Le Testament d’un excentrique/II/6

Hetzel (p. 313-328).
Un navire se montrait…

VI

la vallée de la mort.

Le 1er juin, dans la matinée, au sortir de Stakton, petite ville californienne, située dans l’ancien bassin lacustre du San Joachim, un train filait à toute vitesse en direction du sud-est.

Ce train, uniquement composé d’une locomotive, d’un wagon et d’un fourgon, était parti en dehors des indications de l’horaire, trois bonnes heures avant celui qui traverse les territoires méridionaux de la Californie, ligne de Sacramento à la frontière de l’Arizona.

L’État de Californie occupe le deuxième rang dans la Confédération américaine avec une superficie de cent cinquante-huit mille milles carrés. Il est limité au nord et au sud par deux degrés de latitude, à l’est par une ligne brisée dont l’angle s’appuie au lac de Tahoo et la Colorado River, à l’ouest par l’Océan Pacifique, qui baigne son littoral sur une étendue de six cents milles. Si l’on répand sur ce vaste territoire une population de douze cent mille âmes, très mélangée, d’origines européenne, américaine, asiatique, immigration due à la découverte des mines d’or, après le traité de 1848 par lequel le Mexique céda le domaine californien à la République fédérale, on n’y trouvera qu’une densité assez faible d’habitants.

Le pays que dévorait le train spécial ne semblait pas attirer l’attention de ses voyageurs, emportés avec une extraordinaire rapidité. Et d’abord, en contenait-il ?… Oui, assurément, car, de temps à autre, deux têtes apparaissaient derrière la vitre, puis disparaissaient aussitôt, deux figures rébarbatives, farouches pour mieux dire. Quelquefois la vitre s’abaissait et laissait passer une large main velue, qui tenait une courte pipe, dont elle secouait les cendres, et qui rentrait à l’instant.

Peut-être, dans la partie septentrionale de l’État, ces voyageurs eussent-ils mieux observé ce territoire. Au nord et au centre, les campagnes, très favorables à l’élevage, sont remarquablement cultivées, très fertiles d’ailleurs, grandes productrices de froment, d’orge surtout, dont les épis ont de douze à quinze pieds, de maïs, de sorgho, d’avoine. On y voit des vergers où foisonnent pêches, poires, fraises, cerises, véritables forêts d’arbres fruitiers, enfin des vignobles d’un tel rapport que la Californie seule peut produire le tiers de la récolte américaine. Et toutes ces richesses sont livrées par un sol généreux, inépuisable, qu’entretient un admirable système d’irrigation.

Il ne faudrait pas croire, cependant, qu’il fût improductif, ce bassin arrosé par le Saint-Joachim et ses tributaires. Leurs eaux dérivées lui ont assuré un sérieux rendement agricole. Mais les voyageurs ne le regardaient pas plus que s’il eût été voué à la stérilité, comme cinquante ans auparavant, alors que la main de l’homme ne s’y était pas fait sentir.

La Californie jouit d’un climat particulier. Les chaleurs y sont plus accusées en septembre qu’en juillet. Ses lignes isothermiques n’y suivent pas les mêmes parallèles que dans le reste de l’Union. Quant aux tourmentes nées sur l’immense aire du Pacifique, elles ne se propagent pas toutes à sa surface. Les unes sont arrêtées dès les montagnes côtières ; les autres vont buter contre l’échine de la Sierra Nevada. Là elles se résolvent en pluies très favorables à la prospérité de ces conifères, qui, à partir d’une hauteur de cinq à six cents toises, pins, sapins, ifs, mélèzes, cèdres, cyprès, hérissent les flancs de la chaîne. Il est tels de ces arbres, les séquoias, les big-trees, appelés wellingtonias par les Anglais et washingtonias par les Américains, qui ne mesurent pas moins de soixante pieds de circonférence sur une hauteur de trois cents.

Qu’étaient-ils donc, ces indifférents voyageurs ?… D’où venaient-ils, où allaient-ils ?… Étaient-ce d’ardents Californiens, brusquement appelés par la découverte de nouvelles poches, des chercheurs de nouveaux placers, car il est toujours permis d’espérer que les six milliards de francs, extraits depuis une quarantaine d’années, n’ont pas épuisé les derniers gisements de ce sol aurifère. Et, d’ailleurs, il renferme d’autres mines précieuses, surtout aux abords de la chaîne littorale, du cinabre, du sulfure rouge de mercure, du vermillon natif, qui dans les exploitations de New Almaden, entre 1850 et 1886, n’ont pas rendu moins de cent millions de livres, soit cent mille tonnes.

