Le Testament d’un excentrique/II/13

Hetzel (p. 437-456).
On passa d’agréables heures dans le salon.

XIII

les derniers coups du match hypperbone.

Il est inutile de dépeindre l’état d’âme de Lissy Wag, lorsque la jeune fille se sépara de Max Réal pour aller prendre sa place à Richmond. Partie dans la soirée du 13, elle ne pouvait se douter que, dès le lendemain, le sort ferait pour Max Réal ce qu’il avait fait pour elle, — c’est-à-dire lui rendre la liberté, et lui donner l’occasion de « se remettre en ligne » sur le vaste champ de courses des États-Unis d’Amérique.

En proie à de si vives émotions, renfermée en elle-même, Lissy Wag s’était blottie en un coin du wagon, et Jovita Foley, assise près d’elle, n’essaya point de troubler sa compagne par d’inopportunes conversations.

De Saint-Louis à Richmond, on ne compte au plus que sept cents milles à travers le Missouri, le Kentucky, la Virginie occidentale et la Virginie orientale. Ce fut donc dans la matinée du 14 que les deux voyageuses atteignirent Richmond, où elles devraient attendre le prochain télégramme du notaire Tornbrock. On sait, d’autre part, que Max Réal avait résolu de ne quitter Saint-Louis que le jour où le tirage du 20 aurait été proclamé, dans la pensée qu’il pourrait peut-être rencontrer Lissy Wag sur sa route, lorsqu’il irait à Philadelphie remplacer Tom Crabbe.

On imagine aisément la joie des deux amies, — joie vive mais réservée chez l’une, bruyante et démonstrative chez l’autre, — lorsque, dès leur arrivée, les journaux de Richmond apprirent la délivrance de Max Réal.

« Non, vois-tu, ma chère, déclara Jovita Foley, toute vibrante, il y a un Dieu !… Des gens prétendent qu’il n’y en a pas… Les fous !… S’il n’y en avait pas, est-ce que ce Crabbe aurait jamais amené ce point de cinq !… Non !… Dieu sait ce qu’il fait, et nous devons le remercier…

— Du fond du cœur ! acheva Lissy Wag, en proie à une profonde émotion.

— Après tout, le bonheur de l’un est souvent le malheur de l’autre, reprit Jovita Foley. Aussi j’ai toujours pensé qu’il n’y a sur terre qu’une certaine somme de bonheur à la disposition des humains, et que l’un n’en prend sa part qu’au détriment de l’autre !… »

Voyez-vous cette étonnante personne, avec ses aperçus philosophiques ! Dans tous les cas, s’il n’y a qu’une certaine somme de gaîté à dépenser en ce bas monde, elle ne devait guère en laisser aux autres, car elle en prenait sa bonne part !

« Donc, continua-t-elle, voilà le Crabbe en prison à la place de M. Réal !… Ma foi, tant pis pour lui, et, à moins que le commodore Urrican aille le délivrer… Mais, si cela arrivait, je ne voudrais pas me trouver sur le chemin de cette bombe marine ! »

À présent, il ne s’agissait plus que d’attendre sans impatience jusqu’à la date du 20. Pendant ces six jours le temps s’écoulerait d’une façon agréable à visiter cette métropole Richmond dont Max Réal avait vanté justement la beauté aux deux amies. Et, sans doute, elle leur eût semblé plus belle encore, si le jeune peintre les eût accompagnées pendant ces promenades. C’est du moins ce que déclara Jovita Foley, et il est probable que Lissy Wag partageait cette opinion.

D’ailleurs elles ne restèrent à l’hôtel que le moins possible. Cela leur permit de fuir les interviewers des feuilles virginiennes, qui avaient, et à grand fracas, signalé la présence de la cinquième partenaire à Richmond. Au grand ennui de Lissy Wag, plusieurs de ces journaux avaient publié son portrait et celui de Jovita Foley, — ce qui ne déplaisait pas à « son autre elle-même », comme on disait… Et le moyen de ne pas répondre aux marques de sympathie qui les accueillaient pendant leurs excursions ?…

Oui ! deux riches héritières qu’on saluait, depuis qu’elles n’étaient plus devancées que par cet invraisemblable X K Z, à l’existence duquel nombre de gens refusaient encore de croire. Le Lissy Wag était de plus en plus demandé dans les agences de paris et sur les marchés de l’Union :

« Je prends du Lissy Wag !…

— J’arbitre du Kymbale contre du Lissy Wag…

— J’ai du Titbury !…

— Qui veut du Titbury ?…

— Voilà du Titbury !…

— Et du Crabbe par paquets…

— Qui a du Réal ?…

— Qui a du Lissy Wag ?… »

On n’entendait que cela, et l’on ne saurait imaginer ce que fut l’importance des sommes engagées sur les chances de succès de la cinquième partenaire aux États-Unis comme à l’étranger. En deux coups heureux, elle pouvait atteindre le but et devenir de ce chef, même en partageant avec sa fidèle compagne, l’une des riches héritières de ce pays des dollars, qui figurent au Livre d’Or de l’Amérique.

