais elle est très instructive et très humaine. On y voit la volonté entraîner l’intelligence derrière elle, la recherche par le tâtonnement précéder la science, l’effort créer le talent. Et, dans ce voyage ardu, ils ne sont qu’à la moitié du chemin.

Voilà le point commun entre eux. Mais leur tempérament et leur idéal sont différens, et chaque jour ajoute à cette différence. Par lequel commencer ? Évidemment par celui qui tient le plus au passé, par celui qui se rattache — beaucoup par ses origines et un peu par ses tendances — à l’école de Robertson et à l’imitation française, par Sydney Grundy.

Si je ne me trompe, sa première pièce date de 1872. De loin en loin, pendant les années qui suivirent, il a fait jouer çà et là un petit acte, et, très souvent, il a dû se contenter d’un théâtre de province. Deux choses l’ont tiré de l’obscurité : un démêlé avec la censure et le succès très vif d’une farce en trois actes, The Snowball. Dans le premier cas, il s’agissait d’une adaptation de la Petite Marquise qu’il avait écrite en collaboration avec Joseph Mackayers. À mon avis, Épictète et Marc-Aurèle n’ont rien de plus franchement moral que la Petite Marquise. C’est, — avec de grandes licences dans le traitement, — la pièce la plus propre à détourner une honnête femme de l’adultère. Par malheur, cette morale est la morale de l’abstention et du dégoût ; on n’est apte à la comprendre et à l’appliquer qu’à l’âge où les passions ont perdu de leur feu ou de leur venin. C’est pourquoi, toute line et toute probante qu’elle soit, elle ne sert à rien qu’au divertissement des philosophes. Le censeur anglais ne vit pas ou ne voulut pas voir la leçon ; il ne vit que les postures et les expressions, qui l’alarmèrent. Il avait laissé passer la Petite Marquise en français dans toute sa liberté originelle ; il lui refusa l’estampille alors qu’elle se présentait fort décemment rhabillée par deux de ses compatriotes. M. Sydney Grundy cria très fort, et peut-être un peu plus fort qu’il ne fallait. Il avait raison, mais on aurait souhaité qu’il eût raison avec moins de colère et de passions Quoi qu’il en soit, il avait appris son nom à bien des gens qui ne l’oublièrent plus.

The Snowball, c’est Oscar ou le Mari qui trompe sa femme. L’originalité de M. Sydney Grundy consistait à avoir introduit dans la farce anglaise des qualités que ce genre ne connaissait pas : de l’habileté, du tact, de l’esprit, quelques fragmens de comédie et pas un seul calembour. L’auteur tient ses pantins fort adroitement suspendus au bout de ses doigts sans jamais embrouiller leurs ficelles. Mais si, en écoutant ou en lisant The Snowball, vous cherchez à y découvrir un seul trait de mœurs ou de caractère qui soit anglais, vous aurez beau guetter, il n’en sortira pas un.

Le succès, très mérité, du Snowball a retardé la carrière dramatique de M. Sydney Grundy, parce qu’il l’a condamné à l’adaptation — genre alors si ingrat ! — pendant de longues années. Mais ce temps de misère cul son bon côté, parce qu’il sut le mettre à profit, comme tel bon peintre qui, obligé de gagner sa vie en faisant des portraits, considère les bourgeois dont il reproduit les traits comme autant de modèles qui payent au lieu d’être payés. Tout en adaptant, M. Sydney Grundy apprenait de Scribe, de Labiche, de Sardou, la technique et les procédés de son métier. Je ne le suivrai pas dans le détail de ces besognes littéraires dont quelques-unes ont été fort humbles, mais dont aucune n’a été inutile. Fidèle à la méthode que l’étendue de mon sujet m’a imposée, et qui consiste à procéder par échantillons et par exemples, je choisirai un cas particulier[2] et typique, où se caractérise l’art patient, réfléchi et, sinon toujours heureux, du moins toujours consciencieux, de M. Sydney Grundy.

Dès 1877, il donnait au public anglais une version de Montjoye sous le titre de Mammon. Je suppose que la plupart des lecteurs ont présens à l’esprit les défauts et les qualités de la pièce française. Elle renferme des scènes fort spirituelles et d’autres qui ne laissent pas d’être touchantes. Mais qui pourrait supporter aujourd’hui ce Montjoye, qui rentre de faire la fête à sept heures du matin, comme un collégien en rupture de « bahut » et qui sacrifie sa grandeur financière, sa réputation et son repos à la moins entraînante des rastaquouères, escortée et aggravée d’un mari du Palais-Royal ? J’ai eu l’honneur de connaître personnellement Octave Feuillet. C’était, — j’écris ces mots avec une sympathie profonde, — un délicat, un nerveux, un solitaire. Ces choses, moitié brillantes, moitié grossières, de la vie mondaine et demi-mondaine de 1865, il les peignait de loin et « de chic ». Le type de Montjoye fût-il vrai alors, il a cessé de vivre, ou, s’il vit encore, je suis convaincu qu’il a cessé de plaire. Au surplus, peu importe mon impression. Ce qui importe, c’est celle de M. Sydney Grundy. Il dut, en s’aidant des opinions qui flottaient dans le public, faire une critique complète et raisonnée de la pièce avant d’y toucher. Le résultat de ses réflexions fut la suppression d’un caractère qui ne vaut rien, celui du fils de Montjoye, dont la place est dans la famille Benoiton, et l’introduction d’un caractère excellent, celui de Parker, le vieux commis dont tout le monde admire la fidélité et la modestie, et qui, ayant pénétré tous les secrets du patron, thésaurisé dans son cœur obstiné et implacable toutes les amertumes qu’il en a reçues, le suit pas à pas, ramasse sa fortune miette à miette, et se trouve, finalement, le maître de son maître.

Mammon est, certainement, une pièce mieux faite que Montjoye, mais ce n’était pas assez pour M. Sydney Grundy. Plus de seize ans après, il reprenait le même sujet, le soumettait à une critique nouvelle, avec un double objectif qui peut s’exprimer en deux questions : Depuis trente ans comment s’est modifié le type du grand brasseur d’affaires ? En quoi le faiseur anglais diffère-t-il de son congénère parisien ? On se rappelle la scène où le positiviste Montjoye raille Saladin l’enthousiaste, son ancien camarade de collège, qui est resté pauvre parce qu’il a gardé ses illusions, sa foi en l’humanité ? Tout cela, c’est le bleu : « J’appelle Bleu tout ce qui n’est pas pratique, tout ce qui n’est pas, en morale, le tien et le mien, en philosophie deux et deux font quatre. Illusions poétiques, préjugés d’enfance, superstitions romanesques, sensibilité maladive, phrases sonores et vides, voilà le royaume du bleu ! » Ainsi parlait Montjoye « ou l’homme fort », dans un langage qui semble légèrement suranné. Aujourd’hui, ila changé de rôle avec Saladin. Il est enthousiaste pour entraîner les croyans et les simples ; il est le virtuose de la « sensibilité maladive », le Paganini de la « phrase sonore et vide » ; il a découvert des mines d’or dans le « royaume du Bleu ». Sa tartufferie est plus sociale que religieuse ; comme Piron, il salue le bon Dieu, mais il fait prévenir, en dessous main, les francs-maçons que cette politesse ne tire pas à conséquence. Il ne se borne pas à lancer des actions des ports de Bohême et des obligations à lots du chemin de fer de Paris à la lune : il veut que ces magnifiques affaires servent l’humanité. Le Montjoye moderne est à cheval sur la politique et la bourse, sur l’Evangile et le socialisme ; il arrive par le chauvinisme et par la pitié. Transportez-le à Londres et revêtez-le de cette hypocrisie dont nos voisins ont fait un art : vous aurez sir Philip Marchant, le héros du Bunch of Violets.

M. Grundy a accusé cet aspect dans deux ou trois scènes. Lune est celle où sir Philip reçoit les Enfans du Travail, qui, bien entendu, ne travaillent jamais. Ce groupe a pour leader et pour porte-paroles un personnage louche et menaçant, allemand de nom et d’origine, qui mange à la fois à la gamelle radicale et au râtelier des dissenters. L’homme a deux mains : elles sont l’une et l’autre faites pour prendre. C’est pourquoi maître Schwarz accepte cinq cents livres pour laisser passer la candidature d’un bourgeois : soit deux cent cinquante pour empêcher de rugir le lion populaire et deux cent cinquante pour imposer silence aux scrupules de la conscience non-conformiste. La charge est amusante, enlevée avec un brio étonnant, mais c’est une charge. La scène est trop gaie pour être vraie, et le satiriste a coupé l’herbe sous le pied au psychologue.

Nihiliste ou humanitaire, il faut que le grand faiseur nous donne l’idée d’un personnage très intelligent, vraiment capable de tromper les autres et jusqu’à un certain point de se faire illusion à lui-même. Ce n’est ni un honnête homme ni un parfait coquin : c’est un homme qui considère que des facultés hors ligne l’appellent à des privilèges exceptionnels et pour qui l’ambition est la première comme la dernière raison d’être. Par des motifs que je ne rechercherai point, parce que je crains de les trouver, les auteurs dramatiques oublient de donner à leur merveilleux financier cette puissance intellectuelle. Dans le Bunch of Violets, c’est l’acteur qui a achevé l’esquisse en jetant dans ce grand rôle sa valeur personnelle. Quoi qu’il joue, M. Tree donne l’impression d’un homme supérieur ; il l’est en effet.

Je n’aime pas beaucoup les histoires de bigamie. Cependant il faut reconnaître que, dans la pièce du Haymarket, ce ressort, un peu usé et d’ailleurs assez répugnant, prête à l’intrigue une solidité que n’a point la pièce d’Octave Feuillet. « Que dirait le monde s’il savait que vous l’avez fait dîner et danser chez votre maîtresse en la lui présentant comme votre femme ? » L’objection est présentée à Montjoye par sa malheureuse complice et par le public à l’auteur, qui n’y répond pas plus que son héros. Du moins sir Philip Marchant n’a pas commis cette énorme faute. Son second mariage est un crime, soit, mais non une bêtise. Et puis nous n’avons plus cette conversion finale de Montjoye, concession lamentable faite par Feuillet aux spectatrices optimistes d’il y a trente ans. Sir Philip avale le laudanum (ou la strychnine) très bravement, et nous savons que cela se passe ainsi, en tout pays, quand il n’y a plus moyen de payer autrement ses différences avec la morale sociale et avec le code criminel. Reste le bouquet de violettes qui a donné son nom à la pièce. Lorsque, au dernier acte, sir Philip, qui est bigame et faussaire, qui a volé les pauvres et volé sa propre femme, refusait de donner pour cinq mille livres le petit bouquet qui vient de sa Mlle, lorsqu’il s’écriait d’une voix tonnante : « Ces violettes ne sont pas à vendre ! » on applaudissait beaucoup et, si les femmes, aujourd’hui, ne plaçaient leur mouchoir de poche en un lieu inaccessible, on aurait pleuré. Moi-même j’ai été presque entraîné : à peine dans la nie, je me le suis reproché. J’admets que, dans les âmes de boue, il reste des coins où l’on puisse « jardiner » et où poussent assez bien les petites (leurs pâles du sentiment, mais j’ai bien de la peine à croire qu’un panamiste aux abois sacrifie à ces fleurs-là la poignée de billets de banque qui lui permet Irait de lutter vingt-quatre heures de plus et peut-être — qui sait ? — d’éviter la banqueroute ou le suicide. Ici apparaît le côté chimérique de Sydney Grundy. Tout à l’heure, en deçà de la vie, dans le domaine de la caricature ; maintenant au-delà, dans celui de la fantaisie romanesque. C’est un parodiste et un rêveur qui n’a pu encore prendre pied dans l’entre-deux.

