Le Territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson

LE TERRITOIRE
DE LA
COMPAGNIE DE LA BAIE D'HUDSON

Passage du Nord-Ouest par terre, par lord Milton et M. Cheadle ; Londres.

Il y a une quarantaine d’années, le monde d’au-delà de l’Atlantique fut vivement excité par l’apparition d’un livre assez étrange et singulièrement monotone. Un Américain appelé Tanner, enlevé dans sa jeunesse par les Indiens, devenu sauvage, puis entré au service de la Compagnie de la baie d’Hudson et redevenu civilisé, venait d’écrire ou de dicter ses souvenirs de la vie indienne. Dans ce temps-là, l’humanité s’intéressait à elle-même ; on était curieux de connaître les sentimens d’un sauvage et de les comparer à ceux d’un civilisé. Par malheur, tant qu’il avait été sauvage, Tanner n’avait pas pensé ; ses souvenirs se bornaient à dire : « Tel jour j’ai mangé, et tel autre jour j’ai eu faim. » L’incident de son mariage offrait lui-même peu d’intérêt. Une femme s’approche, prend la pipe qu’il avait entre les dents, en tire trois ou quatre bouffées de tabac et la lui rend. Ce manège répété deux fois, Tanner eut une femme pour lui raccommoder ses mocassins, et l’Indienne un mari pour lui tuer du gibier. Il n’est pas vrai que les animaux diraient des choses intéressantes, s’ils pouvaient parler ; on n’a rien à dire quand on ne pense pas, et le sauvage, qui vit d’instinct comme la brute, ne saurait se peindre lui-même : des civilisés seuls peuvent raconter sa vie. Sous ce rapport, le livre que nous allons essayer de faire connaître remplit toutes les conditions désirables. Deux civilisés, bien plus deux enfans gâtés de la civilisation, lord Milton, le fils aîné de lord Fitz-William, c’est-à-dire l’héritier d’une des plus grandes fortunes d’Angleterre, et un jeune médecin, le docteur Cheadle, ont la fantaisie d’aller vivre en sauvages sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson. Ils y passent l’hiver dans une hutte, au milieu des neiges, chassant le bison au sud et la martre au nord, et lorsqu’ils se sentent suffisamment endurcis à la fatigue et aux privations, ils s’élancent à travers les Montagnes-Rocheuses, et veulent, en dépit de tous les obstacles, découvrir une route directe entre le Canada et les terrains aurifères de la Colombie anglaise.

Sans doute les beaux temps de la vie sauvage sont passés. Sur l’immense territoire gouverné par la Compagnie de la baie d’Hudson, et qui égale en étendue les États-Unis, il n’existe que des débris de peuplades. Comme le castor, l’Indien a perdu ses instincts en cessant de vivre en société. Pour rencontrer de vrais sauvages, il faut aller chez les Sioux et parmi les Indiens qui n’ont pas cessé d’être en guerre contre les blancs. D’un autre côté, lord Milton et M. Cheadle se font sauvages plus que de raison. En dépouillant les vêtemens des civilisés, ils en ont rejeté les pensées. Leur prétention est d’être uniquement des marcheurs et des chasseurs. Ne demandez pas à lord Milton et à M. Cheadle d’être des philosophes parce qu’ils ont ou l’eau de la forêt avec des sauvages et le cocktail avec des mineurs : leur livre perdrait son originalité s’il cessait d’être pédant dans les choses frivoles et léger dans les choses sérieuses ; mais vous y trouverez ce que peu de voyageurs vous donnent, la reproduction des faits sans mélange de pensées étrangères. Ces désœuvrés d’ailleurs sont ailés où ne vont pas les savans ; ils racontent ce que les politiques ne racontent pas. Par le seul fait de leur passage dans ces lieux écartés, ils ont déchiré le voile dont on les couvrait. Un peuple nouveau, qui par le français, formé des débris d’autres peuples, habite les vastes solitudes qui s’étendent du Lac-Supérieur aux Montagnes-Rocheuses. Avant d’entrer dans la partie héroïque de l’expédition, faisons connaissance avec ces Indiens qui ne sont plus des sauvages et avec ces demi-sang qui sont encore des civilisés ; nous terminerons en exposant les conditions de la lutte qui se prépare entre l’Angleterre et les États-Unis sur une terre si longtemps défendue par l’éloignement et par le silence.


I

Notre point de départ sera le fort Garry, situé au confluent de la Rivière-Rouge et de l’Assiniboine, sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson, au nord du jeune état du Minnesota, à une distance à peu près égale de l’embouchure du Saint-Laurent dans l’Atlantique et de l’île de Vancouver dans le Pacifique. Nos voyageurs y arrivent environ sept semaines après leur départ de Liverpool. Ils ont traversé l’Atlantique, ils remontent le Saint-Laurent, visitent le Niagara, prennent au nord du lac Érié par Toronto, passent à Détroit sur la rive américaine, contournent les lacs par le sud, traversent Chicago, et se rendent en chemin de fer à Saint-Paul, sur le Mississipi supérieur. Ils remontent ce fleuve en bateau à vapeur jusqu’à La Grosse, où s’arrête la navigation. Une voiture publique les conduit, à travers les prairies de la vallée du Mississipi, à la vallée de la Rivière-Rouge. A Georgetown, ils s’embarquent sur deux canots en écorce de bouleau et achèvent les cinq cents milles qui les séparaient encore du fort Garry en devançant sans le savoir l’insurrection des Sioux, qui allait mettre derrière eux tout à feu et à sang dans le Minnesota.

Ne croyez pas que le fort Garry soit un lieu solitaire et silencieux, un simple comptoir avec des magasins qu’entoure une haute palissade flanquée aux quatre angles de petites tours carrées, comme sont la plupart des comptoirs de la Compagnie de la baie d’Hudson. Si le fort Garry n’a longtemps communiqué avec le reste du monde que par le convoi qui part annuellement du fort York, sur la baie d’Hudson, s’il n’a encore que des rapports irréguliers avec l’état américain du Minnesota, c’est le centre d’un monde à part, c’est une ville telle qu’il peut s’en élever sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson. Indépendamment des fermes et des hameaux dispersés le long de la Rivière-Rouge et de l’Assiniboine, huit mille habitans sont réunis autour du fort Garry. Ce sont des Anglais, des Écossais, des fils de Canadiens français, des demi-sang canadiens et des Indiens. Les deux langues qui s’y parlent le plus communément sont le français et une langue franque, mélange de patois bas-normand et d’indien. Les demi-sang donnent le ton. Ce sont des gens sans souci du lendemain, vifs et gais, prêts à endurer toutes les fatigues et s’abandonnant à la débauche dans les momens d’inaction. On n’entend au fort Garry que le bruit du violon et des cris de joie ; on n’y voit que danses et scènes d’ivresse. Deux fois par an, au printemps et à l’automne, la population entière quitte la ville, suivie par quinze ou seize cents chariots, et s’en va camper dans la prairie pourchasser le bison. Un millier de ces énormes animaux tombe à chacune de ces chasses, et leur viande conservée approvisionne la colonie jusqu’à la chasse suivante. Depuis l’introduction des colons par lord Selkirk, au commencement du siècle, le fort Garry a été le théâtre de plusieurs guerres civiles, et les esprits sont loin d’y être calmés. Les colons accusent la Compagnie Se la baie d’Hudson de préférer les intérêts de la chasse à ceux de l’agriculture. La compagnie défend le monopole des fourrures contre les trafiquans interlopes. Souvent les tribus indiennes se font la guerre. Les demi-sang prennent part à tous les conflits indiens, et y apportent la supériorité que leur donne une faculté d’endurance égale à celle des Indiens, unie à la force musculaire des Européens. Le fort Garry n’est pas une jeune colonie ; c’est un vieux comptoir qui résiste à une transformation nécessaire. Le gouvernement de la compagnie aurait été depuis longtemps renversé, si un gouvernement qui tient sous clé toutes les provisions et peut réduire sans jugement les récalcitrans à la famine n’était le plus fort des gouvernemens. Il a pour lui les demi-sang, les Indiens, tout ce qui porte le fusil ; il a contre lui les fermiers, les colons, tout ce qui manie la charrue.

Il est triste de penser que toute cette race de chasseurs, Canadiens, demi-sang et Indiens, soit destinée à disparaître. Bientôt peut-être n’entendra-t-on plus sur les bords de la Rivière-Rouge les bateliers chanter les vieux noëls du pays de France. Le lourd colon aura retourné les prairies et défriché les bois. Au lieu de la forêt toujours nouvelle et toujours la même, on aura des villes avec des rues tirées au cordeau. En attendant que l’œuvre s’accomplisse, celui qui veut courir les aventures dans le far west doit s’associer pour compagnons des hommes qui aient dans leurs veines quelques gouttes de sang français. Aussi lord Milton et M. Cheadle prirent-ils à leur service quatre demi-sang canadiens, dont le chef, appelé La Ronde, était tout à la fois un voyageur intrépide, un habile chasseur et un grand perceur de cœurs. On acheta six voitures, tout en bois, parce que celles où il entre du fer sont impossibles à réparer dans la forêt ; on se procura des chevaux de sellé, des chevaux de trait, des chevaux de relai, et l’on se mit en route vers le fort Carleton, pour se rapprocher de cinq à six cents milles du pied des Montagnes-Rocheuses.

L’automne canadien brillait dans sa splendeur. Le pays qu’on parcourait était un pays ondulé, parsemé de lacs et couvert de bouquets de bois. Sur les lacs s’ébattait une foule d’oiseaux d’eau prêts à prendre leur vol vers le sud ; les perdrix se levaient à chaque pas dans la prairie. Le trajet du fort Garry au fort Carleton fut une longue partie de plaisir. A peine arrivés au fort Carleton, les voyageurs apprennent qu’on avait vu les bisons à deux journées de marche vers le sud. L’attraction est trop forte pour y résister. On retarde de quelques jours les préparatifs de l’hivernage, et, lassant le gros bagage en arrière, on s’en va camper du côté où les bisons ont été aperçus. La Ronde est envoyé à la découverte ; il reconnaît les bisons. On serre les sangles des chevaux, on visite les gourmettes, et l’on s’avance sur une seule ligne avec La Ronde au centre. Les bisons étaient çà et là, paissant par groupes l’herbe de la prairie ; on s’arrête. La Ronde imite le mugissement du bison. À ce signal, les différens groupes de bisons se réunissent en une masse compacte qui se met à galoper lourdement. Les chasseurs de leur côté prennent le petit galop et gagnent sur les bisons, qui, se voyant poursuivis, hâtent leur course. A 500 mètres de distance, La Ronde crie : « Laissez aller ! » et chacun, enfonçant les éperons dans le ventre de son cheval, se précipite au milieu des bisons pour détourner l’animal dont il a fait sa victime. De toutes les chasses, celle qui excite le plus fortement l’instinct de la destruction, c’est la chasse aux bisons, « la course aux bœufs, » comme disent les demi-sang canadiens. Il y a assez de danger pour tenir en haleine, pas assez pour refroidir l’ardeur. Ces animaux sont difformes ; leur train de derrière touche la terre ; leur grande bosse, leur immense crinière, à travers laquelle percent deux petits yeux méchans, les rendent hideux. Ce n’est pas une chasse, c’est une guerre. Il faut que le bison tombe ou que l’homme meure de faim. Aussi dans cette lutte de la légèreté contre la pesanteur, de l’adresse contre la force, l’homme s’enivre de carnage. Un bison abattu, on court à un autre, et l’on va tant que le cheval n’a pas perdu haleine et peut vous porter. Au retour au camp, deux des compagnons manquaient. L’un d’eux, un Canadien, parvint à retrouver son chemin dans l’obscurité ; mais l’autre, un Européen, associé depuis quelque temps à nos voyageurs, ne parut pas de la nuit. Il avait erré au hasard dans la prairie, et s’y serait perdu, s’il n’avait été recueilli dans un camp d’Indiens Cree, dont le chef avait partagé avec lui sa tente et son repas. Le lendemain dans la matinée, le chasseur égaré arriva au camp des Anglais, suivi ou pour mieux dire conduit par ses nouveaux amis.