Lorsque le 16 juin était arrivé, comme il n’y avait pas à s’occuper d’Hermann Titbury, plongé pour un mois encore dans les délices d’Excelsior Hotel, quelques intéressés, on le sait, avaient émis la prétention que ce tirage eût lieu au profit du quatrième partenaire, c’est-à-dire d’Harris T. Kymbale, et que chaque tour fût avancé de quarante-huit heures. Mais ce ne fut l’avis ni de M. Georges B. Higginbotham, ni des autres membres de l’Excentric Club, ni de maître Tornbrock, chargés d’interpréter les intentions du défunt.

Le 18, on n’ignore pas que le chroniqueur en chef de la Tribune avait été envoyé d’Olympia à Yankton, et, le lendemain, les journaux racontèrent qu’il avait quitté la capitale du Washington en prenant la ligne transcontinentale du Northern Pacific.

Au total, par son passage de la trentième à la trente-neuvième case, il ne menaçait aucunement Lissy Wag, qui occupait la quarante-quatrième.

Enfin, le 20, avant huit heures, Jovita Foley ayant obligé son amie à la suivre, se trouvait au Post Office de Richmond. Là, une demi-heure après, le fil leur apporta le point de douze par six et six, — le plus élevé que peuvent amener deux dés. C’était une avance de douze cases, qui les transportait à la cinquante-sixième, État de l’Indiana.

Les deux amies revinrent en toute hâte à l’hôtel afin d’échapper aux démonstrations trop vives du public, et Jovita Foley de s’écrier alors :

« Ah ! ma chère !… Indiana et Indianapolis, sa capitale !… Est-il permis d’avoir une pareille chance !… Voilà que nous nous rapprochons de notre Illinois, et maintenant tu es en tête, et tu as dépassé de cinq cases cet intrus, cet X K Z, et le Pavillon Jaune bat le Pavillon Rouge !… Il ne te faut plus que sept points pour triompher !… Et pourquoi ne serait-ce pas le nombre sept qui sortirait ?… N’est-ce pas celui des branches du chandelier biblique… celui des jours de la semaine… celui des Pléiades… (elle n’osa pas dire : celui des péchés capitaux)… celui des partenaires qui courent après l’héritage !… Mon Dieu, faites que les dés nous attribuent le nombre sept, et que nous gagnions la partie !… Si vous saviez, et vous devez le savoir, quel bon usage nous ferons de ces millions… du bien… du bien à tout le monde !… Et nous fonderons des maisons de charité, des ouvroirs, un hôpital !… Oui ! l’hôpital Wag-Foley pour les malades de Chicago, — en grosses lettres !… Et, moi, je ferai construire un établissement pour les jeunes filles sans fortune qui ne peuvent se marier, et j’en serai la directrice, et tu verras comment j’administrerai !… Ah ! par exemple, ce n’est pas toi qui jamais y entrera, mademoiselle Milliardaire, puisque… enfin… je m’entends !… Et d’ailleurs les marquis, les ducs, les princes, rechercheront ta main !… »

Positivement, Jovita Foley délirait !… Et elle embrassait Lissy Wag, qui accueillit d’un vague sourire toutes ces promesses de l’avenir, et elle tournait, tournait, comme la toupie sous le fouet de l’enfant !

La question, maintenant, fut de décider si la cinquième partenaire quitterait immédiatement Richmond, puisqu’on avait jusqu’au 4 juillet pour se rendre à Indianapolis. Or, comme elle se trouvait depuis six jours déjà dans la cité virginienne, Jovita Foley affirma que mieux valait partir dès le lendemain pour la nouvelle destination.

