Le Testament du docteur Irnerius

LE
TESTAMENT DU DOCTEUR IRNERIUS

I.

Je ne crois pas aux revenans, et je n’ai pas le talent de découvrir des traces de sang ineffaçables sur le parquet d’une chambre depuis longtemps inhabitée. Seulement, je suis Allemand, et Nuremberg est mon pays natal.

Étant encore tout petit garçon, j’étais souvent assis, pendant les longues soirées d’hiver, sur les genoux de Linchen, notre vieille servante, qui me racontait toute sorte d’historiettes, sans oublier celle de la méchante reine avec sa pomme empoisonnée, et celle de l’ogre, de sa femme et de sa maisonnette. Pendant qu’elle parlait, les arabesques des papiers peints de la chambre se pelotonnaient, formaient des lutins bossus, difformes, et, dans le crépuscule vibrant qui envahissait la haute chambre lambrissée, je voyais tous les contes bleus de Linchen monter et descendre le long des murs.

Et puis, je naquis à Nuremberg. Là, on peut dire que les morts se promènent parmi les vivans. Cette fenêtre contournée, c’est celle par laquelle Albrecht Dürer regardait dans la rue. Ces marches creusées, crevassées, couvertes de mousse, ce sont celles que monta Eppelin de Gailingen, quand il épousa la riche Hoffin. Dans cette ruelle écartée, avec ses frontons en saillie, un Fugger a été assassiné. Par qui ? Seules, les têtes de lions sculptées dans la pierre, au-dessus de la porte de cette auberge de cordonniers, grise, déjetée, croulante, pourraient le dire. Mais elles ont gardé leur secret et le garderont toujours.

Dans les magasins de Nuremberg, la plupart des objets ont « une physionomie. » Les marteaux de portes, les mortiers en laiton, les grelots des traîneaux, les cafetières, les poupées, les pains d’épice, regardez-les, ils s’animent et semblent vous faire la grimace. Et moi, je voyais tous ces spectres !

Au reste, je suis un jeune homme très raisonnable, très réservé, et pas du tout excentrique.

Je m’appelle Erwin Imhof. J’ai suivi mes cours à l’université d’Heidelberg, où j’ai vécu après comme homme de lettres. Je suis seul au monde. Une vieille tante, qui, dans sa jeunesse, avait aimé tendrement un officier de la landwehr de 1809, et ne se consola jamais de la mort de ce brave homme, m’a laissé un modeste revenu.

J’avais voulu me faire avocat, mais il m’était impossible de prononcer un discours. Les spectateurs, les juges et le bourdonnement de la salle me décontenançaient, me faisaient tourner la tête. Ce qui me troublait par-dessus tout, c’était la vue du pauvre diable que j’étais chargé d’accuser ou de défendre. Sa pâleur et l’angoisse mortelle qui semblait secouer tout son corps me serraient la gorge, m’étranglaient. Ou bien son insolence et sa scélératesse me suffoquaient.

Ne pouvant faire un bon avocat, je travaillai à devenir un savant. Alors, j’aimais à rêver autour des vieux tombeaux des « Hunen ; » je me transportais en esprit dans les palais sépulcraux des Égyptiens, où l’air pénètre à peine et où règne un terrifiant silence. J’allais de tous côtés, étudiant, déchiffrant, couvant des yeux les inscriptions des pierres d’Attila de l’Allemagne du Sud, des sarcophages des filles des rois, qui avaient été si belles et dont les traits sont aujourd’hui rongés par le temps comme par une plaie hideuse.

Et je me mis à écrire trois gros volumes traitant des bagues, des glaives et des chaînes en métal des tombeaux allemands. Puis, deux minces fascicules sur les fleurs de lotus peintes sur les fronts des masques égyptiens. Ensuite, je me jetai avidement sur les procès des sorcières du {s|xvii}}, et m’enfonçai entre les perruques des juges et les bénitiers des prêtres, dans toute une forêt de manches à balais, au-dessus de laquelle pétillait, craquait et dégouttait la torchère du bourreau. Je crois mon nom connu dans le monde savant.

Ma chambrette à Heidelberg était blanchie à la chaux, petite, mais très gentille. La vieille Lise époussetait tous les jours mes livres, et c’est sa main soigneuse qui nettoyait les verres de lampe. Le petit Hans, du restaurant du Lion d’or, m’apportait tous les jours mes repas. Par les beaux soirs d’été, j’allais me promener, loin, très loin, par champs et par vaux, et je revenais chez moi à la tombée de la nuit, durant laquelle je dormais délicieusement.

Mais, en hiver, je n’aimais pas à me promener ; alors, la lampe brûlait jusqu’à une heure très avancée de la nuit, et je me plongeais dans les histoires de sorcières. Quand je quittais ensuite ma table de travail, j’étais très énervé ; je voyais de nouveau s’agiter sur les murs les personnages des contes de ma vieille nourrice ; il n’était pas jusqu’à la serrure de la porte qui ne prît « une physionomie. »

— C’est parce que tu vis toujours seul, me dit un ancien camarade jovial, qui, en passant par Heidelberg, vint me voir pour me présenter sa jeune femme.

Il avait des yeux bruns, les plus gais du monde.

— Il faut aimer, mon garçon, ajouta-t-il, alors tes nerfs se calmeront. Veux-tu parier ?… N’est-ce pas une honte et un péché qu’un jeune homme, beau et fort comme toi, n’ait pas encore adressé des vers à une jeune fille, et n’ait pas déjà fixé le jour où M. le curé rivera sa chaîne !… Ces vieux garçons couverts de poussière, vrais rats de bibliothèques, ne songent à se marier que quand ils se sentent pris par la goutte ; ils essaient d’être aimables quand leur ménagère ne peut plus répondre à leurs amabilités que par des marques de mauvaise humeur en échange de la peine qu’ils lui donnent. Tu oublies que tu as vingt-cinq ans et que tu es assez bien de ta personne pour tourner la tête à une douzaine de jolies filles… Au revoir ! et quand je reviendrai, il faudra que nos femmes deviennent des amies, entends-tu ? ou le diable s’en mêlera !

C’était vrai, j’avais vingt-cinq ans. Resté seul, j’allumai ma lampe et passai devant la glace pour me diriger vers ma table à écrire, où m’attendait la sixième page du Protée infernal. Je m’arrêtai avec la lumière agitée devant la glace, et alors j’aperçus ma figure.

Beau ? J’étais bien pâle, et mes yeux démesurément grands, et ma chevelure claire en broussailles. Avec cela, je n’aurais jamais de ma vie osé dire à une femme que je l’aimais. Et, du reste, je n’en aimais aucune.

Dehors, la neige tourbillonnait dans la ruelle étroite ; deux étudians, avec le ruban, la calotte et la longue pipe, passaient en chantant, d’une façon toute joyeuse, cette chansonnette du cerevis :

 
Le David et le Salomon,
C’étaient de gros pécheurs.
Ils allaient, venaient, rôdaient partout,
Et eurent beaucoup d’enfans ;
Et lorsqu’ils ne purent continuer
À cause de leur grande vieillesse,
Alors Salomon écrivit ses proverbes
Et David écrivit ses psaumes.

J’écoutai un moment, puis je montai la lampe, apprêtai ma plume et m’assis devant mon Protée infernal. Durant trois heures, je ne levai plus la tête et ne quittai pas du regard ces lettres en manche à balai. Le dossier de ma chaise devait certainement aussi avoir « une physionomie. »

II.

Un jour arriva une lettre de mon oncle Irnerius, le docteur Irnerius.

Il était docteur ; on l’avait destiné à la médecine, mais il avait préféré se faire maître de chapelle. Mon oncle était la musique incarnée. Dans son violon vivait l’âme de Palestrina, de Van Arming, de Stradella. Dans sa jeunesse, il avait dirigé les concerts sacrés de London Georgiane. Des cabales et les voix fausses des Anglais l’avaient fait fuir, et il était devenu maître de chapelle de l’opéra italien à Venise. Milan et Naples le connurent dans les mêmes conditions. On faisait courir le bruit qu’il avait épousé une prima donna, une Italienne de naissance noble. Ce qu’il y avait de certain, c’était que ni le monde ni sa famille n’avaient plus entendu parler de lui. Étant encore adolescent, j’appris un jour, chez mes parens, qu’il vivait à Worms, veuf ou célibataire, mais certainement solitaire et misanthrope. Mon père l’avait ouï dire par hasard. Et Irnerius avait commencé une correspondance tiède, formaliste, qui avait bientôt cessé tout à fait.

Me trouvant maintenant seul, moi aussi, une lettre vint me rappeler que j’avais encore un oncle. L’écriture de cette lettre était passée de mode, crachée, crochue, ridicule. Voici ce qu’il m’écrivait :

« Mon neveu Erwin,
« J’ai vieilli et je vais mourir. Je désire que tu viennes me voir, car j’ai à te parler. Je sais que tu es seul et libre. Quitte ton appartement, et apporte avec toi tout ce que tu as, car je veux que tu restes chez moi quelque temps.
« Dr Irnerius. »

Je pouvais passer mon temps à rêver aux dossiers des manches à balais aussi bien à Worms qu’ici. Et puis, j’avais été élevé dans le respect de la famille. L’oncle Irnerius était pour moi une puissance légitime, qui remplaçait celle de mon cher père. Ensuite, j’étais vraiment seul et absolument libre.

Je donnai congé de mon appartement, empaquetai tout ce que je possédais, et envoyai le tout à Worms, après quoi je fis mes adieux à mon propriétaire. C’était pendant l’été, et les rosiers étaient en fleurs. J’en profitai pour faire le voyage à pied. Je traversai des plaines riantes et gravis des coteaux verts plantés de vignes. Des flèches de clochers brillaient à travers cette verdure.

Quand, à midi, le soleil dardait ses rayons, je me couchais dans les ombres de la forêt, où les rayons du soleil tamisés par le vert feuillage dansaient follement sur le sol fleuri. Ou bien j’allais m’asseoir dans des buvettes fraîches, complètement à l’abri de la chaleur, où l’on voyait des bouquets de fleurs artificielles sous des verres bombés, et où bourdonnait à la fenêtre ouverte toute une armée de mouches estivales.