Des deux côtés, on se donna des poignées de main, puis on s’assit les jambes croisées, et l’on fuma plusieurs pipes sans dire un mot. A la fin, le chef Cree se leva et débita avec grâce et facilité un discours que La Ronde traduisit ainsi : « Moi et mes frères, nous avons été très troublés par des récits que nous ont faits les hommes de la compagnie. Ils nous ont dit que des hommes blancs allaient bientôt visiter ce pays et que nous. devions nous tenir sur nos gardes. Dites-le-moi, pourquoi êtes-vous venus ici ? Dans votre propre pays, vous êtes, je le sais, de grands chefs. Vous y avez en abondance des couvertures, du thé, du sel, du tabac et du rhum. Vous avez de magnifiques fusils et du plomb et de la poudre à volonté ; mais une chose vous manque, vous n’avez pas de bisons, et vous venez ici pour en chercher. Moi aussi, je suis un grand chef ; mais le Grand-Esprit n’a pas agi de même à l’égard de chacun de nous. A vous, il a donné des richesses variées ; à moi, il a donné le bison. Pourquoi venez-vous détruire la seule bonne chose que je possède, et cela simplement pour vous amuser ? Toutefois, comme je suis certain que vous êtes grands, généreux et bons, je vous donne la permission d’aller où vous voudrez et de chasser à votre gré. Quand vous viendrez dans mon camp, vous y serez bien reçus. » Le discours de l’Indien soulevait des questions si délicates, que le futur membre du parlement pour le west riding du Yorkshire trouva prudent de ne pas argumenter. Il se contenta de complimenter le chef sauvage, et couronna sa réponse par une offre libérale de couteaux et d’autres présens ; mais ce n’était pas l’affaire. En bon Cree, la harangue du chef signifiait : « Donnez-moi du rhum. » Les Anglais ne cédèrent pas, et le chef Cree se vengea de son désappointement en publiant dans toute la prairie que lord Milton était un homme sans naissance et sans éducation. Il était temps de décamper, un plus long séjour eût amené une collision ; les travaux de l’hivernage devaient être entrepris sans délai. On retourna donc au fort Carleton, et l’on se dirigea sans perdre de temps vers l’ouest-nord-ouest, pour s’arrêter quatre-vingts milles plus loin, sur les bords du lac du Poisson-Blanc, dans un lieu appelé en français par les demi-sang la Belle-Prairie.

Jusqu’ici tout marche à souhait, et l’hivernage lui-même se passera aussi heureusement que possible. Le lieu est bien choisi, on dirait un parc anglais du temps où les dessinateurs de parcs en Angleterre imitaient la nature : au nord, la forêt sans limites qu’habitent les animaux aux précieuses fourrures ; à deux ou trois journées au sud, les prairies fréquentées par les bisons ; au fond de la vallée, un lac poissonneux ; tout autour, un pays coupé favorable à la rencontre du menu gibier. En cas de nécessité pressante, on peut aller chercher du secours au fort Carleton. Si le thermomètre tombe plus d’une fois à 40 degrés centigrades au-dessous de zéro, la hutte ou log house construite sous la direction de La Ronde résiste à toutes les bourrasques. Il n’y a pas mauvaise compagnie dans les environs. Les Indiens de ce district sont les Cree appelés Cree de la forêt. Ils habitent par familles dans des huttes isolées, et sont beaucoup plus doux que les Cree de la prairie, qui restent en troupe et sont toujours à cheval à la poursuite des bisons. Les Cree de la forêt vivent du commerce des pelleteries. Ils vendent les peaux aux facteurs de la compagnie, et reçoivent en échange les couvertures, les ustensiles, les armes et les munitions dont ils ont besoin. Ces gens ne seraient pas trop misérables sans la dureté du climat, et si la condition du chasseur n’était de passer continuellement de l’extrême abondance à l’extrême famine. Toutefois, bien que lord Milton et M. Cheadle ne le disent pas, on sent que rien au monde ne leur aurait fait passer un second hiver sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson. L’ennui les ronge, et le froid de l’ennui pèse sur eux encore plus que le froid de l’atmosphère. M. Cheadle, dont le corps et l’esprit sont prêts à toutes les besognes, ne peut pas supporter pendant plus de deux jours le silence de la forêt. A peine rétabli d’un érysipèle à la tête, lord Milton, par 30 degrés de froid, se traîne à dix ou quinze lieues de distance pour fuir la solitude et chercher des semblables. Au dégoût de l’ennui se joint le dégoût de la malpropreté. La hutte est si étroite qu’en peu de jours le sol s’exhausse, comme celui d’une étable, par la litière qu’on y jette. Il faut vivre aussi, et c’est une distraction cruelle que d’avoir à trouver sans cesse les moyens de ne pas mourir de faim.

Le gros gibier est rare. Aucun Européen, aucun demi-sang même n’est assez rusé pour tromper la vigilance du grand daim du Canada. On ne peut le chasser avec des chiens qu’au printemps, alors que la gelée de la nuit, succédant au dégel de la journée, a produit une légère croûte de glace qui se brise sous son poids et où il demeure empêtré comme dans un filet. La glace et la neige protègent le poisson. Les canards et les oiseaux d’eau ont disparu pour ne revenir qu’au printemps. On envoie au fort Carleton et même au fort Garry chercher des provisions. On va chasser le bison dans la prairie par un froid de 40 degrés. Jamais le résultat n’égale l’effort. Les moyens de transport font toujours défaut. Une neige réduite en poussière par le froid couvre le sol à plusieurs pieds de hauteur. Il n’est plus question de chevaux ni de voitures, il faut se servir de traîneaux tirés par des chiens ; mais la condition de ces animaux est lamentable. Ils sont les premiers à sentir les effets de la famine. Si on ne les nourrit pas, ils ne peuvent avancer ; si on les nourrit, ils ont bientôt consommé le peu de provisions qu’ils peuvent traîner. Encore faut-il que l’homme fasse le chemin pour les traîneaux, et pas à pas durcisse la neige en marchant avec des raquettes. Il faut pousser à la montée, retenir à la descente en laissant traîner les jambes dans la neige en guise de frein, relever sans cesse le traîneau, sans cesse renversé. Au retour d’une expédition heureuse, on est aussi dénué de provisions qu’au départ ; que serait-ce si l’on n’avait pas rencontré de gibier !

Encore, — avons-nous besoin de le faire remarquer ? — la richesse a suivi nos hardis voyageurs dans les solitudes de l’Amérique. Ils mènent la vie sauvage comme dans les châteaux on mène la vie champêtre. Les couvertures ne leur manquent pas, ils ne connaissent pas la faim ; ils trouvent des hommes pour chasser avec eux, des femmes pour raccommoder leurs vêtemens. Autant que le permettent les ressources du pays, ils peuvent louer des traîneaux et des chiens, et surmontent ainsi la plus grande des difficultés de la vie sauvage, la difficulté des transports. A leur approche brille sur les visages le sourire du contentement qui accueille la richesse prête à se répandre. Par ce que les opulens ont eu à souffrir de la solitude, jugez de ce qu’y doivent endurer les misérables. L’Indien n’existerait pas, si la nature, en lui refusant la prévoyance, ne lui avait donné un corps capable de supporter la faim et la fatigue.

On est bien aise de trouver dans un livre sans prétentions philanthropiques un compte favorable du caractère de ces pauvres Indiens que la civilisation fait fuir devant elle. Lord Milton et M. Cheadle ont remarqué que dans les crises de famine les hommes étaient plus amaigris et plus exténués que les femmes et les enfans ; les derniers morceaux sont toujours donnés au plus faible. Dans les plus grands froids, ils ont vu des enfans se dépouiller de leur couverture pour la joindre à celle qui protégeait leur père endormi et lutter contre la fatigue et le sommeil pour entretenir le feu. Jamais un trappeur ne visite les piéges tendus par un autre ; jamais un chasseur ne s’empare de la pièce qu’un autre a blessée. Pendant les six mois qu’a durés ce long hivernage, la hutte des Européens est restée souvent sans autre protection que la foi publique ; aucun larcin n’a été commis. Un Indien se présente à la hutte en l’absence des Européens ; un morceau de viande est sur la table ; l’indien n’a pas mangé depuis trois jours, et le morceau de viande n’est pas touché. Ces sauvages, esclaves de l’étiquette en face du public, sont, dans la vie familière, rieurs et presque aimables. Ils se moquent à cœur-joie des Européens, qui, avec des jambes de même longueur, font des enjambées d’un tiers plus courtes que celles des Indiens, et qui, au lieu de marcher droit devant eux dans l’obscurité, tournent en rond parce qu’ils inclinent toujours à gauche. Cela fait compensation pour l’incurie, l’ivrognerie et la passion du jeu. Qui pourrait d’ailleurs attribuer à une perversité de race les vices des Indiens ? L’incurie n’est-elle pas dans tous les pays la compagne de la misère ? L’Indien ne s’enivre pas par gourmandise ; il s’enivre pour perdre le souvenir de ses maux. Peu lui importe le goût de la liqueur ; il demande seulement qu’elle contienne assez d’alcool pour prendre feu, d’où lui vient le nom d’eau de feu. Lorsque la vie tout entière est un jeu à outrance, il est naturel qu’on aime à jouer d’un seul coup toutes les bonnes et toutes les mauvaises chances de la vie. De même que l’ivrognerie, le jeu n’est pas pour les Indiens un passe-temps ; ils jouent jusqu’à ce que l’un des joueurs ait perdu tout ce qu’il possédait, et les spectateurs montrent un intérêt égal à celui des acteurs. Toutefois il est difficile de croire avec M. Cheadle que les qualités des Indiens viennent de ce que, dans leur enfance, on les laisse des journées entières immobiles et entourés de mousse dans un berceau que la mère suspend à un arbre ou porte à son cou, ce qui leur apprend la patience, source de toutes les vertus indiennes. Je serais plutôt disposé à croire que, durant leur hivernage à la Belle-Prairie, M. Cheadle et lord Milton n’ont pas vu de véritables sauvages ; ils ont vu des sujets de la Compagnie de la baie d’Hudson, ils ont vu des hommes apprivoisés, domptés, transformés par une politique habile et persévérante. M. Cheadle se prend de querelle avec un Indien ; celui-ci le saisit à la gorge, lui porte au cœur la lame de son couteau et lui dit : « Si j’étais un Cree de la prairie, vous seriez mort. » Avec autant de sang-froid que d’à-propos, M. Cheadle répond : « Oui, mais vous êtes un Cree de la forêt… » En d’autres termes : vous vivez sur le territoire de la compagnie, et vous savez que, si vous commettiez un meurtre, vous ne pourriez plus ni vendre une peau de martre ni acheter une couverture.