Peu d’écrivains ont l’invention de détail aussi charmante et aussi riche, mais il n’est pas l’homme des sujets nouveaux. Sowing the Wind (septembre 1892), la mieux faite de ses pièces, roule sur le thème que voici : Un tuteur refuse de consentir au mariage de son pupille, avec une jeune inconnue, jusqu’au moment où il découvre que cette inconnue est sa propre fille qu’il a cru longtemps perdue. Comment déterminer l’âge d’un tel sujet ? « Je vous en donnerai la date, s’écrie M. Archer, si vous me dites quand la famille humaine a commencé ! » Comme le planteur de choux de Musset, Ménandre devait « imiter quelqu’un » lorsqu’il s’en empara.

« Ce qui me frappe dans les nouvelles choses, dit un des personnages de la New Woman (septembre 1894), c’est qu’elles sont effroyablement vieilles. » A la bonne heure, mais les critiques ne pourraient-ils tourner le mot contre la pièce elle-même ? Elle prétend s’attaquer à ce qu’il y a de plus moderne dans la vie anglaise, être le dernier cri en matière de satire sociale, et, si l’on regarde au drame qui en forme le fond, elle pourrait faire suite-à la Paméla de Richardson. La New Woman, ce fantôme obsédant dont tout le monde parle et que personne n’a vu, nous échappe encore une fois. Je vois bien des types épisodiques : une sorte de garçon manqué, une doctoresse impudente et solennelle, une « flirt » à demi fanée qui est bien plus occupée de pêcher un époux que de réformer la société. Je vois une femme mariée qui essaie de prendre le mari d’une autre en écrivant un livre avec lui. C’est l’éternelle chercheuse d’adultère que notre théâtre connaît trop, compliquée d’un peu de littérature.

Le véritable sujet de la pièce, c’est le coup de folie d’un homme du monde qui épouse une petite fermière élevée à la campagne. Dans la réalité, si pareille chose arrivait, il y aurait de grandes chances pour que la nouvelle mariée, prise de vertige, dépassai en frivolité celles qui sont nées dans le monde et qui y ont vécu. Mais cette morale-là serait trop simple et trop vraie pour le théâtre. Ou bien encore cette demi-paysanne se montrerait aussi inférieure au milieu social où elle a été transplantée par la vulgarité de ses sentimens que par (celle de ses manières. Ce n’est pas le monde qui la repousserait, c’est elle qui n’y pourrait s’acclimater : de là, pour son mari, la nécessité de la renier ou de se déclasser avec elle. Cette conclusion ne serait pas non plus au goût du parterre : c’est pourquoi M. Grundy a mieux aimé dépenser tout son savoir-faire, qui est très réel, à nous faire accepter, après une alternative de réalisme et d’idéalisme, une solution aussi agréable qu’illogique et essentiellement théâtrale. Au second acte, Margery accumule les « gaffes » ; tout le monde se moque d’elle et son mari la déclare « incurable ». Au troisième acte, elle est admirable d’éloquence et de dignité, de tact et de vertu ; tous ceux qui se sont moqués d’elle tombent à ses genoux. Se peut-il qu’elle ait appris tout cela durant l’entr’acte, pendant que l’orchestre jouait une valse ? Elle se réfugie chez son père, qui patoise un peu, juste assez pour être touchant. Elle trait les vaches et cueille des cerises, seules occupations que le théâtre permette à une jolie fermière. Le jeune mari vient la chercher dans cette retraite et obtient son pardon. Elle ne sera jamais une « dame », mais elle sera, par excellence, une « femme ». Le public m’a paru enchanté de cette conclusion. Une réunion de deux mille snobs ne marchandera jamais ses applaudissemens à un auteur dramatique qui flétrit le snobisme.

Un vieux Juif est une pièce curieuse et fascinante ; il me sera facile d’en indiquer les défauts, très difficile d’en expliquer le charme. Un homme trompé par sa femme, au lieu de la démasquer, de la punir, de la chasser du foyer conjugal, se condamne lui-même à l’exil et se laisse à la fois soupçonner de dureté et de trahison. Pourquoi ? Parce que le père peut se passer de ses enfans, la mère ne le peut pas. Restée seule, elle tomberait dans le désespoir ou dans l’infamie ; ses enfans seront sa sauvegarde, sa rédemption, sa vertu. Cette conduite de Julius Stern est magnanime ; mais s’il lui plaît de s’oublier lui-même, ne devait-il pas, au lieu de songer à la coupable, se préoccuper, avant tout, des innocens ? N’a-t-il pas risqué gros en confiant à la femme adultère l’éducation d’une vierge ? La dangereuse expérience a réussi, et si vous me demandez pourquoi, je vous répondrai que c’est parce que M. Sydney Grundy l’a voulu ainsi. Julius ne s’est trompé que sur un point : sur la faculté d’endurance d’un père privé des caresses de sa fille et de l’amitié de son fils. Il revient donc, il se rapproche de la famille abandonnée ; il se tient dans l’ombre, mais près d’eux, à portée de les défendre et de les secourir. Sa fille est ingénue dans un théâtre de comédie, et bien que la morale des coulisses soit un peu meilleure de l’autre côté de la Manche que du nôtre, cette jeune fille est exposée à entendre des propositions comme celle d’un certain Burnside, qui lui offre tranquillement, sans émotion, sans amour et sans périphrase, de « se mettre avec lui. » Il est temps que le père se montre. Mais Julius a une façon à lui de veiller sur sa fille : chaque soir il va la voir jouer, et, la pièce finie, rentre se coucher. Quant au jeune homme, il rêve de gloire littéraire, et c’est ici que s’introduit le deuxième sujet, une furieuse satire contre les mœurs du journalisme anglais contemporain, qui se développe parallèlement au drame de la famille Stern. Comment Julius intervient-il en faveur de son fils ? D’abord il lui fait cadeau d’un exemplaire des Dramaturges du XVIe siècle, exemplaire d’occasion qu’il a découvert chez un bouquiniste pour trois livres sterling (il aurait pu l’avoir tout neuf pour une demi-couronne ! ). Le jeune homme a écrit une comédie : sans l’avoir lue, et par conséquent sans savoir s’il encourage une vocation réelle ou imaginaire, il achète un théâtre pour l’aire jouer la pièce, et il achète deux ou trois journaux pour la faire réussir. Ici, Julius prend des proportions presque fantastiques. Sa tristesse, sa vie ; errante et mystérieuse, l’autorité de son accent et de son geste, ce don fatal de changer en or tout ce qu’il touche nous indiquent chez l’auteur une intention symbolique et peut-être un troisième sujet. Ce n’est plus « un » juif : c’est « le » juif, et le juif réhabilité, le juif devenant, à son tour, un justicier social. Mais comment s’y prend-il, ce réformateur ? En couvrant d’or les coquins. Ce n’est vraiment pas un bon moyen de fermer le marché aux consciences. Et puis, tout cela s’écroule devant une réflexion fort simple. Les journaux qui donnent le succès ne sont pas à vendre, et les journaux qui sont à vendre ne donnent pas le succès.

Je pourrais prolonger ces critiques, mais j’ai, au contraire, presque honte de les avoir écrites, parce qu’elles sont une ingratitude. Si la pièce est, théoriquement, mauvaise, d’où vient qu’on l’écoute, amusé ou ému, sans un moment de fatigue ? C’est une pièce sans amour, car on ne peut considérer comme une scène d’amour la proposition de l’ignoble Burnside. Un acte entier se passe dans le fumoir d’un club ; on n’y voit même pas l’ombre d’une jupe. Mais on ne veut pas perdre un trait de ce dialogue si franc, si direct, si vivant ; on tressaille à certains mots, étrangement profonds ou amèrement éloquens, comme à de soudains éclairs ; on sent des âmes vraies à travers ces événemens irréels. Et enfin, l’avouerai-je ? on s’intéresse de tout son cœur à ce père absurde et touchant, qui a soif du front de sa fille connue l’amant a soif des lèvres de sa maîtresse. Pourquoi cet amour-là n’aurait-il pas ses angoisses et ses joies, ses jalousies et ses sacrifices, son draine et son roman ?

La plus harmonieuse, la mieux proportionnée, la plus aimable des pièces de M. Sydney Grundy, c’est A pair of spectacles, qui date, je crois, de 1891, et qui a été reprise, cette année même, au Garrick. Elle semble avoir été composée en présence d’un tranquille paysage, dans une heure de quiétude où l’indulgence est nuancée de mélancolie. On dirait que l’auteur venait de relire les Adelphes de Térence, et qu’il se plaisait à oublier ces mille combinaisons morales, ces complications infinies de la vie moderne, pour ne se souvenir que des caractères élémentaires et des situations primordiales de l’humanité. Il s’est cru revenu à cet âge béni où, pour les écrivains de théâtre comme pour les autres, « tout n’était pas encore dit. »

La comédie a pour thème cette crise de méfiance aiguë que traverse, tôt ou tard, l’homme qui a trop cru à la bonté humaine. Au premier acte, nous voyons Benjamin Goldfinch rayonnant l’optimisme entre sa jeune femme et le grand garçon qu’il lui a donné pour beau-fils. C’est le jour du terme, et il a formé le projet d’augmenter ses locataires. Non seulement il ne réalise pas ce projet, mais il n’exigera pas les loyers échus et se laissera persuader que c’est lui qui est dans son tort envers eux parce que les cheminées fument. Il leur donnera à tous des poêles neufs. Ainsi est posé le caractère de ce brave homme, qui croit être juste et n’est crue bon. Là-dessus survient son frère Gregory, qui ne croit à rien et n’a confiance en personne. Il force, en quelque sorte, Benjamin à prendre en flagrant délit de mensonge un ancien domestique qui exploite sa crédulité. A partir de ce moment, la devise du bonhomme sera Μέμνησ’ ἀπιστεῖν (Memnês’ apistein), Souviens-toi de te méfier. Il est plaisant de l’entendre renier successivement, non tel ou tel individu, mais telle profession, telle relation de parenté. Ainsi va la méfiance irraisonnée qui succède à la confiance aveugle. Elle généralise, elle proscrit par classes, par catégories, par fournées sommaires. « Je ne croirai plus aux cordonniers ! Je ne croirai plus aux valets de chambre ! Je ne croirai plus aux neveux ! » Son soupçon affolé l’entoure d’ennemis contre lesquels il est prêt à lutter : c’est un juge, un vengeur. Son fils, sa femme sont enveloppés un moment dans la disgrâce ; puis les nuages, amassés par une main adroite, sont écartés par la même main avec la même adresse, et voilà Benjamin Goldfinch qui reprend une à une toutes ses illusions, restitue son estime à toutes les professions, à toutes les classes qu’il a maudites. En somme, il n’y a eu qu’un seul coupable, et l’humanité reste ce qu’elle était auparavant. Un apologue nous aide à entendre la pensée de l’auteur. Le soir où je suis allé au Garrick, il devait une partie de sa grâce à passer par les lèvres tremblantes d’une jeune actrice très novice. C’est la fiancée du jeune Goldfinch. Elle félicite timidement son futur beau-père du bien qu’il fait autour de lui. — « Vous êtes si bon ! — Mais les hommes sont si ingrats ! — Qu’est-ce que cela fait ? Chaque matin, je donne à manger aux moineaux qui viennent sur ma fenêtre : jamais ils ne m’ont dit merci, et souvent il y en a un, plus pressé que les autres, qui me donne un coup de bec. Cela ne m’empêche pas de recommencer le lendemain. » A la fin, Benjamin se souvient de cette leçon donnée par l’innocence et s’en fait l’application. Le coup de bec, c’est la tromperie dont il a été victime ; et quant à l’ingratitude des hommes… eh bien, c’est entendu, les moineaux ne disent pas merci.