Que la nature est belle ! Alors, je ne voyais plus de « physionomies » autres que celles d’enfans gentilles et charmantes qui me regardaient timidement quand je passais, et qui cachaient leurs grands yeux derrière leurs mains quand je les abordais.

Parfois, la contrée devenait plus rude, plus triste, plus monotone et déserte, et il se levait des jours mornes, pluvieux, sans éclat. Alors, un ciel gris, monotone, sombre, m’oppressait l’âme ; les pins, aux bords de la route, bruissaient sous les rafales de vent, et le beau temps me semblait disparu pour toujours.

Je fus bien heureux quand, un soir, j’aperçus enfin les tours de Worms. À cette heure, l’atmosphère épaisse et grise, qui s’abaissait sur toute la contrée, pesait en même temps sur le cœur.

En passant devant une scierie où les lourds troncs de chênes étaient soulevés avec un bruit sourd par des chaînes solides, je fus rejoint par un ouvrier qui sortait de cet établissement pour se rendre à la ville. Il me dit bonsoir, et, tout en marchant, nous nous mîmes à causer en échangeant des mots sans suite.

Sur la lisière verte d’un champ se dressait une croix dont la peinture était presque entièrement effacée par la pluie. Sur une plaque en fer-blanc était représenté en un dessin grossier un homme gisant ensanglanté sur la route. Au-dessus se lisait cette inscription également grossière : « Ici périt Hans Dorn, le 17 juin 1807. »

Nous nous arrêtâmes un instant.

— Est-ce que cet homme est mort par accident ? demandai-je à l’ouvrier.

— Non, me dit-il en faisant passer sa pipe à l’autre coin de la bouche ; on le trouva couché sur le dos, la figure cachée soigneusement sous son mouchoir. Le sang lui coulait des tempes. On ne l’avait jamais vu ivre. Certainement il a été assassiné.

— Et l’on n’a jamais su par qui ?

— Jamais.

Nous continuâmes notre route en silence. Ce fait qu’un meurtre avait pu rester impuni me troublait profondément. Impuni pour toujours ! Cela était-il possible ?

Je me mis à réfléchir, pendant que mes regards spirituels plongeaient dans les profondeurs de la nuit tombante. Je me figurais être à la recherche du malfaiteur autour des étangs solitaires, ou dans les misérables chaumières des paysans, ou bien encore dans les cabarets empestés des villes. Cette sorte d’hallucination m’oppressait la poitrine et tourmentait mes nerfs. Au milieu de mes réflexions, je souhaitais que l’habitation de mon oncle à Worms fût une maison blanche et joyeuse, située dans une des principales rues, très populeuses et pleines de gaîté.

Worms est une ville antique qui semble menacer ruine. L’eau des fontaines se déverse par d’étranges monstres marins très anciens. Au-dessus des portes, on voit souvent des inscriptions dans la pierre. Les toits sont à pignons pointus et les rues très irrégulières.

Dans le crépuscule du soir, je me mis à la recherche de la maison de mon oncle. Je la découvris dans une rue étroite et sombre ; toute petite, elle paraissait comme écrasée entre deux maisons pourtant tout aussi étroites qu’elle. La façade en était grise, toute crevassée. Dans l’embrasure de la fenêtre du rez-de-chaussée poussaient des brindilles d’herbe. Sur le toit se dressait une girouette absolument fantastique.

Je sonnai, et un vieux serviteur, blanc, ramassé, à la mine morose, ouvrit la porte, mais ne me laissa pas entrer avant que j’eusse décliné mon nom. Alors, il se retira dans le vestibule obscur, me donna passage et monta, devant moi, un escalier qui craquait à chaque pas. Il s’arrêta dans les ténèbres du couloir.

— Voilà la porte, dit-il. Attendez un instant ici, monsieur.

Bientôt je distinguai, dans la demi-obscurité, une forme carrée. C’était la porte par où venait d’entrer le vieux domestique. Il ne paraissait pas y avoir de lumière au-delà. J’entendais parler à l’intérieur. Peu après, je vis une lueur filtrer sous la porte, et aussitôt celle-ci s’ouvrir. — Entrez, monsieur, me dit le domestique.

J’entrai et ne vis d’abord qu’une lampe allumée, posée sur une table ; puis, j’aperçus un vieillard jaune, ridé, dans une robe de chambre longue et noire, avec de minces boucles de cheveux argentés, assis dans un grand fauteuil noirci par le temps. Dispersés devant lui, sur la table, des cahiers de musique.

Il me regarda de ses grands yeux sombres et éteints, sans prononcer un mot.

— Bonsoir, mon oncle, lui dis-je en mettant mon chapeau sur la table. Eh bien ! me voilà.

— Tes bagages sont déjà arrivés ? fit-il.

Puis, il me regarda de nouveau. Ensuite, il me tendit la main et me dit :

— Sois le bienvenu. Mets-toi à ton aise. Franz te conduira à ta chambre. Après, tu pourras descendre, et nous souperons. Puis, tu te coucheras. Tu dois être fatigué… Sois le bienvenu.

— Merci, mon oncle.

III.

Le souper se passa presque en silence.

Mon oncle était un vieillard taciturne, jaune et sec comme une momie. Sa main tremblait et sa tête s’inclinait parfois, faiblement, sur sa poitrine. C’était une vie près de s’éteindre. Il me demanda des nouvelles de mon père. Mais de lui-même, il ne me disait rien. Il ne disait pas même qu’il était malade.

Le vieux Franz servait à table. Il y avait aussi un vieux chien qui s’appelait Médor. À peine pouvait-il marcher, et il avait beaucoup de poils blancs sur sa peau d’un noir mat. Les vieux chiens sont toujours laids et répugnans. Le vieux Médor était toujours couché sous le fauteuil de son maître. Et quand celui-ci faisait claquer ses doigts faibles et tremblans, c’est à peine si Médor pouvait entr’ouvrir les paupières.

Nous dînâmes dans la petite chambre où mon oncle m’avait reçu. Pendant le repas, je regardais les murs. Il y avait un petit orgue dans un coin, et, à côté, un porte-violons où trois violons étaient accrochés.

Un seul tableau était appendu au mur, — juste au-dessus du lit du vieillard. C’était un portrait de femme, une tête étrange, aux cheveux poudrés, la tête seulement, sans gorge, sans buste, tranchée juste au-dessous du menton, et se dessinant sur un fond brun d’une teinte monotone. Un toupet poudré sur une figure, rien de plus ; une figure belle et triste, avec des yeux légèrement rougis. Un tableau, en un mot, très singulier.

Je dormis dans une grande chambre, garnie de vieux meubles, passés de mode, avec tout le confort du dernier siècle.

Le lendemain, dans la matinée, le vieux Franz m’apporta tout ce qu’il me fallait pour ma toilette. Après quoi, je ne vis personne jusqu’au dîner. Je n’entendais, de temps à autre, que les pas lourds du vieux domestique.

Mes malles étaient arrivées sans la moindre avarie. Je rangeai mes vêtemens dans l’armoire et parcourus quelques livres qui se trouvaient sur le rayon de ma chambre. Je disposai ensuite du papier pour mes études et pour mes travaux en cours, le Protée, la Contrainte infernale, et les notes sur Marguerite Hämmerling.

À midi, Franz vint me prier de descendre pour le dîner. Nous prîmes de nouveau notre repas dans la chambre de mon oncle. Quand il fut achevé, je me disposai à me retirer dans ma chambre, mais mon oncle m’invita à rester. Je pris une chaise et allai m’asseoir à côté de son fauteuil, un véritable fauteuil de grand-père. Le vieillard releva péniblement la tête et dirigea vers moi ses yeux sombres, presque éteints. Il étendit lentement le bras, plaça sur le mien sa main amaigrie, et me dit :

— Écoute, tu as bien fait de venir tout de suite, car je suis pressé.

— Pourquoi pressé, mon oncle ?

— Ne vois-tu pas que je nie meurs ?

— Oh ! mon oncle !

— Bien, bien, n’aie pas peur. Je suis très âgé. La mort s’est fait attendre longtemps. J’ai langui après elle comme après une compagne dont on a besoin pour faire le dernier pèlerinage. Mais c’est aujourd’hui que nous devons en finir, ou bien il sera trop tard.

Je ne comprenais pas. Je regardais dehors. Il faisait du soleil, mais les vitres ternes ne laissaient entrer qu’un demi-jour.

— Oui, oui. Ne m’interromps pas. Tu auras bien le temps de t’étonner quand je serai parti, et c’est pour aujourd’hui.

— Partir ? aujourd’hui ? mon oncle.

— Ne m’interromps pas, te dis-je. Tu ressembles à feu mon frère. Tu as mené une vie tranquille et honnête. Tu n’es pas un fat, au contraire, tu es un homme rangé, de sens rassis. Depuis hier, j’ai pu me persuader que tu possèdes toutes ces qualités. Tu es le seul parent que j’aie en ce monde. Et je t’ai prié de venir, parce que je veux te charger de l’exécution de mon testament. Je suis un mourant, et celui qui honore la dernière volonté d’un mourant sera bien vu de Dieu.

— Oui, mon oncle.

Son discours était solennel, malgré son étrangeté, et je ressentais vivement, jusqu’au fond de mon cœur, la gravité de cette heure. Je ne m’étonnais de rien ; j’écoutais en silence.

— C’est bien. Tu es le digne fils de mon pauvre cher frère, avec lequel, étant enfant, je cueillais des fleurs jaunes dans la prairie, pour faire des chaînes avec leurs tiges, assis au bord de la rivière.

Des cahiers dispersés sur la table, il tira une lettre pliée et cachetée, mais sans me la donner.

— J’ai dit que je partirais aujourd’hui, car personne dans cette ville ne doit se douter de ma mort. Ne m’interromps pas, Erwin. Ni les voisins ni personne de la ville ne doivent se douter de ma mort. Plus tard, tu sauras pourquoi. Écoute, je partirai aujourd’hui avec Franz, pour aller mourir ailleurs, dans quelques jours. Déjà ma vue s’obscurcit, la respiration est difficile, mes doigts ne veulent plus rien tenir, et je ne sens plus mes pieds.