Lissy Wag se rendit à ses raisonnements, et, d’ailleurs, l’indiscrétion du public, les instances des reporters, devenaient de plus en plus gênantes. Et puis, du moment que Max Réal n’était pas à Richmond, à quoi bon y prolonger son séjour ?… À ce dernier argument, présenté par Jovita Foley avec une insistance qui ne devait pas déplaire, qu’aurait pu répondre Lissy Wag ?…

Donc, le 21, dans la matinée, toutes deux se firent conduire à la gare. Le train, après avoir traversé la Virginie orientale, la Virginie occidentale et l’Ohio, les déposerait le soir même dans la capitale de l’Indiana, — un parcours de quatre cent cinquante milles.

Or, il arriva ceci : c’est qu’elles furent accostées sur le quai par un gentleman des plus polis, lequel dit en s’inclinant :

« C’est bien à miss Lissy Wag et à miss Jovita Foley que j’ai l’honneur de parler ?…

— À elles-mêmes, répondit la plus pressée des deux.

— Je suis le majordome de mistress Migglesy Bullen, et mistress Migglesy Bullen serait heureuse si miss Lissy Wag et miss Jovita Foley acceptaient de monter dans son train, qui les mènerait à Indianapolis ?…

— Viens, » dit Jovita Foley, sans donner à Lissy Wag le temps de réfléchir.

Le majordome les accompagna vers une voie de garage sur laquelle attendait un train comprenant une locomotive, toute reluisante d’astiquage, un wagon-salon, un wagon-salle à manger, un wagon-chambre à coucher, un deuxième fourgon, à l’arrière, aussi luxueux à l’intérieur qu’à l’extérieur — un vrai train royal, impérial ou présidentiel.

C’est ainsi que se déplaçait mistress Migglesy Bullen, une des plus opulentes Américaines de l’Union. Rivale des Whitman, des Stevens, des Gerry, des Bradley, des Sloane, des Belmont, etc., qui ne naviguent que sur leurs propres yachts et ne voyagent que dans leurs propres trains, en attendant qu’elles ne le fassent que sur leurs propres railroads, mistress Migglesy Bullen était une aimable veuve de cinquante ans, propriétaire d’inépuisables mines de pétrole, — autant dire de mines de dollars.

Lissy Wag et Jovita Foley passèrent au milieu du nombreux personnel domestique rangé sur le quai, et furent reçues par deux dames de compagnie, qui les conduisirent au wagon-salon, où se trouvait la milliardaire.

« Mesdemoiselles, leur dit très affablement cette dame, je vous remercie d’avoir accepté mon offre et de consentir à m’accompagner pendant ce voyage. Vous le ferez dans des conditions plus agréables que dans le train public, et je suis heureuse de témoigner ainsi de l’intérêt que je porte à la cinquième partenaire, bien que je n’aie aucun intérêt engagé dans la partie…

— Nous sommes infiniment honorées… de l’honneur que nous fait mistress Migglesy Bullen… répondit Jovita Foley.

— Et nous lui exprimons notre vive reconnaissance, ajouta Lissy Wag.

— C’est inutile, répondit en souriant cette excellente dame, et j’espère, miss Wag, que ma compagnie vous portera bonheur ! »

Il fut charmant, ce voyage, car, malgré ses millions, mistress Migglesy Bullen était la meilleure des femmes, et l’on passa d’agréables heures dans le salon, dans la salle à manger, puis en se promenant d’une extrémité à l’autre de ce train, dont on ne saurait imaginer le luxe d’ameublement, la richesse d’installation.

« Et penser, déclara Jovita Foley à Lissy Wag, à un moment où elles se trouvèrent seules, que nous pourrons bientôt voyager comme cela… dans nos meubles…

— Sois donc raisonnable, Jovita !…

— Tu verras ! »

Et, au vrai, c’était bien l’opinion, absolument désintéressée, de mistress Migglesy Bullen, que Lissy Wag atteindrait le but première des Sept !

Enfin, vers le soir, le train s’arrêta à Indianapolis, et, comme il continuait sur Chicago, les deux amies durent descendre. En souvenir de ce voyage, mistress Migglesy Bullen les pria d’accepter chacune une jolie bague, un rien entouré de diamants, puis après l’avoir remerciée non sans quelque émotion, elles prirent congé, très touchées de cette hospitalité princière.

Et alors, aussi incognito que possible, elles se rendirent à Sherman Hotel qui leur avait été indiqué. Cela n’empêcha pas, dès le lendemain, les journaux d’Indianapolis d’annoncer leur présence audit hôtel.

