Maître Tornbrock lut ce qui suit.

V

le testament.

Ce jour-là, dès le lever de l’aube, le dix-neuvième quartier fut envahi par la foule. En vérité, l’empressement du public ne semblait pas devoir être moindre que le jour où l’interminable cortège conduisait William J. Hypperbone à sa dernière demeure.

Les treize cents trains quotidiens de Chicago avaient versé dès la veille des milliers de voyageurs dans la ville. Le temps promettait d’être superbe. Une fraîche brise matinale avait nettoyé le ciel des vapeurs de la nuit. Le soleil se balançait sur le lointain horizon du lac Michigan, zébré de quelques rides à sa surface, et dont le léger ressac caressait le littoral.

C’était par Michigan Avenue et Congress Street qu’arrivait le tumultueux populaire se dirigeant vers un énorme édifice, surmonté à l’un de ses angles d’une massive tour carrée, haute de trois cent dix pieds.

La liste des hôtels de la ville est longue. Le voyageur n’a que l’embarras du choix. N’importe où les cabs à vingt-cinq cents le mille le conduiront, il n’est jamais exposé à ne pas trouver place. On lui fournira une chambre à l’européenne au prix de deux et trois dollars par jour, à l’américaine au prix de quatre et cinq.

Parmi les principaux hôtels on cite Palmer-House de State and Monroe Street, Continental de Wabash Avenue and Monroe Street, Commercial et Fremont-House de Dearborn and Lake Street, Alhambra d’Archer Avenue, Atlantic, Wellington, Saratoga, et vingt autres. Mais, pour l’importance, pour l’aménagement, pour l’activité, pour le bon ordre des services, en laissant à chacun la faculté d’y loger à l’américaine ou à l’européenne, c’est l’Auditorium qui l’emporte, vaste caravansérail, dont les dix étages se superposent à l’angle de Congress Street et de Michigan Avenue, en face du Lake Park.

Et non seulement cet immense édifice peut donner asile à des milliers de voyageurs, mais il renferme un théâtre assez vaste pour recevoir huit mille spectateurs.

Donc, pendant cette matinée, — expression venue de l’autre côté de l’Atlantique, — il allait contenir plus que le maximum, et cette expression s’appliquait également à la recette. Oui, recette, car, après cette heureuse idée de mettre aux enchères le nom des « Six », le notaire Tornbrock avait eu celle de faire payer leur place à tous ceux qui voulaient entendre la lecture du testament dans le théâtre de l’Auditorium. De ce chef, les pauvres allaient encore bénéficier d’une dizaine de mille dollars à partager entre les hôpitaux d’Alexian Brothers et de Maurice Porter Memorial for Children.

Et comment ne se fussent pas hâtés d’accourir les curieux de la ville, se disputant les moindres coins ? Sur la scène se voyaient le Maire et la Municipalité ; un peu en arrière, les membres de l’Excentric Club autour de leur président, Georges B. Higginbotham ; un peu en avant, les « Six » sur une seule ligne, près de la rampe, chacun dans l’attitude qui convenait à sa situation sociale.

Lissy Wag, vraiment honteuse d’être exhibée de la sorte devant des milliers d’yeux avides, se tenait dans une attitude modeste sur son fauteuil, la tête baissée.

Harris T. Kymbale s’épanouissait entre les bras du sien, envoyant des saluts à nombre de ses confrères des journaux de toute nuance, qui se pressaient au milieu de l’enceinte.

Le commodore Urrican, roulant des yeux féroces, semblait prêt à chercher querelle à quiconque se permettrait de le regarder en face.

Max Réal observait insouciamment tout ce monde grouillant jusqu’aux ceintres, dévoré d’une curiosité qu’il ne partageait guère, et, faut-il le dire, il regardait plus particulièrement cette charmante jeune fille assise près de lui, dont l’attitude gênée lui inspirait un vif intérêt.

Hermann Titbury calculait in petto à quel chiffre pourrait s’élever la recette, — une simple goutte d’eau au milieu des millions de l’héritage.

Tom Crabbe ne savait pas pourquoi il était là, assis non sur un fauteuil, — qui n’aurait pu contenir son énorme masse, — mais sur un large canapé dont les pieds fléchissaient sous lui.

Il va sans dire qu’au premier rang des spectateurs figuraient l’entraîneur John Milner, Mrs Kate Titbury, qui faisait à son mari des signes absolument incompréhensibles, et la nerveuse Jovita Foley, sans l’intervention de laquelle Lissy Wag n’eût jamais consenti à s’asseoir en présence de ce terrible public. Puis, à l’intérieur de la vaste salle, aux amphithéâtres, aux gradins les plus reculés, en tous les endroits où un corps humain avait pu s’introduire, dans tous les trous où une tête avait pu se glisser, s’empilaient hommes, femmes, enfants, appartenant aux diverses classes payantes de la population.