Il y a un autre symbole dans cette petite pièce. Au premier acte, Benjamin, dans sa mauvaise humeur, a cassé ses lunettes. Depuis ce moment, il a dû se servir de celles que lui a prêtées son frère Gregory. Au dénouement, on lui rapporte les siennes, qui reviennent de chez l’opticien ; il les saisit avec joie, et rien n’empêche le spectateur, si cette superstition lui plaît, de s’imaginer que tout ce qui est arrivé tient à ces verres de lunettes. Qui ne devine la philosophie cachée là-dessous ? Notre esprit est le prisme qui décompose ou réfracte les objets. Tant que nous les verrons à travers notre instrument de vision intellectuelle, il est probable qu’ils nous apparaîtront toujours tels qu’ils nous ont apparu pour la première fois. La paire de lunettes est en nous : l’expérience les casse, l’illusion les raccommode.

Un talent sincère qui se complaît dans des données chimériques, un esprit tout moderne qui répand sur de vieilles choses un air de jeunesse, un écrivain très adroit à broder sur de légers canevas, mais que son habileté ne soutient plus qu’à demi dans ces grands sujets, et qui n’a pas eu encore la bonne fortune de se mettre tout entier dans une œuvre capitale, ainsi se présente jusqu’ici M. Sydney Grundy. Mais il n’a pas dit son dernier mot : il peut nous donner demain une vigoureuse comédie, prise en pleine réalité, un drame où frémisse la passion vivante. N’a-t-il pas tout ce qu’il faut : la grâce, le naturel, la sensibilité, l’humour, la science du théâtre et la faveur du public ?

II

Les débuts de Henry-Arthur Jones n’ont pas été moins difficiles que ceux de Sydney Grundy. On n’accepta de lui, d’abord, que des œuvres courtes et légères. La première de ses pièces dont les playgoers londoniens se souviennent fut représentée au Court Theatre et s’appelait : A clerical error. J’ai vu jouer la seconde il y a plus de vingt ans : c’était une idylle en deux petits actes intitulée : An old Master. Le jeune auteur fut obligé, lui aussi, de demander un asile aux scènes provinciales. Le monde continuait à ne pas vouloir apprendre ce nom, d’ailleurs un peu banal et qui glisse facilement de la mémoire. Lorsque le pénétrant M. Archer le comprit, en 1882, parmi ses Dramatists of today, beaucoup de gens demandaient « qui était M. Jones. »

C’est alors qu’il composa des mélodrames. Il servit sept ans chez Laban et épousa Lia, soutenu par l’espoir d’avoir un jour Rachel. Ce fut son apprentissage. Comme Sydney Grundy avait étudié son métier en adaptant nos auteurs français, Arthur Jones, apprit le sien en écrivant de gros drames populaires. C’est là, dans un genre qui donne toute licence à l’imagination, qu’il connut son propre tempérament et développa, pour en faire un meilleur usage, ses facultés poétiques ; c’est parce sentier inattendu qu’il a retrouvé la route des émotions shakspeariennes. Ses qualités et ses défauts datent de ce temps.

Le grand succès de Silver King rendit à Henry-Arthur Jones sa liberté. Je n’ai ni vu ni lu la pièce, qui n’est point imprimée : c’est, paraît-il, un « bon mélodrame. » On y voyait, avec des types de coquins qui n’avaient pas encore servi et des coups de théâtre empruntés aux circonstances de la vie moderne, de la gaîté, de l’observation, une rare franchise de touche, quelques traits vraiment touchans et, çà et là, des éclairs d’imagination et de poésie.

C’est alors que M. Jones crut pouvoir faire un pas de plus et se contenter lui-même après avoir servi les goûts du public. Il écrivit Saints and Sinners. Le petit théâtre de Margate eut la primeur de l’œuvre inédite en septembre 1884 : cette fausse première n’avait pour but que d’aguerrir les comédiens et de ta ter le public. La pièce passa de là au Vaudeville, où elle tint l’affiche jusqu’au milieu de l’année suivante, très critiquée et très applaudie. Elle est importante non seulement dans la carrière de M. Jones, mais dans l’histoire du théâtre anglais. Elle marque la reprise des hostilités actives dans cette vieille lutte entre les puritains et le drame, qui a commencé en 1580 et qui durera aussi longtemps que dureront la littérature et la civilisation anglaises. Cette lutte avait pris au XIXe siècle un caractère sourd et latent. Accablé sous le mépris des rigoristes, le théâtre n’avait pas osé rendre un seul coup. Soudain il reprenait l’offensive, il portait la guerre dans le camp ennemi. Saints and Sinners n’est que le premier d’une série de drames et de comédies où M. Jones a bravement attaqué l’hypocrisie religieuse dans ses représentans les mieux caractérisés. Pour ne pas aller à la Bastille et n’être point confondu avec les « goguenards dangereux » dont parle Boileau, Molière devait faire une distinction entre le vrai et le faux dévot. L’état des mœurs et des opinions, qui n’a pas changé depuis deux siècles autant qu’on le croit, oblige M. Jones à en faire autant, et il semble que, dans son théâtre, s’il est avec la science lorsqu’elle confond l’imposture et le charlatanisme, il place encore au-dessus de la science la foi ardente et sincère, ce qu’on pourrait appeler le bon fanatisme. Je ne puis considérer un tel système comme définitif, mais je reconnais que, étant donné la société anglaise actuelle, ce compromis entre l’esprit rétrograde et l’esprit de liberté est tout ce qu’on peut attendre du théâtre. M. Jones a lancé quelques flèches qui portent encore plus loin et qui n’ont pas été lancées au hasard. N’a-t-il pas écrit, dans la hautaine et spirituelle préface qu’il a jetée en tête du Case of rebellions Susan, que le théâtre était peut-être destiné à prendre la succession de la chaire qui s’écroule et à enseigner la morale aux moralistes professionnels ? En attendant, dès 1885, dans un article publié par la Nineteenth Century il revendiquait énergiquement pour le drame le droit de toucher à tout, même aux questions religieuses. Ailleurs, il a nettement affirmé que le théâtre est « un des organes de la vie nationale et un de ses organes essentiels… On ne se figure pas plus l’Angleterre sans théâtre que l’Angleterre sans presse et sans tribune. » Il semble dire, — et cette crânerie ne déplaît pas chez un homme de ce talent : — « Nous n’avons besoin que de liberté. Déliez-nous les mains ; donnez-nous la permission de faire des chefs-d’œuvre, et les chefs-d’œuvre ne se feront pas attendre. »

Ce que M. Jones satirisait dans Saints and Sinners, c’était le mercantilisme intimement allié au bigotisme. Ce double état d’âme s’incarne dans Hoggard et Prabble, les deux « diacres » de la congrégation dissidente de Steepleford, petite ville anglaise que vous pouvez prendre pour type de l’étroitesse provinciale et que l’on retrouve dans le Triumph of the Philistines sous le nom de Market Pewbury. Hoggard est un faiseur d’affaires, un tripoteur de bas étage et de petite ville ; Prabble, un paisible épicier. L’un est odieux, l’autre est comique ; mais, au fond, ils représentent le même esprit, à des degrés et sous des aspects différens. Hoggard a parfaitement conscience de sa coquinerie, et il n’y a de sincère en lui que l’orgueil. Il est convaincu qu’il y a une morale à part pour les habiles de sa sorte. Prabble est persuadé que le ministre ne ferait que son devoir en flétrissant du haut de la chaire le magasin coopératif qui ruine son épicerie. « Je soutiens sa chapelle : il doit soutenir mon commerce. » Même à la scène finale, au milieu des tragiques émotions du dénouement, lorsqu’il vient exprimer au ministre expulsé le repentir de sa congrégation ingrate, l’idée fixe reparaît : « Et, vous savez, M. Fletcher, je n’insiste pas pour peu que ça vous ennuie, mais si vous pouviez glisser un mot, un seul mot, dimanche, sur le magasin coopératif ! » Ainsi il n’est pas détrompé, il ne le sera jamais. Au fond, cet épicier qui adosse sa boutique à la chapelle raisonne-t-il et agit-il autrement que ceux qui faisaient jadis le trône solidaire de l’autel ? Cette politique a réussi du moins pendant un temps. « Savez-vous, mon cher Prabble, dit Hoggard à son compère, que c’est nous qui sommes la grandeur de l’Angleterre ; c’est nous qui l’avons faite ce qu’elle est ! » Ce qu’il y a de plus terrible, c’est qu’il a raison, Hoggard et Prabble représentent la démocratie puritaine, qui a autrefois accompli de grandes choses, mais qui, depuis deux siècles, n’a rien appris, sinon à gagner de l’argent. On les appelle la middle class, et cette middle class, en qui se confondent assez étrangement le pharisien et le philistin, est fort différente de notre classe moyenne ; elle inspire un véritable mépris aux intelligences supérieures et cultivées’ ; et Matthew Arnold a félicité, il y a dix ans, M. Jones de lui avoir porté, par l’admirable peinture des deux diacres, quelques-uns des plus rudes coups qu’elle eût encore reçus.