D’où vient que la Compagnie de la baie d’Hudson et les anciennes compagnies de fourrures du Canada ont su gouverner les Indiens, tandis que la grande république américaine n’est parvenue qu’à les détruire ? D’où vient qu’elles ont transformé le sauvage comme on transforme un braconnier en en faisant un garde-chasse ? Sans nul doute, les circonstances ne sont pas les mêmes au nord et au sud. Dans les pays à bisons, les Indiens ne dépendent pas des Européens pour leur subsistance, et dans les pays à fourrures ils sont sous la dépendance commerciale des Européens ; mais cette raison n’est pas la seule. Si cruel que soit d’ordinaire le gouvernement d’une compagnie commerciale, il y a pour les races indigènes une chose pire qu’un gouvernement de marchands, c’est un gouvernement de colons. Les Indiens étant ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gens toujours sous le coup de la famine, le laisser-faire les livre à l’exploitation de la race la plus dépourvue de scrupules qu’il y ait au monde, la race des trafiquans européens dans les pays sauvages. Pour que l’Indien ne soit pas exploité sans merci, il faut un prix de vente et un prix d’achat fixés d’avance, il faut des marchés toujours ouverts, il faut une prévoyance plus grande que la sienne, qui réunisse de longue main les approvisionnemens, il faut en un mot de l’ordre au milieu du désordre. Puis les grandes compagnies, leur part faite (la part du lion assurément), se sont opposées aux envahissemens des colons sur les terrains de chasse. Il s’est élevé un intérêt indien en opposition avec l’intérêt colon. Les peaux-rouges ont trouvé des protecteurs dans les conseils des hommes blancs, et même, à force de lutter contre l’esprit colon, les administrateurs de la compagnie et ses agens en sont arrivés à se prendre pour des missionnaires chargés par la Providence de veiller au bien-être des indigènes. Aussi les procédés de la Compagnie de la baie d’Hudson envers les Indiens ont-ils été généralement réguliers, modérés et parfois généreux. La douceur de son patronage ne lui fait pas moins d’honneur que l’habileté administrative qui s’est étendue à toutes les distances et est parvenue à surmonter toutes les difficultés des transports. Cependant celui qui de fait, sinon de droit, peut seul acheter les marchandises négociables d’un pays et seul vendre les objets nécessaires à la vie est un terrible despote ; on ne vit que par sa permission, et pour vivre les hommes se transforment. On a laissé à l’Indien l’exercice de ses facultés physiques, son industrie sauvage, son aptitude de chasseur, on lui a laissé tout ce qui pouvait être utile au service de la compagnie ; on a anéanti l’homme intérieur, et, en cessant d’être un sauvage, l’Indien n’est pas devenu un civilisé, il est devenu un sujet de la Compagnie de la baie d’Hudson. Le mal n’est peut-être pas grand. Si les races inférieures doivent inévitablement disparaître, mieux vaut la mort lente, mesurée, administrative, du nord-ouest de l’Amérique que les spoliations de la Cafrerie ou les massacres de la Nouvelle-Zélande. Seulement, qu’on ne parle pas de sauvages à propos de ces Indiens qui se trouvent honorés d’être les domestiques des Européens et dont les femmes se font blanchisseuses !

Lord Milton et M. Cheadle donnent deux conseils à ceux qui seraient tentés d’aller courir les aventures dans le far west. Ils disent : « Comptez pour votre subsistance sur la plume plutôt que sur le poil. N’emportez pas avec vous de carabines à cartons rayés ; contentez-vous d’un fusil à deux coups qui puisse porter la balle à l’occasion. » Tout chasseur comprendra ce que cela signifie, et retournera sans dédain aux lièvres et aux perdreaux de son pays. Quoi qu’il en soit, de tous les métiers, le plus rude, le plus insupportable, est le métier de trappeur. Naturellement la chasse aux bêtes fauves n’a lieu qu’en hiver, alors que les fourrures sont les plus belles, et que les animaux qui les portent laissent sur la neige les empreintes de leur passage. On ne se sert que de pièges, et les trappes en usage sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson sont absolument construites sur le modèle des pièges que nous appelons en France des assommoirs. Toute l’habileté consiste dans la manière de poser les trappes et de cacher à l’animal le passage de l’homme. On s’en va donc sur la neige à travers la forêt, portant sur le dos son fusil, sa couverture, ses vivres et ses outils, chercher à plusieurs journées de distance un terrain de chasse qui n’ait pas encore été parcouru. Il faut marcher tant que le jour dure et rester la nuit sans abri. Le bagage est toujours trop lourd pour les heures de marche, et toujours insuffisant pour les heures d’immobilité ; toujours les vivres font défaut. — Après avoir posé les trappes, on s’en retourne à la hutte, et huit jours après on revient les visiter. Est-on sûr au moins que la moisson sera abondante ? Il y a une chose terrible pour les populations qui vivent de la chasse : le gibier diminue à mesure que la valeur en augmente. Le renard argenté, dont la peau se vend 70 livres sterling, c’est-à-dire 1,750 francs, dans les comptoirs de la compagnie, s’est retiré vers les solitudes septentrionales. Du temps où le castor avait une grande valeur, on a presque détruit la race de ces animaux ; par suite de l’invention des chapeaux de soie, la peau de castor ne se vendant plus que 1 franc 25 centimes sur le territoire de la compagnie, le castor redevient commun. Ainsi de tous les autres animaux à fourrures ; ils disparaissent ou se multiplient suivant qu’on donne de leur peau, en Europe ou en Chine, un prix plus ou moins considérable. Non-seulement le trappeur détruit la récolte de l’avenir, mais le fruit de son travail lui est souvent enlevé par un ennemi plus destructeur que lui-même. Lorsque, après vous être traîné plusieurs jours sur la neige, vous arrivez à vos pièges, vous les trouvez renversés. Il a passé par là un animal qui a relevé les assommoirs et s’est emparé des bêtes qui y étaient prises sans jamais se laisser prendre lui-même. Cet animal, de la race des gloutons, appelé par les Anglais wolverine et par les Indiens karkajo, est la terreur du trappeur. La ruse de l’Indien ne peut lutter contre la malice du karkajo. Le karkajo examine tout, voit tout, comprend tout. L’Indien a beau lui préparer des surprises mortelles, cacher des ressorts ou des canons de fusil qui doivent partir dès qu’on remuera les trappes ; le karkajo écarte le ressort ou le canon de fusil avant de toucher à la trappe. Il a suivi le trappeur, il l’a regardé faire. Dès qu’on reconnaît les traces d’un karkajo, tout est dit ; il faut retourner à sa hutte, la saison est perdue. La ruse des civilisés n’a pas été plus heureuse que celle des sauvages. M. Cheadle, ayant introduit par un tuyau de plume de la strichnine dans les morceaux de viande qui devaient servir d’appât, s’aperçut, lorsqu’il alla visiter les pièges, que tous les morceaux empoisonnés avaient été laissés de côté. A partir du mois de décembre, nos voyageurs ne parlent guère de la chasse aux fourrures. La fatigue, le froid ou le karkajo semblent les avoir dégoûtés de ce passe-temps maussade, et ils descendront, pour se distraire ou pour se nourrir, jusqu’à prendre des rats musqués dans leurs trous. Vanité de l’ambition ! on comptait poursuivre à travers les forêts le grand daim du Canada, et l’on s’accroupit devant un trou de rat musqué pour y fourrer une perche à pointe dentelée. Aussi avec quelle ardeur appellent-ils le printemps ! Des vols d’oiseaux en annoncent l’approche. Le nombre des passages est si grand que le ciel en est obscurci pendant le jour, et que durant la nuit le bruit du battement des ailes interrompt le sommeil. On va à la recherche des chevaux, que l’on avait lâchés dans la forêt au commencement de l’hivernage en leur laissant le soin de pourvoir eux-mêmes à leur subsistance, et l’on se met en route. C’est le propre du caractère anglais, dans les choses frivoles comme dans les choses sérieuses, de réparer les déconvenues par la hardiesse.

Heart of oak are the ships,
Heart of oak are the men…


Cœur de chêne sont les vaisseaux, cœur de chêne sont les hommes. On se serait exposé à trop de moqueries, si l’on avait été passer un hiver sur le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson pour en rapporter des martres prises par d’autres. Il fallait donc imaginer un grand projet, un projet patriotique et national, et l’on résolut de découvrir une route de l’Atlantique au Pacifique qui pût mettre en communication directe le Canada et les terrains aurifères du Cariboo, dans la Colombie anglaise.

Le lecteur aura sans doute remarqué le peu de distance qu’il y a du Mississipi supérieur à la Rivière-Rouge et à d’autres rivières qui se jettent soit dans le Lac-Supérieur, soit dans le lac Winnipeg. En effet, la plupart des grands fleuves d’Amérique prennent leur source au centre septentrional du continent pour se rendre ensuite à l’Atlantique, les uns du nord au sud, comme le Mississipi et ses affluens, les autres du sud au nord en inclinant vers l’ouest. Une seconde singularité, c’est que les fleuves qui se jettent dans le golfe du Mexique ont leur source plus au nord que plusieurs de ceux qui se jettent dans la baie d’Hudson. Au 49e degré de latitude, qui sépare les possessions anglaises des possessions américaines, de grands cours d’eau coulent parallèlement les uns aux autres dans des sens opposés. C’est ce qui permit à M. de Montcalm et à ses habiles prédécesseurs dans le gouvernement du Canada d’établir, en arrière des colonies anglaises qui devinrent plus tard les États-Unis, une communication fluviale entre le Canada et la Louisiane, qui appartenait alors également à la France. C’est ce qui a fait que, dans la dernière guerre civile des États-Unis, les coups décisifs contre le sud ont été portés sur le Mississipi. Également grâce à la distribution particulière des eaux, les compagnies de fourrures ont établi dans le nord-ouest un réseau de comptoirs qui forme, à partir du Lac-Supérieur et de la baie d’Hudson jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, une succession de lignes circulaires dont les points les plus éloignés comme les plus rapprochés sont souvent en communication directe avec la mer. Nos voyageurs, qui avaient hiverné dans les environs du fort Carleton, n’avaient donc, pour se diriger vers les Montagnes-Rocheuses, qu’à suivre le cours du Saskatchewan du sud, du fort Carleton au fort Pitt et du fort Pitt au fort Edmonton, chef-lieu des comptoirs de la contrée du Saskatchewan. comme le fort Garry l’est des comptoirs de la Rivière-Rouge. Les voyages de printemps sont pénibles au nord-ouest de l’Amérique à cause du grand nombre de rivières et de ruisseaux grossis par la fonte des neiges. Toutefois, la difficulté du passage des rivières laissée de côté, le trajet du fort Carleton au fort Edmonton ne fut pas sans agrément. On eut des rencontres intéressantes. On fit connaissance avec le grouse de la prairie, oiseau bizarre qui se sert de ses pattes plus que de ses ailes, et qui, d’après nos voyageurs, a une singulière habitude : chaque soir, les grouses se réunissent à un lieu de rendez-vous et s’y livrent à une danse effrénée. Pendant que les uns battent des ailes en guise de musique, les autres tournent rapidement en rond ; puis chacun, changeant de place, fait avec son voisin une sorte de chassé-croisé. On rencontra aussi une troupe d’hommes de la compagnie. Leur moyen de transport pour le bagage était des plus primitifs : deux perches d’égale longueur reliées à une de leurs extrémités, les bouts écartés traînant à terre, les bouts unis reposant sur le dos d’un chien. C’est ainsi que ces gens parcourent dans des pays déserts des distances de cinq et six cents lieues. Enfin, grâce à une trêve momentanée entre les Indiens Cree et la tribu des Pieds-Noirs, nos voyageurs purent voir au fort Pitt une des nations indiennes alliées des Sioux. Ils furent frappés de la noblesse du maintien des Pieds-Noirs et de la propreté de leurs vêtemens, comparés à ceux des sujets de la compagnie. La paix ne paraissait pas devoir durer longtemps, et comme les Pieds-Noirs et les Sioux, quand ils ont vendu des chevaux, sont ensuite pris de chagrin et ont l’habitude de voler l’acheteur pour rentrer dans leur propriété, on passa sur la rive droite du Saskatchewan pour se rendre à Edmonton.