Après tout, ces voyageurs pouvaient être de ces fondateurs de « bonanzas farms », membres des grands syndicats d’exploitations agricoles, gens très redoutables aux petits cultivateurs par l’abondance des capitaux que leur fournit l’Angleterre. Et comment l’argent ne serait-il pas attiré là où la vigne donne des grappes de plusieurs livres, et le poirier des poires d’un pied et demi de tour ?… Aussi, de même que le Texas possède des fermes d’un million d’hectares, il s’en rencontre en Californie dont la superficie couvre jusqu’à douze cents kilomètres carrés.

Dans tous les cas, ce devaient être des gens très riches et même très pressés, puisqu’ils s’accordaient le luxe d’un train spécial, alors qu’ils avaient à leur disposition les trains réglementaires du Southern Pacific. Cela ne leur eût coûté qu’une demi-journée de retard, et non ces quelques milliers de dollars dont ils n’avaient pas cru devoir faire l’économie.

Enfin, la locomotive filait à toute vapeur, et comme les trains ne sont pas nombreux sur cette ligne, le graphique avait pu être établi sans difficulté. Au surplus, il ne s’agissait que d’un parcours relativement restreint, sur l’embranchement qui se détache de Beno, passe par Carson City, la capitale du Nevada, pénètre dans l’État de Californie à la station de Bentom et se termine à celle de Keeler, — environ deux cent quarante milles, lesquels seraient enlevés en six ou sept heures.

Et c’était bien ce qui fut fait en ce laps de temps, et sans qu’un accident eût entraîné le plus léger retard.

Il était onze heures du matin, lorsque la locomotive poussa ses dernières éructations, un quart de mille avant d’atteindre la gare de Keeler, où elle vint s’arrêter.

Deux hommes sautèrent sur le quai, avec un bagage réduit au strict nécessaire, — une valise et une caisse de provisions qui ne semblait pas encore avoir été entamée. Chacun d’eux portait également un sac de voyage et une carabine en bandoulière.

L’un de ces hommes s’approcha de la locomotive et dit au mécanicien : « Attendez », comme s’il se fût agi d’un cocher dont on quitte la voiture pour une visite.

Le mécanicien fit un signe affirmatif, et s’occupa de remiser son train sur une voie de garage, de manière à laisser la circulation libre.

Le voyageur, suivi de son compagnon, se dirigea alors vers la sortie, et se trouva en présence d’un individu qui guettait son arrivée.

« La voiture est là ?… demanda-t-il d’un ton bref.

— Depuis hier.

— En état ?…

— En état.

— Partons. »

Un instant après, les deux voyageurs étaient installés à l’intérieur d’une confortable automobile, actionnée par un puissant mécanisme, qui roulait rapidement dans la direction de l’est.

On a reconnu dans l’un de ces voyageurs le commodore Urrican, dans l’autre son fidèle Turk, bien qu’ils ne se fussent abandonnés à leur irascibilité naturelle ni contre le mécanicien du train spécial, qui, d’ailleurs, était en gare à l’heure dite, ni contre celui de l’automobile qui était à son poste à Keeler.

Et maintenant, par quel miracle, Hodge Urrican, à demi mort dans le Post Office de Key West le 25 mai, reparaissait-il huit jours plus tard dans cette petite ville californienne, à près de quinze cents milles de la Floride ?… En quelles conditions vraiment exceptionnelles s’était effectué ce parcours en un temps si limité ?… Comment enfin, le sixième partenaire, poursuivi par une infernale malchance, et qui ne semblait plus en état de continuer la partie, était-il là, plus résolu que jamais à la jouer jusqu’au bout ?…

On n’a pas oublié que le naufragé de la Chicola avait été transporté, sans avoir recouvré connaissance, dans le bureau du télégraphe de Key West. La dépêche, expédiée le matin même de Chicago, était arrivée à midi précis. Et quel déplorable résultat elle annonçait… Un malheureux coup, s’il en fût, — cinq par deux et trois !