Indianapolis, comme la plupart des capitales d’États, occupe à peu près le centre du territoire, et de ce point les voies ferrées rayonnent en toutes directions. À regarder la carte de l’Indiana, on dirait une toile d’araignée dont les fils, sous forme de railroads, sont tendus entre les degrés géodésiques qui lui servent de limites sur trois côtés : l’Ohio à l’est, l’Illinois à l’ouest, le Kentucky au sud, et la pointe du lac Michigan au nord.

Autrefois, si cet État justifiait le nom de Terre Indienne, il est actuellement très américain, bien que ses premiers colons aient été des émigrants français.

Ce n’est pas dans cette région que Max Réal aurait rencontré quelques sites pittoresques. Le pays est plutôt plat, seulement ondulé de coteaux. Très propice à l’établissement des chemins de fer, il s’est prêté à un grand développement commercial. Le sol est particulièrement propre à toutes les variétés de produits agricoles, riche en terres arables, non moins riche en houillères, en sources de pétrole et de gaz naturel.

L’Indiana, avec deux millions d’habitants, n’occupe que le trente-septième rang pour la superficie ; mais, en même temps qu’Indianapolis, il possède des villes très importantes, très actives, très prospères : Jeffersonville et New Albany, que Louisville du Kentucky, située sur la rive gauche de l’Ohio, réclame comme ses faubourgs ; Evansville, la seconde de l’État, à l’entrée de la délicieuse vallée de Green River, et que relie au lac Érié un canal de près de cinq cents milles ; d’autres encore, Fort Wayne, desservie par la ligne de Pittsburg à Chicago, Terre-Haute, où se concentre le commerce agricole, Vincennes, qui fut, pendant quelque temps, la capitale de l’Indiana.

Ce n’est pas qu’Indianapolis ne mérite l’attention des touristes. Toutefois, si c’est une des grandes villes de la République américaine, on y chercherait vainement l’inattendu et le pittoresque. D’ailleurs les deux amies l’avaient déjà visitée, lorsqu’elles se rendirent au Kentucky.

Certes, pendant le délai de quinze jours dont elles disposaient, elles auraient eu le temps de visiter les principaux districts, de faire une excursion aux grottes de Wandyott, entre Evansville et New Albany, qui le disputent à celles de Mammoth Caves. Mais Jovita Foley préférait en rester à l’inoubliable souvenir des merveilles du Kentucky. N’était-ce pas en ces lieux charmants qu’elle avait conquis le grade de lieutenant-colonel dans la milice illinoise ?… Elle y pensait quelquefois, non sans une belle envie de rire, et à l’obligation où elles seraient toutes deux, dès le retour à Chicago, d’aller militairement rendre leurs devoirs au gouverneur…

Et, lorsqu’elle voyait sa compagne, non pas triste, si l’on veut, mais songeuse :

« Lissy, lui répétait-elle, je ne te comprends pas… ou plutôt je te comprends très bien !… C’est un brave jeune homme… sympathique… aimable… toutes les qualités… et entre autres celle de ne point te déplaire !… Mais enfin, puisqu’il n’est pas ici, puisqu’il doit être maintenant à Philadelphie, au lieu et place de l’infortuné Crabbe, qui ne peut plus même marcher de côté comme le crustacé dont il porte le nom, il faut se faire une raison, ma chérie, et si tu fais des vœux pour M. Réal, en faire aussi pour nous deux…

— Jovita… tu exagères…

— Allons, Lissy, sois franche !… avoue que tu l’aimes !… »

Et la jeune fille ne répondit pas, — ce qui était sans doute une façon de répondre.

Le 22, les journaux publièrent le coup de dés de ce jour relatif au commodore Urrican.

On n’a point oublié que le Pavillon Orangé avait dû recommencer la partie, en revenant de Death Valley, et qu’un tirage assez heureux l’avait envoyé à la vingt-sixième case, État du Wisconsin. Cela prouve bien que, comme les jours, les coups se suivent et ne se ressemblent guère. Assurément, maître Tornbrock avait eu la main malheureuse, car le point de cinq par un et quatre allait conduire Hodge Urrican à la trente et unième case, État du Nevada. Or, c’était là que William Hypperbone avait placé le puits au fond duquel le malheureux commodore resterait enfoui tant qu’un de ses partenaires ne viendrait pas l’en tirer.

« C’est à croire qu’il le fait exprès, ce Tornbrock… » s’était écrié Hodge Urrican dans le paroxysme d’un épouvantable accès de colère.