Et au dehors, le long de Michigan Avenue et de Congress Street, aux fenêtres des maisons, aux balcons des hôtels, sur les trottoirs, sur la chaussée où le service des voitures et des cars avait été interrompu, s’amassait une foule débordante comme le Mississippi à l’époque des crues, et dont les dernières ondulations dépassaient les limites du quartier.

On a estimé que, ce jour-là, Chicago avait reçu un stock de cinquante mille visiteurs étrangers, venus des divers points de l’Illinois, des États limitrophes, et aussi de ceux de New York, de Pennsylvanie, de l’Ohio et du Maine. Une longue rumeur croissante et tumultueuse flottait au-dessus de cette partie de la ville, emplissait l’enclos du Lake Park, et allait se perdre à la surface ensoleillée du Michigan.

Midi sonna. Il y eut un formidable souffle de « ah ! », qui s’échappa de l’Auditorium.

À ce moment, maître Tornbrock venait de se lever, et ce souffle agita, comme la brise qui traverse d’épaisses frondaisons, la foule de l’extérieur.

Puis un profond silence s’établit — tels ces silences émotionnants qui se produisent entre l’éclair et le fracas de la foudre, alors que toutes les poitrines sont péniblement oppressées.

Maître Tornbrock, debout devant la table qui occupait le centre de la scène, les bras croisés, la physionomie grave, attendait que le dernier coup de midi fût sonné.

Sur la table était déposée une enveloppe, fermée de trois cachets rouges aux initiales du défunt. Cette enveloppe contenait le testament de William J. Hypperbone, et sans doute aussi, vu ses dimensions, d’autres papiers testamentaires. Quelques lignes de suscription indiquaient que ladite enveloppe ne devait être ouverte que quinze jours après le décès. Elles stipulaient, en outre, que l’ouverture en serait faite dans la salle du théâtre de l’Auditorium à l’heure de midi.

Maître Tornbrock, d’une main un peu fébrile, rompit les cachets du pli, et en tira tout d’abord un parchemin sur lequel apparaissait la grosse écriture bien connue du testateur, puis une carte pliée en quatre, et enfin une petite boîte, longue et large d’un pouce sur un demi-pouce de hauteur.

Et alors, d’une voix forte, qui s’entendit des extrêmes coins de la salle, maître Tornbrock, après avoir promené ses yeux, armés de lunettes d’aluminium, sur les premières lignes du parchemin, lut ce qui suit :

« Ceci est mon testament, écrit entièrement de ma main, fait à Chicago, ce 3 juillet 1895.

« Sain de corps et d’esprit, dans toute la plénitude de mon intelligence, j’ai rédigé cet acte où sont libellées mes dernières volontés. Ces volontés, maître Tornbrock, auquel se joindra mon collègue et ami Georges D. Higginbotham, président de l’Excentric Club, les fera observer dans toute leur teneur, ainsi qu’il aura été fait relativement en ce qui concernait mes funérailles. »

Enfin, le public et les intéressés sauraient donc à quoi s’en tenir ! Elles allaient être résolues, toutes les questions posées depuis quinze jours, les suppositions, les hypothèses, qui avaient couru pendant ces deux semaines de fiévreuse attente !

Maître Tornbrock continua de la sorte :

« Sans doute, jusqu’ici, aucun membre de l’Excentric Club ne s’est fait remarquer par de notables excentricités. Celui-là même qui écrit ces lignes n’est pas plus sorti que ses collègues des banalités de l’existence. Mais ce qui a manqué à sa vie va, de par son suprême vœu, se produire après sa mort. »

Un murmure de satisfaction courut à travers les rangs de l’auditoire. Maître Tornbrock dut attendre qu’il se fût apaisé avant de prendre sa lecture interrompue pendant une demi-minute.