Quel spectacle s’offre aux regards à Edmonton et dans le pays du Saskatchewan ! On y voit, dans sa grâce et sa tranquillité, le vieux Canada français, le Canada du temps de Montcalm. En faisant quatre ou cinq cents lieues vers l’ouest depuis le fort Garry, on recule d’un siècle en arrière. Ici tout est canadien : Compagnie de la baie d’Hudson, demi-sang français et Indiens francisés. Les colons n’ont pas pénétré jusque-là, les mineurs sont de l’autre côté des Montagnes-Rocheuses, et les Indiens, au lieu d’avoir été rejetés par le contact des civilisés dans une vie sauvage dégradée et servile, ont été appelés à la civilisation par les enseignemens de la religion catholique. Ne cherchez pas le tumulte et le mouvement d’une ville. Le fort Edmonton est un fort comme les autres comptoirs de la compagnie ; seulement il est plus grand, et possède un moulin à vent, une forge et un atelier de charpente. Trente familles d’employés de la compagnie habitent l’intérieur. Au dehors campent cent ou deux cents demi-sang et Indiens aux gages de la compagnie en qualité de chasseurs, et une flottille de bateaux construits sur les lieux mêmes attend les marchandises pour les transporter à la baie d’Hudson. Au milieu des bois et des prairies, sur le bord des lacs, çà et là, de petites communautés de demi-sang et d’Indiens, sous la direction de leurs missionnaires catholiques, se livrent à l’agriculture et à l’élève des bestiaux. Le sol est fécond, l’ordre est parfait, et tous prospèrent dans l’ignorance du luxe et de la misère. La langue qu’on parle, c’est le français ; les chansons que l’on chante, ce sont des chansons françaises. Y a-t-il quelque chose de plus touchant que l’amour opiniâtre de ces demi-sang et de ces Indiens du Canada pour une patrie inconnue qui ne leur donne ni une pensée ni un regret ? On sent comment les choses ont dû se passer. Pendant qu’à l’approche du flot d’émigration qui a suivi la conquête anglaise les colons français de Québec et des environs se resserraient les uns contre les autres dans un territoire restreint, sous l’empire des mêmes sentimens la population des chasseurs se dispersa dans l’ouest. Une union intime s’établit entre tous les déshérités de la forêt, et de là sortit une race nouvelle, celle des demi-sang canadiens. C’est parmi les hommes de cette race que la compagnie recrute ses voyageurs, pour me servir de l’expression française qui a passé dans la langue anglaise au Canada.

Jusqu’à présent, le projet de gagner directement par l’ouest les mines d’or du Cariboo dans la Colombie anglaise n’a été qu’une idée vague et une sorte de gageure ; maintenant il faut préciser les plans et arrêter les moyens d’exécution. Les hommes les plus compétens, des chefs de comptoirs qui ont pendant vingt et trente ans parcouru tout le nord-ouest et plusieurs fois traversé les Montagnes-Rocheuses, sont à Edmonton pour les affaires de la compagnie. Il y a là aussi des demi-sang qui ont servi de guides dans plusieurs expéditions. Chaque soir, après dîner, en fumant la pipe, on raconte les histoires du pays, C’est un mineur américain, appelé Perry, qui a traversé seul le continent dans toute sa largeur et poussé devant lui pendant huit cents lieues la brouette qui portait ses outils et ses provisions. C’est un Indien Cree qui s’est sauvé à la course, poursuivi par une tribu entière de Pieds-Noirs, grâce à un système d’entraînement imaginé par le commandant du fort Benton sur le Missouri. Ces récits et d’autres semblables échauffent l’imagination des deux jeunes Anglais. Ils brûlent de montrer que des hommes élevés dans la mollesse peuvent être, s’ils le veulent, aussi durs à la fatigue qu’un Indien et aussi intrépides qu’un mineur. Toutefois leur projet est universellement blâmé. L’opinion est unanime pour déclarer impossible d’atteindre le Cariboo par l’ouest. On dit que toutes les passes praticables des Montagnes-Rocheuses aboutissent au sud sur la rivière Columbia, et que la seule praticable au nord est celle qui est parcourue chaque été par un détachement d’hommes de la compagnie. On peint sous les couleurs les plus sombres les difficultés du versant occidental des Montagnes-Rocheuses. Les plus grands fleuves y coulent comme des torrens de montagnes entre des rives à pic ; il est impossible d’en suivre les bords, il est impossible de se livrer au cours des eaux au milieu de rochers, de rapides ou de tourbillons. Il serait insensé de songer à traverser la forêt. Les arbres ont trois cents pieds de hauteur, dix, vingt et trente pieds de tour, les troncs sont serrés les uns contre les autres, et les débris accumulés par les siècles s’élèvent plus haut que l’homme. Personne à Edmonton ne veut accompagner l’expédition, sauf un demi-sang nommé Baptiste, qui portait le surnom d’Assiniboine à cause de la tribu indienne de sa mère. Chacun, il est vrai, le reconnaissait pour le plus habile chasseur et le plus intrépide voyageur du pays ; mais l’explosion d’un fusil lui avait fait perdre l’usage d’un bras, et à la suite d’un meurtre le missionnaire l’avait excommunié. Cet homme, le seul qui se fût offert, mettait de plus à son engagement une singulière condition, celle d’emmener avec lui sa femme et son fils, âgé de treize ans. Comme si ce n’était point assez d’une femme et d’un enfant, on s’était embarrassé d’un vieillard, Irlandais de naissance, qui avait été journaliste aux Indes, précepteur à la Nouvel le-Orléans, et qui depuis un an languissait au fort Edmonton, sans savoir comment il y était venu ni comment il en pourrait sortir. Les conseils de la sagesse, les avertissemens de l’expérience, ne purent vaincre le parti-pris. Parler d’impossibilités à des gens qui se proposent de faire ce que personne n’a encore osé tenter, c’est exciter plutôt que décourager leur ardeur. Une troupe de soixante émigrans avait passé l’année précédente par Edmonton pour se rendre directement au Cariboo. Étaient-ils arrivés ? étaient-ils morts ? On l’ignorait ; dans tous les cas, ils avaient dû tracer un sentier, et c’était autant de peine épargnée d’avance. Un mois auparavant, cinq mineurs avaient suivi la même route ; ne pourrait-on pas les rejoindre et ainsi accroître ses forces ? Toutes les objections sont écartées. La troupe se compose de deux Européens valides, d’un Indien manchot, d’une femme, d’un enfant et d’un vieillard. On a douze chevaux, six de selle et six de bât, et l’on emporte avec soi quatre cents livres de farine, deux cents livres de pemmican, c’est-à-dire de viande de bison desséchée, réduite en poudre et mêlée à la graisse de l’animal, du thé, du sel, du tabac, des couvertures, des ustensiles de ménage, des munitions de chasse et trois cognées. C’est avec d’aussi faibles ressources et dans les conditions les plus défavorables que le 3 juin 1864 lord Milton et M. Cheadle se mettent en route pour atteindre le Cariboo, centre des exploitations aurifères de la Colombie anglaise. On devait passer par Jasper-House, comptoir de la Compagnie de la baie d’Hudson situé sur le versant oriental des Montagnes-Rocheuses, et par un lieu appelé la Cache de la Tête jaune à cause d’un Iroquois qui y avait longtemps vécu solitaire. Au-delà, jusqu’au Cariboo, tout était inconnu, même de nom.


II

En suivant du fort Garry au fort Edmonton une ligne à peu près parallèle à la frontière américaine et à une centaine de lieues plus au nord, nos deux voyageurs avaient eu à traverser des prairies ondulées, des forêts coupées de clairières et ce qu’eux-mêmes appelaient « des pays de parcs. » Maintenant ils vont faire connaissance avec la forêt marécageuse. D’Edmonton à Jasper-House, pendant des jours et des semaines de marche, le sentier traverse une forêt inondée. Les arbres tombés barrent le passage. Les chevaux, avec de l’eau jusqu’au ventre, doivent sauter par-dessus les troncs et s’empêtrent dans les branches. Des nuées de moustiques et de mouches qui portent le nom caractéristique de bull-dogs rendent les animaux ingouvernables. On ne saurait camper sur un terrain sec, à moins de rencontrer une digue construite par les castors. Deux fois on s’écarte du sentier, et deux fois il est retrouvé par l’Assiniboine. On perd un cheval de bât dans la forêt et une cognée au passage d’une rivière. Le vingt-troisième jour, on aperçoit tout à coup les Montagnes-Rocheuses. Elles s’élèvent en gradins boisés jusqu’aux pics couverts de neige. Les Européens poussent des cris de joie. L’Indien, sa femme et son fils, qui n’avaient jamais vu de montagnes, restent muets d’admiration. Plus loin, la chaîne de montagnes s’ouvre comme pour livrer passage. Plus loin encore, on distingue le fond d’une vallée ; sur un des flancs s’élève un immense rocher appelé Roche-Amyette. C’est le point de repère qui avait été indiqué. En approchant, on découvre une petite maison en bois entourée d’une palissade, située près d’un lac où la Tabasca s’étend pour calmer sa fureur avant d’entrer dans la plaine. C’est la maison Jasper. Pour la première fois depuis vingt-six jours, on a la certitude de n’avoir pas fait fausse route.

Nos voyageurs sont au pied des Montagnes-Rocheuses. La végétation est une végétation de montagnes. Le mouflon et le bouquetin ont remplacé le daim et le bison. Au lieu d’être vêtus de peaux de daim, comme les Indiens de la forêt, ou de peaux de bison, comme les Indiens de la prairie, les indigènes portent des robes en peaux de marmotte. Leurs traits, leur langage, indiquent qu’ils appartiennent aux tribus des bords du Pacifique. Arrêtons-nous un moment et disons, avant de nous perdre avec lord Milton et M. Cheadle dans un labyrinthe de fleuves et de montagnes, pourquoi le projet d’aller au Cariboo par l’ouest ne pouvait réussir. On sait que les Montagnes-Rocheuses appartiennent à la plus grande chaîne de montagnes qu’il y ait dans le monde, à celle qui s’étend le long du Pacifique de l’extrémité nord de l’Amérique septentrionale à l’extrémité sud de l’Amérique méridionale. Le caractère général des Montagnes-Rocheuses est donc avant tout celui d’une chaîne de montagnes : des lignes successives de pics élevés s’appuient les unes contre les autres et laissent entre elles des vallées parallèles. Les sources et l’embouchure du Frazer sont à la même latitude et séparées seulement par quelques degrés de longitude. Si l’on considère la masse énorme d’eau que charrie ce fleuve, on en conclura qu’avant de se jeter dans la mer il doit parcourir, du sud au nord et du nord au sud, plusieurs vallées longitudinales. Ce qui a fait obstacle au passage des eaux doit faire obstacle au passage de l’homme, et comme de l’immense presqu’île de montagnes qu’entoure le Frazer sort le Thompson, qui est un cours d’eau presque aussi puissant que le Frazer, il est évident que, pour se rendre en ligne droite au Cariboo, il faut, après avoir franchi le Frazer, traverser deux autres grandes chaînes.