Et Turk ayant déclaré qu’à la prochaine occasion il tordrait le cou au Tornbrock, son maître cette fois ne chercha point à le calmer. En outre, c’était une triple prime, trois mille dollars qui allaient sortir de la poche du sixième partenaire et tomber dans la cagnotte.

Ce bon cœur de Lissy Wag ne put que plaindre l’infortuné loup de mer.

« Plaignons-le, je le veux bien, répondit Jovita Foley, d’autant plus que je ne vois plus que le sieur Titbury qui puisse le délivrer, si, en sortant de son hôtellerie, il prend le point de douze… Après tout, l’important est que M. Réal soit hors de prison, et j’ai l’idée que nous le reverrons plus tôt que plus tard… »

Cette perspicace personne ne savait pas si bien dire.

En effet, au retour de la promenade que les deux amies avaient faite ce matin-là, en arrivant devant Sherman Hotel, voici que Lissy Wag ne put retenir un cri de surprise.

« Eh ! qu’as-tu ?… demanda Jovita Foley.

Puis, à son tour, de s’écrier :

« Vous… monsieur Réal ! »

Le jeune peintre était là, devant la porte, près de laquelle se tenait Tommy. Un peu ému, embarrassé même, il cherchait à excuser sa présence.

« Mesdemoiselles, dit-il, je me rendais à mon poste à Philadelphie, et comme l’Indiana se trouvait par hasard sur ma route…

— Un hasard géographique, répondit en riant Jovita Foley, en tout cas, un heureux hasard !

— Et comme cela n’allongeait pas mon voyage…

— Car, monsieur Réal, si cela avait dû l’allonger, vous ne vous seriez pas exposé à manquer…

— Oh ! j’ai jusqu’au 28, miss Wag !… Encore six jours francs… et…

— Et, lorsqu’on a six jours francs dont on ne sait que faire, le mieux est de les passer avec les personnes auxquelles on porte intérêt… un vif intérêt…

— Jovita… dit Lissy Wag à mi-voix.

— Et le hasard, toujours cet heureux hasard, continua Jovita Foley, a voulu que vous choisissiez précisément Sherman Hotel

— Puisque les journaux avaient dit que la cinquième partenaire y était descendue avec sa fidèle compagne…

— Et, répondit la fidèle compagne, du moment que la cinquième partenaire est descendue à Sherman Hotel, il est bien naturel que le premier partenaire y descende aussi… Oh ! si c’eût été le second ou le troisième… mais non !… c’était précisément la cinquième… Et, dans tout cela, le hasard…

— N’y est pour rien, et, vous le savez, miss Wag… avoua Max Réal en pressant la main que lui tendit la jeune fille.

— Allons, c’est plus franc !… s’écria Jovita Foley, et franchise pour franchise… nous sommes très heureuses de votre visite, monsieur Réal… mais je vous préviens que vous ne resterez pas ici une heure de plus qu’il ne faut, et que nous ne vous laisserons pas manquer le train de Philadelphie ! »

Inutile de faire observer que Max Réal avait attendu à Saint-Louis que les journaux eussent annoncé l’arrivée de Lissy Wag et de Jovita Foley dans la capitale de l’Indiana, et qu’il comptait bien leur consacrer tout le temps dont il disposait.

Alors on causa « comme de vieux amis », à en croire Jovita Foley, on arrangea des promenades à travers la ville, laquelle, grâce à la présence de Max Réal, serait infiniment plus intéressante à visiter. Cependant, il fallut bien, sur les instances de la fidèle compagne parler un peu de la partie !… Lissy Wag se trouvait en tête maintenant, et ce n’était pas cet X K Z qui la reléguerait au second rang !… Pour arriver premier au prochain coup, il faudrait que ce chanceux personnage amenât le coup de douze… or ce point ne peut se faire que d’une seule façon, par six et six, tandis que le point de sept, qui permettrait de planter le pavillon jaune de Lissy Wag sur la soixante-troisième case, on pouvait l’obtenir de trois manières différentes, trois et quatre, deux et cinq, un et six… De là, trois chances contre une — à ce que prétendait Jovita Foley.

Que son raisonnement fût juste ou non, Max Réal ne s’en préoccupa pas. Entre Lissy Wag et lui, il n’était guère question du match. On parlait de Chicago, du retour qui serait prochain, du plaisir que Mme Réal aurait à recevoir les deux amies, et une lettre de cette excellente dame, — sans doute après informations prises, — l’affirmait dans les termes les plus agréables.

« Vous avez une bonne mère, monsieur Réal, dit Lissy Wag, dont les yeux se mouillèrent en prenant connaissance de cette lettre.