Et voici ce qu’il lut :

« Mes chers collègues n’ont pas oublié que, si j’ai éprouvé quelque passion, cela n’a jamais été que pour le Noble Jeu de l’Oie, si connu en Europe et particulièrement en France, où il passe pour avoir été renouvelé des Grecs, bien que l’Hellade n’y ait jamais vu jouer ni Platon, ni Thémistocle, ni Aristide, ni Léonidas, ni Socrate, ni aucun autre personnage de son histoire. Ce jeu, je l’ai introduit dans notre cercle. Il m’a procuré les plus vives émotions par la variété de ses détails, l’imprévu de ses coups, le caprice de ses combinaisons, où le pur et seul hasard dirige ceux qui luttent sur ce champ de bataille pour remporter la victoire. »

À quel propos le Noble Jeu de l’Oie intervenait-il de si inattendue façon, dans le testament de William J. Hypperbone ?… Il y avait lieu de se poser cette question…

Le notaire reprit :

« Ce jeu, — personne ne l’ignore maintenant à Chicago, — se compose d’une série de cases, juxtaposées et numérotées de un à soixante-trois. Quatorze de ces cases sont occupées par l’image d’une oie, cet animal si injustement accusé de sottise et qui aurait dû être réhabilité depuis le jour où il sauva le Capitole des attaques de Brennus et de ses Gaulois. »

Quelques assistants, plus sceptiques, commencèrent à se demander si, décidément, feu William J. Hypperbone ne se moquait pas du public avec l’éloge intempestif de ce type de la tribu des ansérinées.

Le testament se continuait ainsi :

« Par suite de la disposition susdite, en décomptant ces quatorze cases, il en reste quarante-neuf, dont six seulement astreignent le joueur à payer des primes, soit une prime à la sixième où il y a un pont pour se rendre à la douzième, — deux primes à la dix-neuvième où il doit attendre dans l’hôtellerie que ses partenaires aient joué deux coups, — trois primes à la trente-et-unième, où se trouve un puits au fond duquel il demeure jusqu’à ce qu’un autre y vienne prendre sa place, — deux primes à la quarante-deuxième, celle du labyrinthe qu’il est tenu de quitter aussitôt pour retourner à la trentième où s’épanouit un bouquet de fleurs, — trois primes à la cinquante-deuxième où il restera en prison, tant qu’il n’y sera pas remplacé, — et enfin trois primes à la cinquante-huitième case où grimace une tête de mort, avec obligation de recommencer la partie. Lorsque maître Tornbrock s’arrêta après cette longue phrase pour reprendre haleine, si plusieurs murmures se manifestèrent, ils furent promptement réprimés par la majorité de l’auditoire, évidemment favorable au défunt. Et, cependant, tout ce monde n’était pas venu s’entasser à l’Auditorium pour entendre une leçon sur le Noble Jeu de l’Oie.

les « six » sur une seule ligne, près de la rampe.

Le notaire reprit en ces termes :

« On trouvera dans cette enveloppe une carte et une boîte. La carte est celle du Noble Jeu de l’Oie, établie suivant une nouvelle affectation de ses cases que j’ai imaginée et dont il devra être donné connaissance au public. La boîte renferme deux dés semblables à ceux dont j’avais l’habitude de me servir à mon cercle.

« La carte d’une part, les dés de l’autre, seront destinés à une partie qui sera jouée dans les conditions suivantes. »

Comment une partie ?… Il s’agissait d’une partie du Jeu de l’Oie ?… Décidément, on avait affaire à un mystificateur ! Ce n’était qu’un « humbug », comme on dit en Amérique !

De vigoureux « silence ! » furent adressés aux mécontents, et maître Tornbrock poursuivit sa lecture :

« Or, voici ce que j’ai pensé à faire en l’honneur de mon pays que j’aime avec l’ardeur d’un patriote, et dont j’ai visité les divers États à mesure que leur nombre augmentait d’autant d’étoiles nouvelles le pavillon de la République américaine ! »

Ici, triple salve de hurrahs que répercutèrent les échos de l’Auditorium, et à laquelle succéda un calme profond, car la curiosité était portée au plus haut point.

« Actuellement, sans compter l’Alaska, située en dehors de son territoire, mais qui s’y rattachera bientôt, lorsque le Dominion of Canada nous aura fait retour, l’Union possède cinquante États, répartis sur près de huit millions de kilomètres superficiels.

« Eh bien, ces cinquante États, en les rangeant par cases, les uns à la suite des autres, et en répétant quatorze fois l’un d’eux, j’ai obtenu une carte composée de soixante-trois cases, identique à celle du Noble Jeu de l’Oie, devenu par ce fait le Noble Jeu des États-Unis d’Amérique. »

Ceux des assistants qui étaient familiarisés avec le jeu en question comprirent sans peine l’idée de William J. Hypperbone. En vérité, c’était une heureuse circonstance qui lui avait permis de distribuer précisément en soixante-trois cases les États de l’Union. Aussi l’auditoire s’abandonna-t-il à de chaleureux applaudissements, et bientôt toute la rue acclama l’ingénieuse invention du testateur.