La famine régnait à Jasper-House quand nos voyageurs y arrivèrent. C’est chose ordinaire dans ce comptoir éloigné de tout secours. Il fallait évidemment prendre des vivres en quantité suffisante à Edmonton et ne pas compter pour sa nourriture sur le gibier qu’on tuerait en route, le gibier étant, comme chacun sait, très rare dans les grandes forêts. Il fallait surtout ne pas perdre dès les premiers jours, en quittant la maison Jasper, sa seconde cognée, et ne pas s’exposer à n’avoir qu’un seul outil pour trois hommes quand on devrait s’ouvrir un passage à travers la forêt. Lord Milton et M. Cheadle ont une idée fausse de ce qui a fait la gloire des voyageurs, célèbres. Ils croient que, pour acquérir cette gloire, il a suffi de se jeter tête baissée dans l’inconnu. De quelque couleur scientifique ou patriotique qu’ils décorent leur témérité, ils n’ont qu’un but : faire ce que d’autres n’ont pas osé faire. Leur entreprise n’est qu’une course au danger ; mais le courage vaut par lui-même. Lorsque ces deux jeunes gens, pleins de santé, de richesse et d’avenir, luttent pied à pied pendant un mois pour se tracer une route à travers l’immensité de la forêt, vous ne vous demandez pas s’ils ont été imprudens ; vous admirez le courage.

On quitta le il juillet la maison Jasper sous la conduite d’un Iroquois qui s’était engagé à servir de guide jusqu’à la Cache de la Tête jaune. Ce sont, pendant quatre jours, les difficultés ordinaires des pays de montagnes : des torrens encombrés de pierres roulantes sur lesquelles les chevaux ont peine à prendre pied, des sentiers où le moindre faux pas précipiterait dans l’abîme. Le cinquième jour, on a une grande joie : on s’aperçoit que les ruisseaux coulent vers l’ouest. Le sixième, on a une joie plus grande encore ; on reconnaît que la roche a changé de nature, et qu’elle ressemble à la roche d’ardoise sur laquelle reposent au Cariboo les terrains aurifères. Bientôt on voit arriver du nord-ouest le Frazer bondissant à travers les rochers. Le fleuve fait un coude, traverse le lac Moose et court à l’ouest ; après s’être brisé contre un mur de rochers à pic, il tourne brusquement au nord, suit cette direction pendant plusieurs degrés de latitude, ensuite il revient au sud, et entoure les terrains aurifères du Cariboo avant de se jeter dans la mer, deux cents lieues plus loin, en face de l’île de Vancouver. La vallée du Frazer était inondée, et des deux côtés les eaux battaient le pied de la montagne. Trois jours durant, il fallut marcher dans le lit du fleuve. Tantôt les chevaux de bât voulaient gagner la terre ferme, glissaient et retombaient en arrière, tantôt ils se laissaient entraîner par le courant. La fatigue fut extrême. Les provisions furent mouillées, et l’on perdit le cheval qui portait la poudre. Enfin la rive devint praticable, et le 17 juillet, treize jours après le départ de Jasper, on atteignit la Cache de la Tête jaune.

La Cache de la Tête jaune est une vallée de cinq ou six lieues de long et d’une ou deux lieues de large qu’entourent de tous côtés des pics couverts de neige. Elle s’étend du nord au sud ; le long de l’extrémité nord coule le Frazer, et au sud s’avancent les premiers mamelons de la ligne de montagnes dont le sommet est le point de partage entre les eaux de la Columbia et les eaux du Thompson. A en croire les appréciations géographiques de nos voyageurs, la Cache de la Tête jaune serait le centre et pour ainsi dire le noyau creux de tout le système de montagnes de la Colombie anglaise et de l’Oregon. Au point de vue de leur situation personnelle, c’était comme une de ces fosses où se prennent les animaux de la forêt. Une fois tombé dans la Cache de la Tête jaune on ne savait comment en sortir. Il y avait bien deux familles d’Indiens jetées là par des circonstances dont elles avaient perdu la mémoire ; mais quel secours pouvaient donner ces malheureux, abrutis par la misère et par l’ignorance ? Leur unique nourriture était pour le moment de petites poires sauvages de la grosseur du fruit du cormier. Ils avaient entendu parler de terrains où l’on trouve de l’or ; ils croyaient que le Cariboo devait être à six journées de marche et le fort Kamloop à dix ; mais ils n’avaient jamais fait la route, et la supposaient très difficile. Ils ne savaient qu’une chose, c’est qu’il serait insensé de se livrer sur un radeau aux rapides du Frazer. On n’était déjà plus en état de retourner en arrière. Les chevaux avaient perdu leur vigueur, les provisions faisaient défaut. Il n’y avait qu’une chose à faire, retrouver et suivre la route tracée par les émigrans l’année précédente. Peut-être ainsi arriverait-on au Cariboo. Après trois jours de repos, on se met à la recherche du sentier des émigrans. On le découvre, on le suit à la piste sous la conduite de l’Assiniboine, dont la sagacité n’est jamais en défaut, et dont le courage est en maintes occasions le salut de la troupe. On ne choisit pas sa direction ; on gravit les montagnes, on descend dans les vallées sur les traces d’inconnus qui eux-mêmes allaient à l’aventure. On traverse les rivières qu’ils ont traversées ; on fait des radeaux là où ils en ont fait ; on passe sur les digues construites par les castors quand ils y ont passé. Cela dure six jours. Les provisions s’épuisent ; mais une chose rassure, le sentier va toujours vers l’ouest, c’est-à-dire dans la direction du Cariboo. Tout à coup le sentier finit au pied de rochers à pic, et les traces disparaissent. Évidemment les émigrans ont été rebutés par les difficultés de la route, ils ont désespéré d’atteindre le Cariboo. Dans ce cas, ils se sont rabattus vers le sud pour se diriger sur Kamloop. La présomption est justifiée ; à une lieue en arrière, on retrouve un nouveau sentier dont la direction est au sud. On le suit quatre jours, et le dixième jour depuis le départ de la Cache de la Tête jaune on arrive à un camp couvert de copeaux, de débris de selles et d’ossemens d’animaux. Sur un arbre dont l’écorce a été enlevée est écrit au crayon : « camp du massacre des bestiaux des émigrans. » Il n’y a pas d’illusion à se faire, les émigrans, après avoir désespéré d’atteindre le Cariboo, ont désespéré d’atteindre Kamloop par terre. Ils ont construit des radeaux et ont pris le parti d’aller où le courant de la rivière les conduirait. Que faire ? On est sans outils, on n’a plus que pour trois jours de vivres. Si l’on abandonne ses chevaux, on abandonne en même temps la dernière ressource qu’on ait pour se nourrir. D’un autre côté, comment trois hommes, une femme, un enfant et un vieillard, avec une seule cognée, pourront-ils s’ouvrir une route dans la forêt, quand soixante émigrans valides et munis de haches y ont renoncé ? M. Cheadle va en reconnaissance. La forêt lui paraît impraticable. On ne se tient pas pour battu. L’Assiniboine part à son tour. Il a gravi le sommet d’un pic ; de là il n’a aperçu dans toutes les directions que les ondulations d’une forêt sans clairières. Toutefois il lui a semblé que les montagnes s’abaissaient vers le sud et qu’il y avait de ce côté moins de pics couverts de neige. Il rapporte sur son dos un jeune ours qu’il vient de tuer. On mange de la viande fraîche pour la première fois depuis le départ de Jasper, et à la fin du repas l’Assiniboine dit en français : « Nous arriverons ! »

Ici commence une lutte contre l’inconnu dont les acteurs ne peuvent prévoir la durée et dont l’issue est la vie ou la mort. On ignore tout. On ne sait pas si la carte qu’on a marque exactement la position relative de la Cache de la Tête jaune et de Kamloop. On ne sait pas si la rivière que l’on appelle le Thompson est en réalité le Thompson. La forêt permettra-t-elle longtemps de tracer un sentier où les chevaux puissent passer ? On n’a plus que quelques coups à tirer. Que deviendra-t-on, s’il faut abandonner les chevaux ? Que deviendra-t-on, si la seule cognée qu’on possède vient à s’émousser ? L’Assiniboine prend la tête de la troupe, il ouvre un sentier à coups de cognée. Après trois jours d’un travail acharné, son bras s’enfle ; il devient impuissant et tombe à l’arrière-garde. Cheadle prend sa place ; après lui, Milton ; après Milton, Mme Assiniboine. Au bout de huit jours, tous sont rendus de fatigue ; ils prennent un jour de repos et se décident à tuer un cheval. Pendant qu’on se repose et qu’on raccommode les mocassins déchirés, l’Assiniboine, qui avait été rôder dans l’espérance de découvrir quelques traces de gibier, rencontre le corps d’un Indien mort, — mort sans doute de faim. A côté du corps étaient une hache et un sac renfermant trois hameçons. La leçon était terrible, et le secours inespéré. On avait une seconde cognée, et l’on pouvait, en tendant une ligne de fond chaque nuit, prendre des truites ; mais les bords à pic d’une rivière de montagne sont incessamment coupés par les ravines des torrens qui s’y jettent, et malgré la possibilité de travailler deux à la fois il devient chaque jour plus difficile d’avancer. Les bras n’avaient plus la même force, les mocassins étaient usés, les vêtemens tombaient en lambeaux. On était nu-pieds, nu-jambes, et les chevaux portaient sur des jambes enflées des corps de squelettes. Au commencement, on avait fait en moyenne deux lieues par jour, et l’on était tombé successivement à des journées d’une demi-lieue. Une seconde halte d’un jour fut décidée, et l’on tua un second cheval. La maigreur du pauvre animal était si grande qu’après le premier repas il ne restait que quatorze livres de viande. Heureusement on rencontra un porc-épic, et les deux Assiniboine, le père et le fils, abattirent à coups de pierres quelques oiseaux branchés. Chaque jour cependant la forêt devient moins sombre. Des framboises sauvages et d’autres baies couvrent les buissons ; on trompe la faim en les mangeant. On fait du thé à la mode des Indiens avec des fleurs sauvages, et comme eux on fume l’écorce aromatique du dog-wood. Les difficultés ont diminué, mais les forces aussi. On est au vingtième jour depuis qu’il a fallu s’ouvrir un chemin dans la forêt. L’Assiniboine s’est fendu le pied contre un rocher, il perd courage ; il fait camp à part avec sa femme et son fils, il invective les Anglais, il leur déclare qu’il renonce à les sauver, et qu’il est résolu à déserter le lendemain matin. Le lendemain arrivé, sans dire un mot, lord Milton et M. Cheadle sellent les chevaux et essaient de leur faire traverser un cours d’eau. La tentative est vaine ; les chevaux s’empêtrent dans la vase, se heurtent contre les bois flottés, et ne peuvent gravir la rive opposée. Un sentiment chevaleresque s’empare de l’Assiniboine : il arrive au secours, dépêtre les chevaux, et prend de nouveau la tête de la troupe. Le jour suivant, avec la sagacité d’un demi-sang canadien, il découvre des traces de la présence de l’homme ; l’année précédente, des bouts de branches ont été coupés au couteau. Bientôt c’est un sentier, un sentier véritable ; il semble disparaître, on le retrouve. La forêt s’ouvre, elle fait place à une prairie, et tous se jettent à terre pour regarder le soleil et respirer à l’aise. Le sentier devient plus frayé ; on distingue des pas de chevaux, et le vingt-quatrième jour quelques Indiens se présentent. On leur fait comprendre par signes qu’on a faim : ils apportent des pommes de terre qu’on mange d’abord crues. On donne ce que l’on a pour avoir des vivres : lord Milton sa selle, le vieux professeur son gilet, Mme Assiniboine, sa chemise. Le mot Kamloop leur est connu ; un Indien marche rapidement et se couche quatre fois pour indiquer qu’on est à quatre journées de Kamloop. Avec l’aide des Indiens, on passe le Thompson, on arrive au fort ; on est accueilli par les agens de la compagnie, on mange, on se repose, on se lave et on s’habille. Il y avait cinquante-quatre jours qu’on était parti de Jasper-House, trente-huit qu’on avait quitté la Cache de la Tête jaune ; pendant vingt-quatre jours, on avait erré dans la forêt sans aucun sentier pour diriger sa marche.