— La meilleure des mères, miss Wag, et qui ne peut qu’aimer tous ceux que j’aime…

— Et quelle non moins bonne belle-mère elle ferait !… » s’écria Jovita Foley en éclatant de rire.

Cette seconde partie de la journée se passa en promenades dans les beaux quartiers de la ville, principalement sur les bords de la White River. Fuir les importuns qui assiégeaient Sherman Hotel, — et tous voulaient épouser la future héritière de William J. Hypperbone, à en croire Jovita Foley, — c’était devenu une véritable nécessité. La rue ne désemplissait pas. Par prudence, Max Réal, bien avisé, n’avait pas dit qui il était, car leurs partisans eussent été légion.

Indianapolis. — Court-House (Bourse du Commerce).

Aussi Max Réal attendit-il que la nuit fût venue avant de rentrer à l’hôtel, et, le dernier repas achevé, — un souper plutôt qu’un dîner, — on n’eut qu’à se remettre des fatigues d’une journée si heureusement remplie.

À dix heures, Lissy Wag et Jovita Foley regagnèrent leur chambre, Max Réal se retira dans la sienne, et Tommy dans un cabinet contigu. Et, tandis que l’une s’abandonnait à des rêves « tissés d’argent et brodés d’or », peut-être les deux autres se rencontrèrent-ils dans les mêmes pensées sans trouver le sommeil ?… Oui, tous deux ne songeaient qu’au retour à Chicago, à la réalisation de leurs plus chers désirs… Et ils se disaient que, décidément, cette partie n’en finissait pas… qu’elle durait déjà depuis plus de sept semaines… que dans quelques jours reviendrait l’obligation de reboucler sa valise… que des centaines de milles les sépareraient encore… qu’ils feraient mieux de renoncer… Par bonheur, ni Jovita Foley ni Mme Réal ne pouvaient les entendre…

Et même Max Réal, en étudiant la carte du match, avait fait cette remarque assez inquiétante : c’est que sur les sept États, tels qu’ils étaient disposés sur la carte Hypperbone entre l’Indiana et l’Illinois final, il s’en trouvait cinq dans la région orientale de l’Union, à de grandes distances, au milieu de territoires insuffisamment desservis par les voies ferrées, l’Oregon, l’Arizona, le Territoire Indien, sans parler de la cinquante-huitième case, celle de Death Valley, la Vallée de la Mort, illustrée par les aventures du commodore Urrican. Or il eût suffi à Lissy Wag d’amener le point de deux pour être obligée de recommencer la partie, après un long et pénible voyage jusqu’en Californie. Donc, si elle ne gagnait pas le coup suivant en tirant le point de sept, elle risquait d’être envoyée très loin de l’Indiana, et à quels dangers ne serait-elle pas exposée ?…

Lissy Wag, elle, ne songeait même pas à ces menaçantes complications. Elle ne s’attachait qu’au présent, non à l’avenir. Elle se concentrait dans cette pensée que Max Réal était alors près d’elle… Il est vrai, quelques jours encore, et le sort allait encore les séparer l’un de l’autre…

Enfin les dernières heures s’écoulèrent, et, le lendemain, au réveil, disparurent les mauvaises impressions de la nuit.

« Qu’allons-nous faire aujourd’hui ?… demanda Jovita Foley, lorsque Lissy Wag et elle se retrouvèrent avec Max Réal devant la table du déjeuner. Voici une superbe journée qui s’annonce… De la brise et du soleil, cela invite à la promenade… Est-ce que nous ne sortirons pas un peu d’Indianapolis ?… Certes, c’est une ville bien régulière, bien propre, bien époussetée… mais on dit que la campagne est charmante aux environs… Ne pourrions-nous pas prendre un railroad et revenir par un autre ? »

La proposition méritait d’être étudiée. Max Réal consulta un indicateur, et les choses s’arrangèrent à la satisfaction générale. Il fut convenu qu’on s’en irait par la ligne qui remonte la White River jusqu’à la station de Spring Valley, à une vingtaine de milles d’Indianapolis, en se réservant de revenir par une route différente. Le joyeux trio partit donc, en laissant, cette fois, Tommy à l’hôtel.

Or, puisque Max Réal et Lissy Wag étaient trop occupés pour rien apercevoir, Jovita Foley aurait bien dû remarquer cinq individus qui les avaient suivis depuis leur départ. Et non seulement ces individus les accompagnèrent jusqu’à la gare, mais ils montèrent dans le même train, sinon dans le même wagon, puis, lorsque Max Réal et les deux amies en descendirent à la station de Spring Valley, ces gens en descendirent aussitôt.