Grâce à ce coup, le commodore allait de la cinquante-troisième case à la cinquante-huitième, de la Floride à la Californie, tout le territoire de l’Union à parcourir du sud-est au nord-ouest !… Et, circonstance plus désastreuse encore, c’était la case de la Mort qui avait été choisie dans cet État par William J. Hypperbone, c’était à Death Valley que le partenaire devait se rendre en personne, et d’où, une triple prime payée, il lui faudrait revenir à Chicago !… Et cela, après avoir si bien débuté par un maître coup !

Aussi, lorsque Hodge Urrican, enfin rappelé à la vie par d’énergiques frictions et des potions non moins énergiques, fut fixé sur le contenu du télégramme, éprouva-t-il une secousse telle qu’elle détermina chez lui le plus terrible accès de colère dont Turk ait été jamais témoin. Cela le remit sur pied.

Par bonheur pour les personnes présentes, il ne s’en rencontra pas une à qui le commodore pût s’en prendre, et Turk n’eut point, suivant son habitude, à le dépasser en violence.

Hodge Urrican ne prononça qu’un mot, un seul, un de ces mots de situation qui acquièrent une valeur historique :

« Partons ! »

Un silence glacial accueillit ce mot. Turk dut dire à son maître où il était et où il en était. C’est alors que celui-ci apprit ce qu’il ignorait encore, le naufrage de la goélette, le transport des passagers et de l’équipage à Key West, où il ne se trouvait pas un navire qui pût appareiller pour un des ports de l’Alabama ou de la Louisiane.

Hodge Urrican était cloué comme Prométhée sur son roc, et son cœur allait y être dévoré par le vautour de l’impatience… et de l’impuissance.

En effet, il fallait que dans les quinze jours qui lui étaient dévolus il se fût transporté de Floride en Californie et de Californie en Illinois. Décidément, le mot impossible est de toutes les langues, même de la langue américaine, bien qu’il passe généralement pour avoir été rayé de son dictionnaire par les audacieux Yankees !

Et, en réfléchissant aux conséquences de la partie perdue, faute de pouvoir quitter Key West le jour même, Hodge Urrican s’abandonna à une seconde crise avec vociférations, imprécations, menaces, qui firent grelotter les vitres du Post Office. Mais Turk réussit à l’éteindre en se livrant à des actes d’une telle fureur que son maître dut le rappeler au calme.

Cruelle nécessité, cependant, et cruelle blessure aussi pour l’amour-propre d’un partenaire que d’être contraint de se retirer de la lutte et, pour le Pavillon Orangé, à s’abaisser devant les Pavillons Violet, Indigo, Bleu, Vert, Jaune et Rouge !

Eh bien, on a raison de le dire, il n’y a qu’heur et malheur en ce bas monde ! Les bonnes et les mauvaises chances se frôlent dans la vie, se succèdent parfois avec une rapidité électrique. Et voici comment, par une intervention vraiment providentielle, la situation, si désespérée qu’elle parût être, fut sauvée.

À midi trente-sept, le sémaphore du port de Key West signala un navire à cinq milles au large.

La foule des curieux assemblés devant le bureau du télégraphe se porta, Hodge Urrican et Turk en tête, sur une hauteur d’où la vue embrassait la pleine mer.

Un navire se montrait à cette distance, un steamer dont la fumée déroulait à l’horizon ses longs panaches fuligineux.

Et alors les intéressés de dire :

« Mais ce navire vient-il à Key West ?…

— Et, s’il y vient, fera-t-il relâche, ou en repartira-t-il aujourd’hui même ?…

— Et, s’il repart, sera-ce pour un port de l’Alabama, du Mississippi ou de la Louisiane, Nouvelle-Orléans, Mobile, Pensacola ?…

— Et enfin, s’il est à destination de l’un de ces ports, a-t-il une marche suffisante pour effectuer la traversée en quarante-huit heures ? »

On le voit, quatre indispensables conditions à remplir.

Elles furent toutes remplies. Le Président Grant ne devait relâcher à Key West que quelques heures seulement, il en repartirait le soir même pour Mobile, et c’était un steamer de grande vitesse, l’un des plus rapides de la flotte marchande des États-Unis.

Inutile d’ajouter que Hodge Urrican et Turk avaient été admis à titre de passagers, que le capitaine Humper s’intéressa au commodore comme le capitaine du Sherman s’était intéressé à Tom Crabbe. Aussi, sur une mer à souhait, par une légère brise du sud-est, le Président Grant donna-t-il son maximum de marche, soit une vingtaine de milles à l’heure, ce qui lui permit d’arriver à Mobile dans la nuit du 27.