Ce que ni Arnold ni M. Jones ne se sont souciés de voir, c’est que, dans la vie ordinaire, le ministre ne peut appartenir à une autre race que ceux qui l’ont volontairement placé à leur tête. Tel troupeau, tel pasteur, et — j’oserai ajouter — tel Credo. A défaut de prudence, une considération artistique, que je comprends, aurait conduit forcément M. Jones à nous offrir un pasteur qui diffère (de son troupeau comme la suave tendresse de l’Evangile diffère de l’âpreté biblique. Ce ministre, qui se fait voler par un marchand de volailles et qui dit des choses sublimes, n’a pas été pris dans la réalité, mais dans le Vicaire de Wakefield, l’œuvre déraisonnable et délicieuse de Goldsmith. Par momens, il monte jusqu’à l’évêque Myriel, des Misérables, et ce n’est pas dans ces momens-là que je le préfère. J’avoue qu’il m’a, plus d’une fois, agacé par son aveuglement, irrité par sa mansuétude, impatienté par sa patience. Il est très humain, très viril, lorsqu’il fait devant sa congrégation assemblée le cruel aveu de la faute de sa fille et abdique les fonctions spirituelles qui étaient son gagne-pain. Il y a de la vraie grandeur dans cet abaissement et une dignité saisissante dans cette confession d’indignité. Les paroles sont à la fois rudes et délicates ; elles viennent du fond de la nature et vont droit à l’âme. Mais, lorsqu’il cache son mortel ennemi pour le soustraire a de légitimes vengeances et partage avec lui son dernier morceau de pain, je sens que c’est trop et que la pitié, comme il arrive, empiète sur la justice. Puis, quand il s’écrie : « Chrétiens, n’apprendrez-vous jamais à pardonner ? » ce mot me fait tressaillir, et je change encore une fois d’opinion. Je me dis qu’il faut quelquefois exagérer jusqu’à la folie l’esprit de sacrifice pour faire entrer un peu de bonté dans des âmes dures et implacables.

Le talent de M. Jones a accompli un nouveau progrès dans Judah (21 mai 1890). Rien ne sent plus le mélodrame, ni dans les situations ni dans les caractères. La noblesse, la nécessité de la confession spontanée, qui inspire la plus belle scène de Saints and Sinners, est reprise dans Judah avec une grande puissance et devient le principal ressort dramatique. Une jeune fille appelée Washti Dethic a été dressée par son père au rôle de thaumaturge. L’extrême misère, l’extrême jeunesse, la pression morale portée peut-être jusqu’à la terreur, elle a bien des excuses pour avoir embrassé cet affreux métier. Maintenant son intérêt, son orgueil, l’enthousiasme de ses stupides adeptes la condamnent à continuer une imposture dont elle a horreur. Nous la plaignons, et nous savons gré à l’auteur d’avoir détourné tout notre mépris sur le misérable Dethic. Nous ne trouvons pas mauvais qu’une enfant exaltée et nerveuse croie sentir les effets de l’influence miraculeuse. Lorsque Washti est soumise à un jeûne de trois semaines, et que, par la vigilance impitoyable de ses gardiens, ce jeûne menace de devenir trop réel, l’héroïsme de la jeune fille nous touche malgré nous, comme s’il était dépensé pour une meilleure cause. Nous formons le souhait absurde que son père réussisse à lui faire passer quelque nourriture, nous sommes pour le miracle contre la science, pour le charlatanisme contre la vérité ; ce qui est un comble. Ou plutôt nous nous intéressons à une pauvre créature humaine en péril, et, sans réfléchir, nous voudrions qu’elle échappât. Que serait-ce si nous étions passionnément amoureux de cette femme ! Or c’est le cas de Judah Llewellyn.

Ces deux noms ont leur importance : l’auteur nous fait remarquer la double origine juive et celtique de son héros. Ce dualisme atavique explique sans doute le côté fanatique et le côté impulsif de cette nature, la prédominance de l’instinct religieux en lutte avec les ardeurs passionnées de l’imagination. Judah est doué d’une éloquence brûlante, dont il nous donne le secret par ce simple mot : « Je croisée que je dis. » Cette foi, qui transporte les incultes, inspire le respect aux hommes du monde et aux hommes de science. On l’écoute, sans sourire, parler des voix qui l’ont appelé la nuit : pour quelques-uns il n’est pas vrai que les voix aient parlé, mais il est vrai pour tous qu’il les a entendues. Aussi son église est-elle trop petite pour contenir les multitudes qui viennent se nourrir ou plutôt s’enivrer de sa parole.

Cet homme va traverser devant nous plusieurs états successifs. D’abord il aime Washti d’un amour humble, extatique, où il semble que l’enthousiasme religieux ait plus de part que la passion humaine. À ses yeux, c’est un être supérieur, privilégié, choisi de Dieu. Il n’ose l’effleurer d’une pensée charnelle : c’est assez pour lui de baiser le bas de sa robe. Le hasard fait de lui, certaine nuit, le témoin involontaire des efforts désespérés que lente le père de Washti pour ravitailler la prisonnière. Brusquement, sans transition, sous l’empire de la nécessité qui ne lui laisse pas le temps de délibérer, il devient son complice ; il la sauve par un mensonge, et ce mensonge a d’autant plus de poids que personne n’a jamais mis en doute sa véracité. Un auteur vulgaire n’aurait pas manqué de montrer Judah se redressant alors de toute sa hauteur et maudissant celle qu’il a protégée : « Allez, je ne vous connais plus, etc. » Après quoi, il se serait enfui dans la solitude, où il eût été torturé par l’évocation du bonheur perdu. M. Jones a voulu exactement le contraire. Le premier mouvement de Judah est un élan de joie tout humaine. Washti n’est ni un ange, ni une sainte, mais une femme, une créature fragile comme lui et qu’il peut aimer sans sacrilège. C’est plus tard que les remords s’élèvent dans son âme et que cette terrible conscience, orageuse comme la passion, réclame ses droits.

En apparence, ils sont triomphans ; ils vont être unis. La fille de lord Asgarby est guérie parce qu’elle se croit guérie : le monde rend hommage à la puissance miraculeuse de Washti comme à la vertu et à l’éloquence de son fiancé. Que leur manque-t-il ? La paix intérieure, le respect d’eux-mêmes. Dans quels termes poignans Judah raconte à Washti son agonie intime ! Avec quelle imagination de poète ou de damné il donne une forme et une voix à toutes les terreurs de l’âme puritaine, à ces terreurs qui, pour une bagatelle, une ombre de péché, déchiraient Bunyan, couchaient Cromwell, blême et haletant, sur le plancher de sa chambre ! Pourtant l’amour n’est pas sorti de son cœur : mieux vaut encore l’enfer avec elle que le paradis sans elle ! De son côté, le champion de la science, le docteur Jopp, a procédé à une enquête. Il est prêt à confondre Dethic et sa fille, et Judah pourrait séparer son sort de celui de Washti : il ne le fera point. Puis quand Jopp, sur la prière de son vieil ami lord Asgarby, a consenti à épargner Washti, Judah pourrait encore garder le silence et accepter, avec sa femme, les bienfaits dont on persiste à l’accabler. Mais non, il faut qu’il parle, qu’il s’accuse. L’aveu sort avec la violence explosive des forces longtemps comprimées, avec une étrange ivresse d’humiliation et de repentir, impétueux, vibrant, presque triomphal comme une fanfare. A travers l’affreuse, mais passagère épreuve, les deux coupables aperçoivent les divins horizons du paradis retrouvé.


Écoutez-moi ! écoutez-moi tous ! J’ai menti, j’ai menti ! Reprenez mon faux serment, et que la vérité revienne sur mes lèvres ! Que mon cœur retrouve la paix et mes paupières le sommeil ! Vous me connaissez tous maintenant pour ce que je suis : que tous ceux qui m’ont honoré et suivi me connaissent comme vous ! qu’on ne cache rien ! que la vérité soit proclamée à sonde trompette par toute la ville ! (A lord Asgarby : ) Reprenez vos bienfaits : nous n’accepterons rien de votre main, rien, rien ! (Il se tourne vers Washti : ) C’est fait ! (Il lui prend la main : ) Maintenant notre chemin s’ouvre droit devant nous et nous pouvons y marcher sans crainte toute notre vie.


C’est l’orgueil de la pénitence, et ce sentiment n’a jamais trouvé un plus lier accent. Déjà, dans Saints and Sinners, le vieux Fletcher, en apprenant la honte de sa fille, s’écriait : « Comment pourrai-je relever la tête, à présent ? » Relever la tête, voilà le premier besoin de l’Anglais ! Et, lorsque Letty Fletcher avait, à force d’héroïsme et de dévouement, effacé sa faute, elle ne disait point : « J’ai expié », mais : « J’ai vaincu ! » Par de tels mois, je connais que la psychologie artificielle du théâtre va céder la place à une psychologie vraie. Jusqu’ici presque tout ce qui s’est écrit en Angleterre semblait avoir pour but non pas de nous montrer, mais de nous cacher l’âme anglaise. Une nouvelle génération d’écrivains a paru qui la peindra telle qu’elle est et fera sa confession avec la farouche sincérité de Judah.

The Crusaders (2 novembre 1891) est une pièce d’un genre tout différent. Ce n’est pas le développement d’un caractère aux prises avec une situation : c’est la peinture satirique d’une coterie, d’un groupe, d’un mouvement social. Ces sortes de pièces n’ont qu’un premier acte, une exposition, qui est un brillant défilé de caractères. L’action des Crusaders n’est qu’un imbroglio rattaché un peu artificiellement à la donnée satirique et morale : il roule sur une fenêtre ouverte et une porte fermée dont le jeu contraire et simultané risque de mettre en péril la réputation d’une jeune veuve. Par malheur, nous ne prenons pas le plus faible intérêt à cette jeune veuve ni aux deux hommes qui l’aiment : l’un n’est rien ; l’autre est une pâle réédition de Judah.

Mais ce qui n’est que l’accessoire pour les spectateurs ordinaires constitue pour le critique, pour l’historien du théâtre et des mœurs, la partie capitale de la pièce. Lorsqu’on voudra peindre la société anglaise dans les dernières années du XIXe siècle, on viendra puiser dans ce curieux premier acte ; on y trouvera les élémens confus qui s’agitent et se mêlent, sans se confondre, dans le vague mouvement social de ce temps : l’enthousiasme sans but précis, le dévouement sans objet défini, une croisade qui ne sait ce qu’elle veut ni où elle va et dont pas un seul pèlerin n’arrivera au terme. Il s’agit de la « Réforme de Londres » : un programme qui n’en est pas un à force d’être vaste et complexe. Dans cette association entrent les jolies femmes qui jouent à la charité et « lavent les pieds des pauvres avec des gants de chevreau ; » les jeunes désœuvrés, pour qui la réforme de Londres est une occasion de flirter comme la comédie de société, les tableaux vivans et les garden parties ; les intrigantes qui exploitent la circonstance pour se créer des relations avec « cette bonne duchesse de Launceston » et qui se hissent ainsi dans le monde d’échelon en échelon. L’une d’elles, Mrs Campion Blake, invite un vieil homme d’Etat à dîner avec une sorte d’apôtre qu’elle définit « un mélange de l’imbécile, de l’ange et du poète, et d’une sincérité épouvantable !… très drôle, d’ailleurs, si on le prend à petites doses. » Après le dîner, une gymnaste américaine fera des exercices dans le salon : « Oh ! ce n’est pas du tout indécent… une fois qu’on s’est remis du premier choc. » Soyez sûrs que le ministre se rendra à l’invitation. Il consent à « réformer Londres », pourvu qu’on ne lui demande pas de rien changer à sa propre vie. Il avoue ne pas posséder d’idéal. « — Pas d’idéal ! répète le chœur en gémissant. — Mon Dieu ! non : je suis entré dans la Chambre des communes à 22 ans. » De qui se moque M. Jones ? De l’idéalisme ou du Parlement ! Des deux, je pense. Pourquoi n’y aurait-il pas une ironie double pour les gens d’esprit, comme il y a un galimatias double pour les sots ?