Maître Tornbrock continua de lire :

« Restait à déterminer celui des cinquante États qui devait figurer quatorze fois sur la carte. Or, pouvais-je mieux choisir que celui dont les eaux du Michigan baignent les superbes rives, celui qui s’enorgueillit d’une cité telle que la nôtre, laquelle a ravi à Cincinnati depuis près d’un demi-siècle le titre de « Reine de l’Ouest », cet Illinois, région privilégiée, que le Michigan borne au nord, l’Ohio au sud, le Mississippi à l’ouest, le Wabash à l’est, un État à la fois continental et insulaire, actuellement au premier rang de la grande République fédérale !… »

Nouveau tonnerre de hurrahs et de hips, qui firent trembler les murs de la salle, et dont les éclats emplirent tout le quartier, répétés par une foule au maximum de surexcitation.

Cette fois le notaire dut suspendre sa lecture quelques minutes. Lorsque le calme fut enfin rétabli :

« Il s’agissait maintenant, lut-il, de désigner les partenaires qui seraient appelés à jouer sur l’immense territoire des États-Unis, en se conformant à la carte renfermée sous cette enveloppe, et qui devra être tirée à des millions d’exemplaires, afin que chaque citoyen puisse suivre les péripéties de la partie qui va s’engager. Ces partenaires, au nombre de six, ont été choisis par le sort, parmi la population de notre cité, et ils doivent être réunis en ce moment sur la scène de l’Auditorium. Ce sont eux qui auront à se transporter, de leur personne, dans chaque État indiqué par le nombre de points obtenus, et à l’endroit même que leur fera connaître mon exécuteur testamentaire, d’après une note ci-jointe rédigée par mes soins. »

Ainsi donc tel était le rôle réservé aux « Six ». Le caprice des dés allait les promener à la surface de l’Union… Ils seraient les pièces d’échiquier de cette invraisemblable partie…

Si Tom Crabbe ne comprit rien à l’idée de William J. Hypperbone, il en fut autrement du commodore Urrican, de Harris T. Kymbale, d’Hermann Titbury, de Max Réal et de Lissy Wag. Tous se regardaient, et on les regardait déjà comme des êtres extraordinaires, placés en dehors de l’humanité.

Mais il restait à apprendre quelles étaient les dernières dispositions imaginées par le défunt.

« À dater de quinze jours après la lecture de mon testament, disait-il, tous les deux jours, dans cette salle de l’Auditorium, à huit heures du matin, maître Tornbrock, en présence des membres de l’Excentric Club, agitera de sa main le cornet des dés, proclamera le chiffre amené, et enverra ce chiffre par télégramme à l’endroit où chaque partenaire devra se trouver alors sous peine d’être exclu de la partie. Étant données la facilité et la rapidité des communications à travers le territoire de la Confédération dont aucun des « Six » ne devra dépasser les limites sous peine d’être disqualifié, j’ai estimé que quinze jours devraient suffire à chaque déplacement, si lointain qu’il dût être. »

Il était évident que si Max Réal, Hodge Urrican, Harris T. Kymbale, Hermann Titbury, Tom Crabbe, Lissy Wag, acceptaient ce rôle de partenaires dans ce Noble Jeu, renouvelé non plus des Grecs mais des Français par William J. Hypperbone, ils seraient obligés à en suivre strictement les règles. Or, dans quelles conditions s’effectueraient ces courses folles à travers les États-Unis ?…

« C’est à leurs frais, dit maître Tornbrock, au milieu d’un profond silence, que les « Six » voyageront, et c’est de leur bourse qu’ils payeront les primes exigibles à l’arrivée dans telle ou telle case, autrement dit dans tel ou tel État, et dont le prix est fixé à mille dollars chacune. Faute du versement d’une seule de ces primes, tout joueur serait mis hors de concours. »

Mille dollars, et quand on était exposé à les verser plusieurs fois, — si la malchance s’en mêlait, — cela pouvait monter à une forte somme.

On ne s’étonnera donc pas que Hermann Titbury fit une grimace qui se reproduisit au même instant sur la face congestionnée de son épouse. Nul doute que l’obligation de verser cette prime de mille dollars, lorsque le versement en serait exigible, ne fût de nature à gêner, sinon tous, du moins quelques-uns des partenaires.