Si on avait laissé la disette à la maison Jasper, on trouva l’abondance au fort Kamloop. L’habile Compagnie de la baie d’Hudson, à la nouvelle de la découverte de mines d’or dan, la Colombie anglaise, comprit que de toutes les spéculations la meilleure serait de fournir des vivres et des moyens de transport aux mineurs, et elle profita des prairies qui entourent Kamloop pour y entretenir d’immenses troupeaux de chevaux et de bœufs. D’ailleurs ce qui fait l’éloignement, c’est la distance de la mer : à l’est des Montagnes-Rocheuses, les derniers forts de la Compagnie de la baie d’Hudson sont à plus de 1,000 lieues de l’Atlantique ; à l’ouest de ces mêmes montagnes, Kamloop n’est qu’à 80 lieues du Pacifique, et touche presque à la grande communication fluviale de la Colombie anglaise, le Bas-Frazer. On va en quelques jours à cheval, par une route à moitié faite et à moitié en cours d’exécution, de Kamloop à Yale, petite ville charmante sur le Frazer, qui est le point de départ des bateaux à vapeur, et où l’on arrive en traversant la rivière sur un pont en fil de fer. Un bateau vous conduit dans la journée de Yale à New- Westminster, capitale nominale de la Colombie anglaise. Le lendemain, si vous le voulez, un autre bateau à vapeur vous conduira de New-Westminster à Port-Esquimalt et à Victoria dans l’île de Vancouver, c’est-à-dire au chef-lieu de la station anglaise dans le Pacifique et à la capitale commerciale de toutes les possessions britanniques dans cette mer.

La civilisation, sous les traits d’un garçon d’auberge, fit mauvaise mine à nos voyageurs la première fois qu’ils se trouvèrent en contact avec elle depuis leur vie sauvage. En arrivante Victoria par le paquebot de New-Westminster, lord Milton s’était rendu à l’hôtel à la mode en compagnie de M. et de Mme Assiniboine ; on le mit à la porte, lui et sa société. « Nous n’étions pas des gens respectables, » c’est-à-dire que nous n’avions pas l’air de gens riches, ajoute philosophiquement lord Milton. On le croira sans peine, car, sans parler des trois Assiniboine, qui devaient être singulièrement vêtus, lord Milton et M. Cheadle portaient des pantalons et des mocassins tirés des magasins de la compagnie à Kamloop. Aussi, dès le lendemain, vont-ils chez un tailleur se faire habiller de la tête aux pieds à la dernière mode de Vancouver, et achètent-ils des chemises, des bottes, tout ce qui fait un homme respectable. Ce devoir accompli envers eux-mêmes, ils veulent initier leurs amis indiens aux merveilles de la civilisation. Ils promènent M. et Mme Assiniboine en calèche découverte dans les rues de Victoria. Ils les conduisent à Port-Esquimalt, les font monter à bord d’un vaisseau de ligne, leur font voir un canon Armstrong et un amiral en uniforme, puis les mènent se régaler chez un pâtissier. La journée finit par une soirée à l’opéra, car Vancouver a un opéra et, qui plus est, un corps de ballet. Les mineurs, chassés du Cariboo par le froid pendant une partie de l’année, vont hiverner à Victoria ; ces messieurs goûtent beaucoup le corps de ballet, et ils ont pour habitude, quand un acteur les a mis en joie, de jeter sur lai scène des poignées de pièces d’or. Des voyageurs comme les nôtres ne pouvaient être à Vancouver et ne pas aller au Cariboo. Ce n’était que quatre cents lieues, huit jours pour l’aller et huit jours pour le retour. Une partie de la route pouvait se faire en bateau à vapeur, une autre en voiture publique à la mode californienne. Les quatre dernières journées seules étaient difficiles ; il fallait aller à pied par des sentiers de montagnes que la neige commençait à couvrir. Lord Milton et M. Cheadle s’habillent donc en mineurs comme ils s’étaient habillés en sauvages ; ils prennent le chapeau à fond plat et à grands rebords, les bottes imperméables qui montent jusqu’aux genoux, jettent sur leurs épaules la couverture pliée en deux, et se rendent à ces minés du Cariboo, célèbres dans le monde entier, pour parler comme le journal de Vancouver.

Que sont ces deux possessions anglaises dans lesquelles lord Milton et M. Cheadle viennent de s’introduire par une route si peu fréquentée ? Il y a quinze ans, elles n’avaient pas de nom officiel ; on les appelait tout simplement les territoires de la Compagnie de la baie d’Hudson à l’ouest des Montagnes-Rocheuses ; aujourd’hui elles se prétendent les rivales de la puissance américaine dans le Pacifique. L’île de Vancouver, qui s’étend en face du continent américain sur une longueur de plus de cent lieues, colonie sans colons, d’une fertilité médiocre et d’un climat maussade, possède en revanche Port-Esquimalt, le plus beau port du Pacifique pour les navires d’un grand tirant d’eau, et la ville de Victoria, qui doit à la franchise de son port, situé en face de l’embouchure du Frazer, et à l’extrême difficulté de traverser la barre de ce fleuve, d’être devenue l’entrepôt commercial de la Colombie anglaise. A l’avantage d’être le chef-lieu d’une station navale et l’entrepôt d’une grande colonie, l’île de Vancouver joint un privilège naturel : elle contient des mines de charbon de terre d’une qualité médiocre, mais d’une importance considérable, car presque tous les charbons consommés dans le Pacifique viennent d’Europe et ont dû doubler le cap Horn. Vancouver est donc une position militaire et commerciale agressive à l’égard des États-Unis et défensive en ce qui touche la Colombie anglaise. Pendant l’hiver, quand les mineurs descendent du Cariboo, Victoria devient une ville de mineurs. Pendant l’été, c’est une ville coloniale comme toutes les villes coloniales anglaises, mais, dès qu’on a franchi la barre du Frazer, on entre dans un monde différent. Ce qui a fait sortir ce pays de son obscurité, c’est la découverte de sables aurifères dans le Frazer, c’est surtout celle d’un gisement aurifère au Cariboo, plus riche qu’aucun de ceux de la Californie. À cette nouvelle, des masses de mineurs californiens se sont précipités sur la Colombie anglaise. Sur les bords du Frazer, tout est californien, mœurs, costume, langage. On y parle cet argot des mines qui a eu l’honneur de supplanter dans les salons de l’Angleterre l’argot des courses. Là comme en Californie, ce qui blesse, c’est le contraste entre la beauté des machines et la dégradation des hommes, entre la rudesse et la prodigalité. On couche sur la terre nue, on est couvert de vêtemens sordides, et l’on jouera aux quilles avec des bouteilles de vin de Champagne pour s’amuser à voir la liqueur se répandre inutilement à terre. Une seule chose relève de l’abjection. L’ivresse de l’or donne à ces hommes une intrépidité qui en ferait des héros, si trop souvent elle n’étouffait tous les sentimens généreux. Il y a toutefois des différences entre la Colombie anglaise et la Californie. Tandis que dans ce dernier pays la colonisation agricole a marché de front avec l’exploitation des terrains aurifères, ici le travail des mines emploie tous les bras. Les vivres qui se consomment au Cariboo viennent de l’Oregon et de San-Francisco, et l’or qu’on en retire, après la dîme prélevée par les détaillans, tombe dans les coffres des négocians américains. Les États-Unis sont la mère-patrie commerciale de cette colonie anglaise.


III

Nous ne suivrons pas nos deux voyageurs dans leur expédition du Cariboo, où ils vont faire connaissance avec le cocktail et avec tous les mélanges d’alcool et d’épices en usage parmi les mineurs. L’intérêt de cette partie du voyage se résume dans deux ou trois anecdotes d’un caractère sombre. Des deux mineurs qui ont découvert le plus riche des gisemens aurifères, l’un est mort de faim dans la forêt, l’autre est devenu paralytique et demande l’aumône à Victoria. Une partie des soixante émigrans qui avaient précédé lord Milton et M. Cheadle à la Cache de la Tête jaune a péri dans les rapides du Thompson. Les cinq mineurs qui s’étaient livrés au Frazer ont eu également leur canot renversé dans un rapide. Ils se sauvèrent à la nage, et deux d’entre eux, après des fatigues inouïes, parvinrent à atteindre le fort Saint-George, situé au coude septentrional du Frazer. Une troupe d’Indiens fut envoyée à la recherche des trois autres ; quand elle les retrouva, il n’en restait que deux enfouis dans la neige jusqu’au milieu du corps, devenus fous et dévorant les restes sanglans du camarade qu’ils avaient tué. Puisque nous ne courons pas à la recherche de l’or, écartons nos regards de ces lieux de débauche, d’avarice et de souffrance.

Il y a dans le livre de lord Milton et de M. Cheadle une lacune qu’il faut combler. S’ils intitulent leur voyage « passage du nord-ouest par terre, » comme on appelle « passage du nord-ouest par mer » les voyages des plus grands navigateurs, ils oublient de dire pour quelle raison, d’un bout de l’Amérique à l’autre, on demande un chemin de fer, une route de terre qui relie la Colombie anglaise au Canada à travers les possessions de la Compagnie de la baie d’Hudson. Pour les territoires anglais de l’Amérique du Nord, la question des routes est la plus importante de toutes ; considérable en elle-même, elle est aggravée par la concurrence des chemins américains. Ce qui n’est aujourd’hui qu’un intérêt de commerce et d’agriculture deviendra une arme irrésistible dans le conflit qui se prépare entre l’Angleterre et les États-Unis, car, du détroit de Fuca dans le Pacifique à l’embouchure du Saint-Laurent dans l’Atlantique, la frontière des États-Unis longe les possessions britanniques. Essayons donc de donner au voyage que nous venons d’analyser la conclusion qui lui manque. Pour plus de clarté, nous exposerons séparément ce qui touche la Colombie anglaise, le Canada et le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson.