Dans ce mouvement, il y a des convaincus. C’est d’abord le naïf et croyant Ingarfield, traînant à sa suite Una, l’apôtre en jupon des prisons et des mauvais lieux, la jeune vierge qui ne se plaît qu’à évangéliser les gredins et les prostituées. « Les gredins ! mais je les adore ! » Ce sont ses agneaux, ses meilleurs amis, ses petits enfans… « Il me semble, remarque lord Burnham, entendant parler de solidarité, de fraternité, d’amour universel, qu’on a déjà dit quelque chose de cela… — Oui, interrompt Ingarfield, c’était en Judée, il y a deux mille ans. » Mais le type le plus vivant est celui de Palsam. Ce personnage est absolument répulsif. C’est le policier volontaire, le détective par vocation, l’incarnation de l’esprit de délation qui sévit si cruellement dans certaines zones de la société anglaise. Basile, auprès de lui, est un bon garçon, un aimable compagnon. Il emploie des moyens si bas qu’un agent des mœurs rougirait, chez nous, d’y recourir contre une habituée de Saint-Lazare, et c’est contre une femme du monde qu’il les met en usage !

Il est tellement insensible à l’honneur que la menace d’un soufflet ne lui fait même pas cligner la paupière. Comment le tolère-t-on ? comment le reçoit-on ? En France on le jetterait dehors, ’sans s’inquiéter de ses calomnies, qui ne seraient accueillies que dans les feuilles du plus bas étage. Ou plutôt, un Palsam véritable et complet, un Palsam sans défauts serait, chez nous, introuvable. En Angleterre il est une réalité et une puissance. Est-il aussi vil qu’il le paraît et que nous sommes portés d’abord à le croire ? Non. Sa conduite semble abjecte ; mais considérez, je vous prie, deux choses : la première, c’est qu’il agit sans intérêt personnel ; la seconde, qu’il se prive lui-même de toutes les équivoques douceurs de la vie dont il veut priver les autres. Accordez-lui le bénéfice de cette double observation, et peu à peu l’homme vous apparaîtra sous un nouveau jour. L’ascète réhabilitera l’espion ; vous serez obligé d’apercevoir une sorte d’héroïsme dans sa lâcheté et d’admirer, en la haïssant, son horrible vertu, qui est peut-être une des manières de faire du bien aux hommes.

Probablement M. Jones ne désirait-il pas, avec son Palsam, nous suggérer tant de réflexions ; mais, qu’il le veuille ou non, il les suggère, et c’est un mérite qu’il doit garder malgré lui. C’est, du reste, le caractère de cette satire très franche, très mâle, très généreuse, qu’elle ne bafoue jamais un adversaire sans laisser entrevoir le motif qui justifie, le trait qui rachète, et sans dévoiler ainsi l’homme tout entier.

M. Jones s’est moqué de ceux qui essaient de réformer Londres, et il les a montrés aboutissant à un piteux échec. Mais il n’a pas prétendu, assurément, que Londres soit bien comme il est et que l’assainissement moral de la grande cité ait cessé d’être un des noirs problèmes qui sollicitent et déroutent la bonne volonté des honnêtes gens. Lui aussi il a indiqué une solution, et c’est la solution vraie : « Pour réformer Londres, il faut d’abord que chacun de nous se réforme lui-même. » Telle est la conclusion de la pièce ; et ce sermon-là vaut mieux que bien d’autres.

A travers les succès et les défaites, la popularité de M. Joncs a encore grandi depuis quatre ans. The Tempter, il est vrai, a fort effarouché le public. Malgré les splendeurs intelligentes de la mise en scène et les ressources admirables de son talent, M. Tree, qui avait pour la pièce un goût très vif et n’était pas, dit-on, étranger à son enfantement, n’a pu faire partager aux spectateurs sa manière de voir. M. Jones, dans le Triumph of the Philistines, a repris sa campagne contre le puritanisme, mais d’une façon moins large et moins vigoureuse que dans ses œuvres précédentes. Le héros et l’héroïne de la comédie n’étaient que des ombres sans consistance, sans relief, et le public n’eût su à quoi se prendre si la pièce n’avait été inopinément ravivée par un personnage épisodique, celui d’une petite drôlesse française, joué en perfection par miss Juliette Nesville. L’esquisse est brillante et, par momens, profonde. C’est la première fois, si je ne me trompe, qu’un auteur dramatique anglais, introduisant une Française dans son œuvre, met en scène autre chose que des travers extérieurs, des grimaces, des fautes de langue, et qu’il pénètre jusqu’à l’âme, ou du moins jusqu’à cet habitus animi qui différencie les nations.

The Case of rebellious Susan est une comédie fort spirituelle. Je n’en connais pas dont le début soit plus vif. Dans sa dédicace ironique à « Mrs Grundy », personnification proverbiale du cant des classes moyennes, M. Jones prie la bonne dame de découvrir une morale à sa pièce : « Il doit y en avoir une, chère madame, il doit même y en avoir plusieurs. Il ne s’agit que de chercher. » Je ne sais quel sera le résultat des recherches de Mrs Grundy. J’ai cherché de mon côté, mais dans un esprit différent, et je n’ai rien découvert, si ce n’est que Susan c’est Francillon, avec des variantes qui transforment le caractère et la situation. L’idée de se venger d’un mari infidèle en pratiquant le talion à son égard devait naître d’abord chez une femme anglaise, parce que l’Anglaise a dans le cœur beaucoup plus d’orgueil que d’amour. La douleur de Susan est une douleur sèche. Elle est rageuse, railleuse, vindicative ; elle mène sa petite affaire avec beaucoup de sang-froid et sans une larme. Jusqu’où pousse-t-elle sa vengeance ? A-t-elle été coupable ou seulement imprudente ? On n’en sait rien, et, faute de cette donnée, ni Mrs Grundy ni moi ne pourrons résoudre le problème qu’on nous pose. Le mari l’a trompée, l’amant l’oublie, et ce second crime est pire que le premier. Elle revient donc, mais sans enthousiasme, au foyer conjugal. « Oh ! s’écrie l’époux repentant, comme je vais vous aimer ! — Oui, aimez-moi : j’ai besoin qu’on m’aime ! » Mais, à voir les regards affamés qu’il jette sur elle en lui arrachant sa sortie de bal, je crains que nous n’assistions au commencement d’un nouveau malentendu. L’amour qu’on offre à Susan et l’amour qu’elle accepte, qu’elle veut, ne sont pas le même amour. Quiproquo gros de menaces pour l’avenir. C’est le juge de la Cour du Divorce, j’en ai peur, qui prononcera, en dernier ressort, la moralité de l’aventure.

Bien différente est l’héroïne des Masqueraders qui, sous les traits de Mrs Patrick Campbell, a fasciné Londres pendant toute la saison de 1894. Dulcie Larondie est d’abord coquette, ambitieuse, étourdie, avide de jouir et de briller ; mère, elle adore son enfant ; puis l’amour l’entraîne ; puis le devoir la réclame et la ressaisit. Elle est le jouet de ses propres émotions et des passions qu’elle soulève autour d’elle. Elle obéit à toutes les voix qui l’appellent ; elle s’abandonne avec une passivité gracieuse et triste à ces courans inconnus, à ces mystérieuses fatalités du dedans et du dehors qui brisent sa force et oppriment sa volonté.

M. Jones avait dit adieu au mélodrame pour écrire Judah ; il y est revenu dans les Masqueraders, non par épuisement ou par méprise, mais par un revirement d’esprit et un changement de système. Un mari qui joue sa femme à l’écarté, ce ne peut être que du mélodrame, à moins que ce ne soit le plus bas degré de la farce : témoin la Chambre à deux lits. Qu’importe à l’auteur des Masqueraders si les événemens sont invraisemblables et les situations artificielles ! Il n’en a cure, et le public qui l’applaudit ne s’en soucie pas davantage. Ne parlez pas à M. Jones d’une pièce « bien faite » : il semble avoir reconnu que l’architecture du drame compte pour peu de chose et que la science des Scribe et des Sardou est une duperie. Ne lui parlez pas de « réalité » ni de « logique » : il se défend d’être réaliste comme d’une tare et se moque des gens qui viennent au théâtre pour voir « des silhouettes de réverbères et des maisons de toile peinte, alors qu’ils pourraient, sans rien payer, contempler, fort à l’aise, de vrais réverbères qui ont quatre côtés et de bonnes maisons de briques bâties sur fondations. » La réalité n’est qu’un vaste champ d’études préparatoires et un magasin de matériaux. Quant à la logique, elle peut rester chez elle avec les professeurs qui l’enseignent et qui s’en font de bonnes rentes : c’est à eux seuls qu’elle est utile. Pourquoi le drame serait-il logique puisque la vie ne l’est pas ? Un drame doit renfermer quatre élémens principaux, parmi lesquels ne figurent ni la logique, ni la réalité. Ces élémens sont la Beauté, le Mystère, la Passion et l’Imagination. « Le théâtre, — c’est l’absolue conviction de M. Jones, — retourne, en ce moment vers le côté mystérieux et imaginatif de la nature humaine. »

Que si la critique serre de trop près l’auteur des Masqueraders, il se couvre, non sans raison, du grand nom qui vaut dix mille argumens. En effet, il faut le répéter encore, les drames de Shakspeare, sauf quatre ou cinq, sont des mélodrames traversés et vivifiés par des torrens de poésie, illuminés par des éclairs de pensée et, çà et là, adoucis, égayés, humanisés par un coin dévie réelle, saisie au passage.

Aux leçons de Shakspeare M. Jones a joint celles d’Ibsen. Ce sont de grands maîtres, mais il est un âge du talent où nul ne peut plus avoir de maître que soi-même. Je ne sais si les théories développées récemment par M. Jones le conduiront à des œuvres qui fassent oublier Judah et The Crusaders. Mais, à coup sûr, il traverse une crise, et je ne puis m’empêcher de remarquer que la bâtisse de ses dernières pièces est ruineuse, que la signification en est peu claire et laisse du malaise dans l’esprit. Qu’il sorte ou non de ce nuage, il a déjà joué un grand rôle dans la résurrection du théâtre, et il est le plus Anglais des auteurs dramatiques vivans, celui qui exprime le plus sincèrement et le plus brillamment l’âme de sa génération et de sa race.