Il est vrai, il se rencontrerait assurément des prêteurs disposés à venir en aide à ceux des « Six » qui sembleraient présenter les meilleures chances. N’était-ce pas là un nouveau terrain offert à l’ardeur spéculative des citoyens de la libre Amérique ?…

Le testament contenait encore certaines dispositions intéressantes. Et d’abord cette déclaration relative à la situation financière de William T. Hypperbone :

« Ma fortune en propriétés bâties ou non bâties, en valeurs industrielles, en actions de banque ou de chemins de fer, dont les titres sont déposés dans l’étude de maître Tornbrock, peut être estimée à soixante millions de dollars. »

Cette déclaration fut accueillie avec un murmure de satisfaction. On savait gré au défunt d’avoir laissé un héritage de cette importance, et ce chiffre parut respectable même dans le pays des Gould, des Bennett, des Vanderbilt, des Astor, des Bradley-Martens, de Hatty Green, des Hutchinson, des Carroll, des Prior, des Morgan Slade, des Lennox, des Rockfeller, des Schemeorn, des Richard King, des May Gaclet, des Ogden Mills, des Sloane, des Belmont et autre milliardaires, rois du sucre, des blés, des farines, du pétrole, des chemins de fer, du cuivre, de l’argent et de l’or ! En tout cas, celui ou ceux des « Six » auxquels cette fortune échoirait en tout ou partie sauraient s’en contenter, n’est-ce pas ?… Mais dans quelle condition leur serait-elle attribuée ?…

C’est à cette question que répondait le testament par les lignes suivantes :

« Au Noble Jeu de l’Oie, on le sait, le gagnant est celui qui arrive le premier à la soixante-troisième case. Or, cette case n’est définitivement acquise que si le nombre des points fournis par le dernier coup de dés y aboutit juste. En effet, s’il le dépasse, le joueur est forcé de revenir en arrière en comptant autant de points qu’il en aura obtenus en trop. Donc, après s’être conformé à ces règles, l’héritier de toute ma fortune sera celui des partenaires qui prendra possession de la soixante-troisième case, autrement dit le soixante-troisième État, qui est celui de l’Illinois. »

Ainsi un seul gagnant… le premier arrivé !… Rien à ses compagnons de voyage, après tant de fatigues, tant d’émotions, tant de dépenses…

Erreur, le second devait être dédommagé et remboursé dans une certaine mesure.

« Le second, disait le testament, c’est-à-dire celui qui, à la fin de la partie, sera le plus rapproché de la soixante-troisième case, recevra la somme produite par le versement des primes de mille dollars que les hasards du jeu peuvent porter à un chiffre considérable et dont il saura faire bon et profitable usage. »

Cette clause ne fut ni bien ni mal acceptée par l’assistance. Telle quelle, il n’y avait pas à la discuter.

Puis William. J. Hypperbone ajoutait :

« Si, pour une raison ou une autre, un ou plusieurs des partenaires se retiraient avant la fin de la partie, elle continuerait d’être jouée par celui ou ceux qui seraient restés en lutte. Et, dans le cas où tous l’auraient abandonnée, mon héritage serait dévolu à la ville de Chicago, devenue ma légataire universelle, pour être employée au mieux de ses intérêts. »

Enfin le testament se terminait par ces lignes :

« Telles sont mes volontés formelles, à l’exécution desquelles veilleront Georges B. Higginbotham, président de l’Excentric Club, et mon notaire, maître Tornbrock. Elles devront être observées dans toute leur rigueur, comme j’entends que le soient aussi toutes les règles du Noble Jeu des États-Unis d’Amérique.

« Et, maintenant, que Dieu conduise la partie, détermine les chances et favorise le plus digne ! »

Un dernier hurrah accueillit cet appel final à l’intervention de la Providence en faveur de l’un des partenaires, et l’assistance allait se retirer, lorsque maître Tornbrock, réclamant le silence d’un geste impérieux, ajouta ces mots :

« Il y a un codicille. »

Un codicille ?… Allait-il donc détruire toute l’ordonnance de cette œuvre testamentaire, et dévoiler enfin la mystification que quelques-uns attendaient encore de l’excentrique défunt ?…

Et voici ce que lut le notaire :

« Aux six partenaires désignés par le sort sera joint un septième de mon choix, qui figurera dans la partie sous les initiales X K Z, jouira des mêmes droits que ses concurrents, et devra se soumettre aux mêmes règles. Quant à son nom véritable, il ne sera révélé que s’il gagne la partie, et les coups le concernant lui seront envoyés uniquement sous ses initiales.

« Telle est ma volonté de la dernière heure. »

Cela parut singulier. Que cachait cette clause du codicille ? Mais il n’y avait pas à la discuter plus que les autres, et la foule, vivement impressionnée, comme disent les chroniqueurs, quitta l’Auditorium.