Les sources de l’or, si l’on peut parler ainsi, n’ont pas encore été trouvées. Les dépôts de sables aurifères d’une richesse considérable sont rares et occupent une très petite étendue ; on n’évalue pas à une superficie de plus de deux hectares la partie vraiment riche du Cariboo. Il semble que tôt ou tard toutes les colonies aurifères doivent arriver, quant à la richesse métallique, à une situation à peu près semblable. Ce sera donc en définitive le haut prix ou le bas prix de la main-d’œuvre qui décidera de la prospérité de ces colonies. Or le Cariboo est le lieu du monde où la main-d’œuvre est le plus chère, parce qu’il est celui où le prix des subsistances est le plus élevé. Jusqu’à présent, toutes les tentatives de colonisation agricole ont échoué dans la Colombie anglaise ; la population n’est composée que de mineurs et de marchands. Il faut cinq mois pour venir d’Europe en doublant le cap Horn ; il faut dépenser 2,500 fr. par tête, si l’on prend la voie de Panama. Une si longue traversée, une dépense si considérable, éloignent le colon agricole. Si on ne lui ouvre point un chemin, si la Colombie anglaise continue à tirer ses vivres de l’Oregon et de la Californie, si le prix des subsistances reste le même au Cariboo, tandis que la valeur des sables aurifères ira en diminuant, on verra une colonie pleine d’avenir s’affaisser tout d’un coup, comme elle s’est élevée. Comment, ajoutent les colons de la Colombie, le gouvernement anglais laisse-t-il prendre partout l’avance aux États-Unis ? Les États-Unis ont déjà créé trois routes de terre qui relient la Californie au Mississipi. Chacune de ces routes est parcourue par des voitures publiques entretenues aux frais du gouvernement central. Pour que le voyageur ne soit pas exploité, le congrès a fixé lui-même le prix des places et le prix des repas ; pour ménager sa fatigue, le congrès lui a donné le droit de s’arrêter quand il lui plairait et de reprendre sa place dans la diligence suivante. Des relais de chevaux sont préparés pour les voitures publiques. Des dépôts d’eau et de fourrage ont été placés dans les parties sablonneuses de la route pour les colons qui vont à pied ou à cheval avec leurs familles et leurs bestiaux. Une communication spéciale unit également aux états de l’est les deux territoires du Washington et de l’Oregon. Une route s’étend du point où le Missouri cesse d’être navigable au point où commence la navigation de la Columbia. Un chemin de fer conduit directement de Saint-Joseph, sur le Missouri, à New-York. Un chemin de fer de Saint-Louis à San-Francisco est en cours d’exécution ; le congrès a accordé pour ce grand travail une subvention en argent de 88,000 fr. par mille et une subvention en terres par lots alternatifs sur toute la distance parcourue. Si l’on additionne tout ce que coûte au gouvernement américain le service postal de la Californie, qui se fait à la fois par les trois routes de terre, par l’isthme de Panama, par l’isthme de Tehuantepec et par les paquebots subventionnés du Pacifique, on trouvera que, pour ce service seul, les États-Unis paient 21 francs par tête de Californien. Ce n’est pas tout. Un chemin de fer subventionné par le congrès dans les mêmes conditions que celui de Californie unit ou unira bientôt la vallée du Mississipi à celle de la Rivière-Rouge dans le Minnesota. Un bateau américain parcourt maintenant la Rivière-Rouge jusqu’au fort Garry. Grâce à une communication non interrompue par bateaux à vapeur et par chemins de fer, le fort Garry et tous les établissemens anglais de la Rivière-Rouge sont reliés aux États-Unis et séparés du Canada. Comme de raison, aux désirs légitimes et aux reproches fondés viennent se joindre les idées chimériques. Le chemin de fer du Canada à la Colombie anglaise diminuera de plus de 1,000 lieues la distance de l’Europe à la Chine et au Japon. Toute la côte occidentale de l’Amérique, la Nouvelle-Zélande, l’Australie, les Indes elles-mêmes, seront rapprochées de l’Angleterre. Port-Esquimalt deviendra le port militaire le plus important du monde, Victoria le plus grand entrepôt commercial… Comme de raison aussi, on ne tient pas compte des difficultés. On ne se demande pas si la rive septentrionale du Lac-Supérieur est aussi peuplée que la vallée du Mississipi, si le fort William, à l’extrémité du lac, peut rivaliser avec une ville comme Saint-Louis, si le pays n’est pas inhabité du Lac-Supérieur au Cariboo, si les passes des Montagnes-Rocheuses jusqu’à présent reconnues praticables ne tombent pas toutes sur la vallée de la Columbia, c’est-à-dire sur le territoire américain. La Californie, qui est américaine, a des routes par terre ; la Colombie, qui est anglaise, n’en a pas : le gouvernement anglais déserte donc l’intérêt de ses colonies et a perdu le sentiment de sa grandeur !

Dans tous les temps, les colons se sont plu à croire la grandeur de la métropole attachée au développement de la fortune personnelle de chacun d’eux, et l’égoïsme colonial a pris ici des proportions extraordinaires, grâce à l’essor rapide de la prospérité et à l’incertitude de l’avenir. Il est douteux que l’état misérable de la colonisation agricole dans la Colombie anglaise doive être attribué à l’absence des voies de communication plutôt qu’au manque de terrains propres à la culture, et il est certain qu’une route de la Colombie anglaise au fort Garry, où viennent aboutir les lignes américaines de paquebots et de chemins de fer, aurait pour premier résultat de transporter à New-York une partie du Commerce de Victoria ; mais, on ne peut le nier, l’Angleterre ne fait pas pour ses colonies américaines ce que font les États-Unis pour leurs territoires. Si l’Angleterre a changé sa politique coloniale et si elle est aujourd’hui la plus libérale des mères-patries, elle ne juge pas absolument nécessaire, parce qu’elle a autrefois perdu treize colonies pour avoir voulu les taxer au profit de la métropole, d’imposer les habitans de la Grande-Bretagne au profit de colonies qui pourraient un jour solder leur dette par une déclaration d’indépendance. Elle pense avoir fait tout ce que les colonies ont le droit de lui demander quand elle leur laisse la liberté de régler à leur gré leurs impôts et leurs dépenses, et prend à sa charge toutes les dépenses qu’elle appelle « impériales, » c’est-à-dire l’entretien des forces militaires et maritimes. Les États-Unis étendent plus loin leur sollicitude envers les territoires nouveaux. Le gouvernement central fait des routes/construit des établissemens publics, des écoles, des bibliothèques, des maisons d’aliénés, et rentre dans ses déboursés par la vente des terres mises en valeur. Que l’Angleterre soit partout ailleurs la plus habile des puissances colonisatrices, sur le continent de l’Amérique elle est la puissance européenne en face de la puissance américaine, la puissance qui se défie de l’avenir en face de la puissance qui se fie à l’avenir. Sous le rapport géographique, la situation de l’Angleterre est également inférieure à celle des États-Unis. Ses possessions commencent au 49e degré de latitude ; au-dessus du 49e degré, le nord ne saurait lutter contre le. sud. Aussi une singulière langueur s’est-elle emparée du gouvernement anglais à l’endroit de ses possessions américaines. A l’audace des États-Unis il oppose 1 ? inertie, et aux sollicitations des colons il répond par de vaines théories et de vagues expressions de bienveillance. M. Bulwer écrit le 30 décembre 1858 au gouvernement de la Colombie anglaise : « C’est par elles-mêmes et par l’esprit de sacrifice que les communautés humaines s’élèvent à une grandeur permanente. Stimulez l’amour-propre des colons, afin qu’ils acceptent les privations nécessaires et se soumettent à de larges contributions plutôt que de compter sur des avances qui ne sont jamais remboursées sans exciter des mécontentemens, ou annulées sans dommage pour la considération et l’honneur. Lorsque le temps arrivera de donner à cette colonie des institutions représentatives, il faut qu’elle ne soit embarrassée par aucune dette, et que les colons aient prouvé leur capacité à se gouverner eux-mêmes par l’esprit d’indépendance qui repousse l’aide étrangère… » Le 4 juin 1862, le duc de Newcastle, successeur de M. Bulwer au ministère des colonies, disait à la chambre des lords : « Il n’est peut-être pas impossible d’établir une voie de communication entre le Canada et la Colombie anglaise ; mais il semble convenable que cette colonie fasse la dépense sur son territoire, et que de son côté le Canada consente à prolonger la route au-delà du sien. » Le même jour, le duc de Newcastle disait encore à la chambre des lords que la Compagnie de la baie d’Hudson, si on lui enlevait le Saskatchewan, renoncerait à tous ses droits, et demanderait une indemnité de 37,500,000 francs. Suivant lui, on ne peut faire une semblable proposition à la chambre des communes. Il ne saurait affirmer que le titre de la compagnie ait jamais été parfaitement légal ; mais il lui semble qu’on doit agir avec ménagement avant de mettre de côté un privilège qui a deux cents ans d’existence. On ne peut que souscrire aux principes de M. Bulwer et qu’approuver les sentimens du duc de Newcastle. Une colonie doit payer ses dépenses coloniales, et, si le temps des monopoles est passé, tout homme de cœur doit hésiter avant de porter la main sur une compagnie dont la chute sera le signal du massacre des indigènes. Il n’en est pas moins certain que le jour où l’Angleterre perdra ses possessions d’Amérique, ce sera pour n’avoir pas su faire de routes.

Si nous passons maintenant de l’ouest à l’est du continent américain, de la colonie aurifère à la colonie agricole, nous trouverons dans les belles et douces provinces du Canada le même besoin d’ouvrir des voies de communication. Au Canada comme dans la Colombie, le maître des routes sera le maître de l’avenir. Il ne s’agit ici ni d’une colonie de l’Angleterre ni d’un satellite des États-Unis. Le Canada est une province indépendante qui possède une individualité propre. La population s’y est accrue comme aux États-Unis, et elle s’y est accrue par les mêmes causes et les mêmes moyens. Depuis le commencement du siècle, Québec a doublé, Montréal a triplé, Saurel, à l’embouchure du Richelieu, a quadruplé. Toronto voit, tous les dix ou onze ans, doubler sa population. Celle du Haut-Canada a gagné 1,100 pour 100 ; elle a passé de 77,000 habitans à près d’un million. En même temps, quelle qu’en soit la cause, les nouveau-venus conservent les traces de leur origine et ne se modèlent pas sur un type unique. En devenant Canadiens, ils restent Français, Anglais, Écossais, Irlandais ; ceux-ci ont transporté avec eux leurs haines nationales et se plaisent à lever en face l’un de l’autre le drapeau orange et le drapeau vert. On est dans une colonie ; le pays est nouveau, et les habitans sont de vieille race. Toutefois qu’on ne s’y trompe pas, en Amérique tout le monde est Américain ; pour le Canadien comme pour le citoyen des États-Unis, l’Amérique, c’est la jeunesse, et l’Europe la vieillesse ; l’Amérique, c’est la force nouvelle qui changera l’équilibre du monde et la société nouvelle qui renversera les sociétés anciennes. Également, au nord comme au sud du 49e degré de latitude, l’ouest l’emporte sur l’est : Québec a cessé d’être la capitale du Canada, Ottawa a pris sa place, et l’homme de l’ouest est celui qui mesure la puissance à l’audace. Si le Canada n’a pas les instincts démocratiques des États-Unis, il admire ce gouvernement qui s’est donné pour mission de défricher un continent, qui sillonne de chemins de fer les solitudes et les déserts. Avec sa vieille population française, avec sa nouvelle population irlandaise, avec sa population anglo-saxonne libre par droit de naissance, ayant les États-Unis pour voisins, le Canada devait sortir de la sujétion. Des raisons économiques que nous indiquerons tout à l’heure, de vieilles et de nouvelles rivalités, pardessus tout un vif sentiment de l’individualité canadienne, l’ont empêché de chercher l’union avec les États-Unis. L’indépendance sous la souveraineté nominale de l’Angleterre ménageait plus de choses à la fois, et répondait mieux à la réalité des sentimens et des situations ; mais cette indépendance est une indépendance jalouse. Quand le gouvernement anglais conseille d’établir un impôt foncier pour subvenir aux dépenses des travaux publics, le parlement canadien y substitue un droit de douane de 20 pour 100 sur les marchandises anglaises. Quand, au milieu de la dernière guerre civile des États-Unis, l’Angleterre réclame l’armement du Canada, le parlement canadien rejette le bill sur la milice. Au contraire le protectorat s’exerce avec des ménagemens infinis. Après le rejet du bill sur la milice, après ce coup si rude porté par le Canada à la politique de l’Angleterre, le ministre des colonies parle ainsi dans sa dépêche : « Si j’osais suggérer une opinion au gouvernement et au parlement canadiens,… si je ne craignais de paraître intervenir indûment dans les affaires de la province, j’oserais suggérer, etc.. » Ce qui donne aux rapports du Canada et du gouvernement anglais un air de froideur et presque d’hostilité, c’est d’un côté la conviction du Canada que l’Angleterre ne ferait pas la guerre aux États-Unis pour un intérêt purement canadien, et de l’autre la pensée de l’Angleterre que le Canada ne ferait pas la guerre aux États-Unis pour un intérêt purement anglais. L’union n’en est pas moins solide, car ni le Canada ni l’Angleterre ne désirent la rompre.