III

Cependant c’est à Arthur Pinero qu’il a été donné d’écrire l’œuvre la plus humaine du théâtre anglais contemporain, celle qui approche le plus de la perfection.

Je n’ai jamais aperçu M. Pinero, mais j’ai vu deux portraits de lui qui m’ont frappé. Dans l’un je crois remarquer la bonhomie rêveuse d’un solitaire qui regarde le monde à distance ; l’autre sent davantage l’homme de salon : le regard est plus vif, le sourire plus malicieux et moins rassurant. Lequel de ces portraits a raison ? Pourquoi n’auraient-ils pas raison tous les deux ? Il y a des aspects dans l’œuvre de M. Pinero qui répondent à ces états différens d’une âme identique. Les deux physionomies que j’ai à concilier ont un trait commun : elles me montrent l’une et l’autre l’homme qui observe et réfléchit. En effet, il a fallu beaucoup regarder au dedans et autour de soi pour aller, comme l’a fait M. Pinero, des œuvres informes de sa jeunesse, ou même du Squire et de Lords and Commons à la Second Mrs Tanqueray. Sa vie d’écrivain n’a été qu’une longue ascension retardée par beaucoup d’incidens et d’accidens, mais où l’horizon de l’art s’est élargi à chaque étape. Aujourd’hui il est dans les hautes régions, il touche à la cime.

Tout jeune, il avait senti sa vocation et écrit une pièce, mais il ne savait rien du théâtre. Il l’apprit, comme autrefois les Dion Boucicault, les Byron, les Robertson, en jouant les pièces des autres. Il tint honorablement sa place sur la scène d’Edimbourg, puis vint à Londres où il fut successivement attaché à la troupe d’Irving et à celle des Bancroft. Après avoir fait jouer de petits actes il s’essaya dans les genres alors en vogue, c’est-à-dire dans la farce, dans le mélodrame et dans la comédie sentimentale. Il adapta aussi quelques pièces françaises, et c’est alors qu’il s’avisa de ce qui manquait à ses premiers maîtres, à Robertson et à ses émules. Une pièce est un corps vivant. Sous ta chair on doit trouver les organes et les muscles, un squelette articulé. C’est cette armature osseuse que M. Pinero voulait donner à ses ouvrages dramatiques, et son ambition n’allait peut-être pas plus loin que d’étayer Robertson sur Scribe. Ce qui lui appartenait en propre et ce qu’on remarquait déjà chez lui, c’était un dialogue vif et naturel, spontané, absolument dégagé de ces jeux et de ces pointes qui, jusque-là, avaient été tout l’esprit du théâtre. Ce dialogue était le vrai langage de l’action ; mais c’est précisément l’action qui était faible dans les premiers ouvrages de M. Pinero. Le Squire était une invraisemblable histoire de bigamie que dénouait le hasard d’une mort inattendue. La pièce plaisait par la peinture de la vie rurale idéalisée. On y sentait la brise des bois, l’odeur des foins. Encore l’auteur avait-il emprunté ce cadre rustique à un joli roman de Hardy : Far from the madding crowd. Lord and Commons, inspiré par un drame suédois, en exagère la romanesque étrangeté. Un grand seigneur vient d’épouser une jeune fille de naissance illégitime. En découvrant ce fait, il la chasse ignominieusement de sa maison. Après quelques années, elle revient auprès de lui sans se faire reconnaître, ce qui eût semblé fort naturel et fort piquant à nos grands-pères. La femme chassée a un double but : se faire aimer de cet homme sous une forme nouvelle et éveiller ses remords au sujet de l’autre, de façon à le torturer par l’opposition des deux sentimens. Finalement, elle l’envoie, le cœur brisé, à un rendez-vous où il doit retrouver sa victime d’autrefois et obtenir son pardon… Lorsque M. Pinero se plaisait à écrire un tel dénouement qui eût deviné le futur auteur de Mrs Tanqueray ?

Mais, à ce moment même, il avait découvert une autre veine qu’il a exploitée pendant plusieurs années avec un succès croissant. C’est un genre mixte qui participe de la farce par l’intrigue et de la comédie de mœurs par les sentimens et le dialogue. Cela se tient, en somme, dans les mêmes régions dramatiques que Divorçons, tantôt plus haut et tantôt plus bas : on dirait des caractères de Dumas et d’Augier, tombés par aventure dans un scénario de Labiche. Le Magistrate est une pièce toute française. Un juge de paix de Londres qui se trouve amené à se cacher sous une table dans un restaurant équivoque, à une heure prohibée, et qui s’y rencontre, sans distinguer ses traits, avec sa propre femme, puis qui, à l’acte suivant, échappé par miracle à cette terrible position, se voit sur le point d’avoir à juger cette coupable épouse, qui, bien entendu, n’est coupable que d’apparence, tout cela n’est pas de la vie anglaise ni même de l’humour anglais. Dans Dandy Dick et dans le Hobby-horse, je trouve, avec des incidens fantastiques, de fines et curieuses échappées sur la vie de province, la société ecclésiastique, le monde des courses et ceux qui y vivent, y compris un type assez étrange de centauresse, de femme-jockey que M. Pineron a certainement pas emprunté à notre répertoire. Il y a vraiment beaucoup de traits brillans, d’ingénieuse invention, de réelle gaîté et aussi d’heureuse prestesse à conduire l’intrigue dans The Times et dans le Cabinet Minister. J’ai relu plusieurs fois ces deux pièces, et je les trouve amusantes dans leur exagération voulue. Mais quand j’y regarde de tout près, je me demande si la phase de l’évolution sociale que nous traversons est bien celle que raille l’auteur et si ses caricatures ne sont pas en retard d’une ou deux générations. Et il en est toujours ainsi. En matière de satire, c’est le journal qui fraye la route ; le roman y passe après lui ; le théâtre ne vient qu’à une longue distance. Les mœurs qu’il décrit ont souvent cessé d’exister ; les types qu’il présente ont déjà disparu ou se sont modifiés. Nous rions d’Egerton Bompas, le marchand de nouveautés, qui veut marier sa fille à un pair d’Angleterre et de Joseph Lebanon, le courtier véreux qui, par l’intermédiaire de sa sœur, la modiste femme du monde, rêve d’être invité à une shooting party dans un château des Highlands. Mais nous savons bien qu’aujourd’hui les termes de la question sont renversés. Ce sont les pairs d’Angleterre qui recherchent l’alliance de Bompas et, au lieu de trembler devant eux au Parlement, il leur impose son programme politique et social, lequel consiste à détourner sur la Terre, qui n’en peut mais, l’orage formé contre le Capital. M. Joseph Lebanon n’accepte pas d’invitations : il en fait. C’est lui qui donne à chasser aux plus nobles fusils du royaume ; il prête sa maison aux « danses » de l’aristocratie, et, s’il n’y paraît pas, c’est par dédain. Si on le distingue de ses nouveaux camarades, c’est au soin avec lequel il aspire ses h, à la pureté de ses principes en matière d’étiquette, de toilette, de cheval et de mangeaille. Et puis, s’il faisait des solécismes, on les trouverait charmans. La seule incorrection qu’on ne lui pardonnerait pas, ce serait la faillite, — et il n’a garde !

J’ai donc peur que les comédies de M. Pinero, quoique très agréables, ne fussent déjà un peu vieilles quand elles sont venues au monde. Elles ont beau être vêtues à la dernière mode : elles laissent deviner leur âge, surtout si on les compare à ce premier acte des Crusaders, où la satire est si vivante et si moderne ! M. Pinero n’avait pas renoncé au drame, et tous les amis du théâtre, voyant ses progrès dans la comédie légère, l’attendaient sur ce terrain où il n’avait encore obtenu que des demi-succès. Le 24 avril 1889, le Garrick ouvrit ses portes avec un drame de lui, The Profligate. Ou attendait merveilles du nouveau théâtre que John Hare avait fait construire pour lui et sa troupe. Comme autrefois l’ouverture du Prince of Wales, il fallait que cette première soirée du Garrick fût une date dans l’histoire théâtrale. La critique, vieille et nouvelle, fut enthousiasmée. « Enfin, s’écriait M. Archer, nous tenons une vraie pièce : une pièce qui a des défauts avec un troisième acte qui n’en a pas ! » Il y a, malheureusement, beaucoup à rabattre de ces exclamations triomphales de la première heure. Le Profligate est un mélodrame traité avec délicatesse et distinction, mais c’est incontestablement un mélodrame dans tous ses aspects et dans toutes ses parties, y compris le fameux troisième acte ; c’est un des plus chimériques, un des plus romanesques qui aient été écrits en Angleterre depuis quinze ans.

Qui reconnaîtrai-je pour un caractère anglais ou un type humain ? Sera-ce Hugh Murray, le légiste sentimental qui s’éprend à première vue d’une pensionnaire et enterre cette belle passion au fond de son cœur pour l’en exhumer au plus mauvais moment ? Est-ce Janet, l’ingénue qui s’est donnée sans amour à un séducteur quadragénaire, et qui, pendant le reste de la pièce, ne cesse d’accomplir des actes de délicatesse, de renoncement, d’abnégation, de véritables tours de force morale ? Est-ce l’héroïne du drame, Leslie, une écolière qui s’écrie étourdiment, un quart d’heure avant son mariage : « Je voudrais bien savoir si le monde sera de la même couleur quand je serai la femme de Dunstan Renshaw », et qui, après un mois de tête-à-tête avec son mari, dans une villa près de Florence où l’on voit une fresque de Michel-Ange, sait la vie mieux que nous ne la savons ? J’entends l’explication : il a suffi d’un moment pour changer celle-ci, pour instruire celle-là. C’est justement dans cette explication que gît le mélodrame. En psychologie sérieuse, il est difficile de croire aux « momens », aux révélations soudaines, aux crises d’une seconde qui transforment le caractère, annulent la nature et l’éducation.

Que dire du profligate lui-même ? C’est le libertin traditionnel d’innombrables romans anglais publiés depuis cent cinquante ans, et il n’est pas inconnu de notre ancien boulevard du Crime. On le voit froidement, et délibérément cynique, jusqu’au moment où l’amour le touche de sa baguette. C’est là une conception de petite fille. Mais, nous inclinons plutôt à considérer don Juan comme une dupe que les femmes exploitent de la puberté à l’extrême décrépitude, et qui n’en a jamais pour son argent. Nous nous figurons le vice meilleur enfant au début et moins aisé à convertir quand il est endurci. Nous n’admettons pas volontiers que trente jours de félicité conjugale suffisent pour créer une conscience qui n’existait pas ou pour éveiller une conscience qui a dormi pendant quarante ans. Si la moralité est innée, elle a dû se manifester plus tôt ; si elle est acquise, il lui faut, pour atteindre à ce degré de précision et de sensibilité, plus de temps que la durée commune d’une lune de miel.