— Mais, mon oncle, pourquoi voulez-vous ?…

— Tu resteras ici, continua-t-il d’une voix de plus en plus faible, et tenant toujours la lettre dans sa main tremblante. Tu vivras et demeureras ici. La sœur de Franz te servira et fera ton ménage. En dehors de ce que tu possèdes en propre, tu trouveras, dans le tiroir de mon secrétaire, les titres de ma petite fortune particulière. Tu jouiras des intérêts de cette fortune jusqu’au jour où tu devras exécuter mon testament.

Ma fortune principale est déposée chez le banquier Händel, dans la rue du Dôme. Depuis des années déjà, les intérêts sont joints au capital. Les titres de cette fortune sont inscrits au nom de ma… de mon héritier, et inclus dans mon testament. Ils ne sont valables que pour l’héritier lui-même. Je puis me fier à toi. Tu es le fils de mon frère, et je connais ta vie. Cette lettre contient mon testament. Tu n’y toucheras pas. Aucune curiosité, aucun caprice, aucun désir ne doit t’inciter à briser le cachet avant le moment où tu devras exécuter mes volontés.

— Et quand ce moment arrivera-t-il, mon oncle ?

Il leva lentement la tête, et de sa main hésitante, qui venait de laisser tomber la lettre sur la table, il indiqua le portrait accroché au-dessus de son lit, la tête de gemme, qui s’accusait, inachevée, sur le fond brun du tableau :

— Quand cette tête se présentera devant toi, vivante, et te dira mon nom, me répondit-il.

Je me levai en sursaut. Il était fou !..

Mon oncle Irnerius laissa retomber sa main et me regarda, tandis qu’un sourire étrange errait sur sa figure expressive.

— Tu me crois fou ? dit-il. Je t’assure que j’ai toute ma raison. Voici ma main droite et voilà ma main gauche ; devant moi, c’est bien toi, Erwin Imhof, mon neveu. Là-haut, c’est une peinture qui ne pourra jamais sortir de son cadre. Mais je suis trois fois plus âgé que toi. Je suis un mort, et ceci est mon testament. Voilà ma dernière volonté. Vis ici. Travaille ici. Reste ici tranquille, et aussi content que tu l’étais dans ta dernière demeure. Et quand, un jour, ce portrait s’animera et prononcera mon nom, ouvre mon testament et conforme-toi à toutes les prescriptions qui y sont contenues. Mais si dans le long cours de vingt ans, ce portrait ne s’anime pas et ne prononce pas mon nom devant toi, tout t’appartiendra, ainsi que je l’ai décidé par ce même testament. Tu verras alors si je suis fou. Je serai mort depuis longtemps, et tu pourras ensuite, à ton tour, mourir tranquillement dans cette maison que je te laisse. Veux-tu me jurer d’exécuter religieusement ce dont te prie le frère de feu ton père ?

Je sentis que ma gorge se serrait. J’étais incapable d’aucune pensée.

— Oui, mon oncle, lui répondis-je en lui tendant la main.

— C’est bien. Monte maintenant à ta chambre et n’en descends plus qu’après mon départ. Les habitans de cette rue savent que je vais faire un voyage et que tu vas administrer ma maison. Ne t’arrête pas à la porte, ne m’accompagne pas en bas de l’escalier. Quand tu entendras ma voiture s’éloigner, descends. Tu trouveras alors la vieille servante, et tu prendras possession de la maison. Les livres de ma bibliothèque te seront peut-être utiles. Elle est nombreuse et contient des exemplaires curieux et rares. Encore une chose…

Sa figure impassible, éteinte, parut s’animer, et son œil briller d’un faible éclat. De nouveau, mon oncle leva la main vers le portrait et dit :

— L’original de cette figure est mort, n’est-ce pas ?

— Probablement, lui dis-je. Le portrait est vieux.

— Eh bien i songe que la vieillesse et la décomposition ont fait sur cette figure les mêmes ravages qu’elles font sur des joues roses, sur une peau blanche et sur des yeux à l’éclat d’azur. Il n’y a que l’âme qu’elles ne peuvent atteindre ; elle perce et se révèle toujours avec la même netteté dans les traits de l’homme, si vieillis, si bouleversés qu’ils soient… Reconnaîtrais-tu cette figure ?

— Je… le crois, mon oncle.

— Eh bien ! donne-moi maintenant un violon… Tu ne m’as jamais entendu jouer ?

— Non, mais je sais que vous êtes un artiste.

— Oui, je l’ai été, mais je ne puis plus tenir l’archet… Palestrina ! Arming ! combien de temps s’est écoulé depuis que vous ne m’avez plus parlé !… Je ne veux plus entendre mes notes discordantes, Erwin. Mais j’emporte le violon. Peut-être reviendront-ils vers moi, les immortels, puisque la fin approche. Je languis après eux ! Durant de longues années, je n’ai vu personne qu’eux seuls… Eux seuls !

En entendant parler le vieillard avec cet attendrissement désespéré, j’eus un déchirement de cœur. Je lui tendis le violon et l’archet ; il les saisit avec peine, et de l’instrument s’échappa un faible son. Il promena l’archet sur les cordes, et une note longue et soutenue vibra comme une douce plainte dans l’air. Puis, il laissa retomber ses mains trop faibles.

— Cela ne va pas, dit-il tristement. — Et sa tête se pencha sur sa poitrine.

Pour la première fois, l’idée me vint que ce n’était pas la vieillesse qui l’avait tant affaibli, mais un mal caché, impitoyable, navrant. Tout effrayé, je m’inclinai vers lui ; mais, redressant la tête :

— Va-t’en maintenant, me dit-il. Va !.. Tu sais ce que tu m’as juré, sur la mémoire de ton père ?

— Oui, mon oncle, sur la mémoire de mon cher père.

IV.

Jamais le soleil n’éclairait complètement la ruelle étroite et tortueuse aux vieilles maisons tranquilles, mais il en dorait du moins les frontons. Une fontaine babillait au bout de la rue. Vis-à-vis de la maison de mon oncle était un atelier où sciaient et rabotaient des menuisiers. Un adolescent chantait. Au second étage, en saillie, de la maison voisine, une jeune fille arrosait ses pots de mignonettes. Le premier étage de la maison d’en face était inhabité, et les persiennes des fenêtres étaient fermées. Un oiseau gazouillait là-haut dans les airs. Sauf ce peu de mouvement, tout se taisait dans la ruelle.

Soudain, le silence fut interrompu par le roulement d’une voiture, qui s’arrêta devant notre maison. Je m’étais écarté de la fenêtre. Assis sur un vieux sofa, je prêtais l’oreille à tous les bruits. Des portes s’ouvraient et se refermaient. Les pas de Franz retentissaient dans les couloirs, en même temps que d’autres plus légers. Et puis, d’autres encore, plus lourds, comme si l’on descendait des bagages. Ensuite, des pas traînant lentement.

Et moi, je m’approchai de la fenêtre, attiré malgré moi. Franz, aidé du cocher, souleva l’oncle Irnerius et le plaça dans la voiture. Il ne leva pas les yeux ; il gémissait, et, de ses mains crispées, il s’accrochait à son domestique. Franz s’assit à ses côtés, le cocher ferma la portière, et la voiture s’éloigna avec un roulement sourd et morne. Les vitres tremblèrent, le pavé de la rue résonna. Sur le seuil de la porte se tenait une vieille femme vêtue très proprement, et que je n’avais pas aperçue jusqu’alors. Quand la voiture se fut éloignée, elle rentra dans la maison et referma la porte sur elle.

Alors, le chant recommença, et je ne m’aperçus qu’à ce moment que le jeune menuisier s’était tu, que la jeune fille, derrière les pots de fleurs, avait regardé, et qu’un petit garçon, une cruche à la main, s’était arrêté. Puis tout disparut et la rue retomba dans son silence habituel. Je respirai profondément et sortis de ma chambre. Dans le couloir, la porte de la chambre de mon oncle était toute grande ouverte, et la vieille femme, que j’avais vue tout à l’heure par la fenêtre, se tenait sur le seuil. Elle me fit une solennelle révérence.

— J’allais monter chez monsieur, dit-elle en lissant son tablier. Je suis la sœur de Franz ; c’est moi qui ferai le ménage de monsieur, s’il me le permet.

Elle allait continuer de parler, mais un gémissement prolongé vint l’interrompre. Je jetai un regard dans la chambre, et je vis le pauvre vieux Médor, qui était sorti péniblement de dessous le fauteuil. Il bâillait, flairait et se plaignait faiblement.

J’étais désormais chez moi et seul dans ma nouvelle habitation.

V.

La chambre était empourprée par les rayons du soleil couchant, qui jetait des reflets criards, rouges, fantastiques sur les murs, sur les meubles brunis et sur le portrait. J’étais assis devant la table de travail, que j’avais fait porter dans le cabinet de mon oncle. Devant moi, sur cette table, des livres, le Protée, la Contrainte infernale et un cahier de papier blanc.

La belle et juvénile tête de femme que le soleil inondait de lueurs rouge sang ! Elle semblait vivre. Et combien était regrettable l’absence du cou et du buste !

Quel secret dormait derrière ce portrait ? Qui était cette femme, depuis si longtemps enterrée ? On aurait pu la croire morte depuis plus d’un siècle, car sa coiffure paraissait appartenir à une mode bien ancienne. D’où venait sa relation avec ma vie actuelle ? Quand ce visage s’animerait et prononcerait le nom du vieillard, je devais rompre les cachets du testament. C’était une folie, mais une folie qui me liait les mains avec les liens sacrés d’un serment.

C’était une folie à moi de permettre à une autre folie de s’emparer si entièrement de mon âme, de mes sentimens. Voilà le Protée et le procès de Marguerite Hämmerling, accusée, en 1612, d’avoir graissé ses souliers avec de l’huile sacrée…

Pourquoi le portrait n’avait-il pas été achevé ? Peut-être cette dame vivait-elle, dans cette vieille maison, il y a un siècle. C’était peut-être une patricienne riche, belle et fière. Elle avait engagé un pauvre diable de peintre à faire son portrait. Et celui-ci s’était épris passionnément de la belle dame. Il avait peint sa tête avec les couleurs de l’amour. En peignant, il s’était dévoré en un désir languissant et muet, et il était mort sans avoir achevé le portrait…

Les rayons du soleil s’étaient retirés presque tout d’un coup. Il faisait maintenant sombre dans la chambre. Le cahier de papier blanc attendait, Marguerite Hämmerling attendait, les feuilles du Protée infernal bruissaient d’impatience. J’étendis la main vers la sonnette pour que la vieille Lise apportât de la lumière…

… Ou bien la dame n’avait que la figure de très belle ; elle avait quelque difformité, peut-être était-elle bossue, et elle n’avait pas voulu être flattée, encore moins se survivre sous une forme disgracieuse…

La nuit s’était faite autour de moi, et le silence m’enveloppait. Non, je n’étais pas tranquille. Oh ! ce ton plaintif, gémissant ! Qu’est-ce que c’était ? Mes cheveux se dressaient. En proie à toutes les épouvantes qui assaillent l’homme dans ces vieilles demeures pleines de légendes et d’histoires, de crimes mystérieux, l’obscurité augmentait la sourde terreur dont j’étais envahi.

Et toujours cette note lugubre, là, près de moi, au-dessous de moi… Enfin, j’avais réussi à faire de la lumière… C’était le pauvre vieux Médor, là, debout, tremblant de tout son corps brisé, voûté par l’âge, les yeux vitrés, la langue pendante, râlant… Encore un aboiement rauque, puis une dernière convulsion, et il était mort.

Tout frissonnant, je posai mon chandelier sur la table, en lui donnant une telle secousse que j’entendis remuer l’encrier. Puis, je m’affaissai dans le fauteuil. Je me dis qu’en ce moment mon pauvre oncle Irnerius venait de mourir, lui aussi.

D’où me venait cet avertissement ?

?..

Et le portrait me regardait toujours, immobile, avec ses yeux légèrement rougis, comme s’il eût pleuré !

La flamme de la bougie brûlait tranquillement, et le portrait n’avait pas changé d’expression. Le cadavre du chien gisait à mes pieds. Tout était silencieux et calme. Je n’entendais que le bruit que faisaient les vers du bois en rongeant la charpente, et, de temps à autre, le vent qui frappait doucement aux vitres.

VI.

Je continuai de vivre jusqu’à l’automne dans cette maison solitaire, noircie par le temps. Mais il me fut impossible de travailler. Le Protée, la Contrainte infernale et le dossier de la Hämmerling dormaient à côté du cahier de papier à moitié griffonné. Je passais des nuits blanches à méditer et à rêver. J’errais, dans ces chambres sonores, parmi les vieux meubles, et nulle part je ne trouvais ni repos ni paix.

Les orages de l’automne balayaient le pays, s’égaraient jusque dans cette ruelle étroite et éloignée, faisant tourbillonner la poussière, et secouant violemment les croisées dans la nuit. Au milieu de ce vacarme, il me semblait entendre des mélodies et des harmonies qui me remplissaient de terreur. Le violon de feu Irnerius se lamentait, sans repos, au souvenir de son foyer perdu, de ce foyer où mon oncle avait vécu durant de longues années, seul avec son secret troublant, loin des hommes.

Réfléchissant sans cesse à ce secret, pendant la nuit, dans un demi-rêve, ou pendant une veille pleine d’inquiétude, dans des chambres où l’on s’effraie du bruit de ses propres pas, j’arrivais à faire mien ce secret. Mais où en était la solution ? Dans le testament de mon oncle, muet, fermé, inaccessible, protégé par mon serment.

J’étais seul sur la terre ; aucun bras n’avait enlacé mon cou de son étreinte, aucun amour pour quelque créature de ce monde n’échauffait mon cœur de vieil étudiant. Même l’attrait passionné des bûchers flamboyans de la superstition s’était éteint dans ces chambres solitaires, avec leur secret planant dans l’air lourd, dans les meubles silencieux, dans les grandes ombres noires, dans l’écho retentissant, dans ces rêves désenchantans de l’âme, qui, sans amour et sans but, s’était abandonnée aux études mortes, et qui, dans de telles nuits de tempête, s’éveilla et se trouva, frissonnante, seule dans le monde, comme dans une vaste bruyère enveloppée par la nuit et fouettée par le vent.

Dans les longues soirées d’automne, j’allais parfois à la taverne, au coin de la rue. J’y fis quelques connaissances, entre autres celle d’un médecin taciturne et d’un employé des douanes très bavard. C’était avec eux que je causais jusqu’à dix heures, puis je rentrais paisiblement.

Et, dans mon sommeil, j’entendais les douces notes plaintives de Palestrina, jouées par les mains tremblantes du docteur Irnerius ; les notes se renforçaient, devenaient de plus en plus puissantes. Je me dressais en sursaut sur mon lit, éveillé de ce sommeil fiévreux ; j’allumais la bougie, et, les yeux du portrait se mettaient à me regarder avec fixité et d’un air grave.

Ô yeux merveilleux ! où étiez-vous ? Un regard vivant devait-il jamais vous animer ? Une âme vivante devait-elle jamais vous prêter son doux éclat ? Deviez-vous jamais vous attacher sur moi, pleins de promesses de bonheur ?

Mais quelles idées avais-je ! Pouvais-je souhaiter un événement qui m’eût rempli de terreur, qui m’eût certainement rendu fou ?

J’étais nerveux, excessivement nerveux. J’étais malade. Si seulement je n’eusse pas été aussi solitaire ! La solitude, c’était la cause de la maladie qui m’envahissait. Je n’avais pas d’ami. Je n’en voulais pas. Je ne cherchais pas les occasions de me lier. D’autres jeunes gens ont des passions, des déceptions, quelquefois des chagrins.

Avoir des chagrins ! Pour cela il faut aimer, et qui devais-je aimer ? Il y avait assez de jeunes filles ; mais quand on aime, il faut que le cœur parle, et mon cœur n’avait jamais parlé. Et si j’avais aimé, je n’aurais jamais osé le dire.

Je m’enfonçais dans mes oreillers. J’aurais voulu pleurer. Dehors, le vent d’automne ululait ; il était pris dans la ruelle étroite et ne pouvait plus en sortir ; et il beuglait, faisait rage, et secouait tout avec fureur.

La tempête du dehors était-elle plus forte que celle qui agitait mon âme ? Est-ce que la folie du vieillard m’avait saisi ? Ou la folie d’un mourant peut-elle rendre possible l’impossible ? Le portrait en face de moi allait-il donc s’animer ? L’accomplissement de la prophétie du vieillard et la révélation du secret de cette maison mystérieuse s’approchaient peut-être sur les ailes de l’ouragan ? Là, un cliquetis des vitres, un frôlement dans le couloir, le bruit des vers qui rongeaient les lambris, et la bougie s’éteignait dans un courant d’air. Puis, des ténèbres, un calme plat. Ô yeux célestes ! vous aussi étiez éteints.

Aux tempêtes de l’automne succédèrent les tempêtes et les neiges de l’hiver. Et toujours j’errais à travers ces chambres solitaires et sonores, pâle, hagard, sans repos et sans paix, un cahier de papier, à moitié noirci, toujours à côté du Protée infernal.

VII.

Enfin !

Les flocons tourbillonnans avaient été engloutis dans la tourmente d’une nuit d’hiver ; des nuages blancs et cotonneux avaient disparu dans l’obscurité. Le vent geignait dans le gros poêle ; et, malgré son verre protecteur, la flamme de la lampe jetait des lueurs vacillantes sur les grandes lettres noires et sèches d’un vieux bouquin teigneux.

La vieille Lise dormait depuis longtemps dans sa chambre, et j’étais seul avec mes pensées. Alors, je crus entendre en bas le tintement de la sonnette de la maison. Je m’étais peut-être trompé. Mais non, encore le même bruit de sonnette… Le vent avait probablement agité le fil de fer… Qui pouvait venir à cette heure chez moi ?… Et toujours cette sonnerie ! Inquiet et nerveux, le moindre bruit prenait pour moi des proportions exagérées. Je me levai. J’étais convaincu que cette sonnerie n’était que l’effet du hasard ou d’une hallucination ; mais si je n’étais pas descendu, je n’aurais pas fermé l’œil de toute la nuit.

J’allumai donc une petite bougie ; je pris la clé, suspendue à son clou dans le couloir, et j’avançai jusqu’à l’escalier. Je m’arrêtai pour prêter l’oreille. Rien. J’allais rentrer. Drelin, drelin, drelin ! Cette fois, ce n’était plus une illusion. D’en bas, le bruit de la sonnette montait aigu, violent. Sans doute, c’était quelqu’un qui venait me demander un refuge pour cette affreuse nuit d’hiver, pleine de tourbillons de neige. Mais, pour l’amour de Dieu ! qui était-ce ?

Maintenant, l’irritation des nerfs s’était dissipée, le son très distinct de la cloche m’avait ramené dans le monde de la réalité, de la possibilité. Je descendis vite l’escalier. Au moment où je tournais la clé dans la serrure, qui produisit un grincement désagréable, une heure sonna à l’horloge de l’église voisine. La porte était ouverte à moitié ; j’avais déposé ma bougie derrière l’autre battant, resté fermé, de crainte que les rafales de vent qui poussaient la neige jusque dans le vestibule ne vinssent l’éteindre.

Quelques secondes s’écoulèrent avant que la flamme brûlât tranquillement, sans trop vaciller derrière sa paroi protectrice, et qu’il se fît une clarté suffisante dans un espace de trois pas.

Dans le cadre noir de la nuit, je vis alors se dessiner un seul point pâle, rien qu’une figure sans corps, celle du portrait avec ses sombres yeux légèrement rougis, avec sa belle bouche aux traits fatigués, avec sa chevelure nuageuse.

Et la tête vivait, des yeux, une âme me parlaient, et j’entendis distinctement les paroles suivantes sortir de ses lèvres : « Je voudrais voir le docteur Irnerius. »

VIII.

— Je voudrais voir M. le docteur Irnerius. S’il dort, éveillez-le, répétèrent les lèvres.

La figure se détacha du fond noir ; un corps enveloppé d’une grosse pelisse suivit, et une belle fille, grelottante, échevelée, se dressa dans le cercle vaporeux de ma bougie.

Je m’éveillai. Ce n’était pourtant plus un rêve. Ce n’était pas non plus de la folie. Ce n’était pas un conte de revenans. Ce n’était pas une tête parlante, sans torse. Voici bien ma bougie, voilà bien l’escalier, et, devant moi, une jeune fille, l’original vivant du portrait de là-haut.

Belle, frissonnante, une capote noire passée sur sa chevelure dorée, enveloppée d’une vieille pelisse noire, garnie et fourrée de zibeline, ses yeux attachés sur moi, grands et interrogatifs, ses sourcils sombres froncés avec une expression d’impatience, elle avait fermé la porte pour se garer du courant d’air.

— Est-ce que vous m’avez compris ? dit-elle d’un ton plus élevé en fronçant encore plus ses sourcils, pendant qu’une petite main blanche, sortie du vêtement de fourrure noire, secouait mon bras immobile.

— M. le docteur n’est plus ici, lui répondis-je enfin.

Je savais que je le disais, mais je ne m’entendais pas moi-même ; je n’entendais que mes pensées s’agitant en désordre. Je vis aussi que la figure se transformait douloureusement et qu’elle parlait ; je compris qu’elle demandait quelque chose, mais je n’entendis pas ce que c’était. Dans mon cerveau troublé résonnaient ces paroles : « Quand la figure de ce portrait se présentera à toi, vivante, en prononçant mon nom, l’heure sera venue d’ouvrir mon testament et d’exécuter ce qu’il t’ordonne. »

Enfin le calme rentra dans mon esprit, et je n’eus plus qu’une pensée, c’était que l’heure était venue, celle de la révélation du secret tourmentant de cette vieille maison ; l’heure de l’accomplissement de mon serment qui allait cesser de m’entraver ; l’heure de la délivrance du spectre plaintif de mon pauvre oncle Irnerius, et enfin celle de la guérison de tous les germes de folie de ma solitude.

Et, aussitôt que ces idées se furent précisées dans ma tête, j’entendis clairement, comme si un écho l’eût répété, ce que la jeune fille venait de dire : — S’il est parti, où est-il allé ?

Maintenant, j’étais tout à fait éveillé.

— Oui, mademoiselle, il est parti, mais il m’a chargé d’une commission pour vous.

Elle se tenait devant moi, tout ahurie.

— Pour moi ? Est-ce que vous me connaissez ? demanda-t-elle en me regardant fixement.

La réalité me rendait confus.

— Non, mademoiselle, mais veuillez monter, et je vous donnerai les explications dont M. le docteur Irnerius m’a chargé pour vous.

Elle me regarda de nouveau.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Mais déjà toute rassurée et paraissant résolue, elle s’avança vers moi, se disposant à monter. Il y avait beaucoup de décision, de hardiesse et de fermeté méridionales chez cette délicate et charmante jeune fille.

— Fiez-vous à moi, lui dis-je en plongeant mes regards fascinés dans ses yeux divins. Je m’appelle Erwin Imhof et suis le neveu du docteur, qui m’a confié cette maison.

— Moi, je m’appelle Angélina Irnerius, dit-elle d’une voix plus douce.

Et, tout en grelottant, elle prit mon bras, que je lui venais d’offrir.


J’avais attisé le feu de ma chambre ; il y faisait chaud, et le vent qui ronflait dans le haut de la cheminée rendait la chaleur encore plus sensible et plus agréable. J’avais allumé une seconde bougie, et les murs sombres prenaient maintenant un air gai et confortable, comme jamais auparavant. Je n’aurais jamais cru que cette vieille maison pût offrir un intérieur aussi charmant. Pour la première fois, je me sentais tout à fait chez moi, et mon cœur, malgré le trouble, l’incertitude et la surprise que j’éprouvais, était infiniment plus tranquille qu’il ne l’avait été depuis longtemps. Il était maintenant lui-même, avait un devoir, un but, enfin une compagne.

Elle s’était arrêtée près de la porte et m’avait regardé d’un air ferme et interrogateur, comme elle l’avait fait déjà au moment de monter l’escalier, puis elle m’avait dit :

— Apprenez-moi maintenant ce dont vous a chargé le docteur Irnerius.

— Pour le moment, lui répondis-je en quittant son bras, je ne saurais rien encore vous apprendre. Il me faut d’abord lire une lettre que M. Irnerius m’a remise en partant, et qui, seule, doit me faire connaître la mission que je vais avoir à remplir. Ne vous étonnez de rien et fiez-vous à moi.

Ses traits s’étaient détendus, sa figure avait pris une expression alanguie, elle avait maintenant l’air très doux. C’était vraiment la ressemblance vivante du portrait.

— Rien ne peut m’étonner de ce qui vient de la part du docteur Irnerius, dit-elle avec un soupir. Je suis sa fille et j’ai confiance en vous.

En même temps, elle me regardait d’un air candide et plein de loyauté.

— Vous avez froid et vous êtes fatiguée, lui dis-je, veuillez vous asseoir près du feu, et permettez-moi de m’acquitter de ma mission pendant que vous allez vous réchauffer et vous reposer.

Elle dégrafa sa pelisse et la laissa glisser sur une chaise. Une taille svelte de fée, dans une simple robe grise de voyage, se dessina devant moi. Sa chevelure dorée se déroula sur ses épaules en boucles claires, soyeuses et légères comme un duvet.

J’ouvris la petite porte du poêle, afin que la lueur et le pétillement du feu l’égayassent davantage. J’approchai le grand fauteuil, et plaçai une bougie sur une petite table près du poêle ; puis, j’allai prendre dans un placard une bouteille de vieux vin et un verre que je remplis. Ensuite, je lui tendis la main, qu’elle accepta. Mais elle restait debout.

— Encore un mot, monsieur Erwin, dit-elle. Mon père n’est plus ici. La maison m’est devenue étrangère. Est-ce que vous avez une domestique ? Cela me permettrait de passer la nuit ici. Je suis seule et comme une étrangère dans cette ville, sans amis et sans connaissances. Ce soir, je suis arrivée par la diligence, et mes bagages sont restés au bureau. Je comptais séjourner ici ; est-ce que ce sera possible, au moins jusqu’à demain matin ?

— Cette pièce est bien chauffée, de même que la chambre à coucher. Elles sont à vous. J’éveillerai la vieille Lise. Je n’ai pas encore eu le temps d’y penser. Mais je suis d’avis de lire, avant tout, la lettre. Asseyez-vous sur ce fauteuil. Chauffez-vous, mademoiselle Angélina, prenez une goutte de vin. Voulez-vous ?

— Oui, dit-elle.

Elle paraissait très fatiguée et découragée. Elle devait être très énergique, car je ne m’aperçus qu’alors de son abattement. Maintenant qu’elle était affaissée dans le fauteuil, ses mains tremblaient, sa tête se penchait malgré elle de côté ; elle regardait la flamme, profondément troublée et pleine d’angoisse. Elle avait l’air tout à fait déconcerté.

Elle me fit signe de m’éloigner, et me dit, en même temps, d’une voix rauque : — Lisez !

Je me dirigeai vers ma table de travail ; j’en tirai le testament et le plaçai devant moi.

Cette feuille, muette jusqu’alors, allait donc parler. Le moment était solennel.

Dehors, la tempête de vent et de neige continuait. Cependant, je n’étais pas trop inquiet. Je n’aurais jamais cru qu’une habitation aussi ancienne pût être aussi confortable, et qu’une nuit d’hiver y pût offrir autant de charme.

Une fois encore, je regardai la pauvre jeune fille, étendue dans le fauteuil, pour m’assurer que rien ne lui manquait. Le feu pétillant du grand poêle commençait à la réchauffer, car ses joues, doucement éclairées par la pâle clarté de la bougie, reprenaient la teinte rosée qu’elles devaient avoir ordinairement.

Par momens, elle se cachait la figure dans ses mains, et il me semblait que je l’entendais pleurer. Je me levai à moitié. Mais non, ce ne pouvait être des sanglots de jeune fille que j’avais entendus. Peut-être s’endormait-elle. Elle me faisait l’effet d’être si seule, si abandonnée, si désespérée, cette jeune fille pourtant si courageuse, si résolue, si décidée, que je me sentais plein de force et d’ardeur pour la protéger. Depuis de longues années, mon cœur n’avait été aussi calme, et n’avait envisagé l’avenir avec autant de sérénité.

Plein d’espoir je rompis le cachet d’une main ferme, et je lus ce qui suit :

« Mon cher neveu,

« Je sens que ma vie décline. Elle a été trop longue de quinze années. Il est temps que la mort vienne. Cependant, la vie la plus longue devient trop courte dans les derniers jours. Il me reste encore tant de choses à faire ! À proprement parler, je n’aurais qu’à me survivre et à exécuter moi-même ma dernière volonté. Mais comme cela ne se peut pas, je me vois dans la nécessité de laisser à la piété d’un autre le soin d’exécuter sur la terre ce que la mort m’empêchera de faire moi-même. Et cet autre, ce sera toi. Je te connais bien, quoique je sois resté longtemps un étranger pour toi. J’ai beaucoup aimé ton père, mon brave frère. Mais nos voies ont divergé. Tandis que la simplicité et la modestie de son caractère le retenaient à son pupitre et ne lui disaient rien ambitionner au-delà d’une honnête médiocrité, le goût de l’art et de la vie brillante me poussait dans le monde. Plus tard, l’amour et le bonheur m’échurent, et ce bonheur fut si grand que j’en oubliai le monde entier.

« Le jour où le bonheur abandonna mon foyer et me laissa dans la solitude, mon cœur se détourna des hommes et ne voulut plus vivre qu’avec ses chagrins et sa rancune. Aujourd’hui que je vois la mort approcher, je m’aperçois que toutes les années passées dans la solitude ont été perdues pour moi, et je n’ai personne à qui je puisse donner mission d’accomplir après moi ce que je ne puis plus faire. Je n’ai personne excepté toi. Je me suis renseigné sur toi. Tu m’as été dépeint comme un homme d’honneur, modeste, rangé, aimant la solitude, passant sa vie dans l’étude, n’étant sujet à aucune passion, franc, loyal, dénué d’ambition. Tu étais seul comme moi, libre comme moi. Je t’ai appelé, tu es venu, et j’ai vu refleurir en toi la jeunesse de mon honnête frère ; j’ai reconnu dans tes yeux que tu avais hérité de sa loyauté, de son honnêteté, de son équité ; je t’aime, j’ai confiance en toi, et je mets entre tes mains une charge sacrée.

« Je vais te raconter d’abord, en quelques mots, tout ce qu’il est utile que tu saches. Le temps m’est mesuré, le prochain accès de mes souffrances mettra fin à ma vie, mes yeux s’assombrissent, mon cœur bat plus péniblement, plus lentement.

Je n’étais plus jeune lorsqu’en Italie je fis la connaissance de la signora Ellena. J’étais alors maître de chapelle à Naples, à l’opéra de Lorini. Ellena Chiari, de son véritable nom, descendait d’une famille noble, et était devenue cantatrice par amour de l’art.

« Comment te la décrirai-je ? C’était une femme de génie. Et moi, j’aimais son âme. M’a-t-elle jamais aimé ? Peut-être ne ressentait-elle pour moi que la tendresse d’une élève ardente, enthousiaste. Je ne sais.

« Nous nous sommes mariés. J’étais heureux, immensément heureux. Ma femme bien-aimée quitta le théâtre et nous retournâmes dans ma patrie.

« Te dirai-je la première année sans nuages ? Nous vécûmes dans l’art, dans les harmonies de tous les temps, et l’art fit, pour nous, de l’amour un paradis. Regarde le portrait accroché au-dessus de mon lit, c’est le portrait de sa mère, la comtesse Nina Chiari, et c’est, en même temps, le portrait frappant d’Ellena.

« Notre enfant s’appelait Angélina. Angélina ! Elle avait les yeux de sa mère, le sourire de sa mère, elle était l’âme de sa mère et l’espoir de ma vie.

« Quand Angélina eut sept ans, la mère disparut avec elle. Dans les dernières années, Ellena était triste et taciturne. Mais elle souriait quand je lui en demandais la raison, et elle m’embrassait quand je me montrais inquiet. Un jour, elle disparut avec notre enfant. Alors, je compris que c’était la nostalgie qui l’avait rappelée aux triomphes de sa vie première, et que son amour n’avait été qu’un moment d’extase causée par la passion de l’art. Peut-être n’avait-elle pas envie de retourner aux triomphes de sa jeunesse, mais elle aimait le bruit, le changement, cette vie d’artiste qui nous déprave le cœur et ne nous permet plus de jouir d’un bonheur calme.

« Je restai seul. Je ne songeai ni à la poursuivre ni à la retrouver. Est-ce qu’une existence pleine de contrainte, pleine de rancune aurait pu me rendre heureux ? Et Angélina ? Elle ne me l’aurait pas abandonnée, car c’était son âme.

« Ô Angélina ! tu as été mon âme aussi, et avec toi, la joie a quitté mon cœur pour toujours.

« Je vieillis de bien des années après la fuite d’Ellena. Aujourd’hui, après quinze ans, j’ai un pied dans la tombe.

« Ce n’est pas la vieillesse qui a ridé mon visage, c’est le chagrin et la rancœur, la solitude et l’amertume qui m’ont rendu ce que je suis.

« Il y a six ans, j’entendis parler d’Ellena pour la première fois. Sous le nom de Barini, elle chantait à Florence. On la critiquait avec dédain, comme une grandeur déchue. Une série de coïncidences me fit présumer que cette cantatrice était Ellena elle-même. Je m’informai, auprès d’un ami de Florence, de la situation de l’artiste vieillissante, et on m’apprit qu’elle était toujours brillante. Elle avait une fille, une très belle fille, qui, à Paris, avait débuté déjà, dans le rôle d’Adalgisa, à côté de sa mère, et qui avait beaucoup plu. Ellena elle-même l’avait élevée, et dirigeait toute sa carrière d’artiste.

« Je suis un pauvre mourant. Si l’avenir de ma fille et de sa mère était assuré, je te léguerais tout, mon Erwin. Mais je connais les vicissitudes qui attendent une cantatrice vieillissante. Et si, un jour, mon Angélina était dans la misère ! Si, un jour, elle se trouvait seule et abandonnée, si le hasard lui enlevait la voix ou le courage ! Je connais tant de cas où une étoile s’est éteinte dans le malheur et dans la pauvreté : un refroidissement, une mauvaise liaison, un rien peut détruire l’existence d’une cantatrice qui est sans protection dans le monde. Tu comprends, Erwin, qu’Angélina doit retrouver son foyer, son chez elle, si elle revenait un jour avec sa mère, découragée et pauvre. Mais si sa mère apprenait ma mort, elle ne viendrait pas. Que chercherait-elle ici ? Si elle venait frapper à la porte, et si les voisins lui disaient que le vieillard morose est mort, elle s’en retournerait peut-être, pensant n’avoir rien à espérer.

« Donc, pour qu’elles puissent se présenter ici, il faut qu’on ignore ma mort. Si tu demandes pourquoi je ne leur laisse pas tout ce que je possède, je te répondrai que, si la mère d’Angélina est heureuse, elle ne doit jamais savoir que le vieux fou trompé, non aimé, a songé à son enfant chérie jusqu’au dernier soupir avec un amour infini et un désir ardent de la revoir. Elle ne doit jamais savoir quel a été son chagrin et combien il a souffert. Mais si elle était malheureuse ! Si Angélina vient un jour, — tu la reconnaîtras à sa figure angélique, dont tu auras appris par cœur chaque trait sur le portrait de sa grand’mère, — tu la reconnaîtras quand elle prononcera mon nom. Alors, tu ouvriras cette lettre et tu agiras suivant ma volonté pour l’amour de Dieu et le repos de mon âme jusque-là sans paix. Reçois Angélina, reçois sa mère. Dis à ma fille que tout lui appartient ici, où le cœur de son père l’a attendue durant de longues années, et qu’elle trouvera dans cette maison un abri sûr pour sa vie bénie. Dis-lui que je l’aime, que toute mon existence lui a été consacrée, et que je pardonne à sa mère du fond de mon cœur.

« Que le ciel te protège, mon cher Erwin, et qu’il récompense tes actions.

« Dr Gottlieb Irnerius. |5|sc}}

« Worms, le… »


Je levai lentement les yeux sur Angélina. Elle ne cachait plus sa mignonne figure. Calme et rêveuse, elle était toujours assise dans le fauteuil, ses petites mains jointes sur ses genoux. Je me levai. En me voyant m’approcher d’elle, elle dressa vivement la tête. Elle paraissait tout à fait rassurée, et sa voix s’était raffermie lorsqu’elle s’empara de ma main.

— Monsieur Erwin, dit-elle, vous m’avez vue très puérile, il y a quelques minutes.

— Mademoiselle Angélina…

— Non, écoutez-moi. Je ne dirai que quelques mots. Je suis la fille de votre oncle.

— Je le sais.

— Ma mère l’a abandonné en m’emmenant, quand j’étais encore enfant. Elle est morte, il y a trois semaines. Étendue sur son lit de mort, elle m’a confessé toute sa vie, et elle a reconnu ses torts. Elle savait que je n’aimais pas le théâtre, auquel elle m’avait destinée. Et elle m’a fait la confession de sa faute, afin que je puisse retourner auprès de mon père et vivre avec lui. Son souvenir et sa confiance en lui ont adouci sa mort douloureuse. Me trouvant alors seule au monde, je suis venue ici, près de l’unique foyer qui s’offrait à moi, et où j’espérais retrouver mon père. Je suis arrivée écœurée, découragée, anxieuse. C’est pourquoi j’ai pleuré, mais maintenant je suis tranquille. Où est mon père ? Reviendra-t-il ? Dois-je le chercher ? Et où le trouverai-je ? S’est-il enfui pour ne pas nous revoir ? Me haïrait-il à cause de ma mère ? S’il en était ainsi, je retournerais d’où je viens et je resterais cantatrice. Si je n’ai plus mon père, je possède une grande volonté et de l’énergie. En arrivant ici, j’étais folle ; mais j’ai retrouvé mon calme. Je désire surtout que vous ne me preniez pas pour une enfant. Parlez maintenant.

Et je voyais de nouveau cette figure mignonne, orgueilleuse comme une Méridionale, me regardant gravement d’un très grand air.

— Où est mon père ? demanda-t-elle encore.

Je tenais toujours les papiers dans ma main.

— Ceci n’est pas une lettre, lui dis-je, c’est un testament.

Elle se dressa en sursaut. Puis, elle se rassit, sa petite tête retomba sur sa poitrine, ses mains se levèrent, et je crus qu’elle allait pleurer de nouveau. Mais elle était seulement saisie ; elle ne pleura pas.

— Et ce testament, continuai-je, ne parle que de vous. Ces papiers contiennent les titres et les droits de toute la fortune de votre père, et cette fortune est à vous. Cette vieille maison, ce foyer paisible, vous appartiennent. Vous êtes riche, vous avez un chez vous. C’est à moi qu’il a confié tout cela, parce que j’étais son unique parent, parce qu’il m’a jugé digne de sa confiance, et aussi parce que je suis votre cousin, mademoiselle Angélina. Cette confiance, c’est surtout en souvenir de mon pauvre père qu’il me l’a accordée, car il l’aimait autant qu’il l’estimait pour la droiture de son caractère et sa grande loyauté. Confiez-vous à moi comme l’a fait votre père. Vous êtes troublée, inquiète. Réfléchissez ; je vais vous laisser seule. Vous avez du feu, des rafraîchissemens, et un très bon lit. Je vous quitte. Lisez cette lettre et reposez-vous ensuite.

Demain, quand vous serez réveillée, vous sonnerez. Voici le cordon de la sonnette.

Je déposai les papiers sur ses genoux et me retirai en hâte. Elle avait besoin de se recueillir, car elle paraissait consternée par tous ces événemens inattendus, qui, depuis des semaines, assombrissaient sa vie, et secouaient si rudement son petit cœur courageux.

Je montai à la chambre que j’avais habitée le premier soir après mon arrivée. Tout habillé, je me jetai sur le lit. Mais cette nuit, je ne dormis guère.

IX.

Le lendemain matin, je me levai de bonne heure. J’éveillai la vieille Lise, et je racontai à la bonne femme étonnée que la nouvelle maîtresse de la maison était arrivée, la fille de M. Irnerius. Sans lui laisser le temps de dire un mot, je l’envoyai en haut pour voir si la demoiselle était déjà réveillée et si elle avait besoin de quelque chose. La pauvre Lise, toute confuse, resta deux heures là-haut avec la demoiselle. Pendant ce temps, j’étais remonté dans ma chambre, et j’arpentais impatiemment la petite pièce, tout en prêtant l’oreille à chaque bruit qui venait de l’escalier.

Je réfléchissais surtout à ce qui pouvait encore manquer pour rendre l’habitation confortable et agréable à la jeune fille. Je songeais aussi à mon retour à Heidelberg. À Heidelberg ! J’allais revoir ma vieille chambre. La vie avait été belle ici, pourtant elle n’avait pas été exempte de tourment. Tout était si mystérieux ! J’avais failli tomber malade. Mais, dehors, il faisait une de ces superbes matinées d’hiver tout ensoleillées ; alors, la vieille maison me parut attrayante et gaie. Puis…

Enfin, la vieille Lise entra chez moi et me pria de descendre chez la demoiselle.

Elle parlait encore que j’étais déjà dans l’escalier. Je m’arrêtai haletant devant la porte d’Angélina. J’hésitais à entrer. Je ne m’en étais pas aperçu, mais il paraît que j’avais frappé, car j’entendis, de l’intérieur, que l’on disait : « Entrez. »

Angélina, vêtue de sa robe grise, était assise près de la fenêtre et déjà coiffée. Sa figure mignonne et fraîche était toute métamorphosée par les rayons du soleil. Je la trouvai beaucoup plus jolie encore que la veille. Elle avait l’air si calme, si résolu que je jugeai tout de suite superflu mon rôle de protecteur.

— Bonjour, mon cousin Erwin, dit-elle d’un ton aimable. Donne-moi la main.

C’était la première fois qu’elle me tutoyait et m’appelait son cousin. La veille, nous étions encore des étrangers l’un pour l’autre. Je lui tendis la main et lui dis d’une voix tremblante, — au premier instant, je me sentis si confus, si timide, que c’était elle qui aurait pu être ma protectrice : — Bonjour, ma cousine. As-tu eu tout ce dont tu avais besoin pour ta toilette ? Demande à la vieille Lise d’aller chercher tout ce qu’il te faut pour te rendre la maison agréable. Je n’y entends rien. Je suis un vieux célibataire inutile, et j’ai vécu toujours seul.

Elle m’indiqua du doigt une chaise près de la fenêtre, vis-à-vis d’elle, et dit en souriant :

— Je te remercie, mon cousin, je n’ai besoin de rien. Envoie chercher seulement mes bagages au bureau de la diligence. Ensuite la vieille Lise me trouvera une jeune fille pour me tenir compagnie. Je n’ai jamais été seule ; maman m’a bien gâtée. Mais il faut se faire à tout.

— Oui ; et me permettras-tu, ma cousine, de rester encore quelques jours chez toi ? lui demandai-je lorsqu’elle se tut et se mit à réfléchir un peu. Elle rougit et me regarda d’un air étonné.

— Rester chez moi ? Mais où veux-tu donc aller ?

— Eh bien, retourner chez moi.

— Tu as donc un autre chez toi ?

— Oui,… non… Je veux dire que je vais retourner à Heidelberg, où je demeurais autrefois seul.

— Oh ! dit-elle vivement, et elle se tut un instant. — Tu ne vas pas t’en aller comme cela, mon cousin, reprit-elle ; quelle mouche t’a piqué ? Il me faut quelqu’un qui me dise ce que je possède, comment je dois vivre, et ce que j’ai à faire de tout cela. Je ne connais personne ici, et je ne puis me passer de toute société. Promets-moi, mon cousin, de rester encore ici. Réfléchis que je… que je n’ai plus personne que toi.

Je baissai la tête. Sans me donner le temps de répondre, elle continua :

— Mais comme nous ne pourrions décemment vivre seuls dans cette maison, quoique tu sois mon parent, je vais écrire aujourd’hui à Mme Latour, une vieille dame de Genève qui m’a élevée, et qui a dû nous quitter lorsque nous étions dans la misère. Elle vit actuellement chez son neveu, marié à Vevey. Elle m’aime beaucoup, et elle viendra volontiers. Alors, personne n’aura rien à dire. J’espère que tu vas me seconder dans toutes mes intentions, et que tu ne m’abandonneras pas ainsi lorsque j’ai besoin de tes conseils.

— Vous avez donc été dans la misère, ma cousine ?

— Oui, Maman avait perdu sa belle voix, et je restai malade pendant deux ans. Quand je fus rétablie, je trouvai un engagement, et tout alla mieux. C’est à Naples que j’ai chanté la dernière fois. Mais je haïssais cette vie. J’aimais mieux chanter chez moi, à la maison. Malheureusement, maman aimait à se tenir dans les coulisses et à compter les adorateurs qui m’envoyaient des bouquets. Elle aimait aussi à lire les journaux qui parlaient de moi, et tout ce bruit la rendait heureuse. Plus tard, elle comprit que je n’étais pas faite pour cette vie, et qu’avec mon caractère altier, je me ferais toujours des ennemis dans le public. Alors, elle songea aux incertitudes terribles de l’avenir, et reconnaissant enfin qu’elle ne devait pas me laisser dans une carrière que je n’aimais pas, elle me conseilla de retourner auprès du plus généreux des hommes, auprès du père le plus tendre.

Elle se tut encore pendant quelques instans. Puis, elle me regarda et me dit : — Maintenant, cousin Erwin, donne-moi tes conseils. Je veux vivre comme tu as vécu.

Elle me dit cela d’un air si enfantin, que je me laissai aller à reprendre mon rôle de protecteur auprès de cette charmante fille. Nous causâmes longtemps, et je lui parlai en homme sérieux.

X.

Trois mois s’étaient écoulés depuis que nous vivions ensemble dans la vieille maison. Mme Latour était un vrai trésor. En peu de temps, elle eut complètement transformé notre habitation. Avec de petits riens dont elle avait fait l’acquisition, elle en avait rendu toutes les parties plus élégantes, plus confortables et plus gaies. Chaque jour, elle sortait avec la vieille Lise, et rapportait des quantités d’objets dont elle trouvait le placement, et qui semblaient nous avoir manqué jusque-là. Souvent, la vieille domestique s’arrêtait, étonnée, devant un nécessaire, un tabouret, un porte-bouquet, un écran, un plateau, un sucrier, et disait : — Tiens ! nous n’avions jamais pensé à cela, monsieur Erwin.

Et Angélina était partout. Avec un petit plumeau multicolore, elle époussetait doucement toutes ces choses délicates, les unes en verre ou en porcelaine, les autres en bois sculpté. Elle examinait ensuite tous les pots de fleurs placés près des fenêtres et sur des étagères, car Mme Latour était grande amie des fleurs, et les taillait et les émondait avec ses petits ciseaux de jardinier. Elle racommodait de sa propre main mes cols et mes manchettes, et rangeait mon armoire à linge. Enfin, je la trouvai, un jour, dans la cuisine, remuant la pâte et agitant la poêle comme une vieille cuisinière de profession.

Et moi, pendant ce temps-là, j’arrangeais et je réglais ses affaires, notamment avec le banquier de feu le docteur Irnerius. Je pus alors me faire une idée exacte de la fortune d’Angélina. Je me consacrai à régler sa situation avec tout le zèle dont j’étais capable envers la charmante jeune fille. J’avais tant à faire et tant à écrire que le Procès de Marguerite Hämmerling n’avançait que fort lentement. Mais j’eus enfin la joie et l’orgueil de voir les affaires d’Angélina si bien arrangées que… que je devenais inutile. Eh ! oui, inutile !

Un jour, j’étais assis devant la table à écrire, dans la chambre d’Angélina, étudiant un document hypothécaire. Angélina était assise près de la fenêtre, ourlant un foulard de soie ; Mme Latour brodait un coussin destiné, je supposais, à faire la sieste. — Je pensai même que c’était pour moi, car elles savaient que le jour de mon anniversaire était le surlendemain.

En levant les yeux, je vis que ceux d’Angélina étaient fixés sur le portrait de sa grand’mère.

— Avant de te connaître, cousine Angélina, je savais combien tes yeux étaient beaux, dis-je involontairement.

J’étais effrayé de ce que je venais de dire.

— Comment le savais-tu ? demanda-t-elle aussitôt.

— Eh bien ! sans doute par ce portrait-là, dit Mme Latour avec son accent suisse, en regardant Angélina.

Mme Latour avait une si bonne vieille figure que chaque ride semblait l’expression d’une amabilité.

— Vraiment ? demanda Angélina.

— Oui, bien souvent, je me suis plongé dans des rêveries devant ce portrait. Pourquoi le visage seul est-il peint sur le fond brun ?

— Je ne sais, dit Angélina, et je pense que personne ne le sait.

— Moi, dis-je, je crois l’avoir compris.

— Voyons le poète ! fit Mme Latour avec un petit sourire.

— Dans les longues nuits d’hiver, j’ai songé que le peintre a aimé son modèle. L’amour lui a brisé le cœur, et il est mort après avoir donné la suprême lumière à ces yeux divins.

Je disais cela d’un ton pénétré, le roman que j’avais imaginé à ce sujet hantait mon souvenir.

Angélina baissa tranquillement ses yeux sur son travail.

— Ah ! mais, pourquoi l’amour devait-il lui briser le cœur ? fit-elle du ton léger d’une vraie cantatrice italienne. Est-ce qu’il ne pouvait pas dire à ma grand’mère : « Je vous aime ! » Et peut-être elle aussi l’aurait-elle aimé.

— Oh ! ta grand’mère, ma cousine, c’était une comtesse. Elle était riche, très riche. Elle avait sans doute une maison, une grande fortune. Le peintre était pauvre. Et, alors, il ne pouvait pas dire à la grande dame : « Je t’aime ! »

— Pourquoi pas, si elle l’aimait ?