En louvoyant avec habileté, le gouvernement anglais peut vaincre les susceptibilités que provoque chez les Canadiens la nouveauté de l’indépendance. Peut-il triompher également des difficultés matérielles inhérentes à la situation du Canada ? Elles sont aussi simples à exposer que compliquées en elles-mêmes. La navigation du Saint-Laurent est interrompue chaque hiver par les glaces. Alors Portland, dans l’état du Maine, devient le port de Montréal, et New-York celui de Toronto. Pendant quatre mois, les deux tiers des produits canadiens doivent attendre ou passer par le territoire des États-Unis. D’un autre côté, Chicago, la principale place de commerce du nord-ouest des États-Unis, située à l’extrémité méridionale du lac Michigan, n’a de communication non interrompue avec la mer que par les eaux canadiennes, et plus loin par l’ouest les établissemens anglais de la Rivière-Rouge ne sont mis en rapport avec le reste du monde que par les bateaux à vapeur et les chemins de fer américains. Aussi tous les travaux publics du Canada, projetés, en cours d’exécution ou partiellement achevés, se résument, pour ainsi dire, dans deux entreprises : un chemin de fer des rives du lac Huron aux côtes de la Nouvelle-Ecosse, traversant la presqu’île canadienne et longeant le Saint-Laurent ; puis un canal maritime qui tournerait les lacs vers le nord au moyen de la rivière Ottawa et du lac Nipissing, et viendrait déboucher sur le lac Huron en diminuant de 150 lieues la distance de Chicago à la mer. Pendant que les esprits s’échauffent à la pensée de s’enlever réciproquement le transit, le commerce du Canada avec les États-Unis s’accroît chaque jour. Le voisinage, le développement de la population des deux côtés des lacs, le besoin naturel d’échange entre les pays de bois et les pays de prairies, vont bientôt le rendre égal ou supérieur au commerce de l’ancienne colonie avec l’ancienne métropole. Jusqu’ici, l’opposition des intérêts n’a pas moins que l’antagonisme moral fait obstacle aux pensées d’union. En qualité de pays agricole et de pays forestier, le Canada est pour le libre-échange. S’il a élevé ses tarifs de douane, c’est qu’il veut des travaux publics, et qu’il n’admet pas la pensée d’un impôt foncier. Au point de vue économique, ses tendances étaient pour les états du sud ; il ne saurait accepter des tarifs de douane excessifs dont les recettes passeraient dans le trésor fédéral au lieu de servir à l’achèvement des travaux publics canadiens. Dans l’état présent de ces travaux, l’Union avec les États-Unis ferait perdre au Canada ses plus chères espérances économiques. Cependant la force financière fait défaut. Ce sont des difficultés immenses à surmonter : un climat qui commande de doubler un fleuve par un chemin de fer et de créer des routes artificielles à côté des routes naturelles, une configuration de territoire qui, pour une population de 3 millions d’habitans, veut des chemins de fer et des canaux de 500 lieues de longueur. Les Canadiens sont trop braves pour se laisser vaincre par leur gouvernement ou par leur voisin, : que ce gouvernement soit l’Angleterre ou ce voisin les États-Unis ; mais leur patriotisme ne les rend pas insensibles à la séduction des travaux publics, et, pour affermir la fidélité du Canada, l’Angleterre ferait bien de subventionner plus de chemins de fer et d’envoyer moins de soldats.

Mais l’étendue cultivable au Canada n’est peut-être pas aussi considérable qu’on le croit généralement. Si du côté du sud la frontière américaine serre de près la vallée du Saint-Laurent, au nord s’élève la frontière de glaces du Labrador. Que l’émigration se maintienne, il se déclarera bientôt un mouvement semblable à celui qui, aux États-Unis, a porté les populations à se précipiter plus loin vers l’ouest-. L’ouest du Haut-Canada, c’est le territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson, et déjà un cri colonial s’élève contre le régime anti-colonial de cette compagnie. Au sud de la Colombie anglaise, un large espace de montagnes difficiles à franchir sert de frontière. Au Canada, deux siècles de luttes nationales séparent les populations. Du côté du territoire de la Compagnie de la baie d’Hudson, ce sont des plaines uniformes et dépourvues d’habitans. La frontière est une frontière mathématique, un degré de latitude. C’est à la fois le lieu où le conflit avec les États-Unis est certain et celui où les chances de succès sont les plus faibles pour l’Angleterre. Toutefois le parti semble pris de ne rien faire comme de laisser tout faire. La route américaine est achevée ; la route anglaise n’est pas même à l’état de projet. Que les événemens s’accomplissent !

Par quel chemin la colonisation doit-elle s’avancer dans cette immense région qui s’étend du 49e degré de latitude aux glaces du pôle, et qui a pour limites à l’ouest les Montagnes-Rocheuses et à l’est les sables inféconds de la rive occidentale du Lac-Supérieur ? Trois routes fluviales aboutissent au lac Winnipeg, qui en forme le centre. Ce sont au nord le Nelson, qui se jette dans la baie d’Hudson, au sud la Rivière-Rouge, qui offre à la navigation un parcours de 350 lieues, en partie sur le territoire américain et en partie sur le territoire anglais, à l’ouest enfin les deux Saskatchewan, qui peuvent porter des bateaux à vapeur jusqu’au pied des Montagnes-Rocheuses. De la préférence accordée à l’une des deux premières toutes dépendra la direction du courant d’émigrans qui peuplera les contrées que traversent ces puissans cours d’eau. Les Américains ont compris toute l’importance de la route du sud, qui vient de chez eux. La chambre de commerce de New-York écrit, comme s’il s’agissait de terres appartenant déjà aux États-Unis : « Il existe au cœur de l’Amérique du Nord une subdivision dont le lac Winnipeg peut être considéré comme le centre. Cette subdivision est, comme la vallée du Mississipi, remarquable par la fertilité du sol, par la douce ondulation des plaines et par la longueur des rivières propres à la navigation à vapeur. Le climat n’y dépasse point en sévérité celui du Canada et des états de l’est. Aucun lieu n’est plus propre à devenir le séjour de communautés nombreuses, courageuses et prospères. L’étendue cultivable est égale à celle de huit ou dix états américains de première classe. La grande rivière du Saskatchewan est navigable jusqu’à la base des Montagnes-Rocheuses. Il n’est pas du tout improbable que la vallée de cette rivière n’offre le meilleur parcours pour un chemin de fer allant au Pacifique. Les eaux navigables de cette grande subdivision se relient avec celles du Mississipi. La Rivière-Rouge du nord, qui se jette dans le lac Winnipeg, donne du nord au sud une navigation de près de 800 milles. La Rivière-Rouge est une des rivières du monde les mieux. appropriées à la navigation à vapeur, et elle arrose une des plus belles régions de ce continent. Entre le lieu où elle commence à devenir navigable et Saint-Paul, sur le Mississipi, il y a un chemin de fer en voie de construction. Quand cette route sera achevée, une nouvelle grande subdivision du continent américain, comprenant un demi-million de milles carrés, sera ouverte à la civilisation. » Un agent américain, envoyé par le gouvernement du Minnesota pour reconnaître la valeur réelle du pays de la Rivière-Rouge et du Saskatchewan, termine ainsi son rapport : « En résumé, c’est un pays digne qu’on lutte pour l’obtenir (a country worth fighting for), et je suis heureux d’avoir à rappeler le concours rapide des événemens, qui montrent que la frontière, qui jusqu’ici s’arrêtait aux sources du Saint-Laurent et du Mississipi, va bientôt être reculée par la marche de la civilisation anglo-saxonne. »

Malheureusement pour l’Angleterre, l’extrémité occidentale du Lac-Supérieur est un mauvais point de départ. Le véritable colon s’avance avec ses chevaux, ses bestiaux, ses voitures et ses outils ; il apporte avec lui tout le matériel de l’agriculture et féconde la terre. Une avant-garde de pionniers a besoin d’être soutenue par des renforts successifs. Tous les établissemens qui, une fois formés, ont été laissés à eux-mêmes, ont vite perdu de leur importance ; on en a pour preuve la colonie fondée au commencement de ce siècle par lord Selkirk, dont elle porte encore le nom, et les autres établissemens de la Rivière-Rouge, qui sont restés stationnâmes, tandis que tout grandissait au sud et à l’est. Malheureusement aussi la navigation de la baie d’Hudson est très difficile ; il faut remonter vers le pôle, doubler l’énorme presqu’île du Labrador et descendre ensuite au milieu des brouillards et à travers des montagnes de glaces flottantes. Le Nelson est fermé par les glaces six ou sept mois de l’année. À l’embouchure du Saskatchewan dans le lac Winnipeg s’amoncellent des glaces qui ne fondent qu’à la fin de l’été. Évidemment ce pays veut être colonisé par le sud. Jusqu’à présent, le Minnesota s’est plus occupé d’attirer sur son territoire le transit anglais que de s’emparer des terres anglaises ; mais la population du Minnesota double tous les deux ans, le cadastre des terres fédérales vient d’atteindre la Rivière-Rouge. Que le principal courant d’émigration, qui se porte aujourd’hui vers l’ouest, change un instant de direction et se précipite vers le nord-ouest ; que l’on se sente à l’étroit dans le Minnesota : pendant que les cabinets de Washington et de Saint-James échangeront des notes, des aventuriers du Minnesota et des mécontens de Selkirk décideront pratiquement la question ; ils s’uniront pour massacrer les Indiens et les demi-sang. Un chemin de fer sera construit de la Rivière-Rouge au Saskatchewan, et dix ans après on passera en malle-poste par la Cache de la Tête jaune.


JULES DE LASTEYRIE.