La situation qui a transporté la critique anglaise est celle-ci : La femme du séducteur a, sans le savoir, recueilli chez elle la victime ; elle veut l’aider à confondre celui qui l’a trahie, et son cœur se brise quand elle voit sur qui tombe le châtiment. Je reconnais que l’approche de cette découverte, conduite avec beaucoup d’habileté et de puissance, cause une véritable angoisse au spectateur, et que la scène suivante entre le mari et la femme maintient l’émotion à la même hauteur. Mais par combien de coïncidences invraisemblables a-t-il fallu acheter ce précieux moment ? Le hasard a dû conduire Janet à la gare de Paddington en même temps que Leslie et son frère ; le hasard a dû donner cette même Janet pour demoiselle de compagnie à miss Stonehay, l’amie de pension de Leslie ; il a dirigé le voyage des Stonehay précisément vers la villa des Renshaw ; il a ménagé l’indisposition de Janet et le départ de Dunstan, pour que les deux femmes puissent s’intéresser et s’attacher l’une à l’autre. Il a voulu que Janet aperçût Dunstan en compagnie de lord Dan-gars afin que la confusion fût possible entre ces deux hommes, et que ce lord Dangars, l’ami de Dunstan, fût fiancé à Irène Stonehay, qui est l’amie de Leslie. Et malgré toutes ces complaisances du hasard, le bonheur des Renshaw pourrait être sauvé, et ils passeraient sans s’en douter à côté de ce danger terrible, et la fameuse scène ne viendrait jamais si on permettait à Janet de partir comme elle le désire, et comme le bon sens et la pudeur lui en font une loi. Qui l’oblige à rester ? Qui lui conseille cet esclandre ? C’est Leslie, et je ne peux pas m’empêcher de trouver l’idée fort grossière pour une personne aussi délicate. Ce conseil est appuyé des raisons les moins solides, les plus déraisonnables du monde. On trouverait vingt réponses décisives aux pitoyables argumens de la jeune femme ; mais il faut bien que Janet soit convaincue : sans quoi où serait la péripétie de cet « acte sans défauts ? » Ce qui m’étonne plus encore, ce sont les maladresses inutiles dont l’auteur a surchargé sa pièce. A quoi bon ce solicitor vertueux qui nous ennuie et qui se donne des airs importans dans la pièce sans influer en rien sur la marche de l'action ? Lorsqu’un dernier hasard a mis Leslie au courant de son ridicule amour, qu’a-t-elle besoin de faire voir qu’elle l’a entendu ? Elle ne trouve à lui dire que deux mots : « Bonne nuit ! » Et il lui répond à son tour : « Bonne nuit ! » Cette scène en quatre paroles ne peut être que sublime ou grotesque : j’incline vers la seconde hypothèse.

Si j’avais assisté à l’une des premières représentations du Profligate, j’aurais cru voir un talent fourvoyé, tournant le dos au but qu'il faut atteindre, cherchant au-delà des confins du réel je ne sais quel larmoyant idéal. Je me serais trompé. M. Pinero est un esprit réfléchi, que ses erreurs instruisent, que ses succès n'aveuglent pas. Alors que l’écho des applaudissemens qui avaient salué le Profligate à Londres, en province et à l’étranger n’était pas encore éteint, M. Pinero préparait un autre drame, conçu d’une façon différente et même opposée ; un drame en demi-teintes, avec des touches réalistes ; une sorte de roman dialogué. C'était Lady Bountiful (7 mars 1891). Cette pièce ne met en jeu aucune vérité d'ordre général, aucun grand intérêt humain. Elle est fort inégale, tour à tour très irritante et très touchante, parce que, des deux femmes qui la remplissent, le malheur veut que l’une ait la sympathie de l'auteur et l’autre la sympathie du public. Mais Lady Bountiful annonçait, du moins, que l’auteur avait remis le pied sur le terrain de l’observation psychologique.

C'est le 27 mai 1893 que The second Mrs Tanqueray a été représenté pour la première fois au Saint-James. Il faut dire, à l’honneur du public anglais, que le succès fut immédiat, universel et durable. Le critique que j’ai déjà cité tant de fois écrivit dans un élan de joie : « Voilà une pièce que Dumas ne rougirait pas de signer ! » Personne n’a qualité pour parler au nom du plus grand de nos écrivains de théâtre ; mais, ces jours derniers, comme je relisais Mrs Tanqueray, je me disais que, si le caractère le plus éminent d’Alexandre Dumas est de condenser, en mots comiques ou en mots éblouissans, la critique du cœur humain, ce don rare se trouve à un degré presque égal dans le chef-d'œuvre d'Arthur Pinero. « Les lacunes, les imperfections de Mrs Tanqueray, dit encore M. Archer, sont les imperfections, les lacunes du théâtre. » J’irai plus loin, et je dirai qu'une pièce comme celle-là ajoute au domaine scénique. On y rencontrera des détails très menus, auxquels un jeu serré et intelligent donne le relief suffisant, et que, jusqu’ici, on aurait cru trop petits pour être perçus à la scène, des nuances que le théâtre croyait réservées au roman. The second Mrs Tanqueray est, comme Lady Bountiful, un roman joué, mais un roman bien fait. Ses quatre actes en sont les quatre chapitres décisifs, et il est essentiel de remarquer que les deux premiers de ces chapitres sont de pure analyse ; mais l’émotion s’y introduit par une progression insensible, et on glisse de la psychologie dans le drame sans s’apercevoir du passage.

Ce n’est pas le vieux, l’éternel sujet de la courtisane amoureuse, mais celui de la femme entretenue qui est élevée à la dignité de femme mariée. Une des habiletés de M. Pinero est d’avoir mis en quelque sorte la passion hors de cause. Évidemment Aubrey Tanqueray est très sensible à l’attrait physique de Paula. Qui n’éprouverait la même impression auprès de cette charmante femme ? Mais il s’y mêle un autre sentiment : « Je ne suis, dit-il à son ami Cayley, ni un satyre ni un stoïcien. J’ai pour Mrs Jarman une affection raisonnable. Jusqu’ici elle n’a pas encore rencontré un homme qui ait été bon pour elle : moi, je serai bon pour elle, voilà tout ! » Est-il absolument sincère ? Son affection est-elle aussi « raisonnable » qu’il lui plaît de l’affirmer ? Cayley conserve son idée là-dessus, et nous aussi. On a accusé M. Pinero de ne pas nous avoir appris pour quelle part entre dans le mariage de Tanqueray la philanthropie, la manie rédemptrice, et pour quelle part l’envie d’avoir une très jolie femme à soi tout seul. Mais, après tout, l’auteur nous devait-il la psychologie de Tanqueray ? N’y avait-il pas, de sa part, une preuve de goût esthétique à reculer le mari jusqu’au second plan, à le laisser dans la demi-teinte pour ne pas nuire à l’effet de la figure principale ? Ainsi l’a compris l’excellent acteur Alexander qui semblait s’effacer devant sa camarade, bien qu’il soit fort capable de remplir la scène à lui seul, comme il l’a prouvé dans les Masquerraders et dans bien d’autres pièces. Notez ce fait : Aubrey Tanqueray, qui est riche et assez jeune pour se donner une maîtresse sans ridicule, pouvait devenir l’amant de Mrs Jarman. S’il a voulu en faire sa femme, c’est, d’abord, pour lui faire plaisir, mais c’est aussi pour satisfaire à un instinct de dévouement et de vertu que je crois authentique. Il est né pour croire aux femmes, non pour être trompé par elles, mais pour se tromper sur elles : ce qui est différent et peut être pire. Il a commencé par une nonne et finit par une courtisane. La loi de l’oscillation morale veut qu’il aille de l’iceberg (c’est ainsi qu’on nous définit la première Mrs Tanqueray) jusqu’au volcan. Comme tous les faibles, il aime à jouer l’homme fort. Avec le bras de Paula passé sous le sien, il est prêt à regarder le monde en face ; mais lorsque, la veille de son mariage, elle vient le voir à onze heures du soir, son premier mot est : « Qu’est-ce que va dire votre cocher ? » Ce mot éclaire le caractère jusqu’au fond, et, pour mon compte, je n’en demande pas davantage.

Mais Paula ! quelle figure complexe, et combien vraie dans tous ses aspects ! Comme ce qu’elle dit, — même (les bagatelles, — est important et suggestif ! Comme ce qu’elle ne dit pas est heureusement et adroitement passé sous silence ! Et par combien de petites touches fines et justes s’achève peu à peu ce tableau de maître ! C’est une fille, mais avec une élégance de manières qui la poétise, et qui la fait plus voisine d’une Gladys Harvey que d’une Marguerite Gautier. Certaines femmes traversent la boue d’un pas si léger qu’elles n’y enfoncent pas, et qu’on devine à peine où elles ont passé à quelques mouchetures sur la pointe de leurs bottines. Un ou deux traits nous peignent le décousu de sa vie, la mobilité de ses impressions, la façon à la fois fantasque et passive dont elle laisse le hasard régler ses actions. Elle a oublié de commander son dîner ; le cuisinier, « un animal qui la déteste, » a feint de croire que Madame dînait dehors et s’est donné congé. Alors elle s’est habillée en grande toilette, et est venue s’asseoir dans sa salle à manger, les pieds sur les chenets. Là elle s’est endormie, elle a rêvé et nous raconte son rêve, tout en soupant avec le dessert du dîner d’adieu que Tanqueray vient d’offrir à trois vieux amis. Souper au lieu de dîner, et souper avec des fruits, cela suggère toute une conception de la vie, et quiconque s’y est longtemps abandonné ne s’habituera plus jamais à l’honnête régularité du rôti conjugal.

Ainsi en tout. Elle a pris un certain ton tantôt brusque, tantôt câlin, une manière artiste, tout un ensemble d’opinions qui ne seront jamais celles d’une femme mariée et qui sont devenues sa vraie nature. Au décousu des actes et des paroles répond une égale incohérence dans les sentimens. Les idées noires succèdent à l’extrême gaîté et s’évanouissent aussi vite. Elle évoque la pensée du suicide ; puis elle éclate de rire en voyant l’expression lugubre qu’elle a appelée sur le visage d’Aubrey. Elle a un air si sérieux pour dire des folies, une façon si folle de dire des choses sérieuses qu’on ne sait que croire ; après chaque mot, on est sous le charme et dans l’inquiétude, et cette impression va toujours grandissant. « C’est une femme vraiment et réellement bonne ! » dira tout à l’heure Tanqueray à son ami. Ce n’est, de sa part, ni une illusion, ni même une exagération. Paula est bonne et loyale ; elle n’a rien caché à Aubrey de son passé. Mieux encore, elle a passé cette dernière journée à écrire sa confession générale, avec une minutie et un scrupule où il entre un peu d’enfantillage, un peu de cynisme, et aussi, je pense, quelque héroïsme. Elle soupèse la lettre en souriant. Il y en a lourd ! « Je me demande si la poste prendrait cela pour un penny ! » Elle lui dit sans phrase, sans pose, sans tragédie : « Lisez ma lettre, réfléchissez : si demain, à la dernière heure, vous avez changé d’idée, envoyez-moi un mot avant onze heures, et je… je recevrai le coup. » Aubrey jette la lettre au feu, et elle lui saute au cou. Elle lui avoue très franchement qu’elle avait compté là-dessus ; ce qui détruirait absolument son petit effet si elle en avait cherché un.