Cela n’attira pas autrement l’attention de Jovita Foley, qui regardait à travers les vitres du wagon, lorsqu’elle ne regardait pas du côté de Max Réal et de Lissy Wag.

Il est vrai, craignant sans doute d’être observés, ces individus y mirent une certaine prudence, et ils se séparèrent au sortir de la gare.

Bref, Max Réal, Lissy Wag et Jovita Foley prirent un chemin qui devait les ramener au bord de la White River. Couraient-ils le risque de s’égarer ?… Non, sans doute.

Ils allèrent ainsi pendant une heure à travers cette campagne fertile arrosée par le creek, ici des champs bien cultivés, là des bois épais, restes de ces anciennes forêts qu’abattit la hache civilisatrice du bûcheron.

Cette promenade fut très agréable, grâce à la douceur de la température. Jovita Foley allait et venait, toute joyeuse, tantôt en avant, tantôt en arrière, gourmandant le jeune couple qui ne s’inquiétait pas d’elle. Et ne prétendait-elle pas aux égards qui sont dus à une mère, « et même à une grand’mère » dont elle entendait remplir les fonctions ?…

Il était trois heures, lorsqu’un bac les transporta sur l’autre bord de la White River. Au delà, sous de grands bois, se développait une route conduisant à la station de l’un des nombreux railroads qui convergent vers Indianapolis. Max Réal et ses compagnes se promettaient de faire, jusqu’à la veille du 28, de nouvelles excursions aux alentours de la capitale. Puis le 27 au soir, à son grand déplaisir comme à celui des deux amies, Max Réal monterait dans le train qui le mènerait à Philadelphie. Puis… ensuite… mais mieux valait ne point y penser.

Après un demi-mille sur la route bordée de beaux arbres, très déserte à l’heure où s’effectue le travail des champs, Jovita Foley, fatiguée de ses allées et venues, proposa une halte de quelques minutes. On avait le temps, et pourvu que l’on fût rentré à Sherman Hotel avant le dîner… Précisément, le chemin sinuait entre deux lisières d’arbres, en pleine ombre, en pleine fraîcheur.

À cet instant, cinq hommes s’élancèrent — les mêmes qui étaient descendus à la station de Spring Valley.

Que voulaient ces individus ?… Ce qu’ils voulaient — car ce n’étaient point des professionnels de l’assassinat ou du vol, — tout simplement s’emparer de Lissy Wag, l’entraîner en quelque lieu secret, l’y séquestrer de manière qu’elle ne pût se trouver au Post Office d’Indianapolis le 4 juillet, à l’arrivée de la dépêche. Il en résulterait qu’elle serait exclue de la partie, elle qui devançait les six autres partenaires, à la veille peut-être d’atteindre le but…

Un bac les transporta de l’autre bord de la White-River.

Voilà où les conduisait la passion, ces joueurs, ces parieurs engagés dans le match pour des sommes énormes, des centaines de mille dollars ! Oui ! Ces malfaiteurs, — et doit-on les appeler autrement ? — ne reculaient pas devant de tels actes !…

Trois de ces cinq hommes se précipitèrent sur Max Réal afin de le mettre hors d’état de défendre ses compagnes. Le quatrième saisit Jovita Foley, tandis que le dernier cherchait à entraîner Lissy Wag dans les profondeurs du bois, où il serait impossible de retrouver ses traces.

Max Réal se débattit, et, saisissant le revolver qu’un Américain porte toujours sur lui, il fit feu.

Un des hommes tomba, blessé seulement.

Jovita Foley et Lissy Wag, elles, appelaient au secours, sans pouvoir espérer que leurs cris seraient entendus…

Ils le furent cependant, et, derrière un taillis, sur la gauche, des voix s’élevèrent.

Quelques fermiers des environs, une douzaine, se trouvaient en chasse dans ce bois, et un providentiel hasard les amena sur le théâtre de l’agression.

Les cinq hommes tentèrent alors un dernier effort. Une seconde fois, Max Réal tira sur celui qui emportait Lissy Wag à gauche de la route, et qui dut abandonner la jeune fille… Mais il reçut un coup de couteau en pleine poitrine, poussa un cri et tomba inanimé sur le sol.