Le prix du passage généreusement réglé, Hodge Urrican, suivi de Turk, sauta dans le premier train, qui franchit en vingt heures les sept cents milles entre Mobile et Saint-Louis. Là, se produisirent les incidents que l’on connaît, — difficultés avec un chef de gare à la station d’Herculanum, obligation pour Hodge Urrican d’aller à Saint-Louis réclamer sa valise, rencontre de Harris T. Kymbale, provocation adressée au reporter, retour à Herculanum dans la soirée, départ le lendemain, coups de revolver échangés au croisement des trains, arrivée à Saint-Louis. De là, le railroad amena le commodore à Topeka le 30, puis, par la ligne de l’Union Pacific, à Ogden, le 31, puis à Reno, d’où il partit à sept heures du matin pour la station de Keeler.

Mais, lorsque le commodore Urrican serait à Keeler, il ne serait pas à Death Valley, le point qu’il devait atteindre dans l’État de Californie.

Or, s’il existait une route plus ou moins carrossable entre Keeler et Death Valley, aucun service de transport n’y fonctionnait. Pas de relais, pas de stages. Faudrait-il donc faire à cheval, et en si peu de temps, près de quatre cents milles, aller et retour ?… étant données les sinuosités d’une route à travers un territoire si accidenté… C’eût été impossible.

Lorsqu’il était à Saint-Louis, Hodge Urrican avait eu la bonne idée de demander par dépêche à Sacramento si l’on pouvait mettre à sa disposition une automobile, et la lui expédier à Keeler, où elle attendrait son arrivée.

La réponse fut affirmative. L’automobile, d’un système très perfectionné, attendrait à la gare de Keeler le commodore Urrican. Deux jours suffisaient à atteindre Death Valley, deux jours pour en revenir, de telle sorte qu’il serait à Chicago avant le 8 juin. Décidément, la chance semblait revenir à cet ancien loup de mer.

la vallée du yosemite.

Et voilà par suite de quels arrangements l’automobile se trouvait le 1er juin à l’arrivée du train à Keeler, et quittait cette petite ville, en suivant la route de l’est dans la direction de Death Valley.

Étant donnée la hâte avec laquelle s’effectuait ce voyage, on admettra volontiers que le commodore Urrican n’eût pas éprouvé les curiosités d’un touriste. C’était l’Union Pacific qui l’avait transporté à travers le Nebraska, le Wyoming, les montagnes Rocheuses par la passe de Truckee, à mille toises d’altitude, puis à travers l’Utah jusqu’à l’extrémité du Nevada. Il n’était même pas descendu de wagon ni à Ogden, pour voir Great Salt Lake City, ni à Carson, pour visiter cette capitale. Il ne songea point à admirer Sacramento, la capitale de l’Eldorado californien, — une cité qui fut surhaussée presque tout entière à la suite des inondations de l’Arkansas, causes de tant de désastres. Oui ! on remblaya son sol de manière à dépasser le niveau des plus fortes crues, et les maisons furent relevées de dix à quinze mètres tout d’un bloc. Maintenant, solidement assise sur les bords de la rivière qui porte son nom, cette ville de vingt-sept mille habitants a fort bon aspect, avec son Capitole d’apparence architecturale, ses principales rues agréablement disposées, et son quartier chinois qui semble détaché des provinces du Céleste Empire.

Toutefois, si dans ces conditions un Max Réal ou un Harris T. Kymbale eussent regretté d’avoir « brûlé » Sacramento, combien ces regrets auraient été plus profonds à l’égard de San Francisco ! La métropole de l’État, qui compte trois cent mille âmes, occupe une situation unique au monde, en vue de cette baie de cent kilomètres carrés, grande comme le lac Léman, au seuil de la Porte d’Or, ouverte sur le Pacifique. Il faut parcourir ses quartiers du monde élégant, ses larges artères d’une animation intense, la rue Sacramento, la rue Montgomery, où s’élève Occidental Hotel, vaste à loger toute une colonie, cette magnifique artère, à la fois le Broadway, le Picadilly, la rue de la Paix de la merveilleuse Frisco, ses maisons éclatantes de blancheur, avec balcons et miradors à la mode mexicaine, avec leurs festons de fleurs et de feuillage, ses jardins où prospèrent les plus admirables espèces de la flore tropicale, même ses cimetières, qui sont des parcs où fréquentent les promeneurs, et, à huit milles, ce rendez-vous de Cliff-house, dans toute la beauté de sa sauvage nature. Puis, au point de vue du commerce d’exportation et d’importation, est-ce que cette métropole n’est pas l’égale des Yokoama, des Shanghaï, des Hongkong, des Singapoore, des Sydney, des Melbourne, ces souveraines des mers orientales ?…

Et même, y fût-il arrivé un dimanche, le commodore Urrican n’aurait pas trouvé une ville morte comme tant d’autres des États-Unis. Depuis que l’élément français y a pris une certaine prépondérance — pas autant que l’élément chinois, à beaucoup près, — Frisco s’est donné des allures infiniment plus mondaines.

San Francisco. — La ville chinoise.

Puis, en ce milieu californien, le commodore eut rencontré des parieurs frénétiques engagés sur le match Hypperbone. San Francisco n’est-elle pas par excellence la ville des spéculateurs, la ville des « trusts », confédérations financières d’accaparement de toutes les moyennes industries similaires, où la passion du jeu se manifeste sous ses formes les plus violentes, où les fortunes se font et se défont en quelques coups de bourse comme sur des coups de dés, où le pouls bat toujours comme il y a quelque cinquante ans, à l’époque de la fièvre de l’or !… Et ces audacieux Californiens n’auraient-ils pas applaudi à l’emploi de l’automobile du sixième partenaire, et Hodge Urrican — un homme de « tant d’estomac », — ne fût-il pas devenu leur favori, bien qu’il eût à recommencer la partie dans des conditions si désavantageuses ?…

Au total, ce qui excuse le commodore Urrican, c’est qu’il n’avait pas une heure à perdre, et d’ailleurs, étant donné son caractère, il n’eût guère songé à visiter la Californie même sommairement. Ces curiosités de touriste, on le répète, Max Réal, peut-être Harris T. Kymbale, auraient-ils voulu les satisfaire à la condition d’en avoir le temps. Les multiples voies ferrées, les nombreux steamers, les auraient transportés à Mariposa, près de l’incomparable vallée du Yosemite, où affluent les visiteurs, à Oakland, en face de Frisco sur la côte de la Baie et dont la jetée, longue de près d’une lieue, finira par se développer d’une rive à l’autre, au détroit de Carquinez, à Benicia où les bacs à vapeur prolongent les railroads en transportant des trains tout entiers, à la charmante Santa Clara dont l’union avec sa voisine San José ne tardera pas à s’accomplir, au célèbre observatoire du mont Hamilton, à Monterey l’espagnole, devenue une station balnéaire recherchée pour l’ombrage de ses cyprès d’une espèce unique, à Los Angeles sur la côte méridionale, deuxième cité de l’État, où l’on jouit d’un climat sans égal, des arbres partout, eucalyptus, poivriers, ricins arborescents, orangers, bananiers, caféiers, théiers, caoutchouquiers, des fruits toute l’année, sanatorium très apprécié des Américains de l’Ouest. Enfin, peut-être aussi, par une savante combinaison des horaires, le jeune peintre et le chroniqueur de la Tribune auraient-ils pu pousser jusqu’à la frontière méridionale de l’État, où la jolie ville de San Diego, à l’air pur et salubre, au bord d’un estuaire praticable aux navires de fort tonnage, attend que l’exploitation des mines de borate et de carbonate de soude en fasse l’un des ports les plus considérables du Pacifique.

Non ! Hodge Urrican n’avait rien vu, n’avait songé à rien voir, et vraisemblablement ne désirait rien voir pendant son passage à travers la Californie centrale. Ne se disait-il pas que c’était assez, que c’était trop d’avoir à parcourir la région comprise entre Keeler et la Vallée de la Mort.

Un excellent véhicule, cette automobile, envoyée de Sacramento et d’un système porté à la dernière perfection, le système Adamson, le plus généralement adopté en Amérique. Elle fonctionnait au pétrole et pouvait en emporter pour une semaine de locomotion. Dans ces conditions, même en cas qu’elle ne trouvât pas à renouveler en route sa provision d’huile minérale, cette automobile franchirait sans peine les trois cents milles d’aller et retour.