La question a-t-elle jamais été mieux posée ? Qu’on se rappelle le Mariage d’Olympe : à peine avait-elle dit quatre mots, nous avions reconnu la gueuse insolente et hypocrite. Nous savions qu’elle ne s’acclimaterait jamais dans cette famille de braves gens où le hasard l’avait jetée. Dès lors, où était le problème ? Tout le merveilleux esprit d’Augier suffisait à peine à nous faire attendre pendant deux heures le châtiment de la misérable. Paula est sincère ; elle a de l’esprit et du cœur ; elle vaut les femmes du monde où elle va essayer de prendre sa place. A défaut d’une grande passion, elle éprouve une reconnaissante tendresse pour le galant homme qui veut la réhabiliter ; elle est parfaitement décidée à lui être fidèle et à le rendre heureux. Nous souhaitons ardemment qu’elle réussisse : pourquoi ne réussirait-elle pas ?

Le second acte nous l’apprend. C’est d’abord que, une fois mariée, Paula s’ennuie. L’usage ne lui permet point de faire les premiers pas et le monde ne vient pas à elle. Elle est comme prisonnière dans sa belle maison de campagne du Surrey. La douce monotonie du home l’obsède au sortir de cette vie fiévreuse, dévorante, qu’elle a menée : le repos la fatigue et la tue. Voici sa journée heure par heure : « Le matin, sortie en voiture jusqu’au village, avec le groom, pour donner des ordres aux fournisseurs… Au lunch, vous et Ellean. Dans l’après-midi, lecture : un roman et les journaux. S’il fait beau, seconde sortie en voiture, — mais seulement s’il fait beau ! Le thé : vous et Ellean ! Puis, deux heures de chien et loup. Puis le dîner : vous et Ellean. Alors une partie de bésigue : vous et moi, pendant qu’Ellean lit un livre de piété dans son coin. Je bâille, vous bâillez, Ellean soupire. Trois êtres humains se lèvent : « Bonne nuit ! Bonne nuit ! Bonne nuit ! » (Elle imite le bruit d’un baiser.) Dieu vous bénisse !… Oh ! »

Avec l’ami Cayley, elle s’épanche encore plus librement : « — Voyons, êtes-vous heureuse ? — C’est une vie de chien ! » Cayley jette un regard autour de lui. « Mes complimens sur votre niche ! — N’est-ce pas ? » dit-elle, et elle lui énumère avec amertume toutes ses splendeurs : « Il y a une terrasse magnifique… d’où on voit Londres. — Londres ! allons donc ! — Moi je le vois… Je vois bien plus loin, je vois Athènes, Alger, la Méditerranée… Oh ! Cayley, vous souvenez-vous des bons jours d’autrefois, sur le yacht de Peter Jarman ? »

Est-ce qu’elle a cessé d’aimer son mari et d’apprécier le sacrifice qu’il lui a fait ? Non certes. Lorsqu’il lui dit : « Ma pauvre petite, que puis-je faire pour vous ? » elle lui répond : « Rien. Vous avez fait tout ce que vous pouviez faire : vous m’avez épousée. » Elle s’accuse elle-même. Stupide qu’elle était, pourquoi a-t-elle voulu se marier ? Parce que les autres femmes de son milieu social ne l’étaient pas. Cela semblait si beau de loin, ce titre de femme mariée ! Au lieu de chercher à se glisser dans une société qui ne veut pas d’elle, pourquoi ne pas vivre heureuse avec Aubrey parmi son monde à elle, où elle n’aurait connu ni les froides avanies, ni l’inexorable uniformité de la vie bourgeoise ?

Mais ce sont là les moindres épreuves de Paula. Il y a une autre femme dans la maison : c’est la fille du premier mariage qui s’était enfermée dans un couvent et qui, au moment même où son père prenait femme, s’est décidée à réclamer sa place au foyer. Cette jeune fille inspire à Paula une double jalousie : elle lui envie la tendresse qu’Aubrey lui témoigne ; elle sent que cette tendresse est bien différente de l’amour qu’elle inspire. Elle voudrait se faire aimer de l’enfant qui, avertie par un instinct de nature, se retire et se refuse à ses caresses. « C’est une honte ! pense-t-elle ; car enfin elle ne sait rien, elle devrait m’aimer ! » Et, oubliant que l’amour ne se commande, ni ne se conseille, ni ne s’implore : « Ordonnez-lui de m’aimer ! » dit-elle à Tanqueray : Cet amour lui ferait tant de bien ! Cela lui ôterait ce je ne sais quoi de malfaisant qui est en elle, ce mischievous feeling qui la porte vers quelque folie. Une voisine, ancienne amie de la famille, vient enfin lui faire visite, mais c’est pour enlever en quelque sorte sa belle-fille à sa garde. Que veut-on ? Distraire, marier si l’on peut Ellean, que Paula, évidemment, ne peut conduire dans la société, et, par ce moyen, préparer des jours plus libres et plus tranquilles au ménage Tanqueray. Mais Paula ne voit là qu’une conspiration formée en dehors d’elle et où son mari a trempé. De là une scène de rage où se déchaîne l’effroyable violence de ce caractère d’enfant gâtée, aigri par une situation fausse. Maintenant nous n’ignorons plus rien de son âme. Lorsque nous revoyons Ellean au troisième acte, un grand changement s’est opéré en elle. Elle a rencontré en voyage un homme qu’elle aime et qui veut l’épouser. Paula a un élan de joie. Elle va saisir l’occasion de jouer son rôle de mère. Elle aidera cet amour, et Ellean l’aimera par reconnaissance. Déjà se fond la glace qui défendait ce cœur de jeune fille. La voici qui avoue ses premiers sentimens de répulsion à celle qui en était l’objet, la voici qui s’excuse et s’accuse. Mais l’homme qui a gagné les affections de l’enfant est un des anciens amans de Paula. Telle est la situation qui remplit les deux derniers actes et qui amène Mrs Tanqueray à faire le sacrifice de sa vie. La circonstance qui place Paula en face d’un homme qu’elle a connu avant son mariage est très vraisemblable ; celle qui fait de lui un prétendant à la main de miss Tanqueray est moins naturelle, mais elle est possible, et on aurait mauvaise grâce — après que l’auteur a, par ses rares talens d’analyse, si amplement satisfait, si richement comblé nos curiosités psychologiques — à lui chicaner les moyens d’émouvoir notre sensibilité. Il est démontré pour nous, dès la fin du second acte, que la domestication de la courtisane est un rêve irréalisable, et l’apparition du capitaine Ardale, en amenant la crise à l’état aigu, ne fait que rendre visible, palpable, écrasant l’antagonisme du passé et du présent. Et l’avenir, que serait-il ? Il faut que nous le connaissions, car rien n’a été oublié par la sévère logique qui conduit cette pièce et qui se dissimule, sans se cacher tout à fait, sous la gaîté ou l’émotion. Paula, l’esprit déjà plein de ces pensées de mort qu’elle avait effleurées, en se jouant, au premier acte, répond à son mari, qui lui propose comme remède un lointain exil. Elle voit décroître peu à peu cette beauté, sa seule force, son éternelle excuse ; elle se voit en tête à tête avec le cruel et insoluble problème, avec la mémoire cuisante des fautes, avec la conscience du mal fait à elle-même et aux autres. Je n’oublierai jamais cette scène. Comme sa voix vibrait, rauque et désespérée ! comme chaque mot entrait dans le cœur et s’y enfonçait ! L’actrice avait sa part dans ce grand triomphe et ç’a été une des chances de cette pièce fortunée d’avoir révèle ; une grande artiste. Mrs Patrick Campbell est une femme du monde que les circonstances et une vocation hors ligne ont amenée sur la scène. Elle a, dit-on, du sang italien dans les veines : de là, sans doute, cette délicatesse nerveuse, cette morbidesse qui nuance, voile, attendrit, affine son talent comme sa beauté. Elle n’a ni l’originalité, ni la science, ni la voix de Sarah Bernhardt, mais elle possède cette « personnalité magnétique » dont j’ai parlé à propos d’Irving et grâce à laquelle il n’y a pas de mauvais rôles. S’il faut définir cette personnalité, je dirai que le domaine de Mrs Campbell c’est, sinon l’amour coupable, du moins l’amour dangereux. Cette voix qui a, d’ailleurs, peu de sonorité, de puissance et d’éclat, donne un trouble, une angoisse qui étreignent le cœur d’une sorte de peur attirante et délicieuse que je nommerai la curiosité de souffrir. On se sent perdu si on l’aime, mais dès qu’on l’a vue il est trop tard pour lutter. Les générations qui croyaient à la volonté humaine, qui demandaient aux héroïnes du théâtre la tendresse ingénue, la coquetterie impertinente ou la passion impérieuse, ne l’auraient pas comprise. Elle est venue à son heure pour bercer notre douloureuse philosophie, pour incarner dans la femme la victime et l’instrument du Destin.

C’est avec la même auxiliaire que M. Pinero a risqué encore une bataille, cette année même, au Garrick. Je n’analyserai point The noterions Mrs Ebbsmith. Je reconnais que cette pièce fourmille de traits charmans, que l’élément mélodramatique en a été soigneusement éliminé. Mais je suis aussi forcé de dire que l’auteur a saisi une des graves questions de ce temps, l’émancipation de la femme, sa révolte, à certains égards justifiée, contre le mariage, et que, ce grand sujet, il l’a laissé échapper de ses mains. Agnès Ebbsmith est sur le point de demander à l’amour libre la consolation de ses douleurs et de ses humiliations d’épouse. Elle a repoussé la Bible qu’un ami lui offre comme suprême ressource. Elle l’a jetée au feu ; puis, par un revirement soudain, elle s’élance vers le foyer, plonge son bras dans les flammes, en retire le livre sacré et tombe à genoux. La scène est très belle et Mrs Patrick Campbell, à ce moment, n’a jamais manqué de soulever la salle. La conversion d’Agnès est un dénouement, mais non une solution, à moins que M. Pinero n’ait voulu nous faire entendre que la femme moderne trouvera dans la Bible une réponse à toutes ses inquiétudes et un remède à tous ses maux. La thèse est délicate, et, ne voulant pas discuter, je me tais. J’aime mieux arrêter provisoirement l’histoire de son talent à cette admirable Mrs Tanqueray qui pose et résout un problème moral en même temps qu’elle raconte et dénoue un drame domestique.


AUGUSTIN FILON.

  1. Voyez la Revue des 15 juin, 15 juillet et 15 août.
  2. J’aurais pu choisir et j’indique aux curieux une autre adaptation de Sydney Grundy : In honour bound, qui est, à la fois, un commentaire dramatique et une condensation en un acte d’Une Chaîne, de Scribe. C’est un travail remarquablement heureux et qui ne porte aucune trace apparente d’effort.