Les chasseurs apparurent, et les agresseurs, dont deux étaient blessés, comprenant que l’affaire était manquée, s’élancèrent à travers le bois.

En somme, il y avait mieux à faire qu’à les poursuivre, c’était de transporter Max Réal à la prochaine station, puis d’envoyer chercher un médecin, puis de le ramener à Indianapolis, si son état le permettait.

Lissy Wag, éperdue et en larmes, vint s’agenouiller près du jeune homme.

Max Réal respirait, ses paupières se rouvrirent, et il put prononcer ces mots :

« — Lissy… chère Lissy… ce ne sera rien… rien… Et vous… vous ?… »

Ses yeux se refermèrent… Mais il vivait… il avait reconnu la jeune fille… il lui avait parlé…

Une demi-heure plus tard, les chasseurs l’eurent déposé à la station, où un médecin se présenta presque aussitôt. Après avoir examiné la blessure, ce praticien affirma qu’elle n’était pas mortelle ; puis, un premier pansement fait, il donna l’assurance que le blessé supporterait sans danger le retour à Indianapolis.

Max Réal fut donc placé dans un des wagons du train qui passa vers cinq heures et demie. Lissy Wag et Jovita Foley prirent place à ses côtés. Il n’avait pas perdu connaissance, il ne se sentait pas gravement atteint, et, à six heures, il reposait dans sa chambre de Sherman Hotel.

Hélas ! combien de temps serait-il dans l’impossibilité de la quitter, et n’était-il pas trop certain qu’il ne pourrait être le 28 au Post Office de Philadelphie ?…

Eh bien, Lissy Wag n’abandonnerait pas celui qui avait été frappé en la défendant… Non ! elle resterait près de lui… elle lui donnerait ses soins…

Et, il faut l’avouer à son honneur, — bien que ce fût l’anéantissement de toutes ses espérances, — Jovita Foley approuva la conduite de sa pauvre amie.

Au surplus, un second médecin qui vint visiter Max Réal ne put que confirmer les dires de son confrère. Le poumon n’avait été qu’effleuré par la pointe du couteau, mais il s’en était fallu de peu que la blessure eût été mortelle.

La déclaration de ce médecin fut, il est vrai, que Max Réal ne serait pas sur pied avant une quinzaine de jours.

Qu’importait !… Il songeait bien à la fortune de William J. Hypperbone maintenant, et Lissy Wag s’inquiétait bien de sacrifier les chances qu’elle avait peut-être de devenir l’héritière de l’original défunt !… Non ! c’était d’un autre avenir qu’ils rêvaient tous deux, un avenir de bonheur qui saurait bien se passer de ces millions du match !

Cependant, après longues et mûres réflexions, Jovita Foley s’était dit :

« En fin de compte, puisque ce pauvre monsieur Réal va rester à Indianapolis une quinzaine de jours, Lissy y sera encore le 4 juillet, à la date de son prochain tirage, et si, par bonheur, le sept sortait… mon Dieu, faites qu’il sorte !… elle gagnerait la partie !… »

C’était raisonner juste, et, à la suite de ces dernières épreuves, le Ciel devait bien cela à la cinquième partenaire !

Il convient de dire qu’il fut tenu compte de la recommandation faite par Max Réal de ne rien écrire à sa mère de ce qui s’était passé. Il n’avait point donné son nom à l’hôtel, on le sait, et lorsque les journaux racontèrent l’attentat, en indiquant le mobile qui l’avait inspiré, ils ne parlèrent que de Lissy Wag.

La nouvelle connue, que l’on juge de l’effet qui se produisit parmi le monde des spéculateurs, et s’étonnera-t-on que le Pavillon Jaune fût acclamé dans toute l’Amérique ?…

Les choses, on va le voir, allaient d’ailleurs se dénouer plus promptement et de toute autre façon que ne l’attendait l’immense majorité du public.

Le lendemain 24, à huit heures et demie, les crieurs parcouraient les rues d’Indianapolis, des copies de dépêches à la main, et proclamaient, ou plutôt hurlaient le résultat du tirage effectué le matin même à Chicago pour le compte du septième partenaire.

Le point amené était celui de douze, — six et six, — et comme ce partenaire occupait alors la cinquante et unième case, État du Minnesota, c’était lui qui gagnait la partie.

Or, le gagnant n’était autre que l’énigmatique personnage désigné sous les initiales X K Z…

Et, maintenant, le pavillon rouge flottait au-dessus de cet Illinois, quatorze fois répété sur la carte du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique.