Le Termite (Rosny aîné)/Texte entier

Le Termite (1889)
Albert Savine (p. -314).



LE TERMITE




J.-H. ROSNY

LE
TERMITE
ROMAN DE MŒURS LITTÉRAIRES

PARIS
NOUVELLE LIBRAIRIE PARISIENNE
ALBERT SAVINE, ÉDITEUR
12, rue des Pyramides, 12

1890




IL A ÉTÉ TIRÉ
DOUZE EXEMPLAIRES DU TERMITE
SUR PAPIER DE HOLLANDE
À 7 FR. 50












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LE TERMITE



LIVRE PREMIER


I


Noël Servaise allait s’endormir ; déjà survenait la charmante torpeur avant-coureuse, sourire de toute la chair. Une odeur fumeuse le pénétra comme une menace d’incendie. C’étaient des senteurs de cigares, ramenées par la position de la tête, senteurs où filtrait une essence fine comme une stellaire dans une forêt :

— L’héliotrope de Mme Chavailles !

Fermant bien fort les yeux, il crut rejoindre le sommeil. Mais le mauvais pli naquit, le chiffonnage imperceptible qui suffit à gâter une nuit de nerveux. Le monde intellectuel trembla dans Servaise. Il revécut le délice du thé, des femmes et des lampes harmonieuses. Il revit Mme Chavailles croquer des crevettes roses ; les cailles, la sole fraîche, les vins subtils reparurent dans le babil d’un préfet sur le mouchardage politique ; la voix de Myron s’éleva pour dire la « Bataille des hêtres et des bouleaux » aux forêts de Scandinavie :

— Myron a toujours l’air d’avoir préparé sa conférence !

Plus tard, dans une pénombre où se tenait Noël, les rais de lampes tissèrent une mousseline de lumières. Que Mme Chavailles semblait lasse, sa jupe cerise sur le soufre d’un fauteuil !

— Il serait plus malin de dormir, mon vieux !

Il fit l’effort des insomniaques, de couper une réflexion par une autre, par des mots au hasard, par quelque mouvement monotone des doigts ou des coudes. Mais, entre les interstices, la « soirée » reparaissait, tel un pâturage derrière la chevelure des peupliers. L’histoire d’un homme saigné pour six francs cinquante s’entremêla aux injures de Gourvain contre les cabots de la littérature, puis monta la discussion — par bribes — où Bonnin assommait les Temples errants et les Osmazômes de Malerme. Myron essayait l’analyse de la piperie religieuse ou littéraire dégénérant en croyance et aïeule de tout culte. Pour écarter ces ressouvenances, Servaise balbutia :

Nous échangerons un éclair unique
Comme un long sanglot tout chargé d’adieux !

Il ne fit que déplacer une minute le courant, et sans profit, car une phrase de Myron, que Baudelaire était un immense artiste quelquefois, un chevilleur presque toujours, un imbécile à coup sûr « quand il essayait de philosopher ou de raisonner », transforma la tentative en violente colère :

— C’est une des manies de Myron de n’admirer personne !

Il s’enragea, puis revit Mme Chavailles si lasse et la tête écrasée sous les avoines de sa chevelure, puis la dispute de Gualbert irrité des épithètes de Bonnin.

Navré, cessant de se débattre, il s’allongea tristement, avec l’impression d’être une pauvre haridelle dans une écurie asphyxiante. Par là même, le sommeil parut revenir sur ses paupières, parmi un entrelacs de canaux et de vergues, des fanaux lapis, rubis et soufre, un dogue énorme au galop sur des toitures d’église et des mots : tulle, marinière, osmazômes, six francs cinquante, mon bouquin…

— Mon bouquin…

C’était un mot dangereux dans la série, qui vint, revint et s’exagéra.

— Oh ! mon bouquin… Nom de Dieu !

Servaise, se jetant sur le côté gauche, respira avec force, rythmiquement. Le rythme même fit s’acharner le mot.

— Bouquin ! bouquin !

Il comprit que c’était la grande insomnie où le crâne flotte jusqu’au matin comme un navire sans gouvernail, Les rages ressurgirent, une haine d’infirme contre la fatalité qui volait son repos. Au souvenir de nuits pareilles, d’aubes maladives apparues par la vitre pour éclairer sa souffrance, il eut épouvante :

— Je vais me lever !

Avec précaution il s’enveloppa les reins et les épaules avant de bondir du lit. Oh ! que la lumière de la lampe jaillit jaune et lugubre sous l’abat-jour ! Il la regarda palpiter comme une fièvre sur les murailles semblables aux frontières d’un sépulcre. Son sang redescendit de la tête. Il n’eut plus l’obsession ardente de l’insomnie, mais une âme moisie où la vieille âcreté des luttes, la rouille des événements circulait ainsi que des fumées de tourbe. L’anxiété et l’étouffement du cœur, le regret de n’être plus un petit enfant, la vase des rancunes, les croupissements d’injures subies rôdaient en lui pareilles à des foules sur un carrefour. Sa pauvre philosophie de documentaire inné, faite de fragments, sans envergure, pareille à un amas de briques dont il n’arrivait pas même à bâtir une muraille, emmaillotait le tout.

Par degrés, comme il circulait à pas lents, il recommença de songer au bouquin ; mais dans la lourdeur du moment, dans la taciturnité funéraire du quartier ; la mesquinerie des ébauches éparpillées sur la table le terrifia. Il eut la vision féroce de ses précurseurs. Leur nombre et leur immensité l’asphyxièrent : le Ciel et la Terre, les hommes et les choses furent ensevelis sous l’imprimerie, Pas une idée, un geste, une attitude, une sensation ne parurent échappés à la métaphore, à l’épithète, à l’analyse, au mysticisme, au sarcasme, au mépris, à la colère, à l’admiration et à l’enthousiasme.

L’interminable vermine des phrases et des chapitres fut incrustée aux nerfs de Noël, entourée en spirales dans son cerveau, mélancolique, marécageuse et monotone à faire vomir. Dans cette heure propice à l’idée fixe, il lui arriva de la voir graviter sur le plancher et les tentures en fourmillement de petites lettres : tout le Verbiage perpétué, toute la sinistre et comique phonographie du bavardage des siècles !

— Tout a été f…, tout !

Privé de la largeur de pensée qui se résigne, qui conçoit la beauté en organisation et non en réforme, il se figurait la tâche des ancêtres facile, chaque siècle oblitérant des voies. Bientôt toute originalité deviendrait impraticable. Le souhait enfantin et lâche d’une autre époque, resplendissante et barbare, où les personnalités sont denses, fortes, conquérantes, lui cliqueta dans le crâne, sans qu’il s’avouât la gloire des contemporains forant leur alvéole à travers l’accumulation des granits. Atone, il étendit le bras vers ses livres et ramena Flaubert.

Il enfourcha les phrases solides. Tout son être s’enflammait à l’électricité secrète, à la concentration d’âme des phrases de cristal et d’airain, les phrases statiques, pesantes, mélodieuses, l’hymne d’un solitaire à la rude oreille et au rude larynx, préférant les coups de marteau du flot contre une falaise ou le silence d’un ciel lourd aux petits murmures de la vie, aux balbutiements des bestioles et des feuilles dans une clairière, l’hymne d’une âme solennelle, opulente et mortellement mélancolique. Peu à peu, le souffle dardait aux vertèbres de Noël le désir furieux de « produire », de laisser sa trace sur des cerveaux comme la fougère préhistorique dans les houilles.

Mais, par un renversement normal, l’excitation, naguère emphatique comme les phrases du maître, se moula selon les fibres de Servaise, les images impériales s’engrisaillèrent en profils de bourgeois, en femmes tourmentantes comme des moustiques, en querelles grotesques, en tristesse de vie maladive. Imprécises, alors, enchevêtrées dans une brume cérébrale ainsi qu’une perspective dans la piquette du jour, les annales de son livre se levèrent. Humbles, elles disaient par le menu une lutte d’êtres dans de la filasse et des merceries, un jour le jour d’araignées et de mouches, de persécutions minuscules et de résignations ovines, de grandes navrances autour de cercueils inconnus.

Tout le drame se distillait goutte à goutte dans une boutique basse, dans un rez-de-chaussée caverneux, entre deux ménages scellés par des liens de propriété, et les meilleurs (un des hommes et un des enfants) se mouraient, empoisonnés par le méphitisme des âmes, par l’atmosphère de catacombe.

Noël, tandis que chauffait sa tempe et se mouillait la racine de ses cheveux, trouva d’abord vaine ; et réminiscente toute cette trame. Si inutile, mon Dieu, et traitée, au fond, par tant de rivaux ! Mais, du tout saumâtre, voici que se détachèrent des bribes tentatrices, de saveur souffrante, des versets de l’histoire ténébreuse, saturés de pessimisme et de féroce ironie.

Les scènes vécurent, phosphorisées par le trouble de l’heure, l’excitation des nerfs. Un émoi d’enthousiasme coula par le dos de Servaise. Localisés, dès lors, versés de recoins du cerveau avec leur vie propre, vêtus de hardes personnelles, les chapitreaux et les paragraphes grisèrent le jeune homme. Dans le détail, dans le précis analytique, hors de l’idée d’ensemble et de la pensée à envergure, il fut en son vrai domaine intellectuel. À tâtons, préparant chaque alvéole pour les briquettes de l’observation, il eut le plaisir des « instinctifs », le plaisir. de la taupe fouisseuse et du castor maçon. Il se délecta de menues anecdotes, de petites gesticulations d’êtres, en proie à la microscopie littéraire et toutefois s’interdisant le « subtil », préférant l’acuité et la finesse, les emporte-pièce du récit, acharné à la collection des épithètes.

— Et pas d’idylle, répétait-il en triomphe… pas de commencement ni de fin… un morceau de vie coupé en pleine étoffe… tel que c’est, tel que ça se passe !

Mais, plus aristocrate que sa doctrine, alla son intuition, sa fine substance créative, et malgré qu’il en eût, c’était un tri continu, un dispositif ingénieux dans le détail, des harmonies de mots et d’impressions métamorphosant le réel. Par là, les termites de son œuvre, les grisailles de leurs évolutions se teintaient d’âpres épithètes, se trempaient de la vibration d’art, se disposaient en amertumes graduées, en états d’âme vulgaires, sans doute, mais passés au crible d’un cerveau impressif, colorés d’une désespérance glaciale comme une bise, coupante comme un grésil. L’œuvre, ainsi travaillée, par un instinct sûr, une prescience très supérieure en Servaise à son pouvoir généralisateur, atteignait une valeur égale à telles œuvres plus larges et plus hautes au sens philosophique.

Mais déjà venait la lassitude, et à peine eut-il le courage de tracer deux ou trois notes, de sauver de l’oubli quelques épithètes. Une douceur resta, une espérance.

— Ah ! le livre qui me donnerait l’estime lettrée et le pain ensemble !

La molle lâcheté le tourmenta de joindre des condiments aux pages, de la pleurnicherie et de l’amour, du drame ou de l’aventure. Mais de cet abandon même naquit l’entêtement plus profond, l’honneur du bouledogue littéraire qui sacrifie tout à ne pas lâcher la chair du bourgeois, à mordre à même, jusqu’au sang, les cuisses philistines !

— Quelle blague ?… Le pain, c’est la prostitution !

Comme il redressait la tête, il vit une luminosité voleter sur la vitre. Morose et douce, elle l’attira. C’était le miracle quotidien de la lune, sa splendeur fauve et rouge tardivement ascendante.

Encore dans l’indécis du lever, elle semblait une bête de la mer échouée sur les toitures. Il la vit attaquer les charbons nocturnes, ciseler, comme un sculpteur divin, les replis du faubourg. Lentement, elle disposa son œuvre, définit les plans grisâtres du tableau sublunaire. Puis, les touches se posèrent, délicates comme des ailes de guêpes, comme des poussières de pollen.

Enfin, les rayons orgueilleux s’affermirent, l’artiste colossal massa l’’opulence argentine et Noël tressaillit de l’effarement des veilles.

Une peur, une sourde angoisse, née déjà tandis qu’il écrivait, lui rétracta la gorge :

— Est-ce que…

De petites sueurs filtrèrent à ses paumes, sa prunelle devint fixe et folle. À mesure, il reconnaissait les symptômes de son mal, de l’affreuse colique néphrétique qui s’éveillait en lui par périodes. Il se retira de la vitre, il alla par les murailles, et, par intervalles :

Elle vient !

Ce fut l’attente, l’attente des géhennes qu’une pauvre chair peut enclore, l’ennemi interne qui rôde tel un voleur sur les fibres, la peur du soldat devant l’ennemi transportée dans le « moi » impuissant à se défendre, la lutte de forces occultes dans ces muscles qui sont nôtres, dans le home de notre chair !

C’est comme un huissier venu pour de vieilles dettes, un papier timbré à acquitter pour le père, pour le bisaïeul, pour on ne sait quel être lointain qui a hypothéqué le patrimoine. Puis la saisie, la venue de rudes recors, la demeure et les meubles maniés de mains féroces. Mais la demeure, c’est nos nerfs, notre cœur, nos entrailles ; les recors c’est l’angoisse errante, c’est les tenailles des petits tortionnaires atomiques, c’est le broiement de nos os.

Ah ! mythe cruel et si juste, par toute l’humanité antique pressenti, hérédité des peines, enfants payant à la nature l’abus des aïeux, fils d’Ève expiant la faute originelle !

Servaise, assis ou allant à pas menus, tremblant de l’éveiller, de l’irriter, avec des reprises d’espérance, un « j’y échapperai pour cette fois, » songeait à la médecine,

Que faisaient-ils donc ces impuissants, à quoi aboutissaient ces longues études et ces graves expériences ? Son fatalisme, sa croyance que tout était mal, que le monde n’existait que par sa saleté même, avec une ferveur fanatique il s’en répétait les formules, les phrases de rage blanche, coupées au même couteau que les vieilles sentences stoïques, mais sans les hautes conclusions d’héroïsme. Pourtant, il s’animait, il jurait en serrant les dents, il passait des phrases froides aux phrases chaudes, d’ex-chrétien (par la race), pleines de cris de psaumes, de vieille tristesse extravasée par les siècles et retriturée en argots d’art.

Puis, de nouveau, la résignation de la peur, l’être recroquevillé et suppliant, l’espoir de leurrer la douleur.

Mais la marée subtile monta par petits bonds. Dans toute la région lombaire elle s’accélérait, s’aiguisait ; le malheureux comprit que c’était jour d’échéance, inévitable. Sombre, il injuria la vie, lui cria des immondices, puis son regard se tendit. C’était la venue de l’orage, les déchirements de la foudre. Tordu, il commença d’accompagner en sourdine, d’une voix faible et enfantine :

— Ah !… ah !…

Le souvenir des accès antérieurs vint à sa mémoire, leur mélancolie annexée à la mélancolie présente. Une pitié alors, un mépris tendre de sa « loque de corps », la pensée qu’il n’était qu’une vieille casserole d’homme, une machine trouée et rouilleuse…

Un coup de lance lui coupa la pensée, sa bouche s’ouvrit toute ronde, avec une clameur étouffée, sinistre, comme le chien qui hurle à la mort. Il eut soif du médecin, de la tête officielle qui divergeait d’ordinaire ses tortures. Puis, avec une secousse méprisante, il s’affirma le vain des paroles et de la visite, la tristesse au départ indifférent de l’homme, ce mépris secret (et senti par le malade) qu’ont pour la torture ceux qui voient tous les cataclysmes de la chair. Avec un rire nerveux — et dans une seconde de répit — Noël balbutia :

— Rendre ça… dans sa saleté et sa délicatesse…, oh ! personne n’a rendu ça…

La tempête approcha, la rétraction plus intense des glandes, les crampes des cuisses. Alors, il prit la potion somnifère, coup sur coup s’en administra des cuillerées :

— Avale, pourceau !.. et si par hasard ça te calme, tu paieras plus tard le soulagement, va !

Roulé sur le sopha, les poings durs, il attendit la torpeur opiacée, il rêva la bonne mort, ses plaintes entrecoupées de phrases :

— Mon pauvre Servaise !… Tout ce qu’on f… dans les livres… les grandes souffrances morales… de la blague !… C’est ceci les grandes douleurs morales… c’est le pauvre diable qui hurle… qui a toujours peur de voir venir son mal… c’est le rein qui se déchire… voilà les vraies douleurs, vieux… ah ah ! ceux qui ne souffrent pas !

Et, dans un accès de rage littéraire :

— Ils ne savent rien… ils ne sentent rien, ceux qui n’ont pas une maladie… ils ne ficheront jamais rien de bon, ceux qui n’ont pas sué l’angoisse des crises… les grands artistes sortent des foies crevés et des os broyés… Ils n’écrivent que les gros plats du jour, ceux qui vivent quatre-vingts ans… les grands artistes f… le camp sans vieillir !

Voilà que lui vint un léger calme, un espoir tremblant que la crise allait s’évanouir. Son scepticisme balbutia :

— Ce n’est que l’effet de la potion… ça va revenir… Ça va revenir…

Un doigt levé, son geste candide, ses yeux bleus recueillis, quelques secondes donnèrent à tout son être un charme d’enfant.

Une brusque nausée, la secousse du corps pour vomir, le mit debout. Il se pencha sur une cuvette. Le flot vint, l’effort affreux du diaphragme, l’afflux du sang dans la tête, tout le supplice du vomissement et le dégoût et l’horreur de se cracher. Haletant, les tempes douloureuses, par degrés un soulagement y succédait, un abêtissement, un ahurissement où Servaise vit une mansarde et son propre moi (enfant, alors) étendu ; la mère, les limonades fraîches, les paroles gentilles, les petites tapes dans le dos, la bonté de l’être créateur envers la progéniture, la chaleur d’une douce patience essuyant la bouche du malade, toutes les racines charmantes, les rameaux du dévouement et du sacrifice. Des larmes lui vinrent, un regret accablant, puis l’odeur aigre de la cuvette le révolta, son pessimisme recria des injures :

— Est-ce ignoble assez ?… N’avoir rien fait à personne, être comme ça parce qu’on est comme ça !

Et le littérateur :

— Eh ! en voilà de la psychologie… faire revivre les sensations et les pensées d’un vomissement… ce que ça illumine la vie… ce que ça éveille de renseignements sur notre rien… sur notre esclavage à toutes les bassesses… L’amour et les folies qu’on fait pour créer des enfants… pourquoi serait-ce plus fin, plus vraiment fouillé que…

Comme une horde de loups, brusques, des mâchoires le mordirent aux reins et tordirent ses cuisses. La grosse, l’invincible souffrance le jeta sur le sol, le poing aux lèvres, étouffant les rumeurs lugubres qui emplissaient son thorax.

Sa pensée s’y noya, l’analytique de son être fondu dans une densité d’impressions violentes, brutales, inintellectuelles. Le pauvre homme convulsif, tordu, plusieurs minutes resta sur le sol, puis le broiement s’atténua, des imprécations commencèrent, répétées dix fois, cent fois ; il se reprit à réfléchir et à disséquer sa peine.

Aux coins de son cerveau la mort flotta, le rêve de l’éparpillement, ses funérailles s’épandirent sur la route de Ménilmontant ; puis parut l’immense mélancolie d’un soir de février, un soir de grève où des artisans traînaient sur les quais de la Seine, autour de Notre-Dame.

— Oh ! crever… crever, doucement comme une braise s’éteint… ne plus être une ordure qui se crache et se roule par terre… ne plus payer pour l’ancêtre qui m’a transmis ça…

Mais voilà que le supplice s’évanouit ; un bien-être miraculeux, une joie merveilleuse montèrent de ses entrailles vers son cerveau telle une brise d’été sur des falaises. Ses colères, son pessimisme, tout se consuma dans une gloire de la chair : le « calcul » avait dû passer !

Quelques minutes plus tard, ce devint une certitude. Alors la clarté de la lune sur les meubles ; la lointaine guerre des chariots maraîchers, ce fut l’extase, le recroquevillement où l’on étreint sa poitrine entré ses bras avec un petit rire de triomphe, l’univers moins sourcilleux, l’humanité moins hérissée de barrières, la vie nourrie de sang rouge et d’harmonie nerveuse.

Il se coucha, et très lents, très doux, ainsi que des sarcelles sur un canal de Zélande, encore qu’il essayât une reprise de dénigrement, par principe, les mêmes souvenirs qui avaient broyé son repos fluèrent dans sa chambre obscure : le délice du thé et des lampes harmonieuses, Gualbert, Gourvain, les Temples errants… et dans les remous du demi-rêve, une perspective muette du cerveau, le flottement de Mme Chavailles : l’ombre de la femme aux contrées de l’ombre, sa lassitude, ses jupes charmantes sur des soufres fluides, sa vénusté vaporisée dans la phrase naguère murmurée aux fureurs de l’insomnie :

Nous échangerons un éclair unique.
Comme un long sanglot tout chargé d’adieux !


II

Les tortures et la délivrance de cette nuit se gravèrent profondément en Servaise.

Comme thème, comme centre, Mme Chavailles, tout ce que depuis plus d’un an il éprouvait de charme furtif, de tendresse intangible prit contour, hardiesse et densité. L’atmosphère des séparations d’êtres, habitude et souvenir des barrières sociales, il en « sentit » moins la puissance, il dévêtit son rêve.

Non que ses pensées fussent autres, non qu’il n’eût osé auparavant — analyste — désarticuler et même brutaliser son secret, mais avec la différence puissante entre le même cliché intellectuel selon qu’il se grave ou effleure : tout près de l’acte, tout près du mouvement extérieur, ou environné de chimère et de distance :

Aussi, le lendemain, peu après son réveil, Noël fut invinciblement attiré chez Chavailles. Le peintre recevait dans une petite salle féroce, aux sièges aigres, taillés dans l’ébène en pilastres ; en frontons, en chapiteaux doriques. Des satins à pleines teintes, sans plis, soufres, rouges de flamants de Khartoum. Une lumière rude bondissant de grandes verrières blanches, une visibilité entière des choses, l’impression d’un voulu âpre, d’un choix de cerveau sans nuance, saharien, mélodique, ennemi de l’harmonie et de la complexité, passionné de clartés simples et d’ombres délimitées. Des gravures de nymphes aux casques d’anthracite, aux contours coupés au stylet. Des tableautins de chocs de cavaleries où jamais la mêlée ne dégénère en vague ; des eaux-fortes de portails durs, de tours opaques, de forêts torrides où les lueurs se précipitent en dards, en nappes de mercure, en coups de marteaux d’argent.

Là, Chavailles, dur comme ses meubles, avec des coups de langue pareils au grincement des silex, démolissait des gloires tandis que Servaise, la chair molle encore de sa nuit, écoutait sans beaucoup répondre :

— Le Nord !… le Nord ! sais-tu quoi ? Avant dix ans on ne voudra même plus excuser toute cette tannhauserie… pas plus que la séquelle infâme des brouillardeux que ton naturalisme a pondue… Il nous faut le réalisme de Balzac… c’est net, ça va au but, comme le boulet… Mon vieux, en guerre, Napoléon ; en littérature, Stendhal et Balzac ; mais tes Chinois brumeux, qu’ils restent en Normandie ou en Lorraine… c’est pas des Latins, c’est des Allemands !… Et d’eux descendent les menteurs du rambuteau symboli-décadent !

Servaise haussa doucement les épaules :

— Tu n’es pas au courant, mon vieux !

— Pas au courant !

Depuis un instant, Mme Chavailles était entrée ; Noël tremblait au froissement léger de sa personne, sans oser la regarder.

— Les brouillardeux, reprit Servaise, c’est la bande des philosophards… ceux qui fabriquent la psychologie à l’usage des gens du monde… les Spencer de five o’clock et les Stendhal pour youtresses !

Chavailles se mit à rire de la lèvre droite, de ce demi-rire qu’un de ses camarades nommait le rire hémiplégique :

— Tais-toi… ça date du romantisme. l’obscurité hégélienne d’Hugo… les tirades de la mère Sand…

— Oh ! fit timidement Mme Chavailles, les histoires rustiques de Georges Sand sont adorables !

— Tu dis ? cria Chavailles.

Elle répéta : plus craintive ; une rougeur monta vers ses tempes comme des vapeurs dans un crépuscule. Le demi-rire rebruissa sur les dents de Chavailles :

— Qu’en sais-tu ? fit-il.

— Je dis mon impression.

— Tu n’en as pas !

— Comment, je n’en ai pas !

— Non, tu n’en as pas !

— Je mens, alors ?

— Les femmes mentent toujours !

Chavailles ricana, avec une face d’assommeur. Quoique Noël connut ses rudesses de. maître noueux, que jamais ne capta l’amour, de voluptueux sans miséricorde, sec, spirituel et despotique, à qui faillait le harem, l’encan, le marché public des vierges et la conquête de Byzance à faire, jamais il n’eût rêvé cette brutalité suprême.

La fureur lui bouillonna par la poitrine, puis il se sentit glacé, lâche, avec la peur d’être exclu de ce foyer où vivait Mme Chavailles. À travers cela un délice équivoque, à épier les mouvements grêles et fins de la femme, peureux, indignés, le retrait de son profil, ses cheveux subitement humides aux tempes.

C’était un frisson analogue à celui du matin où, vers sa huitième année, son père lui avait mis un fragile pigeon blanc entre les mains, une bestiole de soie et de tiédeur, aux yeux ronds, hébétés, dont les côtes battaient d’une épouvante folle contre les paumes du petit garçon.

Cependant, devant le silence de Servaise, Chavailles se repentit d’avoir été trop loin, il adoucit le ton pour dire :

— Enfin, ma chère, je te l’ai dit cent fois !… tu me forces à répéter des choses devant Servaise !… Quand je suis avec des amis, tu ne devrais pas dire noir quand je dis blanc… Tiens, fais-nous apporter de la bière, ça nous calmera !…

Toute tremblante, sans voix, le col et le visage pâles, ses lèvres bégayant quelque chose que sa voix n’accompagnait pas, ses grands yeux magnifiés d’indignation, les pupilles dévorant l’iris, elle partit bruissante, à petits pas.

— Tu es un marabout, mon vieux, fit alors Servaise… tu as eu tort de te marier…

— C’est possible… Mais en tout cas, vaut mieux que d’être conduit par la jupe… Avec des marabouts comme moi, la société française n’irait pas en marmelade par la femme, ainsi que nous le reproche Bismarck… Le ménage, le bien-être du mari, l’obéissance… et toujours prêtes sans rechigner à leur devoir d’épouses, c’est tout le rôle des femmes.

Quoique ce fussent les principes de Noël, ils l’horripilèrent, durcis par la voix claquante de Chavailles. En lui continua le bruissement de la robe disparue, puis des histoires de Chavailles peintre s’éveillèrent par sa cervelle : les idylles d’atelier, les mondaines au pas furtif, conquises par l’homme du pinceau qui les fixe sur la toile frêie, les attaques de la brute et la soumission des fées fragiles.

Il se figura, plein d’envie, la face pointue de Chavailles, ses yeux de chien goulu, la goguenardise de son être aux prises avec la mélodie des toilettes et les chevelures fleuries, Ces pensées, dans son cerveau obscur, s’accumulèrent pour des absolutions futures, pour le roman vague, chimérique et lointain, germé entre ses tempes…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dans le soir des chaussées, la flagellation du vent, tantôt Servaise avait l’âme bitumineuse, de la suffocation et du cancer à l’âme, tantôt des dardements de tendresse et de semi-bonheur. La lassitude était venue. Sous l’accumulation des nuages, il sentit brusquement s’envenimer un cor aux pieds, un point rhumatismal à l’épaule. Sa pauvre silhouette traînailla, épiant quelque venue d’omnibus.

Cependant s’estompa en lui Mme Chavailles sous une eau-forte aux tours meurtrières, aux teintes sauvages, et le tableautin où s’éponge le sang des guerriers parmi des ocres raides et des ravins de suie. Portant péniblement sa tête, les lèvres entrecloses, elle semblait dans une éternelle atmosphère d’orage, avec son cou enfantin, pur, grêle, dans une gaine de velours rigide, pareille à de la poterie historiée sur la bordure, ses cheveux vivant en gerbes de seigle, peu lustrés mais élastiques, évocateurs de gorges de passereaux qui se secouent ou s’emboulent.

— Pourceau de cor !

La voix sèche de Chavailles éclata comme des grincements d’acridiens, la pitié gonfla le cœur de Noël, mais la pitié craintive, bégayeuse, analogue à celle des cénobites pour les douleurs de Marie, des humbles soldats pour l’impératrice captive, sans souffle devant les distances et les dissemblances des êtres.

Puis, sub-intime, la surprise du drame, les chaînons des deux aventures : la nuit douloureuse emplie de la femme, la férocité de Chavailles bannissant des scrupules. Cela parut un bond dans l’univers, un abîme franchi dans les hasards de la destinée.

Le tramway passa ; Servaise le remarqua trop tard, avec rage. Le cor et le rhumatisme s’exacerbèrent. Aigrement, il rit en s’apercevant dans une glace de cabaret, petit de taille, épais, sans grâce, et, pour tout bien, des yeux frais et tendres.

L’humiliation lui grelotta sur l’épiderme. Ses rhumatismes, ses reins en gâchis, sa brièveté, sa timidité, son visage trop long et maussade, il entrevit toute cette infirmité en route pour l’utopie. Les coups de surprise, les gros lots de la séduction, tout ce que peut rêver la moyenne des hommes chez lui se transformait en idées lentes, en opiniâtreté, en patience de creuseur de mine ; l’éternelle légende Belle et Bête, Riquet à la Houppe, les mineurs armés d’amour et de patience, de sacrifice et de soumission, arrivant souterrainement à la forteresse.

Tandis qu’il y songeait, boîtinant, lanciné à l’épaule, il ne désespéra pas, il perçut vaguement le poème intense où il s’immergeait, le nerveux poème revendicateur des parias, où toute victoire, si mince soit-elle, dispense le maximum, l’essence des voluptés humaines, le tréfonds de bonheur et de navrance.


III

Noël Servaise appartenait aux tempéraments réfractaires à l’abstraction. Un système sensitif délicat, la perception rapide des menus actes de la vie, la rétractilité d’âme qui classe d’instinct les phénomènes, mais ne les définit ni ne les généralise, l’horreur des mathématiques et du syllogisme, une surprenante faculté à saisir les tares des choses et des hommes, telles étaient ses caractéristiques. Le crâne capace, le front légèrement fuyant à cause du développement « verbal » de la base, il réalisait un bel être nerveux, aux tendances créatives. Délié dans l’analyse, observateur, expérimentateur de détails sur telle question d’art, sur tel milieu d’êtres, il lui arrivait d’atteindre, par intuition indéfinie, un concept équivalent aux concepts raisonnés d’un généralisateur. À son arrivée en littérature, son esprit anti-métaphysique et sa tendance dénigrante furent d’emblée séduits par la pensée de l’exact et du cataloguage. Il trouva infiniment honnête que de l’observation de la vie courante, de la fixation d’événements minuscules dépendit tout l’art, Sa minute d’arrivée coïncida avec le surmenage de la méthode : le but, pour lui et cent autres, fut de descendre dans les boyaux de la basse vie, de disséquer les microbes sociaux, d’assécher la phrase et de fuir avec horreur la finalité du but. Ce travail, qui pouvait prêter à des développements infinis, ils le bornèrent à la hâte, refusant toute enquête qui dépassât la surface, tout fait absconse, toute induction. Inconsciemment, ils descendirent à un code où le charme fut interdit, les situations amères et triviales, la constatation rigoureusement matérielle. Très bourgeois pour la plupart, mais par là même exagérant la haine bourgeoise, la suavité leur fut en horreur, Il parut artiste d’hyperboliser les tares, une honte s’attacha au moindre optimisme social ou humain, honte aggravée par la facile confusion de cerveaux étroits — et les naturalistes de 80 à 84 furent particulièrement étroits — entre l’art des moralistes bourgeois et celui que pourrait apporter une compréhension philosophique du moderne.

Aussi, en Servaise, comme un clou formidable, perpétuelle, obsessionnelle, grandit l’idée de la note, la vie prise telle quelle, la vérité de la vision, de l’ouïe et de l’événement respectée en idole ; le tourment de se supprimer la réflexion et la transformation ; la recherche d’un absolu documentaire. Ce fut l’élimination d’abord, puis la colère, puis la haine profonde contre toute conception constructive (le choix même devenant un objet de suspicion), mais surtout l’abolition du noble, du généreux, du désintéressé, du beau dans l’évolution des êtres évoqués, une tendresse à n’admettre aucun vrai hors de terre à terre.

Et non seulement il détesta l’intrusion des idées générales, mais il eut une rancune égale pour la description, même documentaire, d’un cerveau un peu compliqué, d’une personnalité intellectuelle autrement que par manies et par haines, pour le contournement d’une phrase un peu fluide ou suggestive. Il ne conçut plus même la nécessité de chercher en dehors de l’observation des éléments adventices pour l’observation même, il ne conçut pas qu’un cerveau armé de quelques bribes de la science et de la philosophie moderne pût être plus apte à « décomposer » une observation brute et à en montrer les côtés ou le mécanisme interne. Cette haine, élargie à la longue au delà de l’art, il l’étendit à l’univers. Les frontières du mouvement cérébral rétrécies, l’impuissance lui vint à concevoir toute invention, toute création, tout assemblage logique, toute définition, l’impuissance même à l’expérimentation, tout son idéal se coërçant à regarder les faces des choses et surtout des êtres, les faces extérieures anéantissant l’intuition, et à les réunir en tas, en matériaux pour un but indéfini, ou plutôt sans autre but que de les emmagasiner, la raison suffisante, la cause finale se transmuant pour lui en observation pure et simple. À toute objection rencontrée, à tout argument d’adversaires lui disant que l’observation bien vite s’arrêterait ainsi, à la généraliser, impuissante, pareille à une rétine prenant et collectionnant des images sans un cerveau pour la compléter, sans un ordonnateur pour l’utiliser, il ne répondait même plus, ou, au total, se contentait de prétendre que : « la vie contient tout ». Son impuissance se révélait surtout à concevoir que lui-même, son cerveau en labeur, était de la vie, que son travail n’avait d’importance que par les transformations que son cerveau ferait subir à la chose collectionnée, tant en choix qu’en ordonnance et qu’en somme, la chimère, la construction, c’était la moitié de l’invention en science, c’était la masse de la philosophie et de la littérature.

Opiniâtre, durci, rétréci, il haussait les épaules, il s’enfonçait dans son mysticisme de néo-naturaliste, dans son chaos de menus événements. Ce qui le sauva du néant, ce furent les choses contradictoires à son concept, la recherche du vocable, le pittoresque et l’aigu exagérateurs du vrai, la langue acide, dure, à angles de pierre, mais tout en métaphores laborieusement triées, tout en qualificatif à l’emporte-pièce. Ce qui le sauva encore, ce fut la dispute souvent puérile du « milieu découvert ». Dans ce monde écrivassier où l’accusation de chipage est perpétuelle, où d’ailleurs la réalité du plagiat et du vol littéraire est quotidienne du grand au petit, du petit au grand, il eut la monomanie des réquisitoires : « déjà vu ça, un tel, un tel, c’est pris là, on m’a volé ça… » Manie qui empêchait le documentarisme de rouler à l’absence complète de critique, qui le maintenait en haleine et constituait peut-être la plus grande source d’idées générales des naturalistes sectaires.

Maladroit au physique, saccadé et vif du geste et de la démarche, amoureux de longs repos, sa face apparaissait tendue à perpétuité, boudeuse et défiante. Au sourire, à l’écart des lèvres charnues, au lever des paupières sur des yeux tendres et diaphanes, elle se transmuait, naïve. Le tréfonds de l’être recélait l’affectivité, la pente à l’émotion et à la pitié combattue par des frontières barbares. Un instinct aveugle de franchise et de fidélité camuse, de bonne heure l’avait rendu insociable. Incontestablement honnête, il ne devait jamais approcher de la justice ni de la tolérance, il s’angulait à mesure qu’il avançait en âge, et toujours dans les encognures — au figuré comme au physique — taciturne avec la masse, il détachait un profil condensé, la tête chue vers la gauche. Il sortait de ce silence pour marquer une opinion raide, beaucoup plus souvent une haine qu’une préférence. D’un geste dur, en partie originel mais essentiellement acquis, il martelait son dire. L’expression était artificielle et très voulue, généralement argotique, soit au sens peuple, soit au sens artiste, car Noël cultivait la sorte de calembourisme de pensée qu’on a baptisée « l’épithète rare ». Nettement désagréable au début des relations, il maintenait des duretés même avec ses amis. Sa fidélité rachetait ses défauts. Extrême déjà avec les camarades choisis, elle devenait extravagante auprès d’un ou deux maîtres littéraires et le portait à une certaine imitation, de paroles, de style, de gestes frisant la caricature.

Il ressentait, depuis l’adolescence, l’inquiétude de maux héréditaires aux reins et à la vessie : malaise intermittent, raideur de la taille, respiration facilement haletante. Il ne cachait pas ces maux, et conformément à la mode physiologique, leur attribuait en partie son talent. Il n’est pas douteux qu’ils n’eussent exaspéré telles de ses tendances sensitives et localisé des fonctions intellectuelles… Toutefois, ce résultat déformait le sens de l’harmonie, et en particulier le sens de la grâce des choses qui, ce semble, eût été sans cela fort vif chez Servaise. Mêlées à chacune (et souvent cause) de ses rêveries, ses tares lui dénaturaient l’Amour et la notion de durée, régénératrice de celle de Progrès. Mû, au fond, d’un penchant violent vers la femme, l’angoisse de ses infirmités futures l’avait mêlé vite à ceux qui la dénigrent, Ni la voulait infiniment inférieure au mâle, ennemie du repos, de l’intelligence, de la loyauté, et ses réquisitoires fleuraient tout ensemble Schopenhauer et le petit journalisme. Pourtant, il avait telle notion très exacte, telles observations très justes sur la perversité féminine, mais en revanche la plus terrible incapacité à mettre au point, à faire le bilan de l’égoïsme viril, à concevoir les qualités de la couveuse et de la charmeuse.

En pratique, il devait être, comme tant de bougons dégelés et assouplis, serf absolu de la femme qui répondrait à son hommage, humble, patient à l’extrême ; et ses colères et ses rudesses répercutaient des échecs d’antan, des épouvantes profondes, de vieilles humiliations rouvertes à toute mésaventure, une accumulation ténébreuse de tendresses sans avenir.


IV

— À travers sa platitude Donny a encore quelque chose… castré si vous voulez… plein d’imbécillités… mais enfin il y a des fois une impression… du nerf de femme malade… tandis que dans Mourlannes il n’y a rien !… Cet animal-là, c’est le vide… l’absence miraculeuse de personnalité… pas une phrase, par une réflexion à lui… l’âme du copiste dans sa nudité !

Ils étaient cinq à se verser l’amertume à pleines rasades.

Âmes d’artistes, jalouses, instables, hyperboliques, amoureuses d’honneur littéraire, elles symbolisaient deux courants parisiens… Georisse, Servaise et Gabarre formaient une cohorte du néo-naturalisme, le naturalisme des « districts inexplorés et des citernes de l’être », des Verrières et Ramoyre s’ancraient à la tradition romanti-catholique, le paradoxe et la prestidigitation des dogmes.

— C’est l’ère des eunuques et des juifs fétides, cria Ramoyre… l’histoire n’a rien présenté de plus formidablement excrémentiel que notre époque accroupie sous le maquerellage du veau d’or, les charognes de la politique, les glaires, le pus et la bave d’un océan de pestilence…

Sa phrase ; drainée d’un larynx rauque aux notes compactes, bégayeuse et guerrière, définissait l’homme. Esprit d’ouragan, pauvre de teintes, riche d’élan, il se dépensait en fureurs de bélier, en paraboles de prophète, en psaumes de vengeance. Surnourri de l’emphase biblique et doué des puissances du Verbe, il bornait son esthétique en la conception que « le beau-suprême, ce serait de condenser une telle énergie dans une pensée unique et toujours répétée, qu’elle finît par anéantir le monde. »

— Nous avions des choses durables, Messieurs… le monde s’appuyait sur du séculaire, nous l’avons remplacé par le microbe de 89… un microbe dans une goutte d’eau !… À qui la faute, si nous sommes sous les orteils pourris de l’Israélite ?

Des Verrières, avec ses yeux d’anémie, la pointule blanche de sa barbe, alternant les chuchotis de hausses de voix en contrebasse, évoquait les temps évanouis, fantasmagorique, pétri de matériaux de spectre. Le moderne de son être se développait en gestes, en ironies de grande allure et pourtant gavroches, en anecdotes surtout, pleines de gladioles, de soulignés brefs et de doubles sens. De-ci, de-là, l’œil bleu alors fixe, une phrase solennelle, voulue, sérieuse, mais où involontairement on cherchait le « trait ». En tout, une sensation d’éphémère, un noble enfant sans bassesse mais sans racines, emporté à tous les courants du songe, charitable de cœur et égoïste d’intellect, légitimo-chrétien sans qu’on perçût le réel de son dogmatisme, faible à dédier ses œuvres à quiconque, inventif, imprévu, hors du pratique, aux lueurs de génie coupées de petit journalisme, et l’un des plus adorables mimes qui soient.

— Tout coule dans les latrines du journalisme et de la banque, reprit Ramoyre… notre siècle se fistulise de haut en bas… Avec un clergé aussi imbécilement nul et aussi ignoblement malpropre que la vermine qu’il doit combattre, — la chrétienté est un Himalaya de pestilence, un Chimborazo d’hypocrisie !

Georisse et Gabarre sourirent aux images énormes du catholique à la grosse tête. Servaise n’écoutait pas.

Il revoyait s’écouler les jours de cette quinzaine, tristes et pleins de choses, surnourris d’obsessions. Tout travail restait vain, les épithètes fuyant au contact de la plume, les idées vagabondes rôdant ainsi que des bêtes libres sur les futaies, Dans l’impossibilité de les unir en troupeau, de les parquer sur les pages pâles, le jeune homme laissait couler sa tête :

— Ah ! si je pouvais sténographier ça !

Confondant les tremblements de sa fibre avec l’étiage des idées, jugeant extrêmes l’abondance et la finesse de ses réflexions amoureuses, et sans voir que ces grandes crises sont au cerveau comme tels discours bouffis par le geste, la clameur et l’actualité, qui, en lecture, se trouvent si pauvres et si barbares !

Tourné vers l’avenir, il construisit les escadres blêmes des projets, leur chaîne indéfinie, brisée à toutes les ferrailles du code et de la coutume, toute stabilité bannie, toute allégresse menacée de glaives et d’embuscades.

Mme Chavailles y rôdait, muable à l’infini, claire, ténébreuse, précise, fluide, centre émotionnel du temps et de l’espace. Une phrase-clou trouait le rêve :

— Comment ça pourrait-il arriver ?

Serait-ce un soir, un matin, dans un salon, une rue, au bord d’un golfe ou sous les feuillages ? Serait-ce un tirage de loterie ou une certitude, une attaque au jugé ou le dénouement de longues ruses et de navrantes patiences ? Aurait-il rendu des services, des faits éparpillés se conjugueraient-ils ? Ce futur tantôt se métamorphosait en un être, doué de nerfs et de conscience, commandant en stratège à l’armée des événements, tantôt en mascarets aveugles, en trouées vertigineuses, en combats dans les ténèbres, en rencontres aussi instables et capricieuses que les semences de la mer…

La voix roulante de Ramoyre le tira de l’abîme spéculatif :

— L’incommensurable lâcheté de ces gens ! Pas une seule de ces âmes publiques… pas un seul romancier, pas un seul des proxénètes du journalisme qui ait montré un fantôme de bravoure physique… la muflerie a découvert la profondeur insondable de sa couardise lorsque, après mon Inconsolable, j’ai erré, trique au poing, par les boulevards, provoquant une attaque, annonçant que j’avais soif de tuer !…

Il répéta, en basse profonde :

— Soif de tuer !

Puis se mit à rire, éteignant son regard élargi par la paraphrase, pendant que Georisse contait l’histoire de la tête de veau en gélatine du siège de Paris ; par elle avait débuté son horreur de la sophistication moderne :

— Elle avait fondu comme de la mélasse… Il ne restait plus au fond de la marmite qu’une horrible colle… une gomme gluante et fétide…

Le geste, les lèvres, le repli des paupières, tout son être parut une statue de la dégoûtation, apparence qui s’amplifia encore tandis qu’il haussait son verre :

— Quelle est cette effroyable pommade ?.… Ça sent le bazar, la bergamote et le vieux vinaigre de toilette ?

Crispé, il dégusta le breuvage, il éprouva des délices tortueuses à le croire issu d’ordures, manipulé à dans des distillations louches, confit de chimies abjectes et de sophistiques essences, un breuvage d’artifice enfin, selon les formules de l’A contre-flux, justifiant l’excommunication majeure, l’anathème du moderne, la haine de la science hypocrite et maléficieuse. Il y ajouta par des hurlements contre l’eau de seltz.

— Fétide ! de l’extrait de marécage !… quelle est l’ignoble fripouille…

— C’est la chimie organique, fit des Verrières… c’est la belle chimie organique… des mélanges stratégiques de C, d’H et d’O pour la plus grande gloire des apéritifs !… Et tous ces mariages subreptices de molécules, mon cher, c’est quelque chose comme le mariage civil des éléments dont le mariage religieux, le mystique mariage dans le grand soleil de Dieu, a fait le délice de nos ancêtres… C’est laïque, mon ami, laïque…

Son débit fin, son mépris d’aristo, en voix haute puis en basse profonde, débuté en sourire et terminé en gravité de pierre, il le souligna d’un geste personnel, teinté de sinistre humour de brasserie :

— Laïque !… Oui, le vin laïque, le pain laïque, le lait laïque, tout au trou des Droits de l’homme… Ah ! ah ! entre l’homme que vous êtes occupé à nous pétrir, Messieurs, je vois la même différence qu’entre le beau beurre crémeux de nos pères et l’horrible extrait de suif du marché contemporain…

Il rumine son persiflage, la pointule de sa barbe basse, la main avancée inconsciemment en videur de bocks. Sur sa face transpira l’enfantin et le noble de sa nature, la naïveté armoricaine, le mysticisme trop arrosé d’esprit, le paradoxe d’une vieille race affamée, aux yeux humides de mauvaise nourriture, au corps rétréci par d’antiques fièvres, mais hanté de l’ardeur qui pousse les petits étalons secs et les chèvres rétives au-devant du bruit et des périls, au bord des précipices et sur la pente âpre des falaises. Un peu tautologique, comme Ramoyre, comme Georisse, il aimait appuyer sur un thème, et le faire resplendir sous des faces nombreuses :

— Les mandements de nos seigneurs les politiciens… l’encyclique des journaux… la chimie organique de la Pensée triturée à six sous la ligne… la pensée laïque, Messieurs !…

Par un retour brusque, sentant qu’il gâtait son allégorie, il passa vers l’anecdote.

— Vous savez le partage du dernier article littéraire de Tronchet dans l’Almaviva ?… L’Almaviva avait demandé douze cent cinquante francs à Quantin, dont deux cent cinquante pour Tronchet… Tronchet en a donné cinquante à son secrétaire… Le secrétaire en a donné dix à un rôdeur du Rat mort… et celui-ci est arrivé à faire fabriquer l’article pour quarante sous à un avocat stagiaire !

— L’enseignement de ça !

Servaise écoutait — mais très peu — dans l’impatience de ne pas voir arriver Chavailles. Dix heures déjà, et le peintre avait promis de venir à neuf, pour être présenté à Georisse. Irrité, Noël fit le procès du camarade, le vit circuler en son sens intime ; leurs anciennes vagueries de café, leur liaison batailleuse, faites de grosses querelles de tabagie, de familiarité triviale, sans ombre de dévouement, lui choquèrent les nerfs. Puis, sans vouloir se le formuler, il tressaillit à l’impression que Chavailles le recherchait par une volupté à le voir petit et laid, une manie d’envieux pour les fréquentations où il pouvait faire risée sourdement. Et répondant à d’obscurs scrupules, il murmura :

— Non, vrai… pour lui !

Oh ! le rire de l’autre, son bruit de cailloux ! De vieilles injures se massèrent comme une haleine de cimetière, puis il dériva aux souhaits puérils : la mort de Chavailles.

— S’il crevait ? À quoi sert-il ?

Il réapparut une scène noire : le cadavre d’un écrasé, des entrailles et des caillots dans l’entre-bâillement d’une chemise, le marmottement du populaire attendant la police. Pourquoi précisément cette image se cramponna-t-elle à son vœu ?

— Non, qu’il meure dans son lit…

Il se sentit l’arbitre du destin de Chavailles, possesseur de formules et de puissances nécromanes :

— Que t’es bête, mon petit…

Et s’efforça d’écouter Ramoyre qui, après une tirade métaphysique sur le règne du Saint-Esprit, successeur du Fils, était retombé dans la littérature :

— Mon chapitre sur les âmes publiques !… L’âme d’un Mourlannes, cette épouvantable maison de joie à l’usage des youtresses, j’en veux montrer le fond… l’essence de néant et de plagiat… la platitude de punaise… Et puis, mon morceau de la fin, sur l’écume de la littérature, ces singes monstrueux de la décadence et du symbolisme qui s’accroupissent sur le cadavre de l’Art et dont la putride contrefaçon s’attaque aux seuls maîtres survivants dans le marécage croupissant de notre époque… sur ces avortons du néant… et ce chapitre-là, je l’intitulerai : les Derrières !

Servaise rit plus haut que les autres, amèrement, confondant la finale de Ramoyre et un passage absurde de sa propre rêverie : il se revoyait dans sa chambre, devant sa glace, réexaminant le petit travail sur sa personne auquel il se livrait depuis une quinzaine, polissure des ongles, recoupe de la barbe et des cheveux, réforme de la démarche. En songeant aux vêtements acquis en cette courte période, au grotesque des essayages, à son envie (domptée celle-là) de se mettre un corset, il s’accabla d’injures Littéraires et faubouriennes.

Hélas ! les caricaturesques mécomptes, le ressurgissement des défauts, la désobéissance d’un geste, d’un pli de redingote, les bouderies tragi-comiques de la face qu’on n’arrive pas à faire convenablement sourire ! Mais la profondeur de ces choses, leur côté viril et belliqueux, si loin de la sottise du dandysme, leur effort revendicateur à l’encontre du destin, il en avait conscience. L’esprit de persévérance plana sur lui, la demi-foi aux hasards des perspectives sans précision comme les plans du stratège avant la fixation du champ de bataille.

Cependant, à côté de lui, Georisse et Ramoyre discutaient la prééminence littéraire de demain :

— Les vieux vont crever ou tomber au gâtisme… la place va se faire… aussi faut-il défoncer le derrière des symbolistes à coups de talons de bottes… Ce sera demain entre la boutique de la Revue Impartiale et nous une guerre à feu et à sang… toute l’immonde secte de la pédérastie et du mensonge doit crouler…

— Il nous faudrait cent mille francs…

— Je crois avoir trouvé le bonhomme qui nous les donnerait…

— Et que même là nous ayons la juiverie devant nous… cette sale fripouille de Gram… l’homoncule de Malerme… le fabricateur assoupissant des Temples errants

— Oh ! ces chroniques à double face… cette amphibologie qui ne conclut pas, ménage l’ennemi et garde des poires pour la soif… c’est le souffle de l’usure et de la prudence d’Israël introduit dans l’ambition littéraire.

Verrières qui n’écoutait pas, attentif à quelque idée qui lui bourdonnait aux tempes, dériva soudain la conversation :

— On ne peut plus, pauvres diables, travailler hors du bruit… le bruit suggestif de la brasserie… le coin de table où le papier tient à peine… comme ces chiens constipés qui se tiennent au milieu de la rue… en pleine circulation… dans l’imminent péril de l’écrasement… avec l’espérance que l’émotion leur fera sortir la chose… et s’ils n’ont pas réussi… vous les voyez persister… risquer cent fois l’aventure… jusqu’à l’accomplissement de leurs vœux…

Il rit d’abord, puis d’un ton triste de vieil enfant qui se souvient des boues et des famines :

— Il faut pourtant vivre… Ah ! ce n’est pas risible le quignon de pain à gagner en plein vent… et l’on perd des morceaux de son cœur et de son âme…

L’angoisse les frôla, la vision des chaux vives de l’enfer artistique.

Ah ! misère des juifs errants de l’hôpital, ceux qui usent leur pulpe cérébrale dans des ministères, ceux qui s’accroupissent aux brasseries, leurs redingotes pétries et repétries aux couchées furtives, l’existence des Beaudelaire, Barbey, Ledalc, la vie de tourne-meule d’un Georisse, la misère errante d’un Villiers de l’Isle-Adam, l’odyssée de Lélian, la course aux dîners de Ramoyre !

La haine de l’humanité, le mépris, le sarcasme et la colère s’amassèrent à ces ressouvenances. En Georisse, la barrière infranchissable, l’impossibilité de jamais pardonner les tombereaux d’ordures vomis sur ses œuvres, son enfermement dans le bagne bureaucratique, ses névralgies et ses cheveux gris ! Déjà foncièrement sectaire, les ignominies de la critique payée, les bassesses de la réclame, la lâcheté des confrères, avaient bâti des murailles d’airain autour de sa retraite. En Verrières, le puéril de l’être, les « phantasmes » du cerveau se résolvaient en persiflages équivoques, en vengeances chimériques, et tel mot, telle anecdote, tel geste xviiie siècle, le libéraient brusquement de ses déboires, lui dispensaient la sensation d’une revanche réelle.

Ramoyre y allait en taureau, dans des mirages de brouillard et d’alcool, les lentilles grossissantes de ses yeux lui montrant des univers en chaque taupinière, avec des entr’actes de gaîté de soudard, des idées compactes autant que ses épithètes de vitupérateur, et l’espérance perpétuelle de millions et de milliards lui croulant du ciel.

Les jeunes, Servaise, Gabarre, à ces contacts de parias, outraient et aiguisaient leurs âmes, combinaient des sentences furieuses, enténébraient encore les maximes du malheur de vivre et se fabriquaient une horrible philosophie de néant, une ivresse de dénigrement à outrance, à travers un code étrange d’honneur, une ferveur mystique de mourir dans la Géhenne, d’être de purs artistes, imbus de l’héroïsme du noir, de l’hyperbole du sacrifice, et cela dans un ordre social où leur doctrine prêchait « l’inanité de tout acte, le ridicule de tout enthousiasme, une humanité dont la vie et la mort sont également indifférentes ».

— Vous avez jeté du froid, Verrières, fit Gabarre.

Quelques minutes ils contemplèrent leurs bocks, moroses :

— Chavailles ne viendra donc pas ! grommela Servaise avec humeur.

— Chavailles ! fit Gabarre… Ah bien ! si tu m’avais demandé… Chavailles a été pris hier d’une crise de foie et il a démarré pour son trou de Quéreux un mois plus tôt qu’à l’ordinaire.

— Seul ?

— Seul, avec sa femme.

— Ah !

— Il avait une bonne tête… une de ces têtes à l’huile, tu sais… une tête cuite dans le jus de tabac et la mélasse… et du poison plein les yeux… du vitriol d’envie et de haine… Ce que je plains sa petite femme !

Noël resta gelé, dans une grande émotion obscure. Puis, le trouble grandit, tendant les fibres au passage, poussant des flots de sang noir à la poitrine. Alors, il fut pâle, les tempes vides et retentissantes, les mains de glace :

— Je me sauve !… J’ai ma chronique à faire…

Dans la rue, un même mot d’étonnement, répété sans lassitude :

— Partie !…

Un jour, dans un magasin, gamin de sept ans alors, on lui avait donné un petit aérostat rouge, tout glorieux dans le soleil.

En extase, de ses petits doigts gourds, il pressait la ficelle, il retenait à perdre haleine l’aimable chose flottante. À une poussée, ses doigts s’ouvrirent, la merveille monta, diminua, pâlit, s’enfuit dans le ciel de mai, et le cri et les gestes d’alors, Servaise les retrouva soudain ridiculisés en s’entendant chuchoter et se voyant lever la main.

— Guitariste ! grommela-t-il !… ânon romantique…

Mais la navrance, la flagellation : des épines sur le cœur, les coups de marteau de la sourde angoisse dissolvèrent son analyse. Devant l’infranchissable, le gouffre des distances recreusé par un événement minuscule, regrettait-il Mme Chavailles ou simplement la belle crise qui, peut-être, ne revivrait plus, l’amère joie de marcher à l’amour, aux périls de l’idylle, aux jeunes guerres du sang ?

Ne sera-ce pas la dernière tentative du mâle, l’élan d’agonie des poésies dormeuses aux frontières de la jeunesse ? Allait-il se racornir à jamais, se résigner au sombre néant du travail remplaçant toute chimère ? Il en avait la terreur très confuse, mal analysée, la terreur d’un trésor incommensurable à perdre, la clameur de l’éphémère tout au tréfonds de la fibre.

Comme il s’arrêtait, tâtonnant des yeux, dans la crispation de refuge des crises morales, il se vit devant la Seine.

À sa rétine trouble, elle parut une ville lacustre, dans un pays de montagnes. La phosphorescence des barques à l’ancre, le cirque des rives engouffrées dans un firmament de terre glaise, de sels pâles et de membranes roses, la neige de l’écluse roulant comme une théorie de naïades, les sous-ponts caverneux, les villes d’ondines générées sous le flot par la valse des réverbères, tout l’occulte des nocturnités lui travailla l’âme et s’intimisa dans sa souffrance.

Hanté de comparaisons baroques, il crut voir flotter des crânes chauves là où se reposait quelque lueur, ou voguer des griffes d’onyx, des défenses d’éléphants, des pupilles de pieuvre, la face jaunie de Chavailles dans un empêtrement de rais, de longs cheveux de lumière étalés d’une rive à l’autre, des farines parmi une gueusaille de détritus, de traînes de robes lamées de vif-argent.

Souvent l’entre-choquis des lueurs, le reptiliforme de leurs croissances et de leurs décours, l’infinité des facettes, semblait une fécondation infinie de l’abîme, la pullulation de larves radieuses menaçant d’envahir les rives et de dévorer l’antique ville dormassante. Quelque guimbarde toussotait sur le quai, quelque fiacre évoluait sur un pont, léger, furtif et timide comme un daim dans un viandis nocturne.

Oublieux une minute, d’un oubli malsain, pneumatique, sa tristesse reparut comme un aérolithe, comme un phénomène venu de très loin, mais très positif, très matériel, avec la stupeur d’avoir bâti tant de vie sur le vide, et une ironie coupa en relief la suprême chimère du drame :

— L’ombre d’une brosse, brossant l’ombre d’un carrosse !…

Jamais il ne sentit plus durement l’étranger que le « moi » est pour le « moi », la lutte des puissances moqueuses, navrées, colères, la lutte de fantômes indisciplinés dans les vestibules du crâne, la guerre féroce des antagonistes de la sensation et de la pensée. Toute sa pauvre matière souffrante en trembla. Lourdement, plein de honte, il laissa crouler sa tête au rebord d’un entablement de pierre, sanglota. Redressé, les yeux séchés d’un geste rude, avec l’impression nerveuse qui reste aux paupières, il retomba dans la contemplation des grandes eaux.

Comme une morphine morale, leur vue l’engourdit. Pour les baptiser d’épithètes néo-naturalistes, il ne leur trouva pas moins de charme, peut-être parce que, invincibles, derrière les métaphores du gros art, d’autres métaphores se dressaient, craintives mais capteuses, comme des légendes dans l’horizon des landes souffreteuses.

Très longtemps, vers le Châtelet, le retint une barque en sabot de Hollande, écaillée d’aigue-marine et de rubis pâle.

Sur le pont, une silhouette y fumait, un homme d’encre éclairé du petit phare de la pipe. Un chien flairait à ses côtés, du linge séchait sur une cordelle avec des ondulations de féerie. Par une vitre, une lumière de cabane en forêt, un remuement d’êtres vagues, où se réfugia l’instinct intimiste de Servaise. L’homme se retira, les diaphanéités moururent, la barque parut morte sur le fleuve, mais recéleuse de secrets célestes, refuge des bonheurs d’instinct et des repos sans névrose.

— Serin ! se dit Servaise, sans pouvoir bannir la hantise.

Il se souvint de sa chronique à faire, se jeta par le pont Saint-Michel, les Halles, la rue Montmartre, jusqu’au bureau de rédaction, dans la vieille poussière chenilleuse, la décrépitude des murailles encombrées de caricatures à l’encre, le plafond pourri de suie, de nicotine, de cadavres d’insectes, les gaz soupirant au-dessus du déchiquetage des tables comme des lueurs de nécropole, le fleur champignonneux des colles et des paperasses, le bavardage des derniers rédacteurs donnant le fion à leur besogne.

Le cœur lui en tourna. Longtemps, il resta hésiter, la cervelle un peu plus noire, un peu plus de bitume, de suffocation, de cancer à l’âme. En silhouette de bruine, Georisse, Verrières, Ramoyre, Gabarre, voletaient devant sa vision, toutes leurs paroles revenues en fragments.

— Prostitution… probité littéraire… propreté… la France en pus !… en pus !… la charogne et la crapule règnent sur le monde.

Une pause d’accablement, de sombre orgueil. Puis :

— Du courage, vieux !

D’un coup, l’esprit sourd et aveugle, le front claquemuré, les yeux baignés d’hébétude, il vomit sa chronique.


V

— Tu ne feras donc rien aujourd’hui, limace !

Noël reprit la plume, vingt fois la retrempa dans l’encre. Il essaya de « partir » au hasard, follement, de prendre cet élan que certains ne prennent qu’après des mois de souffrance ou de vide. L’éternel « demain » plana sur lui, le demain du miracle et de la pierre philosophale où les littérateurs mettent leurs espérances comme un Napolitain dans la loterie.

Il rêva le prodige dispensant la richesse nerveuse, la joie de créer, l’intervention d’un dieu dans l’infanterie des épithètes et l’artillerie des paragraphes. Mais il connaissait trop le mirage, ses anémies induisant au noctambulisme, aux coléreuses disputes de minuit, au partage de Paris entre bocks aigres, et tous les dévorés du monstre, les fantômes du ratage, les rhétoriques naïves et faisandées tout ensemble, les chairs recuites de nicotine et de salicylate, les dédains factices et les mépris nourris au biberon du mensonge.

— Va donc, animal !

La plume grinça, bâcleuse de phrases, lancée comme une charrue folle aux sillons noirs de l’écriture, puis les barres furieuses, les reprises, les rechutes, le néant, l’impossible !

Il grelotta d’impuissance, dans une nudité d’âme, une chute sous le gel. À peine s’il entendait une voix en lui, une voix monotone dans un désert stérile, un prophète à la phrase unique, prêchant la déchéance. Quelque chose le dévorait, l’absorbait, lui râtissait le cerveau : le grouillement des minutes perdues pareilles à des larves sous une emblave.

— Oh ! quand on n’est pas en train !

La plume tomba, Servaise s’accorda le farniente. Presque immédiatement l’être intime bouillonna, un pêle-mêle de chapitres, un grondement de torrent, tout ce qu’il écrirait « plus tard ». Il en sourit, ironique, sans que l’élan cessât, sans que la marée des phrases s’interrompît dans son crâne bavard d’écrivain.

Des minutes ivres coulèrent, un crescendo, tous les cuivres de l’orchestre. Enfin la pensée dévia, le monologue créateur céda au poème passionnel, au culte de Riquet à la Houppe, un fleuve d’amour monta par les sécheresses littéraires, une imbibition de la peau, des délices analogues à celles qui suivent les pluies de mai quand les forêts ruissellent et projettent leurs aromates sur les plaines.

— Ah ! la cahute, l’île, les cataclysmes, toute la naïve iliade des passions, tout ce qui éloigne des hommes et des codes.

Une gravure rousse, à la muraille, fixa l’utopie de Noël ; au-dessus d’eaux antiques, du dormassement vénérable d’un lac-fleuve, une terre est née, vierge et timide, adolescente aux arbres légers, savane-promontoire bordée des glaives du roseau, lagune tremblante où les dentelles de gramen et les laines du cryptogame abritent les bestioles peureuses.

Sur les feuilles rousses, sur les escadres de l’iris et du nénuphar, partout un réveil de prunelles, un frisson d’animalité inférieure. Mais la lueur des âges, une pure et très ancienne lueur, émerge par les peupliers et les saules, une grâce enlaceuse embaume les cimes et féconde l’alluvion des jeunes. Le sacre de l’amour, l’antique soupir des races neuves erre et domine, le miracle de la multiplication baigne la gravure, la joie d’enfantement et l’abondance sourd de chacune des hachures de la vieille encre jaunissante.

Servaise silla par les eaux libres de la gravure, par les havres du delta, sous la lueur des âges, où tous les « Veux-tu ? » des cantiques d’amour tremblaient au rebord des grottes.

Puis, soudain, le souvenir net, l’ennui de vivre, les bronches suffoquées, Mme Chavailles estompée en fantasmagorie mauvaise, cruelle, suave, les croulements sur un siège, poings clos, lèvres détendues par le sanglot qui s’étouffe tout au fond de la poitrine…


Un coup de sonnette, la caricature du concierge tendant un gros pli d’imprimerie dans un croisé de ficelle. Servaise le happa et l’ouvrit. C’étaient les premières épreuves de son volume de nouvelles. Il poussa un soupir, l’afflux nerveux de l’écrivain se joignit au remous de la souffrance :

— Eh ! le voilà l’oubli !… Je vais me payer du noir, du noir bon teint… du noir de funérailles.

Il ne se trompait point. Dès qu’il eut déplié les feuilles, la qualité parcimonieuse du papier, la négligence de l’impression, ce lui fut un coup au cœur, comme un symbole de l’indifférence et du mépris des gens pour ses œuvres. Puis la lecture traînarde, plume haute, lui emplit l’âme d’une haleine de cave.

Une sénilité amère flottait sur le récit, une conception de futile et de néant rampant à tous les sentiers de la pensée. Les arrêts de la lecture, le trait correcteur de l’encre, les petites lettres tracées en marge, c’étaient des essoufflements, des charges de fardeaux. Les pages hachurées apparaissaient chimériques et grotesques, à jamais illisibles. Et quel frisson de colère aux coquilles absurdes, aux déformations de la phrase aboutissant à la parodie !

Le pire résidait dans la transposition même de la forme. Au mode vivant et palpitant, personnel et intime de l’écriture, la substitution des caractères automates soulevait la sensation d’une exposition au pilori, de secrètes pudeurs découvertes à la risée populacière ? Car, si les œuvres jugées infimes et faites sans espérance se haussent à l’enrégimentation typographique comme un imbécile dans un uniforme, les pages amantes, les fines compagnes de la solitude intellectuelle croulent d’autant, se vêtent de glaciale trivialité.

Lorsque le paquet d’épreuves fut corrigé, replié sur la table, Servaise sombra dans une langueur de toute la chair. L’œuvre de son cerveau, cette substance grise étalée là, elle se classa, elle se fondit dans le terreau des œuvres collectives. Ni bonne ni mauvaise, faite de main d’ouvrier, échenillée, sarclée, binée avec scrupule, elle se dégagea en teinte neutre, estimable et vaine, humble yole passagère parmi les steamers des créateurs…

Puis sa respiration s’aviva, un étourdissement rougit ses tempes pâles, toute la révolte, la sombre émulation — presque la haine — contre les précurseurs, l’enflure de son « moi » au mascaret des orgueils. Il reprit les feuillets pour les relire à voix haute (avec une ruse déclamatoire). L’alcool de revanche l’étourdit, une indulgence rageuse pour sa propre personne. Il retrouva la douceur des passages favoris, la saveur des adjectifs. Le courage et l’espoir rouvrirent en lui leurs perspectives. Il se cria à voix haute :

— C’est du vrai… c’est du neuf… et de la poigne… et sans concession…

Il claqua de la langue comme pour déguster un vin authentique :

— Pas de campêche… pas de roublardise !

Mais déjà le sang lui redescendait ; morne, il eut vaguement conscience de la duplicité de cette colère semblable à celle dont se grisent les femmes nerveuses…

Les jours suivants, la torture reprit, alternée des mêmes révoltes. Cependant, quand les épreuves se furent accumulées, usant la répugnance typographique, des espoirs légers frétillèrent en Noël comme des larves au déclin de mars. Aux « bonnes feuilles » sur papiers moins caducs, où l’épidémie des coquilles s’atténuait, il eut de rapides pulsations vaniteuses, une joie subite à se lire, de gais rayons cérébraux…

Au dernier « bon à tirer », attendant la réalité, le « volume », le monde fut vide, la peur de l’inconnu parcourut le jeune homme : restait le fétichisme du joueur, la vision lointaine d’une victoire de loterie. Âme errante, la sentine de l’éditeur devint son phare, la crique où il courait chaque jour causailler avec deux ou trois rôdeurs littéraires. Il y simulait de grandes espérances, il parlait sourdement, avec maladresse, toujours laissant percer la soif de réclame, l’effroi d’un lancement avorté.

Quand l’éclosion survint, la subite apparition du nouveau-né aux étalages, quelle épouvante, quels souhaits pour la paix de l’Europe, pour la santé de l’empereur d’Allemagne, et que Boulanger ne bouge et que les Balkans se taisent !

— Dans l’attente funèbre des semaines pendant lesquelles le sort d’un livre se décide, Servaise galopa par le monde en faux brave, acharné à cueillir le pain sec des éloges assaisonnés de vitriol, la morsure des sous-entendus, les noms des maîtres lui volant en douche sur la tête, les écrasements de la comparaison féroce, les lessives polies.

Tout parut préférable à la solitude, à l’attente, au silence, aux marches par la chambre, à la sensation de banni, d’exilé, d’enseveli qui le terrassait dès qu’il n’entendait plus le bruit des voix, dès qu’il sortait de la gesticulation des brasseries ou des murmures des salons littéraires.


VI

Chez Fombreuse, un dimanche, le maître dit à Servaise :

— Beaucoup de talent votre bouquin, une analyse fouillée. Le petit paria est très chic…

Au ton, Servaise perçut le froid, l’estime cristallisée et neutre, l’humiliante bienveillance pour les œuvres qui n’ont pas franchi de clôtures.

Il baissa les cils, n’écoutant pas Fombreuse distiller un paradoxe. L’ennui écrasa ses poumons, l’asphyxié de ceux dont aucune clameur d’accueil ou de colère n’électrise les enfantements. Comme il y méditait, la porte s’ouvrit devant une silhouette sombre et gauche. Il se rencoigna, toute son âme émue à voir l’accueil du maître au nouveau venu.

— J’ai lu vos Émeutiers, Myron, je suis de l’avis de Guadet. C’est très fort. Mais vous exagérez la description, et puis, ces termes… J’en arrive à me demander si je n’ai pas abusé de l’écriture, si le talent suprême ne serait pas d’écrire très simplement des choses très compliquées.

Fombreuse s’étira sur le sopha, du sang aux joues, ses beaux yeux nerveux dans le vide. L’envie stilla des entrailles de Servaise. Il s’indigna de voir le nouveau venu en attitude combative, les mains tordues aux genoux, la tête en coup de cornes. Entre tous, Myron l’exaspérait. Disputeur âpre, posé d’aplomb en face des vieux maîtres, il apparaissait présomptueux, autant qu’emphatique, ressasseur d’arguments, à la fois tolérant et opiniâtre. Il répugnait à Servaise par son style encombré, ses allures de prophète, par tous les points où une nature exubérante peut heurter une nature sobre et dénigreuse.

Myron rêvait aux crucifiements du maître pour ce style qu’il abattait aujourd’hui : la psychique vivante des Fombreuse, organisée et orientée pour exprimer du contemporain. Il enragea contre le retour éternel, les reniements du « moi » des heures de création par le « moi » des heures de repos. Levant les prunelles vers la tête large, la face lorraine, les cheveux de soie blanche du vieillard :

— Pardon, cher maître… mais, vraiment, vous y croyez maintenant à ce fameux simple ? N’admettez-vous plus (comme dans vos préfaces) qu’à de nouveaux ordres de sensations correspondent des torsions nouvelles de la forme, des attitudes de phrase, et que la langue qui exprime, en somme, des vies d’époque, qui est une sécrétion d’être organisés, se complique avec la complication même de ceux qui s’en servent pour transporter leur être au dehors ?

— Est-ce assez prétentieux ! pensa Servaise, agacé de la nuque aux chevilles par le ton de l’autre.

Le maître se leva, n’aimant pas le dogmatisme du jeune. Il marcha par la chambre à grands pas lourds, sa veste épaisse pleine de plis de pachyderme, de grand air en cela, de beauté tactile et réfléchie.

— Vous n’êtes tout de même pas un bon Dieu ; Myron ! Vous pouvez bien admettre qu’on vous fasse quelques critiques !

— Cher maître ; je ne récrimine pas contre les critiques, mais contre vos réflexions sur le style. Je vous défends contre vous-même lorsque je dis que, dans une vingtaine d’années ; votre langue sera classique, et qu’il y a toute une série de sensations propres à notre temps dont vous avez trouvé la forme rigoureuse, presque la seule forme possible !

Il parlait en douceur, mais l’individualité syllogistique persistait, metteuse de points sur les i, énervant le maître qui, toutefois, sourit à la conclusion :

— Oui, oui, mais il faut une limite, il y a des termes de science qui tuent net l’impression ?

Le sang d’orgueil flua par les tempes de Myron. Debout à son tour, en guerre :

— Termes de science ou d’architecture, physique ou peinture, qu’importe ! C’est le même procédé à travers les siècles… enrichir l’art de tout ce que produit le temps… élargir les éléments de beauté en les cherchant dans tous les domaines de l’activité humaine… Mais, il faut s’y attendre, les précurseurs renieront toujours les vigoureux bâtards… les enfants de la force et de la jeunesse… pour les pauvres légitimes souffreteux qui naissent sans énergie personnelle et imitent, en les décolorant et les rachitisant, les chefs-d’œuvre !

Fombreuse s’émut à ces paroles, s’arrétant, se rasseyant. Coulé en arrière, les yeux de nouveau dans le vague, sa main aristocratique se crispa sur les étoffes :

— Enfin, Myron, vous avez fait un beau livre… vous avez vu vos bonshommes. Puis, vous connaissez mon principe : les reproches ne servent à rien, nos qualités ne vont pas sans nos défauts, vous êtes comme ça et vous auriez tort de m’écouter !

Un silence pénible. En Servaise, le fiel, l’exécration du maître, de Myron. Lui, Noël, symbolisa le travail sincère et patient, la belle netteté des phrases et la vigueur du récit, le désintéressement flaubertien et le dédain du charlatanisme. En Myron fut le triomphe de l’emphase, de la blague philosophique, du truquage des mots et des idées.

Les prunelles de Myron voguèrent sur les roseaux japonais du plafond, les Gavarnis de la muraille. À travers la salle, des grâces éparses, frêles et de demi-teinte, une fête de la rétine qui porte le jeune homme à contempler l’œil du maître, aux pupilles voluptueuses, où la vie externe entre à pleines voiles.

Il restait un peu froissé toutefois, estimant illogique que Fombreuse en fût à redire des phrases sur la simplicité, à en lapider les jeunes, Puis, il songea que, au surplus, l’éloge dominait le blâme, qu’à l’époque de Georges Gramailly et de Mme Hervailles, les de Fombreuse ne récoltaient qu’amertume, envie basse, et qu’il était brave, à un homme de génie, de savoir accueillir, presque en frère, un frais venu. Il y fallait joindre la franchise du maître, sa sincérité proverbiale, cette inaptitude à mentir, à fabriquer le compliment de politesse, qui décuple le prix des moindres paroles…

La porte s’ouvrit devant deux fidèles : Toulouse et Gourvain, l’architecte. Gourvain, figure nerveuse et mouvante, dit chaudement à Myron :

— Ah ! quel beau livre, ces Émeutiers… un monde nouveau… vous êtes le premier qui… une puissance… une coloration… Ah ! ces petits enfants !…

Il allait à grands gestes, à fragments de phrases elliptiques ; Myron avec gratitude, d’un air vague et sot, ripostait :

— Je suis heureux !… bien heureux de…

Servaise épiait, la lèvre dédaigneuse, Gourvain vint à lui :

— Ah ! très étonnantes, ces nouvelles… le petit paria est extraordinaire…

Mais au timbre, Noël sentit la même estime sans feu, la même pesanteur d’indifférence qui lui broyait la poitrine toute cette quinzaine.

Successivement survinrent Bonnin, l’anglais Kidd, Lelièvre, d’autres. Servaise, sous les demi-teintes des phrases, du geste, à tous les effluves caractéristiques entre enfants de la balle, discernait le grand succès de Myron, le coup porté raide, rude, que les abatages, les réflexions acides, les mots refroidisseurs ne rongeaient guère. L’oreille au guet, il relevait la monotonie et surtout la panurgerie des éloges : « Celui-ci vient de Guadet, celui-là de Ramon, ceci de Georisse, » se disait-il.

Dans une petite joie amère de serf et de vaincu, il fit le procès à la fameuse élite, la parqua autour de six ou sept spontanistes, fabricateurs de tout blâme et de toute critique, imposant aux autres chaque pulsation de leur caprice, créateurs absolus de l’admiration et de la négation littéraires.

— Tas de chapons ! tas de clairs de lune ! ricana-t-il.

Avec pourtant, dans la broussaille de sa psychique, la petite sensation ambiguë que lui aussi demeurait incapable de jauger un talent frais venu, trop saturé de routines envieuses et de fétichismes.

Cependant, les conciliabules se détachèrent de Myron ; le maître, renfoncé dans un sopha, parlait haut par intervalles :

— Maret ne veut pas le croire, j’ai empêché qu’on ne l’assomme ! Ce n’est pas ce qu’on appelle un monsieur courageux. Vous savez, le jour où il blaguait la Faustin dans sa conférence ; les Rêvens se sont mis à faire oh ! oh !… Il a tourné casaque en trouvant des qualités au volume.

— Certainement, il a toujours tapé sur les vaincus, les prêtres, la Commune…

— Croyez-vous qu’il conférencie sur Mourlannes ?

— Je ne sais pas… Joliment affalé, Mourlannes flaire un four !…

— La vraie littérature de parvenus, juste ce nouveau monde d’usurières qui ne sont pas encore accoutumées au luxe. Ses ahurissements, ses admirations pour des choses dont on ne parle même pas, le coupe-papier, les initiales sur des ustensiles !

— Ces dames raffolent de lui, c’est une extase !

— Et ces épreuves qu’elles se passent : « Monsieur Mourlannes, cette épithète, il faudrait la changer. Monsieur Mourlannes, cette expression !… »

— Un monsieur qui ménage tout le monde, qui n’a jamais dit carrément de mal de personne… Ça le peint !

Une pause, un grand froid. Sur deux ou trois physionomies l’effort visible de trouver quelque rallumement de conversation. Servaise se rencoigna davantage, songeant à la dure, à l’horrible croûte de pain que l’art refuse. Que lui importerait même la lutte noire de Fombreuse, s’il avait le peu qui abrite des vicissitudes ! Le nom de Beust l’éveilla :

— De Beust… celui-là, du moins, reconnaît la supériorité de la littérature française, une littérature qui contient des colosses comme Jules Claretie et Boisgobey !

— Bismarck a meilleur goût, il lit les naturalistes, Flaubert, moi, Daudet, Zola, fait le maître.

— Ah ! oui, chaque fois que la France se paie un nouveau fusil ou un canon plus fort, Bismarck court prendre un bouquin naturaliste pour se consoler en y cherchant l’avachissement du Français par la femme !

— Mais ça prouve son goût, fait Toulouse, car dans Boisgobey il trouverait les mêmes choses au fond.

— Oui, mais de Boisgobey on peut prétendre que c’est de la blague ! Tandis que pour les naturalistes, Bismarck se dit : « Et c’est vrai, ces gaillards sont sincères ! »

Nouveau silence, ennui plus profond, presque sinistre. Puis, colloques :

Numa Roumestan est décidément un succès !

— Oui, nous voici au dixième jour, et on fait 5, 000.

— Je vous recommande le kirsch, Bonnin… c’est une trouvaille…

— Glaiveron joue délicieusement de sa maitresse avec le Directeur… Ça lui fait trois articles par semaine…

— Oui, son petit jeune homme la ruine, il ne veut boire comme ordinaire que du bordeaux à 1, 800 francs !

— Mais enfin Mme Rendu n’a pas pu manger trois millions avec lui !

— Dame, il lui coûte cher, pourtant !…

— Je suis un homme qui n’a pas de chance. Tenez, on me vend 1, 500 volumes du Monde féminin au XIVe siècle, puis ils ne sont pas outillés pour continuer !

— Vous n’avez pas fait insérer la nouvelle clause ? C’est maintenant la mode, l’éditéur s’engage à payer un ou deux articles dans les forts journaux…

— Un monsieur pas sûr, enfin ! Je le trouve amusant, il est observateur.

— Un petit abbé gras…

— Vous savez son histoire avec le curé ? Un curé qui suivait sa femme partout, qui l’attendait devant sa maison, un ange de curé. Ça devenait exaspérant. Un matin, par une grosse pluie, le curé se trouvait à sept heures du matin à reluquer les vitres de Carvan. Carvan, n’y tenant plus, descend quatre à quatre et casse d’un coup de canne le parapluie du curé. Tapage et commissaire ! Le commissaire, qui connait Carvan, dit à l’autre : « Vous feriez mieux d’aller dire votre messe. D’où êtes-vous ? — Du Mans. — Vous feriez mieux de retourner au Mans ! » Finalement le curé est renvoyé, gueulant : « Je ne retournerai pas au Mans, je suis ici pour m’amuser, et ce n’est pas tout ça, qu’on me paie mon parapluie ! »

Ah ! il a eu un mot épique : on lui demandait ce qu’il attendait à sept heures du matin. Il a répondu : « J’attendais l’ouverture de l’aquarium. »

Par la porte lentement ouverte, il apparut un homme maussade et gros. Après les mots d’entrée, il s’assit au rebord d’une chaise, le ventre sur les cuisses, Myron l’observait, entraîné vers sa personne, tout en le jugeant égoïste :

— Vos Paysans avancent, Rolla ? fit le maître.

— Je n’ai pas pu travailler cette semaine.

— Tu feins de ne pas voir Myron, songea Servaise avec amertume… mais tu vas y venir… toi, comme les autres, tout aux poseurs !

Effectivement, Rolla, après quelques minutes, se tourna vers Myron :

— Ah !… pardon… J’ai lu votre bouquin !

Et l’entraînant au fond de la salle :

— Je suis de l’avis de Fombreuse et de Guadet… un très beau livre ; mais vous abusez de la langue et, à mesure que j’avance en âge, j’ai de plus en plus la haine de ces choses-là, j’arrive à la simplicité absolue, la bonhomie du style. Oh ! je sais bien que j’ai moi-même subi le poison romantique ! Enfin il faut revenir à la clarté française !

— Où ça la clarté française ? Rabelais, si obscur et si diffus, si savantasse et qu’aujourd’hui tous les cuistres adorent ; Racine où chaque phrase est un modèle de contorsions et d’images extraordinaires ? Laissez donc, je suis aussi précis que quiconque, c’est une querelle pour une centaine de mots qui tous existent, car je ne fais pas de néologismes ou très peu, et ces mots je les emploie aussi bien dans la conversation que dans mes livres. Ne me confondez donc pas avec les bûcheurs de dictionnaires.

— Je ne discute pas, je donne mon impression. Tenez, au commencement, pourquoi dites-vous pavage au lieu de pavé ? Le pavage, c’est le travail et non la chose…

— Mais c’est de la plus vieille rhétorique, cher maître, travail pour chose, chose pour travail, et vous et tout le monde, en abusez chaque jour.

— Enfin, je ne discute pas… puis, êtes-vous bien documenté pour vos milieux ; je connais mon Paris, j’ai vécu la vie de faubourg… certains de vos coins sont vagues…

— Ah ! cher maître, je suis un si grand rôdeur des rues ! Mais votre vision de semi-Méridional est nécessairement tout autre… c’est la querelle des nuances et des vues par lignes…

— Je ne suis pas Méridional tant que ça…

— Je sais que vous êtes mixte, mais…

Une amertume alla de l’un à l’autre, Myron indigné de la prétention de simplicité et d’exactitude chez un homme dont il admirait le génie, mais qu’il jugeait terrible de boursouflure et de truquage, Rolla froissé de la résistance du jeune homme :

— Je vous dis ce que je pense, fit Rolla… mais ce sont là des détails. Vous avez des passages superbes. Ainsi, vous savez faire manœuvrer des foules, reconstituer la vie des masses… et ce n’est pas commun, Ça !

— Il n’y a que vous parmi les contemporains qui maniiez bien les multitudes, fit Myron.

Rolla le regarda, en malaise, ne sachant s’il raillait.

— Vous avez beaucoup vécu dans ce monde-là ?

— Deux ans et demi… et intimement avec plusieurs de mes personnages.

— Ah !

Comme ils s’en revenaient vers les groupes, Fombreuse demanda :

— Eh bien ! Rolla, lui avez-vous lavé la tête ?

— Je lui ai fait ma critique sur son style, mais il aime trop à batailler ; il a fait un livre superbe, mais qu’on ne lira pas à cause de quelques centaines de termes, et c’est bien ce qui me chagrine !

Myron sombre, se rencoigna.

— Votre Estomac de Paris marche, Rolla ? demanda Fombreuse.

— Mon Dieu, oui, on fait 1, 500 et avec 800 tous les frais sont couverts. Je suis dans un théâtre bonhomme où 1, 000 francs de recettes c’est déjà beau… Et Rouma !

— Cinq mille !

— Quel jeu exécrable, ces acteurs !…

— Ils sont trop blêmes pour représenter la race des grillons bruns de la tirade…

— Et la Rafaëlos dans la scène du troisième… Est-ce assez Conservatoire ! Superbe scène cependant pour le théâtre.

— Voulez-vous me laisser dire, Fombreuse, dit Rolla. J’aime beaucoup Guadet, je l’ai prouvé ; eh bien, cette scène du quatrième est gâtée, alambiquée.

— Ah ! pardon, dit Fombreuse, ça c’est ainsi passé dans la réalité…

— Je ne dis pas non, mais dans la réalité, ça a dû se passer d’une façon plus ronde, et entre les deux femmes seulement. Ce juge est absurde…

— Moi, répliqua Fombreuse, je trouve dans cette scène le sublime de la vie, cet homme si austère, si respecté, consentant à déchoir devant sa fille…

— Le sublime ! cria Rolla… le sublime est un mouvement brusque de l’âme, ceci est alambiqué…

Myron se mit à rire entre ses dents de cette définition empruntée à la rhétorique.

— Le baiser refusé, encore une complication ! Et dans le roman nous avons du moins le caractère du magistrat… ici, nous l’avons à peine vu…

— Enfin, je trouve ça sublime, moi ! fit Fombreuse en marchant avec rage.

— Tenez, cria Rolla, cette affaire du tambourinaire, ça aussi Guadet prétend que c’est vrai. Comment imaginer une Parisienne fine et délicate s’enthousiasmant pour un paysan et continuant à l’aimer, et pour cette musique bête… car c’est bête ce flûtet et ce battement !

— Il parlait haut et vite, mauvais joueur dans le trente et quarante littéraire :

— Ah ! fit Fombreuse, l’histoire du tambourinaire, je l’aime moins…

— Voulez-vous me laisser dire, Fombreuse… Eh bien ! au Figaro, quand Rouma allait paraître, j’en ai parlé, j’ai signalé l’histoire du tambourinaire. Guadet était alors en villégiature. Lorsqu’il est revenu, il m’a affirmé la vérité de l’histoire… que cela s’était bien passé à peu près comme ça ; mais savez-vous comment ? Avec Marginal. Vous avouerez que la distance est énorme, de Marginal à un tambourinaire ! car enfin, Marginal c’est Marginal, un grand nom, et rien d’étonnant que les plus distinguées des Parisiennes…

— Écoutez, Rolla, vous et moi ne sommes pas des Méridionaux… Un tambourinaire, ça ne lui paraît du tout ridicule, à un Méridional.

— Et puis, fit Myron, qu’importe ! Évidemment le tambourinaire est un feston quelconque : dans Rouma… le drame est entre la Femme et le Mari, le Nord et le Midi, et je crois bien que c’est tiré de la vie.

— Oh ! fit Rolla… évidemment ! c’est un détail…

Il regarda devant lui, boudeur. Une force invincible le ramena au dénigrement :

— Quand, au cinquième, Rouma se cache derrière le rideau, ça ne vous paraît pas drôle à vous autres que le masquement de l’unique fenêtre de la pièce ne détermine pas une demi-ombre. Et quand Rouma parle à l’extérieur, qu’aucun bruit ne pénètre… puis ce brouhaha dès qu’on ouvre la fenêtre ?

— Ça prouve qu’on ne pense pas à tout. Car le propre de Rouma, c’est qu’on y trouve justement un soin charmant du détail… l’intérieur du juge… la reconduite avec la lampe…

— Les cris de vendeurs, au premier acte… la fête… le retour du mari, à l’aube… ah ! voilà une scène belle et forte… Comme drame et comme accessoires…

— Évidemment… c’est plein de jolies choses, fit Rolla.

— Monsieur Guadet ! vint annoncer la petite servante de Fombreuse.

La discussion rompit net, Guadet s’avança, la démarche incertaine, tremblante et aveugle.

Il était triste et comme stupéfié. Deux minutes il resta en silence, regardant attentivement, de très près, ses ongles, et répondant vaguement à quelques questions :

— Mon Dieu ! pas plus mal… ce temps froid me terrasse…

Les deux yeux myopes, à régard sans perspective, aveugles à un mètre de distance, s’humanisent à mesure qu’on approche, deviennent de plus en plus de beaux yeux de voyant microscope. La physionomie mobile, en ce moment rigide, Myron y lit les caractéristiques de Guadet. Il sait comment chaque pli s’irradie à un tam-tam où une sympathie, comment les traits se « projettent » en accompagnement des paroles. Il sait les éveils de Guadet dans le froid d’une conversation moutonnière, son beau départ, ses électrisations communicatives où il oublie les tortures, la lassitude, la mélancolie d’une existence douloureuse. Retrempé dans une bizarre jeunesse, qu’aucune maladie ne tue, il escalade des échelles d’analyses et d’observations, nullement enfermé comme les masses littéraires en des formules potinières ou médisantes, empoignant un portrait ou une souvenance, page d’antan, Tacite ou Montaigne, musique ou caractère d’un objet, illuminant tout d’une facette personnelle, d’un éclair d’enthousiasme.

— L’acétate d’aniline, oui, un brave poison, mais lent, insensible… pas comme la morphine. La morphine, c’est la belle ivresse… la souffrance qui s’éloigne à grandes enjambées… pompeusement… solennellement, comme un suisse d’église frappant de la hallebarde…

Guadet montra une petite boîte oblongue, un flacon, puis, plein de mélancolie comique :

— Armé jusqu’aux dents ! Avec cela je puis traverser une forêt vierge !

Son accablement fuyait, devant un peu de combativité soulevée par la présence de Rolla, la prescience qu’on avait dû parler de lui avant son entrée.

— Êtes-vous content de Rouma ? fait quelqu’un.

— Mais pas mal, seulement l’horreur de l’effet, oh ! ces acteurs… ils assassineraient l’univers pour un effet… ils sont à compter tel passage, telle ligne… un effet !… il faut que ça sorte ! Puis un grimage imbécile, et des curiosités, des obstinations à ne pas se mettre un râtelier ; vous savez, ce vieux qui parle d’une manière horrible, sans dents, et tous se fichent des mollets, de fausses poitrines et surtout de faux fronts, des fronts énormes, c’est leur culte, et pas un qui fasse la dépense d’un râtelier !…

Il se mit à rire, entraînant les autres de sa verve débutante, puis :

— Étonné de voir Maguet, Méridional lui-même… si froid dans ce rôle de Rouma, un rôle de vie sensuelle et débordante, je l’interroge : « Dites done, Maguet, est-ce que vous n’êtes pas protestant ? — Oui, fait-il surpris, pourquoi ? » Naturellement je ne lui ai pas dit pourquoi.

— Les gens de théâtre m’effraient, murmura Fombreuse, un malaise comme devant des fous, jamais le lendemain ils n’ont gardé la volonté de la veille… et toujours des promesses rompues !

— Comme tous les joueurs, dit Guadet, Le directeur le plus fin… jamais ne connaîtra le public ; tous les succès les prennent par surprise… rouge et noir… la roulette. Et c’est extraordinaire ces têtes de Gorgone vues par le trou du rideau, ce hasard d’une humanité qui ne se connaît pas elle-même… surtout les têtes féroces des Parisiens qui ont payé leurs stalles… ces créanciers implacables qui attendent leurs gros sous de plaisir… puis le rideau… le rien ne va plus… la bataille à tâtons entre la pièce et la foule hostile.

— C’est vrai, murmura Myron, l’immense force qui gît là, incoordonnée, aux courants si divers… quelle terreur de sentir qu’elle sera pour ou contre, comme les ténèbres qui vous font échapper à l’ennemi ou vous jettent dans l’embuscade…

Tous se turent, l’encre crépusculaire dévora les encoignures. Les ombres furtives s’entrelacèrent aux fumerolles du tabac.

Dans l’atténuation des tableautins de la muraille, les vitres furent des toiles resplendissantes. Les grands platanes s’immobilisèrent sur l’agonie du ciel, sous les grisailles des nues frileuses, teintées de dissolutions infiniment diluées, de poudres de vert-de-gris, de laitons et de briques roses, d’huiles pâles, de pâtes translucides de bougies, de charpies de soie. À la craintive rôderie des rayons, les têtes des visiteurs s’animalisèrent ou se transformèrent en profils de philosophes rêveurs au fond d’un musée. Les mouvements participèrent du vague, difformes, tous plus longs ou plus courts qu’à la lumière, avivés des courbes décrites par les foyers des cigarettes.

Guadet se mit à dire :

— Savez-vous ce qui nous a fait taire ? Il y a eu dans le ton de Myron quelque chose qui a été de la terreur.. ; une note… et dans ce crépuseule… Oh ! la peur au théâtre, ce qu’on pourrait faire, des effets simples, la répétition d’un acte, d’une parole, d’un phénomène, des riens comme la petite lanterne dont s’effraient les imaginations simples, et qui ne rate jamais. Vous savez, un trou, un escalier qui tourne, et la petite lumière va et revient, disparaît et reparaît…

— Je ne sais rien de terrible comme des salles pleines de lumières, une salle, deux salles, trois salles, rien que des lumières, et personne !…

— Connaissez-vous, fit Guadet, le grand sentiment, le soir, très loin, dans le silence du paysage, un incendie, cette menace qui vit sans bruit, qui va par-dessus les bois, et on finit par avoir l’impression que ça pourrait anéantir le monde… Je me rappelle, une nuit, près d’un étang où j’étais resté à l’affût, le noir tout autour, mon chien près de moi. Tout à coup il est venu de la vie, des trous d’embuscade et du clair, et mon ombre et celle de mon chien : allongées sur l’eau… c’était sinistre… et je n’osais pas me retourner pour regarder la cause, la grande lune rouge qui venait de monter derrière moi, qui était comme une personne énorme, une âme effrayante sur le paysage…

Le crépuscule s’approfondit, une solennité douce par le salon, le charme apporté par le causeur, sa parole claire, capteuse, son mystérieux pouvoir d’évocation.

— Et l’effroi de l’absinthe ? Un groupe à une table, un soir comme celui-ci, leurs mains tremblantes, et quand l’un d’eux — le vieux Jehin que vous avez tous connu — quand il levait son absinthe… son regard ! Car ce n’est pas une absinthe qu’on prend… ça va au fond, rejoindre mille, dix mille absinthes bues dans une vie, ça va faire revivre la vieille liqueur, morte et sinistre tant qu’on est à jeun, mais qui s’éveille, qui crée une autre existence, un autre monde dès qu’on boit ; qui fait remonter dix, vingt années dans le cerveau des gens qui ne vivent plus de sang, mais qui vivent de poison, qui sont des cadavres jusqu’à l’heure du poison !…

De grandes lampes vinrent, dissipant le recueillement et l’ombre, la conversation divergea sur le mouvement littéraire, l’esprit de pédanterie et de brume allemande de la jeunesse contemporaine.

— L’extraordinaire de cette génération, c’est tous ces jeunes gens qui commencent par la critique, des critiques de dix-huit, vingt ans, un débordement d’impuissance à tirer de son propre fond une sénilité à bavarder sur le travail des autres.

— Et pas un mâle, fit Myron… un principe femelle, lâche et odieux, un bavardage d’eunuques philosophiques et de pédérastes littéraires.

— Ce sont les fils de la conquête ! fit Guadet. Comme il s’attache toujours une synthèse physique à nos idées, c’est en écoutant Lohengrin que j’ai eu l’impression précise… quand les stridentes trompettes s’élèvent… Je me suis dit : « La voilà, la conquête ! » Eh bien, Mourlannes, et toute la bande des absconces, c’est la conquête, ce sont les terrifiés et les ahuris de 1870, c’est sur leurs cœurs comme un bloc de granit, un grand poids qui les rend peureux et sans haleine. Ils sont tournés vers là-bas, ils ont accueilli avec respect la philosophie de la-bas, une philosophie de lard et de pâtes que leurs estomacs français n’ont pas digérée ; ils ont mâché ça, en conscience, ils nous l’ont servi, ils ont alourdi leurs lèvres sans attraper le tour de main… et c’est la littérature de la conquête !

— Heureux encore que les vainqueurs n’aient pas de littérature contemporaine… nous en serions étouffés !…

Servaise, bercé à la voix de Guadet, se leva péniblement pour partir. Mais à une phrase commencée par le causeur, il s’arrêta, il n’osa traverser les groupes pour aller vers Fombreuse :

— La maladie… la force et la santé d’une maladie, sa beauté… une belle plaie !… une belle plaie pleine de vie grouillante… qui grandit, qui vit sa lutte de plaie contre des principes contraires… qui se féconde comme une fleur. Vous rappelez-vous, Fombreuse, les bois de Champrosay dévorés par les charançons ? Oh ! la vigueur du coloris, la splendeur de ça, cette mort parée comme une grande fête de la nature ! Et voyez-vous, parmi nous, les efforts de la maladie, ces phtisiques qui épousent des phtisiques, ces maladies de foie qui vont vers les maladies de cœur, et le détraquement, la folie… cette force qui fait que presque toujours, quand le choix est libre, vous verrez le fils d’une famille de fous épouser la folie d’une autre famille… le profond mystère de ça… et que l’humanité y ait survécu !

Six heures. Les groupes se levèrent. Bonnin, Gourvain et Jouveroy dévalèrent avec Servaise, précédés de l’encolure forte de Rolla qui disait à Myron :

— Vous direz que je suis un sale bourgeois… mais tout ça ne fera pas, qu’ayant fait un livre superbe, vous n’en ayez gâté la vente pour des choses qui n’y ajoutent rien !

Tandis que Gourvain partait en invectives contre les architectes, Servaise avait une envie immense d’être heureux, l’affreuse lassitude du fiel dépensé tous ces jours ; mais son volume était entre lui et le repos, comme une bête fauve dans un viandis, toujours prête à bondir et à dévorer, et qu’il sentait grouiller par sa tête même aux heures du sommeil.

Ah ! que ce poseur de Myron avait de chance ! Et il ne pouvait se figurer Myron, oppressé comme lui, se repassant le couteau du doute par les entrailles cent fois par minute, et comme lui rêvant sinistrement sur l’oreiller d’insomnie, écoutant bondir un cœur triste comme une cloche des morts, endormi dans des torpeurs malsaines, des assoupissements mi-lucides où un chuchotis demeuré, des syllabes de miserere, une âme de détresse errant par les catacombes du crâne.


VII

Vers le solstice, les réunions littéraires se firent rares. À peine rôdaient les forçats de la petite chronique, quelques poètes rouilleux ou adolescents, par les brasseries et les cénacles. La puanteur de Saint-Ouen et de la plaine Saint-Denis coula des hauteurs de Clignancourt jusqu’aux grands boulevards. Le « tourisme » écrasa la ville.

Alors Servaise tomba dans la nausée. Ses déceptions, privées de l’aiguillon des disputes, s’abattirent plates comme des pierres tombales. Les velléités colériques de travail, les notes « vengeresses » prises pour le roman, tout se fusionna dans une morosité gélatineuse. Reléguée par l’absence et la lutte, son utopie de l’hiver, son amour de « Belle et Bête » regerma comme une fleur des landes. Hypocondriaque, il y rêva, sans oser préciser, avec la conscience d’une chimère trop fluide, avec un surcroît de peine à savoir Mme Chavailles si loin.

Les jours de coudes sur la table, souvent l’image reprit, chaque fois chassée par les mêmes sentiments de Nirvâna, des visions frustes de suicide. Aux crépuscules sinistres, alors que douze heures durant, Noël avait moisi dans sa chambre à vainement enfiler des métaphores, à lutter contre le besoin d’aller sonner chez quelque camarade, il sortait vivement. Il s’éloignait du centre où la goule disputeuse l’aurait englouti. Comme des cavernes de désespérance, les rues s’ouvraient à sa marche, prêchant la philosophie des défaites. Les coins de ciel, les taupes humaines, tout se transmuait en hiéroglyphes de sa destinée,

Un soir, il se trouva vers la frontière, rue de Tolbiac. Là, un pan de métamorphose urbaine, un labeur fuligineux et acide, une poussière de chaux, de cendre, de guenilles et de champignon, conquit son être. Il y vécut, accoudé sur une planche vétuste, dominant de haut un gouffre d’industrie et de nature. Dans la trouée vaste, à talus disparates et semblables à des collines, des effondrements de ferraille, des lambeaux de cheminées, des comblements couleur de plombagine et d’argile. Des chariots en marche déversaient une abondance de terreaux, de conglomérats, de sable, de résidus de fabrique, de poteries en miettes, de paperasses, de coke, de poussière de briques, de vague minerai, de ciments et de calcaires arrachés à des ruines. De cet amalgame tout l’Ouest était comblé lentement, strié de voies orniéreuses et polychromes, enveloppé de méphitisme sec ; de poudres cuisantes flottant au crépuscule.

Plus bas, dans le val libre luttaient des herbes plaintives, de petits champs de pommes de terre nourries de bitume, une échelle de verts pleureurs et de tiges d’ataxie, des maisons de bois au bord d’ex-sentiers noirs comme le Cocyte. Un ruisseau s’acharnait à se frayer carrière.

Dans tout cela, une ou deux routes réelles, couleur de dunes, des lanternes microscopisées dans la profondeur, comme des follets sur une lagune, accrochées sur la pente arrière, ascendantes à celles de gauche, étranges, attendrissantes, pures sur l’impureté du paysage. Funéraires dans ce déblai de plante et de minéral, trois peupliers, reliquat d’une ancienne bordure, et qui, par leur ligne interrompue, marquent-on ne sait quelle ampleur d’espace fantôme, on ne sait quel spectre d’ancien val s’enfonçant et se prolongeant dans le frais des pâturages, la vie des napées, la palpitation des ondes, la joie des renoncules et des trèfles. Eux, noirs de poussière, arbres presque de schiste, montent le rêve étouffé de leur croissance, leur bel acharnement à créer des cellules et de la sève, la feuille et l’écorce dans la nécropole végétale.

De tout cela une magie surprenante de perspective, un élargissement obtenu, au rebours des lois d’immensité, par le complexe des apparences, la multitude des êtres, par le vertige de maisons neuves, comme suspendues sur l’abîme, par le sinistre des labeurs, l’âpreté de la vie, l’étouffant du coloris et de l’atmosphère, les grands aérostats de la nuée sur les forges du couchant, la fantasque présence de Paris vers Montrouge et la Glacière, l’arrivée de foules artisanes précipitées au repos.

— Ce livre qui ne veut pas mourir ! grommela Servaise.

Et les charretées plâtreuses, les enclos de pommes de terre, les vagabonds fouillant les débris d’un geste d’ours fouisseur ou de coyote des savanes, furent des assonances à son chagrin autant que les vapeurs dardantes qui cuivraient l’horizon.

L’horreur des combats pour vivre se distilla par gouttelettes glaciales sur son cœur. C’était une oscillation de pendule, un repos et une souffrance alternatives, des torpeurs et des acuités subites, des chutes de cendre amère et de pluie mortelle.

Tantôt le centre d’obsession s’accompagnait des trois peupliers, tantôt d’une maisonnette où fumait quelque paria en blouse calcinée, tantôt d’un tertre de glaise, tantôt d’une cheminée obélisque vomissant un poison violâtre. Ces choses, entrées dans le sens intime, y devenaient psychiques, formatrices de pensées noires, axes d’associations idéennes, déformées et synthétisées par l’être qui les contemplait.

L’heure avança, les nues en fuseaux comme des lampes et des cierges de funérailles, une verrerie, une métallurgie languissante à mi-route du zénith. Noël identifia toujours davantage l’ambiance à sa philosophie dévoreuse, L’univers tint en ce coin de ruine et de genèse, toute l’histoire de l’humanité inscrite sur des tas de plâtres et de verres cassés, sur la veste d’un rôdeur de ruines, sur le ruisseau empruntant une splendeur hypocrite à la lumière d’un nuage.

Mais par-dossus toute philosophie, par-dessus choses et hommes, un fantôme plana, le fantôme jaunâtre du volume naufragé, le drame des articles et des éloges en vain attendus, l’indifférence inexpiable du monde pour trois cents pages de veilles, pour cette grande livre de chair offerte en holocauste à la gloire.

— Mufles ! mufles !

Sa rage épanchée sur tous les hommes monta vers ses amis mêmes, Elle ressembla de plus en plus à une extravase de vieille fille, exempte de hauteur, tout en acides, en mauvaisetés d’épigramme, en calomnie. Elle eut le goût moisi de ces revues de cénacle où l’on fait l’aumône d’éloges entrefilés d’accusations ambiguës, gonflés de noms de maîtres lâchement accumulés — et au hasard — par des plumes de mendiants littéraires. Le monde déjà si calfeutré par sa philosophie de naturaliste de la deuxième couche, Noël le rapetissa à un papotage de camelots, des injures de voyou, un pessimisme de savetier ou de concierge.

L’éclosion des sorcelleries du soir, un démarrage de brises pénétrantes, électrisées de bonheur, une solennité féconde, un cheminement d’étoiles sur la vapeur lumineuse de Paris, un soir de santé d’âme et de chaleur de fibres, il y marcha la tête basse, aveugle, sans tact, reprenant son refrain de brûlante rancune :

— Mufles ! mufles !

D’instinct, il alla dans une petite gare de ceinture où il attendit le train. Sa navrance se berça aux complexités du joli monde mécanique, au grincement d’une cordelle de métal précédant la chute d’un fanal rouge ou l’ascension d’un fanal vert, aux prunelles qui cillaient sur la voie rigide, prolongée comme un fleuve d’encre entre les berges des talus.

Les rails contaient la victoire presque séculaire du mastodonte aux entrailles bouillantes sur l’Espace et le Temps. L’heure vacillait à petits coups électriques sur un cadran translucide. Les nerfs du télégraphe allaient en fibrilles fines dans les demi-ombres, une sonnerie à trembleur chantait comme un grillon de la science, une armature palpitait ainsi qu’un cœur de bestiole métallique.

Cependant, l’été moite, sous les arbres vitrés, roulait une haleine d’empyreume et de houille, Des voyageurs inclinés sur les bords du quai, épiaient au tunnel la pupille ambrée d’une locomotive. Minuscule comme les lanternes lointaines, longtemps le foyer parut stationnaire au fond de la caverne, puis les pulsations s’accrurent, l’ambre se métamorphosa en topazes ruisselantes dans des tulles dramatiques de ténèbres.

Un signal, un employé poussant une malle, la pupille se projetant immense, en mascaret de rayons raides, et quand les coups lourds du piston et la respiration des fourneaux s’enflèrent, quand le colosse de lueurs et de fracas emplit la petite gare, Noël eut un tressaut des artères, un éveil belliqueux que son dénigrement rencoigna.

Puis, seul au fond d’un wagon, l’idée d’espace et de voyage fit dévier son cerveau. D’abord naquit une ivresse fluide, un vœu de délivrance dans une impression d’envol comme aux rêves de l’adolescence. Le souvenir que Servaise écartait toute cette quinzaine surgit, sembla proche, comme si le tourbillon du train se précipitait vers le séjour des Chavailles.

Il n’y résista pas, la tempe vibrant d’une rumeur de rémémorations, de la multitude des jours anciens se levant en deux temps, aussi vifs et forts que les à-coups des pistons. Comme ces cataractes longtemps vaincues qui anéantissent le barrage, ses désirs du printemps revécurent, l’envie aveugle de s’immerger dans le positif d’une passion, de jeter à pile ou face le présent et le futur.

Alors, il essaya de reconstruire nettement Mme Chavailles. Selon la règle, il y échoua. À peine revit-il telle pose de la tête sur le col frêle, telle onde de mouvement, tandis que des caractéristiques à côté revenaient fermes antant que nombreuses — boucles d’oreilles, soutaches du corsage, nuances de robes, écharpe algérienne, pantoufle-scarabée.

Seule vivait de pleine vie l’impression de la nuit de crise, vrai déterminatif de sa passion, au point qu’il eût pu se demander si là n’était pas tout son amour, si du fond de ses entrailles souffrantes n’avait pas jailli la tendresse, si toute autre femme exquise, et vue précisément la veille, ne serait pas devenue le centre d’obsession ? Encore faudrait-il y joindre la brutalité de Chavailles, le condiment qu’est en amour l’idée de victime et de prisonnière.

Au fracas des ferrailles, au bruissement de l’air contre la maison roulante, l’idée du départ brûla toujours davantage Noël. Son cœur se fondit dans un baiser chimérique, dans une folie étayée de pauvretés raisonneuses. Doucement, sur le plan incliné des enthousiasmes, il vit couler, possible et « même sage », un projet dont jaillirait du malheur peut-être, mais à coup sûr de l’inspiration, de « la bonne semence pour travail », le projet d’aller en villégiature dans un trou voisin du district de Chavailles.

Devant la vitre où se constellaient les luminosités de Vaugirard, des perles semées à l’aventure, un à un se dissolvèrent les scrupules de Servaise, tout son vouloir polarisé vers un miracle vague, le brûlement de vaisseaux dont tant de petits Cortez espèrent l’énergie et la victoire.



LIVRE DEUXIÈME


I


Trois petites lanternes de satin, suspendues à des tilleuls, scandent une strophe de l’âme des couleurs, un verset léger des crépuscules. Elles oscillent à l’haleine très égale du soir, comme des pendules de lumière. L’une, jonquille ainsi qu’une grande feuille d’automne, cligne par la gauche sur Mme Chavailles, avivant le corsage en foulard « Kabyl ». L’autre, vert de fleuve, un peu lointaine, fort oblique, comme une soie-verrière merveilleuse, mordille la robe « feuille antique, » croise les feux de la jonquille de la troisième, cramoisie, en apothéose de rais tremblants autour du visage de la jeune femme. Dans les nuées de la chevelure, les mutations de la peau et des prunelles, on dirait, à la longue, d’une cascade d’élytres et d’une chute de papier extrêmement fins et trempés dans des huiles essentielles.

Arrivé depuis quelques minutes, Servaise regardait cette fête frêle des rayons. Chavailles grognait des remarques sur le terroir, mimant, parodiant, ricanant, avec un bruit de cailloux et de verre cassé :

— Un pays de grosses têtes à brouillard qui ruminent le néant… quand tu leur parles, ça met une heure à faire le tour, et je n’ai pas encore vu un endroit où la plaisanterie soit plus rare. Il leur arrive, le samedi, de beugler une musique très curieuse et très vieille. Note que, tout autour, c’est au contraire une race de chèvres, des profils secs qui cireulent à travers les bruyères, des paysans qui bêlent et savent se moquer du monde… Et pourtant — arrange ça — c’est ceux d’ici qui l’emportent en aisance et en industrie, tous gras à lard avec de fortes récoltes dont ils mangent la bonne part eux-mêmes… une cuisine pas mal… des maisons solides et saines.

Servaise résidait dans la partie ombreuse de la terrasse. Depuis le deuxième jour de son débarquement à Quéreux, il ne venait que le soir au chalet des Chavailles, à la fin du dîner.

Une peur subtile d’être « vu » le recroquevillait là où les rais des lanternes n’arrivaient qu’en poudre indécise. Il s’y sentait comme un être de demi-vapeur. Chaque fois que la jeune femme regardait dans ce vague, elle ne pourrait avoir de ces impressions précises, qui s’ancrent comme des écrous dans le fer, et dont Noël avait tant de crainte. De plus, un instinct lui faisait pressentir qu’elle aimait l’onduleux, le pâle, l’indistinct, en exécration de son mari si net de forme et de pensée, dur comme l’ébène ou le marbre. Aussi parlait-il en assourdissant sa voix, presque avec mystère, s’efforçant de ne laisser point transparaître son amertume et ses rudesses. Il rêvait le monde plongé dans d’éternelles demi-ténèbres tièdes où sa personne se parerait d’indéfini, où sa silhouette resterait ainsi que par ces soirs d’été devant Mme Chavailles.

— Les paysages m’embêtent, disait le peintre, c’est mou et lourd… mais il y a des espèces de peulvaens qui donnent d’excellents effets… puis, nous aurons de fortes chasses en automne, dans la forêt de Malvor dont j’ai loué un dixième…

La béatitude ruisselait des végétaux du jardin. Le tremblement des étoiles se rafraîchissait dans l’humidité de l’atmosphère. Ces lueurs mouillées, sans nuage, c’était comme un gage de vie, une promesse d’éclosions et d’étreintes, quelque chose de plus confidentiel, de plus proche, de moins cruellement infini que les firmaments secs. Des astres d’horizon, trempés dans une lactescence, étaient la parole discrète qui s’attache à tout humide, soit qu’il plane tendrement sur une frondaison matinale, soit qu’il navigue sur les ravins d’octobre.

Chavailles en était agacé et finit par le dire :

— Je déteste ces soirs où l’on sent le Nord et l’Ouest vous étreindre… c’est vague et bête comme les serinettes anglaises, et les philosophies allemandes…

Personne ne répondit. Mme Chavailles porta une feuille de tilleul à sa lèvre. Noël, en littérateur, accumula mentalement des épithètes sur le tremblotement des rayons autour d’elle, impuissant à déterminer les tons audacieux dont la baignaient le jaune et le rouge, les lueurs montantes, timides, du vert lointain glissant comme une phosphorescence marine. Aux oscillations, le cramoisi s’amplifiait en flots brusques. Le jonquille triomphait une seconde, Le glauque seul allait en perpétuelles demi-teintes.

— Voulez-vous marcher un peu ? demanda Chavailles à Servaise.

Noël n’osa refuser. La puissance de Chavailles l’arrachant d’un mot à des abîmes d’extase, fit grouiller en lui l’adage du « si près et si loin » des Arabes, Puis son pessimisme ergotant sur la menuité de tout bonheur, exclut l’idée de loin et de près. Il se mit debout, prêt à suivre.

— Tu peux venir si tu veux, cria le peintre à sa femme.

Elle se leva, lente. Les pensées de Servaise obliquaient à chacun de ses mouvements. L’aventure, de morose, devint aiguë, divinisée de toute une magie de mystère, d’une couvée de vieilles annales romantiques soudain ressuscitées en pleine grâce.

Armé de la lanterne jonquille, Chavailles guida la marche. Les rais se projetèrent en feuillets de cuivre sur le chemin, en cordelles de soufre, en cascatelles d’ambre, en flaques de chlore parmi les gramens et les arbrisseaux. Sortis du petit domaine, après avoir gravi un tertre, dépassé une seiglière, ils se trouvèrent à l’orée d’un bois :

— C’est Malvor ! fit Chavailles… si vous vouliez être gentils, nous irions jusqu’à la mare… et là vous m’attendriez le temps de dire deux mots au garde…

Lorsqu’ils furent près de la mare, le peintre s’enfonça sous les ramées, emportant la lanterne. L’ombre incertaine, troublée de clairs phosphoriques, la puissance des vies lourdes et tardives, l’odeur du terreau, la respiration des feuilles versant une atmosphère endormeuse, cela pesa sur la poitrine et sur la pensée de Servaise.

Accoté contre un soliveau, il se sentit observé par Mme Chavailles, il comprit d’instinct que si, plus tard, quelque événement lui était propice, ces minutes reparaîtraient à la mémoire de la jeune femme, évocatrices de paix, de beauté et de mysticisme panique, intermédiaires heureux, tendres et presque sacrés. Dans Mme Chavailles, l’homme participa de la parlerie des ramilles, de la navigation firmamentaire, des tremblements de la mare, des ténèbres mues en masses légères, en troupeaux d’âmes sur la matérialité opaque des végétaux.

Cependant, un travail tardif et harmonique, souleva, très loin, la base des cieux derrière les nefs de Malvor, comme une ascension d’êtres écartant et reployant les cachemires impondérables de l’Orient. Un émoi léger, un exorde de lumière semblable, dans l’opacité, à l’éveil d’une aile de hibou dans le silence, monta aux entrefeuilles des futaies, parmi les tulles pâles où transparaissaient les astérismes. Des rouilles infiniment diluées se posèrent aux assises levantines. La vie parut, la face laineuse de l’astre. Les innombrables fils du rayon assaillirent le paysage, dardant entre les ramuscules, étreignant et engloutissant les fumées de l’ombre, posant des veilleuses parmi les chênes, sculptant les sagittaires de la mare, s’enfonçant et se répercutant sur la paresse des eaux verdâtres et la mélancolie des algues.

La lune silla vite, emportant et puis délaissant des segments de paysages pareils à des estampes de suie sur une feuille de cuivre vierge. Elle abandonna sous elle les futaies, profil de laiton poli dans les océans de l’éther. Vaguement, par euphonie sensationnelle, la même pensée fétichique hanta Luce et Noël.

Le jeune homme médita de murmurer quelque ébauche de phrase qui se mêlerait au souvenir du paysage. Il chercha longtemps, écœuré, puis se résigna :

— Comme c’est pur !

Elle se tourna vers lui, de biais, les rais lunaires s’irisant sur ses pupilles et sur ses cils. Elle fut la déité pâle des nuits, la silhouette vêtue du clair-obscur de tel fusain adorable. L’âme dénigreuse de Servaise la trouva sans reproche, purement belle, symbole de toutes les histoires miraculeuses. Réfugié sous une branche tombante, lui-même pouvait représenter le principe mâle dans la timidité et l’amour, ses traits atténués et embellis par la pénombre.

— Oui, répondit-elle, comme c’est pur !

La taciturnité reprit devant l’astre plus clair, miroir gypseux du père de vie caché derrière l’océan et la terre. L’amertume, en flots pesants, descendit sur le cœur de Servaise. Il se peignit le surhumain de l’entrevue, si la vie lui avait fait l’aumône de quelque grâce physique. Tandis que l’extase persistait dans ses nerfs et dans ses veines, des jurons commençaient à lui sourdre au cerveau, son petit procès à la balourdise de l’univers.

L’acide des Nirvâna ternit le paysage, le bruit des grenouilles montées sur de larges feuilles, sur les dentelures des petites criques, saluant la lumière miséricordieuse, l’horripila comme une clameur d’ignominie, comme la voix de la boue et de la pourriture.

La profanation de Mme Chavailles suivit presque aussitôt. Il s’enfonça dans la puérilité de se figurer l’intime immondice, de remplir de vermine les chairs pâles, de supputer les affinités entre le compost dont on fume la terre et les nourritures dont se bâtit une personnalité charmante. D’expressions médico-littéraires, de termes cyniques et de comparaisons animales, il enveloppa le poème humain frissonnant à ses côtés. Acharné à la Charogne des Fleurs du mal (paraphrase assez grossière de versets de l’ « Ecclésiaste » et d’anathèmes de prophètes), il s’assouvit de matérialisation mêlée de sarcasme. Saturé, il remonta le courant, il aboutit à la malédiction plus intellectuelle, au « schopenhauerisme » du roi Salomon, et, sans qu’il le sût, sa rêverie aisément se pouvait ramener aux versets du vieil Israélite las de la magnificence des femmes, des richesses et des victoires !

Pourtant, au cerveau moderne de Servaise, l’antique cri désespéré s’élargit d’analyse aiguë, mais sans atteindre à la grandeur dont il jaillirait d’une âme moins bornée de petites frontières, moins cadenassée de préjugés littéraires et de haine pour l’Abstraction. Il regarda Mme Chavailles, avec rancune. Puis la magie recrût, la force de vie bannit les visions sépulcrales, les distiques pessimistes parurent vains comme une vapeur devant la femme trempée de la pluie des petites ellipses lumineuses croulant par les meneaux d’un frêne.

Des bestioles volantes vécurent autour d’elle, une foule menue, impondérable, infatigable, entremêlait une syllabition aux bourdons des feuillages. Sur les vêtements de Mme Chavailles, d’autres vêtements semblèrent posés, les étoffes diaphanes de la féerie, ces robes couleur du temps dont se paraient les princesses aventureuses. Sur le sol, autour d’elle, se développa la tapisserie vivante, les velours ourdis par les fileurs atomiques, les branchettes ciselées aux orfèvreries souterraines, les feuilles pressées aux fins laminoirs de Pan, battues sur les enclumes de la branche par les marteaux du soleil. La mare sembla le grand luxe nocturne, le miroir des Venises forestières, infiniment décorée de peluches et de métaux, aux méandres géographiques, aux reflets de smaragdine et de plomb neuf, aux draperies d’algues épandues sur la surface dormeuse. L’homme, devant ces choses, vécut une double vie littéraire, tout à la fois concevant parfaitement leur délicatesse, leur fraîcheur, leur électricité remuant ses fibres, mais n’arrivant, par routine naturaliste, qu’à les décorer de termes argotiques, de comparaisons toutes de plusieurs tons au-dessous, ternisseuses et trivialiseuses d’un spectacle dont, invinciblement, sa rétine, sa chair, son intimité subissaient la puissance surélévatrice.

Un froissement. Servaise et Luce tendirent l’oreille. Bientôt la lumière jonquille annonça l’approche de Chavailles. Noël en fut soulagé, tout suffoquant du silence, du tumulte intime, de la suavité « fragile » du tête-à-tête. Mais dès que Chavailles fut proche, le regret monta comme un océan, le jeune homme eut une demi-sensation d’ataxie dans les jambes, la marche gauche d’un nerveux qui tremble d’avoir déplu à jamais pour une minute de maladresse.

En Mme Chavailles, la mare, les frênes, les ramuscules, la palingénésie lunaire avaient absorbé, anéanti presque la présence de Noël. À peine, comme le pressentiment d’une aube, avait-elle perçu un élan près d’elle, une crainte amoureuse, une humilité de ton et d’attitude, mais cela aussi ennuagé et aussi lointain de son être que l’étoile Alcor au fond du zénith.


II

La personnalité acide de Servaise, tannée et recuite à la vie de faubourg, eut aux premiers moments la révolte et le profond ennui de l’espace. En dehors des soirs de Chavailles ce fut l’attente tatillonne, la haine du froissement végétal, l’horreur des bêtes qui courent libres sur les herbes ou rampent dans l’ordure des chemins. Peut-être se fût-il enfui, n’emportant que des souvenirs de cheminots boueux, de fermes encombrées de fumure, d’hommes couleur de terreau ou de bleu moisi toute la vision systématique du néo-naturalisme. L’amour — son premier amour au sens extrême — le fixa, le retint, lui dérouilla les fibres et le plongea dans le magnétisme des croissances.

Il subit la réduction à l’Espèce, le travail individuel, la venue d’éléments frais par tous les pores, le rougissement et le renouvellement des artères, la régénérescence en détail qui des enfants pâles des cités de Grande-Bretagne, des lémures d’Irlande, fait les Australiens de six pieds et les dévoreurs des déserts shoshones. Il s’y perdit. Son unité nerveuse — si vite hérissée, si prompte à répondre aux traits empoisonnés des confrères — se refondit et s’oublia dans le dieu-animal. Il connut le renouveau des fibres élargissant le petit « moi » jaloux et pelotonné sur lui-même. Il eut la prescience d’horizons inexplorés, d’autres pôles que ceux de la vieille ville, d’autres travaux, d’autres responsabilités, d’autres sciences s’agitant, créant et recréant des forces humaines sur des surfaces terrestres, entre les villes neuves d’un nouveau monde, sur les bords palustres ou forestiers des contrées conquises.

Il alla, il prit lentement la coutume de courir les futaies, familiarisé à l’odeur des terreaux. Il se prit au fleur un peu moisi des vieux arbres, aux poussières végétales volant sur ses habits, le pénétrant jusqu’au corps, et qui l’imbibaient d’une odeur perpétuelle d’écorce et de feuille sèche. Les aromates s’y allièrent : serpolet, menthe, résines prises au frottement des talus, au mâchement des bourgeons, aux demi-siestes dans l’ivresse de l’oxygène, sous le ballottement des nuées entrevues entre trois brins d’herbe ou sous le fenêtrage d’une branche.

Son énorme ignorance citadine commença de s’étonner des bêtes et de leur nombre. Aux coléoptères du sentier, aux hochequeues qui vous suivent au long du ruisseau, au mulot tapi derrière une souchette, ses yeux convexes émeraudés et rubisés dans les jeux d’ombre, aux fuites argento-fauves d’un lapereau, il s’étonna, enfant-philosophe, de ressentir autre chose que la « dégoûtation ». Brouillardeuse, la psychique des lumières, des formes, des travaux microscopiques et intarissables vint à lui sous son jour de création et de maternité.

Il subit la notion du très subtil, du très fin, liée à ces modalités de nature. Il tomba en doute sur la vitalité des arts qui n’y viendraient pas, de période en période, chercher la renaissance. Toutefois, cela s’obscurcissait dans le buissonnement de son cerveau impropre à l’envergure, aux conclusions complexes, aux raisonnements formés de chaînons parallèles. Au hasard, il prononçait les aphorismes suggérés par le moment, ne s’arrêtant que le temps d’une intuition aussitôt évanouie.

Mais toutes ces sensations se prosternèrent devant son amour. Sur les paysages comme à la marche d’une fourmilière, une même domination plana et devint la raison d’être de la vie. Enclose en tout, éparpillée sur tout, dans les flâneries du jour, Mme Chavailles se vêtit des images de nature, la chute de sa robe profilée au retroussis des ormes, les roux des soieries et le fauve des dentelles semblables aux premières chloroses, le corsage comme la cuirasse des carabes, les cheveux arrondis en coupes de vulpin, parsemés de la pierrerie des coléoptères, ses petits souliers pareils à des élytres, ses bas comme les feuilles de millepertuis contemplées devant le soleil, ses cils allongés ainsi que les pointules des ombelles aux bords des routes, toute sa démarche tremblante et cadencée, chuchotante et expressive comme le ploiement des frênes aux levers et aux couchers des jours.

Malgré qu’il en eût, et à travers l’extravase documentariste, il la métamorphosa reine des choses. Obscurément, le poème suggéra que l’humanité fut logique en donnant partout et toujours la première place aux sélections de l’amour pour qui périssent les humbles mâles insectes et les lions de l’Atlas. La dissection faite au point de vue égoïste par le naturalisme, les conclusions des petits récits d’idylle en chambre, d’amour de colimaçons, cela s’éteignit un peu dans Servaise. Sans monter à la pensée que l’amour est le grand perfectionneur, la plus vive puissance pétrisseuse et transformiste non seulement pour l’espèce mais pour l’individu, le réceptacle de tous les infiniment suaves et de tous les infiniment douloureux, il commença de voir plus haut que naguère tandis qu’il rêvait sur un talus, les bras en croix, ou qu’il descendait quelque colline plantée d’aromates et de filles de la lumière.

Commencée très loin, sa rôderie le ramenait de coutume en coureur d’estrade auprès de la demeure de Chavailles. Un petit bois propice, sur une pente, facilitait l’approche : il y pénétrait peureusement. Il se réfugiait dans un buisson qu’il appelait le Buisson Ardent, de même que tout le petit bois devenait le Bois Sacré. De là, le toit de Chavailles pointait entre les tilleuls. Quoique l’imagination de Servaise fût peu vive et rebelle au mystère, elle ne subissait pas moins la superstition amoureuse des «  communications à distance », Dela femme cachée là-bas, au val, il croyait sentir l’approche magnétique. L’atmosphère était induite d’elle, la brise transportait une poussière d’elle. En vain essayait-il, en réaction naturaliste, de remonter sa rêverie, de se dire que c’était, en fait, rien que cette influence. Il croulait dans un délice trop profond, dans une béatitude infinie à songer que sur les emblaves, sur l’écorce des arbres, dans les ouates de l’horizon, en somme elle était présente.

Enchanté du rêve comme un bougon de la caresse d’un enfant, il croyait percevoir le reflet de Luce dans les touffes végétales, dans les pierreries debout sur un tertre, dans l’haleine des arbustes. Il étreignait le vide, il s’agenouillait sur la terre, il posait ses lèvres sur quelque feuille avec la sensation d’une réponse. Le fond des livres lyriques se dressait, domptait ses résistances. Des phrases étrangères à sa nature susurraient sur ses lèvres.

— Sa robe est un mystère !… un mystère !… Elle est dans tout… partout !…

Était-ce lui qui parlait, était-ce une folie, des relents de Bible et de romantisme ? Était-ce le fond même de l’amour, ce que contient de spiritualité la passion d’où jaillit l’enfant, où vagissent les futurs de l’espèce ?

Cependant circulaient en lui les mille anecdotes imaginaires sur la femme. Attentif à deviner ce qu’elle pouvait faire là-bas, entre ces tilleuls, derrière ces vitres aussi dormeuses que des étangs, il l’accompagna se peignant, trempant sa personne aux hygiènes embaumeuses, bruissante aux rampes d’un escalier, craintive comme une biche, anesthésiée aux dos des fauteuils. Autour, le paysage mimait les scènes. Il arrivait à quelque belle nue de se métamorphoser en mille poses de femme où la nacre des chairs s’enveloppait des laines et des soies de la bordure. Une manche, parfois, s’y profilait, fermée, pudique. Elle se levait mystérieusement, elle laissait entrevoir le home d’un bras, une grotte tiède tapissée de dentelles. Puis la manche s’épandait, large entraînante, hall d’étoffe à la claire lumière. Tout ému, Noël remontait au long du bras, il allait aux secrets lointains, aux splendeurs plus hautes, pour lui, que tout l’univers. Son sang le travaillait d’images plus hardies, de profanations de sanctuaire. Il fermait les yeux, dans l’ivresse des fleurettes s’assoupissant autour de lui après les labeurs du pollen.

D’un saut de la pensée, vaste et enveloppant comme le coup d’aile d’un condor, il planait sur le passé et l’avenir de la jeune femme. Constructeur d’histoires hypothétiques et inquiétantes, il l’imaginait allant à quelqu’un, ou s’étant jadis cédée. Était-elle fine, perfide, sinueuse comme la nue, ou plutôt n’avait-elle pas d’innombrables vulnérabilités, n’était-elle pas à la merci d’une audace ?

— Oh ! qu’elle ne soit pas à la portée d’une audace !

Tout au plus, la savait-il malheureuse, indolente, taciturne, et pour le reste l’ignorait profondément. Dans sa terreur, il allait jusqu’à se réjouir que Chavailles la claquemurât, la mit à l’abri des capteurs de femmes, ne recevant que deux ou trois camarades comme Servaise, peu séduisants d’allure et de parole. De ceux-là, il en répondait…

— Et si cependant, comme moi…

D’un geste bref, il écartait le soupçon. Il se voyait le plus assidu de la maison Chavailles, le seul qui eût dû énergiquement songer à conquérir les Hespérides :

— Ah ! mon pauvre Noël !

N’était-il pas à la même distance que le premier soir où naquit la folie, tels ces pérégrinateurs aux pâturages du haut pays, où l’air d’été est si diaphane et si rare, où le jour passe sans qu’on puisse atteindre le pic qui semble si proche à l’aurore ? Qu’avait-il dit ou fait ? Quelle ombre de complicité avait pu naître entre lui et la femme ? Ah ! joli rire de songer que toute la tactique se réduisait à l’acquisition de quelques hardes neuves, de savon plus fin, d’eau de lavande et de pommade pour adoucir la peau.

Le soir descendait, les allongements adorables des ombres sur la frontière des forêts. Une eau noire, lente, une mer de silence et de sérénité fluait sur les plages pelucheuses de l’herbe, sur les falaises traînantes des collines habillées de pétales d’automne en coquilles, de buissons épanouis en madrépores frissonnants et en algues balbutiantes.

Lui s’en allait, achoppé sur son thème, avec l’obstination du savant devant une attitude de la matière, dans un « y penser toujours » où il mettait toute son espérance. La lenteur des phénomènes autour de lui, la marche lourde des bœufs dans les pacages, la vie monotone d’un sapin ou d’un chêne, lui donnaient des patiences inusables. Pauvre petit Riquet à la Houppe, pauvre Bête à l’assaut de la Belle, il clopinait après les longues marches, l’image de Luce Chavailles entrecoupée des élancements d’une cruelle migraine.


III

Une crise bilieuse traversa Chavailles. Face de soufre et de laiton, yeux veinulés de fiel, il ne prit guère de détours à dissimuler ses humeurs querelleuses. Aux soirs, sur la terrasse, dans des goguenardises féroces, les moues méprisantes d’un Salmanazar, il s’atténuait à l’égard de Servaise, mais d’autant se rattrapait sur sa femme, la daubant de paroles cinglantes, de tel ordre bref, tel reproche de commandeur à esclave. Recroquevillée, elle peinait à le satisfaire, craintive de son geste aride et de son claquement de doigts (le claquement dont il appelait son chien).

Noël tressaillait comme de chocs de foudre, brûlé à l’âme des humiliations de la femme. Toutefois, il puisait à ces scènes une espérance hyperbolique : miracle, concours de la fatalité. Lorsqu’il s’en retournait, tourné dans la nuit vers les tilleuls de Chavailles, il souhaitait obscurément une exagération des scènes, une chute dans l’ignoble — des coups. Mais la pitié le poignait, immense, profonde, à pleurer, la pitié pour le faible qui détord les fibres comme une onde. La première scène, vue à Paris, ressuscitait avec la sensation soyeuse et chaude du ramier mis entre ses mains d’enfant par son père.

Un soir, un peu de malaise rôdait sous les astres, des haillons électriques, des phosphores pâles, du tourbillon dans la brise, des envols de feuilles ascendantes dans les spirales des fluides. La terre se chargea de tension électrique, les odeurs s’exaspéraient sur toute la plaine, les noctuélines se grisaient aux lanternes de soie. Chavailles digérait terriblement mal. En marche de-ci de-là, s’ébrouant, il jeta sa cigarette, l’écrasa d’un talon féroce, d’un mouvement de briseur d’échines ou d’enfonceur de ventres.

— Rentrons !… C’est à crever !

Tous trois rentrèrent, Chavailles continua de graviter dans le salon, de l’air des malades qui haïssent les autres de ne pas souffrir. Brusquement arrêté, il cria :

— Fais de la musique, Luce… allons, le Sabbat !

Luce, de ses charmantes mains frêles et paresseuses, préluda :

— Plus vite ! plus vite !

Elle se hâta, mais inapte aux coups secs de la vitesse, s’embarrassant à vouloir bondir nerveusement de touche en touche, encline aux mouvements en demi-teinte et dormasseurs.

— Oh ! que tu es chiffon !

À la voix de silex, aux grincements de l’époux, elle devint plus pâle, une terreur adorable flua par sa joue et sa lèvre. Elle se hâta, elle se trompa, ses doigts s’embuissonnèrent aux cruelles touches froides. Alors, Chavailles prit à la muraille un petit violon suspendu entre deux fétiches cafres et détermina le rythme de son choix, brusque, aigu, spirituel, implacable. On voyait la précision de son doigté, la mesure marquée par de petits arrêts mécaniques, ses coups d’archet solides comme des coups de couteau, toujours en droites et en points, jamais en courbes.

La jeune femme s’interrompit, ses petits poings clos, suppliciée de cet âpre verjus musical. Chavailles alla plus vite toujours, un rire de bouc sur les lèvres, dans une volupté tranchante et presque meurtrière. Une étreinte de foie couronna d’ictère ses yeux et de cendre ses joues. Abruti, il lança l’instrument :

— Je vais me coucher…

Et comme Servaise se levait :

— Non, reste…

Distraitement il emporta la plus grosse des deux lampes. Les coins du salon s’emplirent d’ombres, la facette des verreries et du métal pareille à des constellations sur la violescence des murailles. Dans l’imagination de Servaise, des cristaux se métamorphosaient en verrières. Une encognure, ses meubles à jour, sembla quelque alambic à gaz au fond d’un paysage parisien, minusculisé dans la perspective. Elle, la femme, sa tête pâle renversée et la bouche entr’ouverte, triste et si frêle dans le flot religieux de ses vêtements, nimbée d’ombre, elle parut une divinité mystérieuse au sommet d’un Golgotha. Le symbole plut à Noël et lui pesa sur l’âme, lui plut de sa navrance assonante à l’heure, dé son harmonie noire accordée aux harmonies de sa dyspnée. Ses vibrations virèrent vers un pessimisme vaporisé, l’idéal d’une mort aux artères ouvertes. Il vit les gouttes de sa vie couler dans une clepsydre d’évanouissement, dans les arômes, la vénusté, l’adorable néant, le désir subtilisé de la femme présente.

Cependant elle parla, distraite :

— L’automne approche.

Lui se répéta tout bas :

— L’automne approche.

Réveillé de ces mots, il en vit survenir d’autres. Des phrases de sympathie et de regret, telles qu’il en ébauchait depuis une semaine, sautaient et viraient dans son crâne.

— Vous savez, Madame…

Longtemps, le complément se refusa :

— Vous savez, Madame, que je souffre de vos souffrances…

Oh ! dire et bien dire, rythmiquement en basse traînante :

— Vous savez…

Vingt fois il recommença, tant que ses mains en tremblèrent. Je vais parler, songeait-il à toute seconde. Un chuchotis venait sur sa lèvre, tout séchait dans sa bouche, la langue dure, le larynx contracté, le cœur si rapide ! Cependant, Mme Chavailles se mit debout, il la vit et la sentit aller vers la droite, vers un timbre, pour demander une deuxième lampe :

— Oh ! je vais parler… je vais… je vais…

Et voilà que brusquement sortit sa voix, basse et chevrotante :

— Vous savez, Madame…

Elle se tourna, le regarda, innocente et simplement polie. Mais déjà il ne pouvait plus s’arrêter. Au rebours de tantôt la phrase alla d’elle-même, comme un boulet à travers des murailles.

Et par bonheur, si la voix fut trouble, l’accent fut pénétrant et plein de vibrations sympathiques.

— Monsieur… dit-elle…

Il avait les yeux levés vers elle. Alors, elle s’arrêta, puis recula, pâlissante. Puis, reclouée au fauteuil, la tête enterrée aux mains, sa poitrine trembla.

— Madame ! balbutia-t-il… pardon… je…

En elle circulait un poème aussi navrant que les rafales d’hiver, que les pluies qui croulent sur une forêt sans feuilles. La phrase, le regard de l’homme, confondus, erraient au fond de la substance parmi les immolations et les givres que toute crise fait reparaître au niveau du torrent de la vie. Comme de petits êtres engourdis, comme des échos cachés au phonographe, à tous les coins de son cerveau des faits sourdirent ensemble, son histoire, semée de batailles minuscules, des férocités, des sarcasmes tyranniques de Chavailles, microcosmes de millions de destins semblables, et par là synthèse d’humanité.

Noël, avec le courage des actions ébauchées, effleura le bras de Luce, Elle l’écarta d’une syllabe impérieuse. Par degrés, renaquit le calme, les sanglots mourants, séparés d’intervalles. Alors régna le silence, lourd et long, dans les tulles de la demi-ombre. Était-elle blessée, avait-elle rancune à celui qui avait vu pleurer la femme ?

Longtemps domina ce vague, cette période qui, entre deux êtres, est pareille aux hiatus de l’histoire où deux peuples hésitent devant les hécatombes futures. Chez Noël, l’incertitude, mais aussi la joie orageuse d’avoir parlé, le triomphe de l’action pour l’action. Nullement prêt à d’autres initiatives, tenté d’une légende et parti à l’aventure, il attendait la réponse à la timidité de l’effort. Elle, encore étourdie, avait déjà un demi-sourire. Dans son âme abreuvée du mépris de Chavailles, passa la malice de l’esclave, la moquerie de la faute impondérable. Tranquille sur l’avenir immédiat — et trop peureuse pour imaginer au delà le ténu péché d’intention — elle aima l’aventure et la vécut en demi-teintes comme celles de la lampe sur les meubles. Elle ne se cacha pas le sens de la scène, la complicité avec l’autre, mais sophistiqua les détails. À chaque retour de scrupule, elle s’armait de griefs, rappelait les archives, les souvenirs témoins de son destin. Et Noël (encore que, dans l’à-côté du rêve, elle raillât sa posture alourdie), devint l’anti-tyran, celui qui débouque entre les îles, l’homme de la grâce qu’espèrent toutes les captives à travers les cycles.

Mais, tel le ressac des vagues contre la falaise, la terreur revint au moment où elle naviguait en pleine utopie. Elle se vit devinée par Chavailles, lapidée, raillée, enfouie dans la solitude. Les effrois de l’éphémère, la défiance de l’incertain (et son charme), les proverbes féminins transmis d’âge en âge, de la tente de l’Hycsos aux mansardes des Batignolles, la surmontèrent. Alors, le petit salon, les meubles choisis par l’autre, la haute glace, les tableautins cruels semés sur la muraille, elle en eut le frisson, elle n’osa plus les regarder, et, par une transposition connue, ils perdirent leur apparence réelle, ils devinrent de vagues et terribles organismes.

Quelques minutes ainsi, puis elle se remit à sourire, avec la malice de naguère, heureuse d’avoir ce secret vis-à-vis du despote, heureuse de pouvoir, quand il la raillerait, répondre tout bas, les lèvres closes. C’était l’immatériel de telle vengeance féminine, le mystère de l’humble qui peut-être jamais ne frappera le puissant, mais qui s’est forgé l’arme et se complaît à la regarder, le soir, dans les demi-ténèbres…

Cependant, gênés par leur mutuelle présence, ils pensaient péniblement comme ces lecteurs qui ne peuvent lire si quelque autre œil se fixe sur leur page. Une confusion croissante prolongeait le silence. La jeune femme, machinale, alla frapper un timbre. Le bronze chanta, coupeur de recueillement, effareur. On apporta une deuxième lampe, belle, ronde et tamisée comme la lune sous de fins nuages.

Noël vit alors Luce pâlie, dans un délice de chairs de bel enfant qui a pleuré. Il voulut parler, ne put. Tous deux, dans le flot de lumière nouvelle, se sentirent lointains à l’extrême. Servaise perçut qu’il fallait partir, s’en étonna, car la nouvelle lampe se rattachait plutôt à un prolongement de séjour. Hésitant, hypnotique, il fut décidé par le sentiment que la lueur « trop précise » détaillait sa personne. Luce l’accompagna jusqu’au fond, tous deux timides, songeant à ce qu’ils allaient penser dans quelques minutes, Comme il saluait, elle se pencha. Le mot qu’elle bégaya, alla profond en lui, gravé comme les victoires d’Assar-Addon sur les granits de Khorsabad :

— Merci !

D’abord, en Noël, l’aller et le retour d’une image tenace scellée sur sa rétine, des chairs trempées aux sanglots, la volupté mollie de larmes. Comme harmoniques, un sentiment d’effroi, de gaucherie, une tendance à marcher de travers. Puis, la pensée de possible ouverte par la pioche d’une parole, la puissance du verbe fendant des destinées ainsi qu’un gouffre fend la montagne, tarabusta Servaise. Le « merci » de Luce, il s’y acharna, il le décomposa avec l’étonnement de toute parole trop souvent répétée et se revêtant d’une signification d’infini : la terreur, l’admiration, l’hypnotisme de l’idée de « langage ».

Il eut soudain un stade d’impatience qui le jeta par grandes enjambées sur les prairies. Hors d’haleine, il vit un quart de lune à l’ouest, accrochant une constellation à ses pointes. Il lui sembla gravir les pentes du grenier céleste, d’un trou firmamentaire ouvert sur l’échancrure d’un tertre. Un petit tremble s’interposa, mangeant un morceau énorme de l’horizon, comme ces émotions minuscules qui nous déforment la signification du monde. Des nuées excessivement blêmes rampaient à la base de la perspective ; Servaise eut une âme fraîche où la crise d’amour bouillait à fracas.

Les arbres lui bruissèrent une symphonie de robes de vierges, un hymne de cachemires et de soies pâles : Luce erra argentine sur la pointe des gramens ; une haleine amoureuse monta de Quéreux, peut-être parfumée par les tilleuls : de Chavailles où Noël se figura une télégraphie mystérieuse, une pénétration profonde de sympathies. Penché, il écouta, il palpita, avec déjà un retour, un cognement d’incertitudes contre les parois du front. Il s’entendit grommeler :

— Tu m’entends ?… Tu m’écoutes ?…

Il rougit dans l’ombre, comme si quelqu’un fût à l’écouter ; ses pensées se massèrent. Il eut l’épouvante rétrospective des solutions qui ont dépendu d’un atome psychique, tels ces périls où la ténacité d’un fil symbolise la vie ou la mort. Le nœud de l’aventure, la minute décisive, Luce debout, la phrase grelottante, repassèrent en lui avec un cortège intense de matérialités, de véritables incarnations. Par condensation de forces par le concours de tout le cerveau vers elles, par des réfractions passionnelles au même foyer, ces choses furent pour Noël le problème de l’univers, l’essence des possibles. Il n’arrivait plus à les détacher d’un ensemble prodigieusement vibrant, d’une armée de vieilles impressions en marche, un grand chaos illogique doué d’innombrables « moi ».

Au centre de ce chaos, quelques visions denses, les unes coordonnées aux faits, les autres apparemment indépendantes : une marche de nuit près des fortifications ; une causerie au fond d’une antichambre avec la femme d’un bouquiniste et qui avait failli aboutir ; trois rôdeurs qui l’avaient longtemps suivi au long d’une chaussée déserte ; la petite rue où il avait vécu de douze à seize ans, avec le relief spécial d’une charrette à bras dans un terrain à bâtir ; enfin, une montée d’escalier à la lueur cuivreuse d’une chandelle de suif.

Cette dernière évocation le ramena vers (ou fut générée par) la lune dévalant davantage, actuellement vêtue d’un embryon de nuage, une tunique d’étamine où elle transparaissait comme un profil d’Indien rouge. Un arbre, au détour d’un massif, eut un bruit de pluie, une masse s’enleva, d’un charme angoissant, sur aides les laineuses :

— Un chat-huant ?

Parvenu au haut du paysage, le jeune homme aperçut, dans la lueur légère, la ferme-auberge où il logeait. Un aboi de chien dévia sa rêverie d’une secousse brutale ou impérieuse, déviation que des notables, attablés dans la grande salle, aggravèrent. Lorsqu’il se trouva dans sa chambre, les murs blancs dont émanait une fluorescence, un marmottement de voix à travers le plancher, un hangar où l’on voyait confusément dormir de grandes poules hérissées en sphères, les errances de la lune, dans les ombres entrehachées à travers la guipure d’une haie, sur la rive fantasque du verger où les fruitiers trapus évoquaient une halte de sauvages, une tribu de grands préhistoriques en embuscade, des champs étendus comme des mares rougeâtres aux ondes limoneuses, tout fut des annales merveilleuses que l’émoi de Noël vêtit de renouveau et de prodige. Mais, à petites oscillations, elles se mirent à le gonfler de détresse, elles s’écrasèrent sous une double impression de pesanteur et d’immutabilité insupportable à sa crise morale.

L’excès de la dépense dynamique l’aveulit. Le lustre de l’aventure s’effaça de ses fibres comme un vernis. Ce qui paraissait un premier élan vers le but, s’embroussailla de doute et de fièvre froide. Deux voies se profilèrent en relief, l’une vers l’amour, l’autre vers une longue et navrante amitié, une usure par l’estime et les petits dévouements, un rongement de la passion noyée sous l’infinité des contingences. Il conçut, très nette, la probabilité de l’avortement par les erreurs de début, par les « formes » qu’affecteraient les relations engagées, par toutes les menuités de l’attitude. Entre elle, l’indolente, et lui, le raide et timide, une fausse piste pouvait mener à une éternité de malentendus, à une impraticabilité indéfinie de convergence. En même temps, Noël savait ne pouvoir compter sur lui-même pour les actes rapides, il savait être condamné aux travaux de mine imposés par tant d’habitudes, par la sensation (toujours présente) de sa laideur, en sorte que tout resterait dépendre de très petits actes calculés très justes.

Cette conviction l’écrasa. Les bras en croix contre la vitre, dans un cri confus vers « quelque chose », il spiritualisa le problème entre deux entéléchies : la divinisation de Luce, l’animalisation de lui-même. Dans cette balance, il se vit vaincu sans appel, il conçut les cris exagérateurs des poètes, il se lamenta d’une voix haletante et douce, comme un petit enfant…

Du temps coula, la vie moyenne reprit empire sur Servaise, des principes de courage montèrent des recoins de son encéphale. Il se résigna une fois de plus au hasard, à la confiance obscure d’événements surveillés par une volonté attentive, asservis à une patience inépuisable. Dans la nuit devenue encreuse, où les petites veilleuses stellaires distillaient des gouttes plus resplendissantes depuis que le Croissant avait chu, Servaise sentit descendre une fatigue où sa légende d’araignée opiniâtre dominait tous les autres microcosmes du sens intime.


IV

Noël doubla ses visites chez Chavailles.

L’après-midi, le soir, il s’attardait. En lui crûrent des imaginatives d’ile déserte, tout d’horizon interposé en océan autour de l’habitat. La lutte vitale se délimitait entre trois êtres, avec nulle concurrence que le vouloir de la femme et la présence du mari. L’événement et la nature furent complices. Une puissance immobilisante, la stupeur d’une vie horizontale, sans tressauts extérieurs, sans renouveau d’êtres, de paroles, d’incidents, ancra Servaise en Luce.

Sur la rétine de la jeune femme, la face au teint brouillé, aux traits aigus, la saillie de l’ossature s’harmonièrent insensiblement. Elle ne vit pas Noël charmant, certes, mais dans un crépuscule, une vapeur atténueuse. La phase de la nuit de crise plaida pour lui perpétuellement à voix basse. Nivelé à ce rôle de traînante conquête, il n’osa désirer que les faveurs intangibles, les syllabes et les sourires amis, à peine teintés de sexe.

Son instinct critique demeurait, cependant. Comme jadis, il construisit la philosophie moqueuse de son idylle, abaissant et la femme et l’amour. Mais ses arguments tombèrent, comme des pierrailles à l’abîme, dans l’immense synthèse de la passion. Il fut vain et ridicule de savoir si telle ou telle était la femme, capricieuse ou fidèle, onduleuse, rusée, éphémère de cœur et d’esprit, ou loyale et tenace. Elle fut comme la vie, comme le mystère subtil des préférences — par elle-même — indépendante de ses qualités et de ses défauts, miraculeuse, dominatrice, redoutable et inaccessible.

Luce, par les après-midi indolents, apprit les yeux de Servaise. Encadrés d’une sclérotique laiteuse ; les iris avaient une nuance pareille aux demi-soirs purs de décembre, quand les étoiles primaires triomphent à peine du jour trépassant. Elle tomba dans la manie de ces prunelles, condensa tout Servaise en leur cristal.

Les yeux de Chavailles, bordés à cette époque de soufre et d’ocre, ses sclérotiques fibrillées de sang et de fiel, l’ictère de sa face, son hyponcondrie bilieuse aggravée de mauvaise haleine furent les affidés secrets de Servaise. Il le comprit admirablement, attentif à n’oublier rien du banal de toilette qui est aimable et jeune.

Sa laideur s’évanouit, l’illusion le couvrit de magie. Les rustres lourds qui passaient aux abords firent paraître élégante sa démarche. Sa voix un peu fêlée fut délicate à côté du timbre siliceux de Chavailles. Comme toujours, tels épisodes tout en demi-tons résumèrent cette époque :

Un jour, l’orage avorte. L’inquiétude de la terre, une ressemblance entre les torsions de la limace et les basses nues vermiculaires déroulées ou en hélices, dardant des pointes pâles vers les nues hautes. Une foudre latente, à flots lourds, le sol tenace aux pieds. Une basse-cour trouble, peureuse, bavarde par à-coups brusques. Des paniques de passereaux, l’indécision des bizets à s’élancer au delà des clochers, des erreurs de plantes qui se recroquevillent. Les soupirs, les bâillements, le piétinement du bétail. La peau humide, puis sèche, le passage de brises onctueuses ou métalliques, la respiration avivée, puis ralentie : un malaise en tout comparable à celui d’un rendez-vous incertain. Une lumière épongée, sans rais directs, hypocrite, insinuante, psychique. Des étains oxydés, de vieux plombs, des poudres de ferraille, emmêlées au zénith à des pans de lacs, des coquilles, à des amadous troués d’ignition, à des blocs de phosphore blanc. Un passage de délices extrêmes, comme au répit des fièvres paludéennes, des éveils condensés de mémoire, les anciens décors de la vie reparus dans une perspective enfantine ou ardoiseuse. L’organisme désobéissant au cerveau, une sujétion plus forte au mystère des forces, une angoisse d’éphémère grossie aux chocs de l’électricité. Tout ce jour, enfin, les plantes et les bêtes en déséquilibre, le firmament trop vital, la chute de grosses gouttes sitôt coupées, la fausse menace des nues impuissantes à l’avalanche ou au rugissement.

Luce et Noël se tenaient près d’une embrasure, Chavailles allait comme un cheval de guerre, débridé, blasphémant aux répercussions de l’atmosphère sur son foie, Servaise lui-même souffrait d’une saute rhumatismale près des omoplates, d’une douleur contuse dans les reins. La barométrie des souffrances, aiguë, sensible au delà de tout appareil, variait à telle ouverture, à telle fermeture d’une nuée, à telle haleine moite qui vire les tilleuls comme des robes.

— Est-ce sale, hurla Chavailles, ce ciel plein d’hypocrisie, toutes ces machines qui travaillent à vous perforer les nerfs !

Il leva le poing vers deux nuages qui, s’unifiant insensiblement, transmuaient des micas en rhodiums, des fumerolles en tourbes, dont chaque condensation nouvelle semblait une fermeture de pince sur l’hypocondre droit de Chavailles.

— Joliment l’air d’une conspiration ! répondit Servaise.

Pourtant il ne détesta pas, en ces minutes, sa peine. Point vive, instable doucement, elle le poussait à une exaspération extatique vers Luce qui montrait l’extrême splendeur d’yeux de ces jours, la demi-fièvre riche en teintes de peau, en quasi-luminosités du visage, du col, des bras. Le léger parfum répandu sur elle se « suavisait », armé de pénétration aiguë. La volupté mi-morbide transfigurait le port de sa tête écrasée de cheveux, le mouvement avivé de sa poitrine, la demi-asphyxie de sa personne.

Or, par intermittences, alors que Chavailles, dans sa course, passait par la chambre à côté, que ses talons sonnaient à distance, Luce se tournait vers Noël.

Leurs yeux se saisissaient un temps très court, et très timidement. Était-ce la confidence, la première réponse sexuelle de la jeune femme, une promesse équivoque ? Quand Chavailles reparaissait, le mystère semblait insoulevé, les distances reconquises, le doute reparu devant les plis retombants de la jupe, si légers et si insondables !…

Un soir, ce fut le cyclone, une fureur de Atlantique, le broiement des navires contre les mâchoires du récif.

La grande éloquence de l’Élément hurla les origines, les guerres de l’Espace, les cycles nomades et troglodytes, l’hymne chargé de l’encens des solitudes, de l’âpreté des golfes, de la semence des promontoires et des collines, de la poudre des savanes et de l’humus des îles, la harpe harmoniée à la crête des vagues, aux embrasures des falaises, aux nefs des clairières.

Luce et Noël écoutaient les voix vastes. Elles accouraient, elles se ralliaient contre les tilleuls et sur les toitures comme des hordes nécromanciennes, tantôt enfantines, troubles, ébaucheuses de langage, tantôt sans accent, minéralisées, confuses, fouettantes. Éparses, elles semblaient dévorées par l’étendue, faiblement accrochées encore à quelque branche, à quelque girouette, à quelque gouttière, puis reparaissaient en troupeaux de buffles, poursuivies de trompes chasseresses, de meutes féroces aux défilés d’un val. Et une intimité profonde, une joie de bestioles à l’abri dans un creux d’arbre, circula de Luce vers Noël, par-dessus Chavailles et dont ils eurent conscience…

C’est une métairie, à un kilomètre de Chavailles, où Servaise et Luce se tiennent sur le seuil.

Le peintre esquisse la course des dindons, de petites sentes argileuses sur le quadrillage des cultures, des épées de soleil à travers un treillis, une pâture d’ouailles sur des chaumes, des toitures fauves semées aux replis d’un cours d’eau, des baignades d’étalons dons un estuaire. Partout une béatitude diaphane, un doux bouillonnement d’atmosphère. Les aiguilles de l’ombre allongent l’heure sur l’horloge terrestre.

Or, le teint brouillé de Servaise parut infiniment délicat en comparaison de la tête gercée et rocheuse d’un jeune valet de ferme en train d’aiguiser une faucille. Ses mains et son cou, soignés et blancs, plusieurs fois cueillirent le regard de Luce, acquirent toute leur valeur dans ce milieu rustique, assoupissant, tendre, où la peau des fermières présentait la teinte et la rugosité de cous de dindons…

La deuxième quinzaine d’août passa dans ces événements intimes aussi insensiblement gradués que la croissance d’un roseau ou la chlorose des feuilles de la forêt de Malvor.

Une ou deux fois, une allusion de Servaise toucha le tréfonds de l’aventure sans que Luce parût comprendre. Mais le jeune homme avait la notion d’être dans la voie juste, tardive mais sûre, épouvanté seulement du passage des jours, de l’approche d’octobre. Les gerbes du seigle et du froment, la tristesse rase des champs fauchés, aux courtes éteules tranchantes, les premiers labours des jachères, le rouissage du chanvre, le fanage des foins, le pâturage des oies, l’exode des fauvettes, tous ces événements indicateurs d’époque, lui glacèrent le cœur.

Il vit Paris, un univers de beaux jeunes hommes qui d’un éclair feraient ressaillir son peu de grâce, comme un rayon électrique projette un acarus sur une muraille. Tumultueux, il trama des hardiesses, les vit dénouées toutes par la servitude de Luce, les défectuosités de l’habitat où l’atelier de Chavailles avait trop d’issues vers les chambres, par la rareté des tête-à-tête que toujours coupait le tatillonnage du peintre.

Quant aux scrupules, il n’en éprouvait plus le moindre, chaque jour excité par quelques mots fanfarons et goguenards du mari, par des attitudes brutales où il puisait, à côté de l’amour même, un désir infini d’écraser Chavailles. Une accumulation de haine, son ancienne rancune surnourrie par la présence perpétuelle, par des éveils de souvenirs denses, par la colère surtout d’avoir à se déguiser et se morfondre, tout cela grossit de ce que l’autre, malgré sa nature méfiante, le considérât comme une quantité tellement négligeable, ne daignant pas même lui faire l’honneur de cette jalousie fugitive, sans racine, morte aussitôt que née, qui fait périodiquement irruption dans les âmes les moins soupçonneuses.

Tandis que Noël retournait ces incertitudes, la vie parut lui vouloir accorder une grâce. Un jour, il trouva Chavailles plus gai que de coutume, avec ce rire particulier aux gens qui remuent ensemble des souvenirs aimés et des joies promises :

— Tu sais, cria le peintre, c’est pour lundi !

— Quoi ?

— La grande fête félibre, mon cher… une cérémonie comparable à celle de l’an dernier, avec Mounet-Suily… Ah ! ce peuplé entier qui se lève… cette marche triomphale à travers les plus belles villes du monde… ces fêtes du soleil… et ce soir dans l’immense amphithéâtre… le drame grec… dix mille spectateurs… un silence inouï… la splendeur du ciel de cristal… puis les mains tendues… les étreintes… les rugissements d’enthousiasme… et même tes vieilles grenouilles du Nord, tes critiques gelés qui pleuraient…

Son visage jaune charria l’enthousiasme, la surélévation de l’être devant ses préférences. C’était la minute poétique où il oubliait le tatillon et le féroce, où l’enfance, la race, la mémoire soulevaient les allégresses et rajeunissaient le monde.

— Je pars samedi… tu viendras voir Luce quelquefois pendant mon absence ?

Noël, trouble, observait cette joie qui lui ouvrait du possible. Il y perdit haleine, le cœur congestionné comme devant un péril, puis battant à pleins coups de marteau, lui raucissant le larynx :

— Vrai, tu pars ?

— Si je pars ! Mais, c’est-à-dire mon pauvre vieux, que si tu assistais une seule fois à ces assises de notre race, tout faubourien que tu es et malade de la petite cochonnerie du naturalisme, tu serais emporté comme une coquille, tu sentirais s’envoler ton brouillard comme une toile d’araignée dans un ouragan… que tu en aurais la nostalgie, que tu pousserais un cri de gloire à chaque anniversaire, et que rien ne pourrait te barrer la route vers ce merveilleux soleil de la langue d’oc, l’ivresse sacrée des Mistral et des Aubanel, dont les œuvres dominent les petits excréments documentaires comme l’aigle domine le milan… comme le fleuve domine la mare…

Servaise était peureux, recroquevillé. Tout à la fois, il n’osait croire au départ, il le « niait » intérieurement ainsi qu’une superstition obscure, debout chez le tzigane vagabond comme chez les plus vieux civilisés, porte à faire devant tous les bonheurs sur le point d’éclore, et il tremblait que Chavailles ne lui demandât de l’accompagner. Il se sentait mou, lâche, devant ces paroles sonnant un clairon de voyage. Cependant, il crut devoir opposer, par tactique, une contradiction à l’enthousiasme du peintre :

— Monte-toi le coup, mon vieux… Mais n’essaie pas de démolir les colosses du naturalisme avec les ayolis de Carpentras ou de Carcassonne !

Chavailles haussa les épaules et se mit à dire :

— Les colosses du naturalisme ! Si tu avais dit cela il y a quatre ans, passe ! Mais à présent qu’on te les dissèque et qu’on fait sortir la sciure de bois malpropre dont ils gonflaient leur bedaine !… Eh ! va donc ! tu ne me fâches même pas… et toi comme les autres, tu finiras par entendre la voix retentissante du Lion latin… tu sauras qu’il n’est qu’un homme de génie en existence et que celui-là chante sous notre soleil !…

Servaise le laissait aller, dans une fièvre analogue à celle dont il ouvrait, à dix ans, le soir venu, sa mansarde close, le Diable boiteux, plein de « cavaliers » et de « dames ».

Assis sur le plancher — c’était par la saison chaude — là où la descente du toit créait une grotte, des morceaux de torche résineuse jetaient autant de fumée que de lumière sur les pages. Le firmament épiait par la fenêtre horizontale. Du buis béni trempait dans une bouteille. L’incompréhensible dansait sur les gravures faites à petits carreaux, sur la poutre du toit et le lit de bois jaune. |

Quelquefois une ombre, le passage de quelque chose, une animalisation des encoignures. Une mouche bruissait comme une âme, soulevait un essaim d’épouvantes minuscules. Quelquefois aussi un tunnel dans la muraille, des soies et de la parfumerie, un chuchotis : c’était la Dame.

Le petit solitaire fermait les yeux, la Dame passait sur sa poitrine à petits coups de talon. Elle se reposait sur lui une minute, dans une pesanteur voluptueuse, puis le tunnel, les soies, la parfumerie se refermaient dans la muraille.

Pendant que Noël écoutait Chavailles, Luce devenait la « Dame, » condensant en sa robe et sa chevelure tous les poèmes de la mansarde, mais cela accompagné de réflexions sournoises, d’un envol d’audace et de ruse, d’une volonté qui retentissait en mots brefs contre le crâne du jeune homme.

Malgré la crainte superstitieuse, l’amulette du « il ne partira pas » qu’il murmurait encore, Servaise calculait ses projets avec la mine d’un maraudeur rêvant l’empoisonnement d’un molosse. Des pensées peu nobles, une goguenardise, une bourrasque de la perversité originelle, s’entrelaçaient à des ascensions d’amour mystique assonés aux deux mots : « Lion latin » répétés à plusieurs reprises par Chavailles et qui restèrent tout ce soir une des obsessions de Noël.


V

Le soir du samedi, après le départ de Chavailles, Noël resta pénétré du fracas d’une locomotive à prunelles de Lévathian. Dévoreuse de l’espace, entre des plaines de craie, par le gouffre des tunnels, les échancrures sylvestres, elle se ralentit à mesure qu’il se la figurait plus lointaine, décroissante, minuscule comme un jouet d’enfant, sombre limace à rouages dont les rails figuraient la trace argentine.

— Il restera six jours ! dit Luce.

— Ah ! six jours !

Ce délai parut bref. Pourtant, l’impression que toute absence est un fragment de trépas et laisse du veuvage à l’arrière fit entre Luce et Noël une atmosphère de solitude et de sécurité. Elle, ce soir, dans des laines pâles et légères, moite du bain, les yeux dormeurs, induisait d’électricité Noël.

Alors il songea à l’Acte, aux calculs des jours précédents, éveillés en sursaut, tautologiques. Il ne les détourna point, enclin plutôt à les élucider : par là ils s’obscurcirent, ne laissant au creuset cérébral que l’obsession d’un vouloir pertinace. Désorienté, attardé quelques secondes à raisonner sans succès, il fut en proie à beaucoup de vague, à des hypnotismes d’ambiance, — le tapis de Judée, les orchidées, les roses de la jardinière, les oscillations dissonantes de deux pendules : un sur la cheminée, lent et lourd, l’autre émané d’une petite horloge de nickel allant à sauts hâtifs, nerveux, comme une puce sur un microphone. Il crut que si le tapis avait été de nuances moroses et surtout le balancement des pendules harmonique, il eût pu coordonner des ratiocinations. Il subit la souvenance de « grelots » de chèvres dans les rues de Vaugirard, de « clochettes » de diligence dans un opéra-bouffe, d’un air d’harmonica, cependant qu’une Jérusalem de gravure « oscillait » dans son crâne, encadrée du tapis de Judée, ramenant le voyage, Chavailles, les félibres et l’Acte.

— Vraiment Chavailles adore ces anniversaires, dit-il.

— Il les préfère à tout.

Le malaise reprit, l’apparition des choses hétéroclites — apparemment sans lien avec l’entour — mêlée de l’épouvante de voir Luce tellement inerte et mystérieuse, Sa position au centre d’un sopha, envahissant presque les bordures, la traînerie de sa jupe, tout se présenta en obstacles insurmontables. Puis, les broderies de la même jupe saillirent lourdes, menaçantes, solennelles.

Dans un accès de désespérance, il remit tout au lendemain, se dispensant ainsi du calme. Mais, selon la coutume, avec l’obligation disparue, le charme remonta. Luce s’enveloppa de puissance, la lueur des océans et des fleuves sommeilla sur ses prunelles, le fluide des nues électriques arma sa gorge et son visage, le mystère terrible de la beauté trembla sur les plis de son corsage. L’audace amoureuse traversa comme un cyclone le cervelet de Noël, avec l’instinct presque d’un crime. Il se leva, fit une enjambée vers la jeune femme. Dans sa pose de repos favorite, attendait-elle, percevait-elle l’approche du péril, la grave aventure où tendait leur destinée ? Était-elle dans l’indécision, le oui ou le nom de l’enfant où se plaît la paresse féminine ? Allait-elle être stupéfaite, se raidir, se débattre, avec des yeux de mépris ou des terreurs glaciales, rendre pour jamais l’union impossible ? Simultanément ces questions se heurtèrent dans l’imagerie de la scène, les froissements d’étoffes, les étreintes, les pâleurs, les saccades, les soupirs et cassèrent net l’élan du jeune homme. En même temps il se répéta qu’il allait se jeter à la roue de fortune, qu’il voulait ou se perdre ou triompher.

Il aura beau temps | fit Luce.

— Oui.

Ces mots, comme une sonnerie de clairon, dévièrent la songerie. Servaise fut rehanté de la locomotive plus ténue encore sur les plaines, de Chavailles pareil à un soldat de plomb dans une voiture-jouet, de l’irrégularité des deux tic-tac, avec l’odeur des roses et la lueur du tapis de Judée. Il songea que s’il pouvait se promener un quart d’heure dehors, par les seiglières, autour des tilleuls, il reviendrait armé de force et de bravoure.

— Je veux ! je veux ! répétait-il à travers ces songeries.

— De plus en plus un instinct de maraude, d’escalade, de crime se tapit au fond de son crâne avec l’apparition de gendarmes grotesques, d’un interrogatoire, de phrases pareilles aux légendes de Lavrate, de pompiers, de nez, de bosses, de rosières enceintes, et d’une phrase mélodique exaspérante, sur un ton de flûte :

— Je veux !

En bataille contre ces caricatures, il fixa les yeux sur une boucle d’oreille de Luce. Il tinta des rimes par son oreille :

C’était un grand vase vermeil
Où l’on avait peint les apôtres.

. . . . . . . . . . . .

Une boucle d’or frissonnait.

. . . . . . . . . . . .

J’ai baisé tes paupières closes.

Au dernier vers, l’Acte revint dominateur, en une densité de serments faits la veille, Servaise en retourna vertigineusement les faces morales, le trouva fantasmagorique, d’une inutilité sans borne, apitoyé sur Luce, estimant féroce et immonde d’oser songer à elle, pour cela, prêt à pleurer, sans sexe, sans désir, empli d’une amitié infinie et douce comme une rêverie anglaise de poète lauréat. Alors Luce, le silence, les lampes tout fut d’un autre monde, baigné dans l’irréel, avec des déformations semblables à celles d’une songerie trop longue sur les causes finales.

— Il doit approcher d’Orléans ! fit Servaise.

Observant qu’ils ne parlaient que du peintre, il se fâcha contre Luce, tout en se demandant si ce n’était pas l’indice d’états moraux analogiques en elle et en lui-même. Cette espérance, retour au positif, fut suivie d’une nouvelle prédominance du cervelet. Il fit quelques pas en parlant, à l’affût de la meilleure direction pour se rapprocher « naturellement » de Luce.

Mais il vint ainsi près des pendules, dont les petites voix de métal le désorientaient comme des sarcasmes, avec le surcroît d’une des lampes projetée droit sur lui, le détaillant de la tête aux pieds. Il s’arrêta, trembla, honteux, repris de sautes de songeries, tenta de tout vaincre en appelant des visions brutales, des désordres de toilette, des dénouements de chevelures. Par là, la supputation revint d’une résistance, de la distance où Luce pouvait être de l’Acte. Même en ne supposant qu’une simple lutte pudeur, il resta l’effroi, la réapparition de lectures sur « l’impuissance née de l’émotion ».

Cependant, il était à un pas de Luce sans savoir comme, toutes ses notions montant et descendant des spirales obscures, avec des éveils de lucidité pareils aux chocs d’une machine magnéto-électrique. Il s’arrêta au frôlement du sopha. Une cloche sonnait dans son cerveau, sa volonté coulait sans rives comme les fleuves aux grands dégels. Il sentait confusément que tout se décidait en-dehors du « moi ordinaire », que mille personnalités affluaient du fond de sa mémoire et s’entre-choquaient dans une fatalité de cataclysme. Ardent et gelé il s’assit près de Luce. Il allongea son bras vers elle, brusquement perçut une jeune et divine souplesse enserrée contre lui, puis un grand baiser d’amour reçu passivement par la jeune femme, puis un « non ! » dont il s’effara, qui le fit dénouer son étreinte et reculer. Alors, quoique Luce eût la face douce et bonne, il se crut perdu sans appel, il se sentit debout comme sur des ressorts, sur un terrain fluide, sur de la boue de marécage, il salua d’une manière ridicule, avec des balbutiements, et se trouva dehors, dans la nuit.


Quand il eut dépassé les tilleuls, il resta stupide et vertigineux. L’impression d’un avortement irréparable pesa sur sa poitrine. Il alla dans le vague, orienté d’instinct, dans le trou de la nuit ouvert jusqu’aux étoiles. Clapotant, heurté aux rebords du sentier, sa pensée s’équilibra très lente, Les hontes des pilotes égarés et des généraux vaincus trottinèrent par son crâne, épaisses, pesantes comme de la matière, écrasantes pour les poumons et l’épine dorsale, nourries de réminiscences détaillées, des mots, des gestes, des silences de cette heure où il eût dû vaincre. Très vainement entrecoupait-il d’un opiniâtre « demain » ses souffrances. Le retour d’un moment similaire semblait reculé aux profondeurs du temps et de l’espace, comme le moqueur demain de la légende.

— Fini ! fini !

Monomanisée, cette conviction, il l’étendit obscurément aux ambiances : il parut que, par cette nuit, jamais il ne parviendrait à parcourir la route où traînait sa marche claudicante. Il se sentait enfoncer dans le néant ou la folie, comme une à une devant lui les constellations s’enfonçaient dans la croissance orageuse des nuages. Par instants, une réaction physique, le souvenir des lèvres tièdes, le galvanisme du désir calcinant et corrodant ses nerfs. Il s’arrêtait alors, étreignait la nuit fraîche, il lui semblait poser sa bouche sur la bordure tremblante des nimbus.

L’instinct le mena en haut de la pente, devant la ferme-auberge. Là, les bras sur la poitrine, il prévit quel cercueil allait être sa chambre, quels étouffements et quels affres « d’attente, » quelle horreur de sa personne, et quels grincements de dents !

— Entrerai-je… entrerai-je ?

Rien que l’idée d’ouvrir la porte, de monter l’escalier comme un calvaire, le terrorisa.

— Entrerai-je ?

Brusque, il tourna les talons, il redescendit la colline à grands pas, il s’enfonça vers le pâle des tilleuls où dormait la bienaimée. Le bruit de ses pas semblait une levée de bestioles dans les herbes, des exodes de mulots, de batraciens, de perdrix. Là-haut, la nuit rôdait belliqueuse.

Aux grandes nues surgies de l’horizon, des brasiers blancs traînèrent parmi des lacs de bitume. Les électricités denses tordirent chaque molécule ; encore hésitantes, amassées pour des fureurs prochaines. Cette ambiance de terreurs occultes ; les haleines spirales du vent, la submersion des constellations harmonieuses, les murailles de l’ombre sur l’horizon, l’embuscade des forces mystérieuses, se répercutaient dans la chair de Servaise comme dans un hymne d’amour, merveilleusement trouble et douloureux, plein des instincts du « quand même, » des concordances du cataclysme et de la passion. Au cerveau comme aux sens, cette nuit était femme, par l’effleurement des robes du vent, par les chairs du nuage, par le parfum, par la moiteur flottante et féconde, par la confidence des feuilles, par le glissement des formes fluides dans la ténèbre, femme comme ne l’est jamais la mâle nuit pure, où la chaleur du sol rayonne dans le cristal firmamentaire, comme ne l’est jamais la nuit d’ouragan sans orage.

Le premier éclair s’allongea, timide et pâle et lointain, suivi d’un faible grondement bu par l’espace comme une clameur de lions à l’autre versant d’une colline. Servaise tressaillit, songeant aux fleuves d’eau qui allaient lui couler sur l’échine. Arrêté, il voulut rebrousser chemin, mais le pôle continuait à l’attirer, une main semblait accrochée à sa gorge, légère, forte et impérieuse.

— Quelle jobardise !

Lentes, très douces, tordues comme des bêtes phosphorescentes de la mer, les lueurs électriques s’échelonnèrent vers Chaunes, faiblement rythmées de foudre. Elles progressèrent à la longue ; mordirent plus brèves et plus colères dans l’espace, avec des rauquements précipités. Le paysage trembla, les harmonies détruites par des dissonances fulgurantés. Le choc d’une convulsion d’éléments vers une cime de talus, coupa la poitrine de Servaise, et que ce fût le bruit ou l’influence électrique, il se sentit étreint, les tendons raides. Comme il revenait à lui, les premières gouttes survinrent, de guinguois, écrasées sur sa tempe et sa mâchoire gauches.

— Le déluge !

Il vint un arrêt, un silence, une pause de drame dans le paysage, puis une belle rumeur monotone, une rumeur de cent mille vies, la fécondité versée à pleines coupes sur la terre nerveuse, les chuchotis-sanglots de la pluie. Dans ce voile humide, Noël atteignit les tilleuls entr’ouverts sur la petite vitre faiblement fluorescente là-bas, le conte de fées de la Belle au Bois dormant, translucide sur la face de la maison de Chavailles. Il s’immobilisa, avec dans la poitrine autant de pulsations que dans la plaine furieuse, répétant d’un ton d’oremus :

— Le phare ! le phare !

En marchant vers la clôture du jardin, il heurta quelque chose, — une échelle oubliée. La folie frémit à ses tempes, le rêve de grimper vers la fenêtre comme un sauvage.

Les nues s’ouvrirent plus fort, les eaux en mascarets, retentissantes comme des cuivrailles sur la terre nue, sur les univers de la feuille, croulèrent en creusant des sources. Furieux et dans une bravade, Noël ôta son chapeau, reçut le torrent sur son crâne, l’âpre hydrothérapie du firmament, la pesée des flots irréguliers aplanissant les cheveux. En même temps qu’une purification ineffable, le revif des bons parfums de la plante, les poudres rejetées au sol, des odeurs nervines de nitre et d’ozone naquirent avec le sentiment d’une fécondation bienheureuse, la volupté des palingénésies. Les vêtements saturés, les cheveux applanis sur le crâne, la nuque froidie de cruels cinglements d’onde, Noël se réfugia sous un tilleul avec un grondement, un désir hydraté par toute la chair. Son œil ressaisit la fenêtre de Luce, la translucidité de tulle de la vitre, la lumière frêle parmi les clameurs de l’ouragan, parmi les grands éveils de lueur, comme une âme timide parmi les fracas d’une bataille.

Ah ! s’élancer, broyer l’obstacle du poing, entrer en tumulte, en conquête, s’agenouiller dans sa force et son triomphe ! Il sortit de sous le tilleul, il s’avança de nouveau vers les clôtures de Chavailles. L’incendie l’irradia, la lividité électrique de tout l’horizon, une chute de foudre sur les collines. Dans une panique de témérité, franchissant la muraille à l’aide de l’échelle, il se trouva en malfaiteur dans le clos. Tremblant, il avança, il appliqua l’échelle contre la fenêtre…

Des encognures, des pénombres aiguisées de reflets, le lit pâle vers la droite, le tout comme une contrée aussi lointaine que les vallées du Zambèze, et mille frontières ténues et implacables : la Vitre, la Loi, la Coutume, le Sommeil, que pas un homme sur dix mille, dans les mêmes circonstances, n’oserait franchir. Mais comme le Livingstone résigné aux fièvres et aux embuscades, comme le Vasco sillant aux déserts atlantiques, Servaise s’anima d’un esprit de monomanie, d’une témérité nourrie d’orage, de désespoir, de déséquilibre. Dans l’accalmie, il heurta des ongles à la fenêtre. Un mouvement par delà la veilleuse, Luce dressée, et les lèvres du jeune homme collées contre la vitre bruirent :

— C’est moi… Noël !

Puis, la définition du moment, un coup d’œil cérébral en embrassant les circonstances psychiques et matérielles, la conscience que ses vêtements mouillés, son chapeau tordu, ses cheveux trempés à la tempe, faisaient de lui une manière de bandit. Lente, la fenêtre s’ouvrit, une voix faible murmura :

— Oh ! quelle folie !

Abruti, lui ne disait et ne répétait que :

— Luce !

— Je vous ai reconnu, par bonheur, fit-elle… j’ai reconnu votre voix… mais vous n’avez donc pas songé…

Un peu de colère dans sa voix indolente :

— Vous n’avez donc pas songé au péril… à tout ce dont votre tentative vous menaçait… Et si j’avais eu l’ouïe moins fine ? Si j’avais crié de peur ? Si Jean et Mariette étaient accourus ?

— Fou ! fou ! trouva-t-il les bras étendus.

Debout encore sur l’échelle, dans le vent, tout à coup il gravit l’entable. L’orage entra avec lui, les éclairs, le bruit des feuilles, l’immensité des nuages haillonnés sur la voûte, l’odeur nerveuse de l’air électrisé, toute la maladie fraîche et rude de l’espace et de la terre, tout le courant d’amour des crises de l’élément. Elle ne vit ni la mouillure de ses habits, ni ses bottes limoneuses, ni sa moustache en désordre, mais une force parmi ces grandes forces, une hardiesse parmi les éclairs, le puissant élan d’un être vers elle, à travers les menaces et le tumulte de l’orage. Et lui se courba, chuchotant son repentir, son irresponsabilité, la violence du cœur.

— Sans conscience… j’ai rôdé… rôdé des heures… l’orage me tenait, la pluie me perçait… je voyais cette vitre…

Elle l’écoutait, dans la robe de laine pâle, le nuage de sa grâce, tiède d’intimité, embaumée d’une toute légère essence, dans l’harmonieuse anomalie d’un éveil. La pitié et l’orgueil, les sens induits de foudre, la mollesse de sa nature, l’étrange, l’aventureux, le retour à la sauvagerie mêlée à l’intimité du refuge, ces choses plaidèrent en elle pour lui :

— Ah ! pauvre garçon !

Plus près, la figure dans le corsage, il se leva, il la pressa contre lui. Tout en eux s’ébranla, les virtualités de leurs êtres se levèrent dans la fureur et la tendresse de l’étreinte, dans un mariage environné de foudre.

Quand il se leva, vainqueur et humble :

— L’échelle ! fit-il.

Ils se regardèrent, les yeux de l’homme lui transmuant le visage et éteignant le trivial des traits. Elle, dans l’émotion triste de la chute, le conduisit vers la fenêtre, le vit descendre et s’enfoncer dans la nuit.

Sur les chemins boueux, l’échelle jetée, il marcha en triomphe, heureux des assauts du vent et des eaux, riant des paroles confuses, dans la stupeur que la vie fût si romanesque, si détruiseuse de formules.

— C’est que la vie contient tout !… tout !… grommelait-il.

Il sentit véritablement à ces minutes qu’il n’est point que les récits de filasse et de froideur, que les plus humbles ont dans leur histoire une épopée, une marche héroïque pareille, au niveau près, à l’épopée de Napoléon ou de César dans la vie des peuples.


VI

Le lendemain, abordant Luce pâle, dont les yeux se détournaient, Servaise eut une constriction du cœur, l’effroi des triomphes sans lendemain. La descente des cheveux en poussières de soie, en aiguilles de pins, en dispersions pelucheuses sur la chair du cou, l’écrasèrent d’un sentiment de miracle et d’impossible.

En Luce, l’orage persévérait, quelque reflet de la fatalité antique dans une répercussion de foudres. Encore éparse de tout le cerveau et de toute la chair, excessivement lasse, Noël lui reparaissait téméraire, viril et très doux.

Sur les meubles, les tableautins féroces, les cannelures, une vie molle planait, éteigneuse de couleurs raides, enclose de prismes nébuleux, de nuances tièdes, la vie féconde des reverdis entrecoupés de courbatures :

— Comme vous devez être fatigué, fit-elle… cet orage…

Cette voix, ces regards tournés vers lui, tout développait en Noël un même élan de béatitude, Le courage lui remonta, la nette perception de l’acte accompli, car il en est d’une parole, souvent, comme des contacts légers qui rétablissent un puissant courant électrique. Il osa marcher sur Luce, se penchant, tous les nerfs tendus comme au maniement de choses frêles, il la baisa aux paupières, aux lobes des oreilles, au col d’enfant où ses lèvres trouvèrent une volupté craintive et presque sanglotante.

Lentement, elle s’électrisait au jeune homme ; le flux des êtres inconnus balbutia par sa chair. Ils s’oublièrent… Mais au final, elle devint excessivement pâle et douloureuse, avec ses pupilles larges ; ses veinules mauves, son cœur qui refusait trop longtemps de se taire contre sa poitrine et lui brisait l’haleine.

— Pardon, Luce !

Avec un demi-sourire, elle se leva et balança sa main. Peu à peu elle sentit son cœur s’étreindre, elle tomba dans une léthargie extraordinaire. Effaré, il bégayait, il chuchotait. Elle, lentement :

— Ce n’est rien !

Elle demeura longtemps dans un balbutiement du cerveau. Et Servaise connut que, de lui à elle, l’adoration se tremperait de pitié toujours, que toujours il aurait les mélancolies de ces minutes. Le concept de répercussions lointaines, de visées élargies, de délicatesses vibratoires accrues, d’originalité et d’acuité dans l’expression, traversa le littérateur tandis que l’amant frôlait les cheveux de la pécheresse. Spiritualisé, il goûta l’ivresse noire, Je léger goût de sépulcre sans lequel il n’est pas d’altitude passionnelle, l’idée de sacrifice et de postérités tueuses clamant en elle et lui. La matérialisation des parfums de Luce, le frôlement ivre des chairs, l’exquis des étoffes qu’elle « habitait », le ramenait de seconde en seconde, mais pour le relancer à l’impondérable des chimères, à des notations étonnées de quintessences, à des envols singulièrement disparates de l’Acte, à l’antique poésie humaine, sorte d’héritage de milliards d’ancêtres amoureux ayant, de siècle en siècle, accumulé dans chaque fibre des générations, la symbolique des genèses, l’Abstrait d’un acte suprême.

Cependant elle revint à elle, dans un infini d’abandon, de splendeur et de désordre, une phosphorescence nerveuse sur la peau et sur l’améthyste des prunelles.

— Ah ! si…

— Quoi donc ?

Elle ne répondit pas. Il l’aima soudain autrement que d’amour. Il la conçut sans énergie, mais fidèle, facile à l’obéissance. Sans cesser de vouloir et ses cheveux et sa bouche, et ses paupières tièdes, il fut aussi enclin vers sa mollesse morale, sa résignation de femme qui ne s’insurgerait point pour des vétilles et n’aurait point la folie des contradictions. Comme naguère, au soir où il écoutait Ramoyre et Georisse, il songea au trépassement de Chavailles :

— Quand revient-il ?

Il se repentit de la question, la voyant grelotter.

— Dans cinq jours !

Devant lui crurent les cinq jours, leur floraison brève, peureuse, leurs minutes précipitées vers un pôle d’angoisse. Il eut soif de durée, soif d’immuable, revit tous ensemble, comme une portée de reptiles, ses longs cycles d’amour inassouvi, ses blasphèmes de paria, le brûlement d’une âme aigrie et solitaire, son mysticisme de la femme dévié en malédictions. Oh ! posséder la proie sans conteste, emporter la conquête de son destin, avoir des allégresses imbibées de la sensation qu’il avait failli s’étendre dans le néant, qu’il avait failli vivre sur terre et perdre le souffle sans amour !

Fervent, il dit son vœu, les phrases entrecoupées. Elle s’abreuvait aux mots, si loin des tranchantes paroles de l’autre, si loin de l’âme caillouteuse de Chavailles.

Puis, ils demeurèrent dans l’étonnement du fatal et de la faiblesse des vouloirs devant le vieil édifice des sociétés, mesurèrent vaguement des forces dans le fond de leur crâne, l’assomption de leurs individus vers une lutte franche, vers un autre idéal que les tremblements et les voluptés hypocrites. Encore vague, irrésolu, Noël indiqua d’un mot la phase, le linéament d’une ombre de projet :

— S’enfuir !