Tous deux, Hodge Urrican et Turk, étaient donc assis au fond d’une sorte de coupé confortable, le mécanicien en avant avec un aide-mécanicien, ayant sous la main les appareils de direction et de marche. Cette fois, par dérogation à ses habitudes, le commodore restait concentré en lui-même, et Turk ne parvenait pas à en tirer une parole. Il ne pensait à rien autre qu’au but à atteindre, hypnotisé par cette soixante-troisième case, si éloignée maintenant et dont il s’était tant approché tout d’abord. Et il ne s’agissait point de l’argent que lui coûtait ce dernier tirage, la dépense du train spécial, le coût de l’automobile, sans parler de la triple prime, trois mille dollars qu’il devrait payer à Chicago avant de recommencer la partie. Non ! c’était la question d’amour-propre et d’honneur, c’était la honte, oui ! la honte de se voir distancer par les six autres partenaires, et, — il faut l’avouer, — la crainte de « rater » l’héritage de William J. Hypperbone.

Bref, l’automobile marchait d’une allure rapide et régulière sur une route, assez bonne à partir de Keeler, que le conducteur avait déjà parcourue jusqu’à Death Valley. Elle traversa quelques bourgades isolées au delà des anciennes ramifications de la Sierra Nevada, dominée par le mont Whiney, dont la cime se dresse à près de quatorze mille pieds dans les airs.

Après avoir passé plusieurs creeks à gué, l’automobile obliqua vers le sud-est, franchit la rivière de Chay-o-poo-vapah, de manière à rencontrer le village d’Indian Wells, au sortir des passes de Walker.

Jusqu’alors le pays n’était pas absolument désert. Des fermes s’y succédaient à longue distance, il est vrai. On croisait parfois des cultivateurs se rendant de l’une à l’autre, et aussi quelques détachements de ces Indiens Mohaws, qui possédaient autrefois le territoire. Et, en gens qui savent ne s’étonner de rien, ils regardaient sans surprise ce véhicule mécanique. Le sol n’était pas encore dépourvu de végétation, des buissons de créosotes, des groupes de mezquites, des bouquets de yuccas, des cactus géants dont quelques-uns mesurent jusqu’à huit toises, toute la queue arborescente des forêts névadiennes.

En somme, ce n’était pas là le fameux territoire de Calaveras et de Mariposa, celui des arbres phénomènes, le « Père de la Forêt », la « Mère de la Forêt », des géants dont la taille dépasse trois cents pieds.

Et, si au lieu d’être envoyé à Death Valley, Hodge Urrican avait dû gagner la vallée de Yosemite, dans l’est de San Francisco, vers, la partie centrale de la Sierra Nevada, ou, plutôt, si c’eût été Max Réal que sa bonne fortune y avait conduit, quels souvenirs il eût conservés, — même après les merveilles du Parc National de Wyoming, — de cet autre parc qui domine le mont Syell à l’altitude de deux mille toises, de ces beautés naturelles avec leurs désignations significatives, la « Grande Cascade » de cinq cents pieds, la « Cascade du Printemps », le « Lac du Miroir », les « Arches Royales », la « Cathédrale », la « Colonne de Washington », tant admirés par des milliers de touristes.

Enfin l’automobile atteignit le désert à la limite duquel se creusent les dépressions de Death Valley. Là, rien que l’immense solitude. Les hommes, les animaux ne le fréquentaient pas. Un ardent soleil tombait sur ces plaines infinies. À peine quelques traces d’une végétation rudimentaire. Ni chevaux ni mules n’eussent pu s’y nourrir, et il était heureux que l’engin propulsif n’eût besoin que de vapeurs pétroliennes pour actionner le véhicule. Çà et là seulement, quelques foot-hills, collines de médiocre hauteur, entourées de chapparals, qui sont des fourrés de maigres espèces. À la chaleur accablante du jour succédaient ces nuits californiennes, sèches et froides, dont la rosée ne vient jamais adoucir les rigueurs.

Ce fut ainsi que le commodore Urrican atteignit le 3 juin l’extrémité méridionale des Télescope Range, qui encadrent Death Valley à l’ouest.

Il était trois heures de l’après-midi. Le voyage avait duré cinquante heures, sans repos, sans accidents.

En vérité, c’est à bon droit que ce pays désolé, au sol d’argile, parfois recouvert d’efflorescences salines, a pu être nommé le Pays de la Mort. La vallée, qui le termine presque à la frontière de l’État de Nevada, n’est, en somme, qu’un cañon, large de dix-neuf milles, long de cent vingt, troué d’abîmes dont le fond s’abaisserait à trente toises au-dessous du niveau de la mer. Sur ses bords ne végètent comme en cet aride territoire que de minces peupliers, des saules d’une pâleur maladive, des yuccas secs et cassants à baïonnettes aiguës, des armoises infectes, et aussi mille touffes de ces cactus désignés en Californie sous le nom de pétalinas, sans feuilles, tout en branches, véritables candélabres funéraires posés sur ce champ de la Mort.

Death Valley, ainsi que le fait observer Élisée Reclus, fut, sans doute à une époque géologique antérieure, le lit du fleuve qui se perd aujourd’hui dans le Soda Lake, et que, seul, arrose maintenant le creek de l’Amargoza. Ses talus se hérissent d’aiguilles de sel, le borax s’accumule dans ses cavités, et quelques dunes y mêlent leur poussière sablonneuse aux courants atmosphériques qui la parcourent parfois avec une extrême violence.

Oui ! la Vallée de la Mort avait été bien choisie par l’excentrique testateur pour y envoyer le malchanceux partenaire, arrêté en pleine marche à la cinquante-huitième case !

Le commodore Urrican était donc arrivé au terme de ce difficile voyage. Il fit halte au pied de la crête des Funeral Mounts, ainsi appelés en souvenir de caravanes qui périrent dans ces tristes lieux. Ce fut à cette place même qu’il prit la précaution d’écrire un document attestant sa présence à Death Valley, le 3 juin, — document qui fut enterré sous une roche, après avoir été signé de Turk et des deux conducteurs de l’automobile.

À peine Hodge Urrican resta-t-il une heure sur le seuil de cette Vallée de la Mort. Il n’avait en effet qu’à quitter au plus tôt cette triste contrée pour regagner Keeler par la route déjà suivie. Alors, ouvrant pour la première fois la bouche, il ne prononça que ce mot :

« Partons ! »

Et l’automobile partit, toujours favorisée par le temps, à travers la région supérieure du désert de Mohaws, en redescendant les passes de la Nevada, et, sans accident, il rejoignit la station de Keeler, quarante-quatre heures après, le 5 juin, à onze heures du matin.

En trois mots, mais trois mots énergiques, le commodore Urrican remercia le mécanicien et son compagnon qui avaient montré tant de zèle et d’habileté dans l’accomplissement de leur fatigante tâche, et, se retournant vers Turk :

« Partons ! » dit-il.

Le train spécial était en gare, attendant le retour du commodore, prêt à démarrer, Hodge Urrican alla droit au conducteur :

« Partons ! » répéta-t-il.

Et le coup de sifflet donné, la locomotive s’élança sur les rails, déployant son maximum de vitesse, et, sept heures plus tard, vint s’arrêter à Reno.

L’Union Pacific se conduisit de la plus correcte façon en cette circonstance. D’ailleurs, commandé par ses inflexibles horaires, le railroad n’aurait pu ni diminuer ni accroître leurs délais. Le train traversa les montagnes Rocheuses, le Wyoming, le Nebraska, l’Iowa, l’Illinois, et il atteignit Chicago, le 8 juin, à neuf heures trente-sept du matin.

Quel bon accueil le commodore Urrican reçut de ceux qui lui étaient demeurés fidèles, en dépit de tout ! Certes, ce faux départ, cette obligation de reprendre la partie à son début, témoignaient d’une extraordinaire malchance. Mais il sembla que la veine revenait au Pavillon Orangé avec le coup de dés dont il bénéficia le jour même de son arrivée à Chicago.

Neuf par six et trois, c’était la troisième fois que ce point avait été amené depuis le début du match Hypperbone, — la première fois par Lissy Wag, la deuxième par l’inconnu X K Z, la troisième par le commodore.

Et après avoir été expédié en Floride, puis en Californie, Hodge Urrican n’avait qu’un pas à faire pour gagner la vingt-sixième case, cet État de Wisconsin qui confine à l’Illinois et que n’occupait alors aucun des partenaires. Sa cote remonta dans l’échelle des agences, et il fut repris à égalité avec Tom Crabbe et Max Réal.