— Même si elle l’aimait, il devait se taire ; il le devait d’autant plus, lui dis-je gravement. Elle serait devenue sa femme, elle lui aurait apporté la fortune, et il aurait été devant elle comme un mendiant. Quand un homme d’honneur aime une fille riche, il doit se taire et tâcher de l’oublier, s’il ne veut pas être compté, à ses propres yeux, parmi les aventuriers et les parasites.

Angélina jeta un regard sur moi, et continua son travail sans rien dire. Mme Latour, également silencieuse, promenait ses yeux de la jeune fille à la fenêtre. Je me levai. Mon travail était achevé. Toutes les affaires d’Angélina étaient en règle. Je n’avais plus rien à faire dans cette maison. Je montai à ma chambre et me mis à ranger mes livres, tout rêveur.

XI.

Le printemps était revenu. Jamais il ne m’avait paru aussi vert, aussi divinement lumineux. Le monde me semblait tout neuf. Pendant de longues années, j’avais passé devant les merveilles de la terre, timide et peureux, et mon esprit puéril avait fouillé dans la moisissure des pyramides et dans la mousse des tombes de géans disparus. Et les fleurs, et les voix des oiseaux, et les perspectives roses des montagnes, avaient été pour moi des énigmes muettes. Maintenant, je comprenais ces énigmes, et je sentais qu’en moi un enfant était devenu homme. Je m’étonnais de la force vitale exubérante qui me gonflait la poitrine. Oh ! comme la maison était devenue charmante et confortable ! Était-ce sa main assidue, méthodique, ou était-ce la lumière de ses yeux divins qui transfigurait ainsi tout ? Combien mon esprit nerveux, inconscient, rêveur, était devenu calme et serein ! J’arrangeais tout, je dirigeais tout, on avait toujours besoin de moi, chaque moment de ma vie avait un but, il me fallait veiller et penser pour la pauvre jeune fille inexpérimentée et sans appui. Je pouvais la renseigner sur les choses les plus importantes de sa nouvelle vie. Je ne me croyais pas tant de connaissances pratiques. Avec cela, je n’avais jamais été aussi gai. C’est un malheur de ne pas être gai au printemps, où tout vit dans la nature. Je riais à chaque instant de très bon cœur, surtout des saillies de Mme Latour avec sa singulière prononciation de l’allemand. Et ce n’était pas tout ; ce qui était prodigieux, c’était que mon ouvrage sur les superstitions du moyen âge avançait rapidement. Je ne travaillais que deux heures par jour avant de me coucher, mais déjà mes idées s’étaient tant éclaircies et épurées, j’étais si calme que j’écrivais sans interruption ; je démêlais facilement les causes des événemens sans que, comme autrefois, dix mille balais de sorcières vinssent s’agiter autour de moi, ce qui me rendait incapable de production. Je ne songeais plus, j’étudiais, je cherchais et je trouvais. Quand je me couchais, Angélina jouait en bas, sur le piano qu’elle avait acheté, le Chant des pasteurs. C’était ma chanson favorite. Je m’endormais paisiblement après le travail de la journée.

Cependant ma mission ici était accomplie. Il fallait partir. Dans huit jours, je nie mettrais en route. Mais pourquoi ne pas passer ici la Pentecôte ? Dans quinze jours, alors.

XII.

Mme Latour était à moitié couchée sur le divan, rêvant, faisant sa sieste. Sa robe de soie brune, nuance feuille morte, bouffait autour d’elle. Le soleil de l’après-midi transfigurait la verdure dans tous les pots de fleurs près de la fenêtre ; il éparpillait de folâtres ombres de feuilles sur les murs, sur le parquet, sur le vieux portrait, et caressait les cheveux d’Angélina. Elle jouait les Adieux de Beethoven. J’avais écouté, appuyé sur sa chaise. Elle leva les yeux et dit : — Dois-je jouer aussi l’Absence ?

Quand elle parlait, elle avait une voix de contralto si charmante, si sonore, si pleine et si décidée, et un si beau regard ferme et résolu ! À côté de cette aimable jeune fille à l’esprit fort, je me sentais de nouveau très maladroit, très insignifiant. Elle avait quelque chose de doucement impérieux et imposant, et moi, j’étais un garçon si timide, si niais, quand je ne travaillais pas, quand je n’étais pas occupé à quoi que ce soit, quand je ne me rendais pas utile !

— Oui, lui dis-je, oui, cousine Angélina, joue l’Absence : cela la retardera toujours un peu.

— Des bêtises ! répondit-elle vivement. Tu ne t’en iras pas, me dit-elle en fixant ses yeux sur les miens.

— Je m’en irai… dans quinze jours… Tu le sais.

Elle me regarda un instant sans répondre, puis elle reporta ses yeux sur le piano. Tout à coup, elle respira profondément, se leva, s’empara de mon bras et m’attira vers le sofa de Mme Latour. Elle était très grave et ne me regardait plus. Elle saisit le frêle bras de son amie et la secoua pour l’éveiller ; celle-ci clignota en écarquillant les yeux ; elle rit et bredouilla quelque chose… Puis elle se mit à nous contempler attentivement, et, soudain, il lui vint comme une révélation. Elle se dressa en disant : « Eh bien ? » Elle était maintenant tout à fait éveillée, la chère petite vieille au cœur chaud.

— Restez éveillée, maman, dit Angélina en se penchant sur elle.

Elle l’embrassa et lui passa la main sur les boucles grises coquettement arrangées.

Il me sembla un instant que cette petite main tremblait ; je me trompais, elle était calme, très calme.

Angélina se tourna vers moi : — Écoute, cousin Erwin. J’ai observé le monde depuis mon enfance ; j’ai vu ce qu’est la vie et ce qu’est l’art ; j’ai compris alors le ridicule des passions, le faux clinquant de la vie d’artiste, l’inanité de l’enthousiasme momentané d’une foule bête. Souvent, j’ai souhaité de vivre dans une chambre tranquille de jeune fille. J’ai langui après la vie simple du foyer propre, calme, aimable, toujours le même. Je crois que j’ai hérité plutôt des qualités de mon père que de celles de ma mère. Peut-être que si j’étais restée toujours dans cette maison, comme fille du vieil Irnerius, j’aurais rêvé les triomphes, la vie d’artiste, le vacarme et le bruit du dehors. Au contraire, j’ai connu toute enfant le côté le plus vide de cette vie, et la meilleure partie de mon âme, celle de mon père, a déployé ses ailes pour atteindre le séjour de la paix. Cette paix, j’espère la trouver ici à mon tour. Il me semble que je serai une bonne ménagère. J’ai appris beaucoup en peu de temps. Je comprends la cuisine, j’aime le ménage et le travail, et il me reste encore assez de temps pour étudier avec mémère de nouvelles pastorales qui feraient plaisir à un ami. L’art est très beau lorsqu’on se contente d’en agrémenter une vie normale : comme métier, comme marchandise, il ne peut satisfaire le cœur.

Erwin, autrefois j’ai été superbe, pleine de dédain et de présomption. Mais depuis que je suis seule, j’ai reconnu combien est faible et désemparé le cœur de la femme la plus fière, si elle est livrée à elle-même, si elle ne peut puiser de l’assurance, du courage et de la confiance dans le cœur d’un homme dévoué.

Rappelle-toi les larmes que j’ai versées ici même, le premier soir. Depuis, je suis devenue plus raisonnable, meilleure, plus femme. Je n’ai jamais aimé. Le croiras-tu, Erwin ? Ce n’est pas parce que j’ai été plus prude que d’autres novices de l’art, mais parce que je n’ai rencontré aucun homme qui m’ait paru digne d’estime et de respect. Tous n’étaient capables que de flatteries, de grimaces amoureuses, d’enthousiasme factice. Et, avec cela, si vides ! Il est bien rare qu’une artiste fasse la connaissance de vrais hommes. Ceux-ci se tiennent à distance. Voilà pourquoi mon cœur n’a pas encore parlé.

Toi, Erwin, tu es un homme dans la plus noble acception du mot. Tu es raisonnable, sage, diligent, calme, fier comme un homme doit l’être. Avec cela, tu as un cœur brave, doux, modeste, un cœur d’enfant. Et, cependant, tu veux me quitter. Pourquoi ? Parce que je suis riche et que tu ne veux rien me devoir, pas même un intérieur agréable. Si tu retournes dans une chambre sans confort, où résonne le vide et où règne la tristesse avec la solitude, tu deviendras de nouveau nerveux, malade.

Père Irnerius m’a donné tout ce qu’il possédait. J’en puis disposer de la manière qui me conviendra. Eh bien ! je te le donne. Si tu me refuses, je pars, et m’en vais mourir ailleurs. Tu resteras seul ici.

Tais-toi ; c’est entendu maintenant, c’est moi qui suis pauvre. Est-ce que je puis rester encore un peu ? Tu es bien obligé de dire oui à ton tour. Je te l’ai bien permis, moi, quand tu me l’as demandé.

Ou bien veux-tu que je devienne ta femme ? Tais-toi encore, cher grand enfant. Tu n’aurais pas voulu être mon mari, parce que j’étais riche ; tu ne peux plus refuser, maintenant que je suis pauvre et que c’est moi qui reçois. Tu vas me faire riche, parce que je ne peux plus exister sans toi, parce que je t’aime de tout mon cœur !

Les beaux yeux d’Angélina, jusqu’alors si brillans, se remplirent de larmes ; son joli visage, habituellement si résolu, se pencha, tout en rougissant, sur ma poitrine ; et ses petites mains, ordinairement si calmes, se placèrent tremblantes sur ses yeux baissés.

Il me fut impossible de répondre, je serrai ma chère petite fiancée sur mon cœur débordant de joie.

Un peu remis de mon trouble, je m’agenouillai devant la charmante Angélina, et, riant et pleurant à la fois, je lui dis d’une voix brisée :

— Je t’aimais déjà quand je ne te connaissais pas et ne te désirais qu’en rêve. Depuis que je t’ai vue, je t’ai aimée à tous les instans de ma vie, que tu es venue transformer et embellir. Et si je t’avais quittée, je t’aurais toujours aimée, toujours ! toujours !

— Je le sais, dit-elle en souriant.

Emilio Vagano.


(Traduit de l’allemand.)