Mille embuscades devant l’avenir, mille périls mystérieux, mille superstition antiques, mille liens en faisceaux enchaînant les cellules du cerveau, et ils se regardèrent incertains, fiévreux ; sauvages, comme des navigateurs contemplant une côte inhospitalière, des feux de cannibales allumés sur les dunes, cependant que le ventre du navire saigne sur les récifs, et que l’inconnu mord les âmes en détresse.



LIVRE TROISIÈME


I


« À travers cette lucarne il observait le passage des gens. Son infirmité était là à l’aise, en plein dans la foule, sans le rudoiement des coudes et les quolibets des voyous. Un ensommeillement le prenait, une joie de pauvre bête dans un coin, avec la seule angoisse que Maria ne revint avant l’heure… »

Par ce soir de bonne lampe et de rétine heureuse, une lueur fraîche sur le papier, les reins libres, une condensation de force par le cerveau, Noël peinait depuis trois heures. L’élan d’abord, puis la persévérance lucide, un frétillement d’orgueil, c’était une des journées où s’estompe en causalité consolante la grandeur du travail, Cependant, de la lassitude déjà, mais sans remords, un abandon aimable de l’esprit s’évaporant de la tâche.

Il se leva, ses paumes au-dessus du petit poêle de fonte :

— Bon tout de même… chez soi !

Par les paumes ouvertes, la chaleur se diffusa comme de l’eau dans une éponge, délicieusement fluante de nerf en nerf. Une petite lutte alors, entré la revendication du repos et la « vitesse acquise » de la tâche.

— Encore quelques phrases !

Rassis, relisant ses derniers paragraphes, il les trouva pauvres :

— « Là à l’aise ! » c’est de la cacophonie.

Il biffa, récrivit : « Son infirmité s’y reposait à l’aise, environnée de foule, sans le rudoiement des coudes, charmée des rumeurs de la rue, à l’abri des quolibets des voyous… »

— Non !

Il rebiffa, puis : « Là, son infirmité se reposait à l’aise de tant de misères et de querelles, et tout environné de foules, sans le rudoiement des coudes, charmé des rumeurs de la rue… »

Il s’engourdit, se lancina l’index à petits coups de plume, puis claqua l’ongle du pouce contre celui du médius. Au plafond, une parabole de lumière, comme ces sourcillements qui ridaillent des rayons dans leurs remous. Le silence eut ses voix fines, craquements de fibres, rongements de plâtre, chutes de cendres, respiration rythmique du feu, le sang de Noël irrité en petits coups de piston. Dans sa jambe croisée sur l’autre, un peu de congestion des veines, des soubresauts minuscules. Lorsqu’il se frottait le front, c’était un bruit comme dans les scieries de pierre :

— Ma phrase ! ma phrase !

Du vague, le doux vague végétal que la « phrase » secouait d’un reflux d’éventail, Un chapitre sinua comme une statue aux yeux clarifiés de synthèse, groupant, en un geste de paupières, un infini de navrance, de sous-entendus, de névroses dosées à miracle :

— Faut l’écrire !

Il n’écrivit que : « À travers cette lucarne, il oubliait tant de misères et de querelles, il contemplait sans lassitude le flux des foules pareilles à d’interminables bandes d’insectes bipèdes. C’était une joie frileuse et sournoise, un charme infirme et humble, une adoration de la vie entrevue à distance, sans crainte des rudoiements, une extase de noter la rumeur de voix qui ne le raillaient point. Un ensommeillement… »

— Vrai… ça ne va plus !

Trempant et retrempant sa plume, à petits coups, il regarda trembler l’encre dans son encrier comme l’eau bourbeuse d’un canal : l’abat-jour y tissait un filigrane, la lumière y dardait une très légère écume vers la bordure, un cristal profilait une fléchette d’arc-en-ciel ; une vieille plume mourait entre deux réservoirs. C’était un gracile monde intime, hypnotique, élargi à mesure qu’il le regardait : à cette onde puisait sa pensée pour former les ramuscules de la lettre, les ramures de la phrase ; la petite semeuse pointue, là gisante, portait les stigmates du labeur, de suie jusqu’à mi-route, resplendissante à l’emmanchure. La page pâle était le terreau, la plaine nue, vierge, pleine de mystère et de mélancolie…

Attendri, sans force, avec la nervosité de l’écrivain devant les pages lâchées, Noël replia son manuscrit vivement : ce fut comme une ouverture de portes, l’espace libre, la paix des accomplissements. Il rama par les béatitudes obscures, ces rares secondes où la pendule de l’existence bat en euphonie, les pupilles prisonnières à la floraison de sa lampe, au pétale de la flamme nourri de l’âme des carbures, ce drôlet organisme renfermé dans une cellule de vitre, à double respiration, fragment de soleil alimentant de vie la chambre solitaire. Confus, dans des « pourquoi » d’enfant, il mesurait la flamme, en comparait la ténuité aux grandes murailles, à la table, au plancher, aux meubles, à tout ce qu’elle nourrissait de sa vibration stellaire.

— Bougrement chic de n’être pas aveugle !…

Il dénombra son home, comme un patriarche son bétail, ses chaises, leur attitude de grands gorilles sans tête, accroupis dans des coins, le sarcophage sérieux de l’armoire, nécropole des paletots et des redingotes, symbole d’ordre et de propriété, la populace vagabonde des gravures et des tableaux, commune mais attendrissante, entremêlée de la manie bibelotière — crépuscules d’éventails, aurores d’ombrelles. Il centralisa toute l’humanité entre ces quatre murailles, dans la polissure du plancher, le plâtre du plafond, la porte, les clous, les chambranles, les vitres, ces petites choses représentatives de travaux fins et patients, d’inventions délicates, de soins ingénieux, d’ivresse et de famine, de loquacités plaintives et de taciturnités opiniâtres.

— J’ai faim !

Il était tard, dix heures. Nulle envie de sortir. Alors, dans sa petite cuisine, le voici traquant des reliefs, tranche de veau, pommes de terre bouillies, pain. À contempler ces choses simples, la sensualité le pénétra, vive et fine, avec le désir d’une table claire, un trompe-l’œil gai des plats, une psychique de bien-être solitaire :

— J’ai du vin… je ferai du thé…

Le feu, son rythme félin, le carré vif de sa base, la pluie des cendres tombant comme des gouttes d’eau dans une gouttière, les entrailles noires du poêle frémissant à la vie intérieure, tout fit voleter les mille légendes synthétiques de l’intimité humaine, des bons repas presque immatériels à force de réconfort et d’harmoniques.

Un quadrangle de nappe, le veau sur une assiette argentine, tout autour une parure de pain, de fourchettes et de couteaux clairs, les pommes de terre avec une sauce de vinaigre et d’huile, en pyramide, et Noël disposa la bouilloire. Devant un beau verre de vin, il sourit à des fantômes de fêtes trépassées.

Les mets participèrent des joies de l’ambiance, quatre rosaces réfringentes filtrèrent sur la nappe pâle, Noël crut dévorer des substances précieuses, de longtemps étranger à ce grand et doux appétit, bond de santé, de force et de courage, de pensées à ailes, de bourdonnement des fibres retentissantes à travers la cervelle, comme un cantique de chair. Commencé à bouchées vives, il ralentit le repas, peureux des trop brèves délices du veau tendre, de la salade fraîche.

Tout disparut pourtant, dans un mol regret, mêlant les philosophies de l’éphémère à la fête ténue du hasard, mais le thé rendit à Noël le sourire. L’eau subtile alla ressusciter l’âme des feuilles de Chine, leurs essences nervines répandues dans la chambre Noël but en gorgées paresseuses, le poêle entre ses genoux, tout dilaté de tiédeur, d’arômes et de délectation solitaire…

La digestion vint, en torpeur, en malaise, et je ne sais quel vent coulis accouru des fentes de la porte. Cramponné à l’allégresse encore, Noël alla par tardives enjambées dans la résurrection d’événements qui lui martelaient la mémoire comme un pic l’écorce des clairières.

Il vit en fragments les jours de Quéreux, le retour à Paris, l’étouffement, la vivisection du cerveau coupé de scalpels aigus, les orgueils ressurgis, l’effroi du temps perdu, l’homme de lettres redominant l’idylliste. Ces mondes d’anecdotes oubliées là-bas, les vermines du salon et de la brasserie, les bûchers de la médisance, l’excitation des êtres entretenus en colère électrique, en piaffements, en échanges cérébraux, l’enveloppèrent comme un cyclone. Malade de peur, — ces deux mois transformés en une chute, — il débrouilla sa paperasse d’un grand effort morbide vers le combat. Mortuaires les premiers jours, comme ensevelis par l’absence dans une catalepsie de fakirs,

ses manuscrits reprirent la vibration à mesure qu’il les relisait et les tenaillait. Phrases au timbre ankylosé, paragraphes ataxiques, chapitres moroses, en les massant il leur retrouva la circulation d’anciens sangs, l’ondulation nerveuse. Faisant le bilan, il eut la prescience — un peu discorde et mal raisonnée, selon la forme de son cerveau — de choses nouvelles apportées du grand choc et du grand repos de l’amour et de la nature.

Tout d’abord, le sens de la description moins condensé en tics de personnes, en baudelairismes artificiels, et son ancienne inimitié de la nature, son effroi de cette force « inconfortable » à ses malaises physiques, dont à peine il admettait les crépuscules, il la conçut métamorphosée.

Sans l’aimer entière, il en avait subi — et ne devait l’oublier — l’obscure hérédité animale et humaine, le commandement épars que les fibres se retrempent aux grandes générations et aux formes immortelles. Dans la minute des poésies extrêmes, il y était redevenu l’Homme, il y avait connu des surprises d’art, les mélodies de la lumière, des feuilles translucides, l’indéfinie complexité des rameaux et des pétales, créant et recréant la beauté. Il y avait tenté quelques notations croyantes.

Quoiqu’il eût échoué, quoiqu’il n’y eût analysé que des tons, inapte à la traduction littéraire de paysage, il rapportait un émoi confus comme l’instinct de la caille captive troublée à l’époque des migrations, un reflet de ce que la nature exprime de psychique et de sensitif.

Il en rapportait encore l’attendrissement sur les souffrances, jadis refoulé par les défaites et les dénis de justice de la sélection, la conscience d’une impérieuse loi satisfaite, sa réhabilitation de paria amoureux, une suite de notions nouvelles sur les instincts qui visent la perpétuité et l’exhaussement de l’espèce, et dont l’intensité et la profondeur réagissait sur son talent, l’organisait, le transsubstantiait, lui créait une individualité plus sûre, plus fière, moins dévorée du cancer d’envie qui jadis pétrifiait ses phrases. Il voyait plus souple, plus vibrante, plus tiède, son œuvre, moins fabriquée dans des encoignures et des caves intellectuelles, moins couverte du vernis des destins solitaires…

Noël se secoua, comme pour épandre les flocons de sa pensée, souleva le rideau de la vitre. Quelque part, derrière la triple laine des nuages, il devait naviguer un tiers de lune. Le jardin se nourrissait d’une effusion de débile lumière, semblable à quelque grande toile de chanvre historiée du gribouillis des poiriers, Dans le vide, comme une toile à silhouettes, une baie de vitre dépolie radiait sur la ténèbre d’un mur : un bras colosse y levait un haltère noir, à coups égaux.

La respiration de la nuit heurtait aux trembles d’une enclave. Un gnome-chat circulait sur une crête de tuiles, avec un cri d’appel bas et soupirant, enveloppé d’un nuage phosphoreux, lumière diffuse émanée de son électrique personne. Des craies de façade entre-fermaient la perspective, comme des carrières à jour sur un val. Quelque chose de très jeune et de très vieux, de très haut et de très besogneux, filtrait aux points stellaires des lanternes, aux cavernes d’ombre, aux torsades des végétations, aux traîneries * cuivre-étain de telles lueurs épanchées en cônes, en rivulets, en paillettes, à l’ascension droite d’une cheminée meunière pareille à une noire bougie colosse dont de flamme se renversait vers le nord.

Noël ouvrit la fenêtre. Dans son âme éparse, sans logique, les choses entraient entières, tout de suite agglomérées à son identité. Comme ils se courbait, effleurant la persienne, un moineau, qui perchait là pour dormir, tira de l’aile. On l’entendit, dans les demi-ténèbres, aveuglé comme un nageur sur une mer nocturne. La poitrine de Noël s’ouvrit à une allégresse d’air froid balayant les poumons et fleurant la jeunesse. Il reconçut la fierté des fibres neuves, le coup d’œil entier, aventureux de son âme de seize ans, alors qu’il ne divisait pas encore la durée en petites horlogeries plaintives…

Une lueur parmi des tulles, comme une étoile dans l’horizon mouillé, happa l’œil de Servaise. Âme de la nuit, à tremblerie timide, c’est au fond du jardin, dans la maisonnette du propriétaire.

— C’est la date des termes !

Noël connaît cette terrible veille de l’homme et de la femme, pendant les trois ou quatre jours où ils tiennent les recettes du trimestre. Pour l’heure, ce doit être le vieux. Il rêvasse, des peurs sauvages bredouillent dans son crâne comme des grenouilles dans un ravin. Là, près, la grande Force, l’Argent liquide, les Valeurs vives, le Verbe social cadenassé dans le tiroir barré de ferraille. Des bruits vont et viennent, le chuchotement des bandits sur les murailles. Le vieux est à demi-sourd, le sang lui bruit aux oreilles comme une locomotive lointaine, comme une rivière, un pas, un grincement de mouches ou de lime, une confuse mêlée de syllabes. Les yeux humides, la mâchoire pendante et imbécile, à travers tout il suppute, additionne. Les chiffres le hantent comme des souris trottinant sous des planches vermoulues. Il se lève, il tâte, il remet le verrou, regarde à travers les petits trous du volet si le jardin est paisible.

— Ah ! la vie… la vie !… Est-ce que ça ne contient pas tout ? fit Servaise… Est-ce qu’il y a des histoires plus crânes que la réalité ?…

Il rêva la nouvelle à faire, tout environnée de nocturne, de hardes miséreuses, du cramponnement des vieilles carcasses à la propriété comme si elles espéraient s’en refaire un ciment de vie.

— Jamais on ne dira, comme il faut, l’Avarice… tout y est à refaire…

Le froid lui tourmentant les épaules, rentra, il trembla délicieusement auprès du foyer tiède. Mais, inévitable, il vit venir, comme un vautour du fond du ciel, la réaction, le flot des songes : tristes bannis par quelques heures de santé. Avec l’effort du « soi » contre le « soi », il tenta diverger vers l’avenir. Sa pièce pour le Théâtre libre, deux actes sans ficelles, mais plus lardés de mots que du bœuf à la mode, — son roman si bien repris :

— Si je pouvais piquer sur le vif la mort de l’infirme

Un peuple de menus événements, des insectes de pensée, des oisillons d’analyse frétillèrent. Il « reconstruisit » son infirme, le dévorement de sa poitrine et de ses entrailles, trépassant à petites secousses, dans l’univers vide, dans la pitié absente, dans le triple agonie de l’injure, de l’abandon, de la tuberculose, le récit distillé en mille cruelles gouttes d’acide, résumant l’inanité vitale. À travers tout, il perçut une misère, il inclina vers quelque chose de plus haut, moins de détail à la portée des yeux matériels, mais sans y atteindre, condamné par les lois de sa nature, désespérément voué à prendre la partie pour le tout, la taupinière pour le monde.

— Ces scènes du grenier surtout… ces petites morts qui précèdent la grande !

Mais son livre détala de sa mémoire lasse, comme un pluvier d’une mare. Les cendres de l’ennui s’accumulèrent. Alors revint Luce, l’idylle furtive, les rendez-vous équivoques, le Chavailles jaune, grelottant la fièvre, qui s’interposait devant toutes choses. Ah ! fêlures de cet amour où tout lendemain est une incertitude, où l’effroi et le scrupule tuent les joies éphémères. Ces dernières semaines surtout, un redoublement des exigences du peintre, Luce prisonnière, à peine une rencontre rapide et peureuse… Une grande rumeur d’amour parcourut Servaise, convulsion intime qui est à l’individu comme les émeutes sont à un peuple. Il comprit qu’il aimait Luce tout jours davantage, que les sensations de Culte et de Prodige étaient intactes ainsi qu’aux premiers jours. Une impatience démesurée, alors, tous les nerfs martelant le sang, les artérioles débordantes, puis l’adynamie, la mélancolie, le noir, la distance et le gel :

— Ah ! misère !

Ce cri de lamentation, il le vit en harmonie à la tristesse de la chambre, Le fou était mort, la flamme de la lampe rouge et sinistre, un peu de brume entrait par les fissures des fenêtres. L’haleine de Noël s’élevait dans le froid en colonnettes de vapeur pâle. Il se compara à ces bêtes qui soupirent par les ménageries d’hiver, ses reins inquiets, travaillés par des cerises prochaines, ses pieds glacés et ses dents presque claquantes.

— Va dormir, pauvre diable… C’est encore ce qu’on a inventé de plus fort… quand ça réussit !

Il se jeta au lit, exacerbé d’une peine à se tenir les reins chauds, puis l’engourdissement survint avec la vision — si lointaine — de la mort de très petits poissons de rivière dans un bol à soupe. Leur agonie se diagnostiquait par moins d’ardeur à fuir, lorsque Noël les taquinait d’une barbe de plume, par une obstination à se tenir à la surface de l’eau. De longues heures avant les affres finales s’alentissaient leurs nageoires, leur course devenue pesante et tardifs leurs virements. Ils semblaient pâlir, une translucidité bleuâtre par-dessus les yeux pareils à des bagues minuscules de nickel autour d’un cercle d’obsidienne. Bientôt, au moindre remous perdent l’équilibre, ils chaviraient, ils culbutaient. Puis, des acrobaties verticales pour se maintenir à la surface, chez les uns des bonds galvaniques, chez les autres une ascension lente, mais fatalement ils renfonçaient, renfonçaient. Enfin, sonnait la minute terrible, le débattement débile, les bonds avortés, et la raideur des bestioles, le ventre de nacre apparu au lieu du dos de lichen noirâtre…

Servaise, dans ses ressouvenances, déjà pris par le repos, puisa une ultime goutte de navrance et murmura d’une voix d’enfant, endolorie :

— Nous sommes de petits poissons !… de tout petits poissons !

Et s’engourdit.


II

— Cette salle ne vous fait-elle pas l’effet, demanda Myron, d’un énorme cerveau cocasse ?… Chaque être y concrétise une de ces petites entéléchies qu’on se figure tapies dans un encéphale… et qui communient, s’entrelacent, s’éparpillent à des hasards comparables aux rencontres de prunelles, de paroles et de gestes qui relient ici la multitude… Comme décor de pensées, le deuil des mâles, l’argenterie des plastrons, la frondaison des robes, les jardinières des coiffures, les constellations du gaz et les étoiles fines de la joaillerie, sont le microcosme de ce qu’un crâne citadin comporte, surtout si vous songez que la scène fournira tantôt les complémentaires : une féerie, du réalisme et une espèce de Sardouade pimentée de bouffe… Le tas de magnétisme animal qui s’épand, gravite et croule ici, si l’on en pouvait reproduire les phases — et les phrases — on serait surpris, après dix ou quinze représentations, de la « personnalité » qui s’en dégage et combien différente de la « personnalité » d’autres réunions où une moitié ou un tiers de groupes ici présents concourent… Mon cher, dans le train ordinaire de la vie, je crois bien que Paris a, au Théâtre libre, une de ces individuations extra complexes… et c’est si vrai que ni Darcey, ni Lemaigre, ni Tourane, ni Vestu n’y gardent leur physionomie normale. Et ce cerveau n’est pas seulement plus complexe, il est aussi, dans une certaine mesure, un cerveau de transition en présence des cerveaux stables ou séniles des autres premières… Décadents ou naturistes, résidu des jeunes revues, solitaires accourus des faubourgs, en contraste avec les bataillons des réguliers ou des anciens… c’est la lutte des principes…

— N’empêche, fit Gourvain, que ça devient de plus en plus le triste public des premières… et que la moitié des places se vendent en maraude…

Dans leur petite loge de deuxième, au Théâtre libre, Jouveroy, Villem, Gourvain, Lacave, Gualbert et Myron tapageaient en lorgnant la houle des arrivées avec une abondance de « c’est extraordinaire, c’est effrayant, c’est épatant ». Et le « cerveau » se bondait, toutes les circonvolutions garnies par une foule hétéroclite.

Le rideau se leva, comme une grande paupière, la scène projeta sur la rétine collective un val de montagne, un cartonnage de pics et de pitons, un torchis de forêt, de copeaux-mousses, une immense fleur à douze pétales où deux étamines tournent l’heure, un étang, des grottes, un robinet mimant la source, et de très gros saules à portes praticables. C’est une horlogerie à fée de Mireville, avec, en sourdine, le carillon d’une psychique malicieuse, l’ironie à maillot d’un vieux funambule qui met en ses contes l’Épicerie, la Banque, la Tribade à la sauce aux Étoiles.

Au début, une nymphe montagnarde veille à son domaine et murmure : « Grenouilles aux membres humains qui nagez si douces dans les nénuphars, truites, flèches vivantes ; escadres agiles, bêtise radieuse vêtue d’argent et de peluche légère, nues électriques des tétards, et vous araignées des ondes, vivez vos joies minuscules dans le printemps où tremblent les satins de la flèche d’eau et de la populage, les soleils de la marguerite, la neige-dentelle des achillées… »

Elle s’arrête, elle rêve :

— Pourquoi suis-je triste, guêpes chasseresses, mouches d’acier vert, triste malgré ton hymne, ô forêt de la biche amoureuse ? Ne causé-je plus avec les herbes, avec les crépuscules, avec les daguets furtifs de la clairière ; n’ai-je plus mon âme entre les ronces fleuries, au cœur des ormes, au fond des sources et sous les ailes tièdes du ramier ?

Un silence où la nymphe se mire aux eaux de l’étang : « Rayons de Sirius que j’ai durant dix mille cycles contemplés parmi la jeunesse des étoiles, rayons aïeuls qui vîtes mourir mes compagnes sacrifiées au « Baiser », ayez pitié de moi !… Je suis une pauvre immortelle transie, dont le pouvoir créateur n’a depuis mille ans plus donné une forme neuve… »

Elle regarde autour d’elle et grelotte. Du praticable d’un défilé, un homme a surgi, funambule frais, aux grands cheveux de chanvre. La nymphe entre furtivement dans le cabinet particulier d’un saule. L’homme s’avance :

— J’en viens ! J’ai quitté les librairies du quai Voltaire, les gargotes à vingt-deux sous, les pénates de la chambre garnie… et je feuillette les bibliothèques des grands chemins, je mange et dors à l’hôtellerie des maraudes, Dame ! le dîner n’est pas toujours cuit à point, la chambre à coucher est un peu haute de plafond, avec énormément de fissures…

— Il fait un geste d’insouciance :

— C’est égal… j’ai les sourires vierges de la terre et tous ces dieux de la Lueur qui remplissent les crépuscules ! Ah ! les feuilles du mille-pertuis perforé, un carabe aux élytres d’émeraude arrêté sur la terre grise, les mains planantes d’un cèdre, les soupirs du hibou sous les étoiles et ces longs cheveux qui tremblent sur la sérénité des fleuves…

Dans la salle, une attention instable, des chuchotis. Les gendarmes de la critique officielle reconnaissent un passeport d’art en règle. Les Parnassiens, la vieille phalange du romantisme, les néo-idéalistes et toutes les femmes ronronnent à la fiction irisée de jolis vocables, cependant que Fombreuse bâille et que les faubourgs naturalistes dédaignent.

Sur la scène, la nymphe sortie furtivement de son saule, déguisée en vieux sylvain à tête de gorille, s’est dressée menaçante devant l’homme :

— Qui te rend si hardi d’envahir mon domaine ?

— Dit cet animal plein de haine ! Bon singe, tu parles comme le loup de la fable !…

— Tu seras châtié…

— De ta témérité… Bon singe, ne te mets pas en colère… considère que je suis un pauvre agneau chassé des quais par des gargotiers implacables… un déchiffreur de vieilles paperasses ruiné dans le commerce des brasseries… Un spéculateur de la ruine que le krach condamne à filer vers les Belgiques de l’idéal !… Le petit commerce se meurt, ancêtre préhistorique, les jolies orfèvreries des jolis coins, les poètes polisseurs en chambre, tout cela croule devant les Louvres du roman et les Bon-Marché du pamphlet, devant les jérémiades à clef et les drumontades juificides ! N’y a plus d’air pour nous, bon singe, le conservatoire du distingué a définitivement clos ses portes vermoulues, l’hospice du Chimérique ne recueille plus que les éclopés du roman feuilleton et l’Académie persévère à se gargariser de ducs centenaires et de journalistes moisis… Ah ! qui nous rendra les rôderies innocentes, les discussions ailées, les grands envols vers l’au delà, les folies où nous étanchions nos soifs d’héroïsme… tout est enseveli sous le triple fumier du struggle, faune divin, sous le pavage en bois du positif, entre les panneaux de l’homme-sandwich…

— Mais tu es homme, enfin… de l’engeance scélérate qui dévaste le visage auguste de la terre ?

— Je suis un pauvre amoureux de brins d’herbes, à qui les actes de ma race demeurent étrangers… Oh ! laisse-moi admirer les pâles périanthes du monde des eaux, les trompettes du liseron, les fleurs microscopiques du serpolet… laisse-moi assister aux travaux secrets de la guêpe, aux tremblements des gyrins sur les ondes dormeuses, à la confidence des frênes et des hêtres, aux vols silencieux du hibou Sous les nuages nocturnes…

Les femmes de proie et les mondaines frétillaient du même caprice pour le cabot enfariné plain-chantant son rôle, et dans la petite loge Jouveroy-Gourvain, Villem, chuchota :

— C’est ce pauvre Servaise qui va payer pour les périanthes et les mille-pertuis perforés !

— Et pour le tremblement des gyrins et les trompettes du liseron…

Sur la scène, la péripétie éclate, la peau du gorille précipitée dans un praticable, la nymphe apparue resplendissante de jeunesse et de paillons, tandis que le cabot balbutie, ébloui :

— Reste, dit la nymphe. Mon lac, ma forêt pensive, mes quadrupèdes innocents, tu es digne de les admirer… tu ne trouveras nulle part une face plus belle à la terre, un refuge où le vague sourire des choses recèle plus de grâce…

Au fond du théâtre, un glissement de gazes ; du coucher de soleil ; la rampe baisse imperceptiblement ses lumières :

— Le soir approche ! fait l’immortelle. Le glaïeul versicolore bleuit… Régulus va paraître, le Chemin de Saint-Jacques déploiera ses splendeurs pâles… et Jupiter montera comme un phare dans le Zodiaque…

— Déesse, naguère la beauté des astres me pesait accablante, l’effort de mon admiration décelait ma faiblesse et même la simple grâce d’un rameau écrasait ma puissance de conception ; laisse-moi remettre mon doute entre tes mains…

La nuit avance sur la scène, la rampe presque éteinte, un croissant de lune ballotte sur des nuages, des lueurs oscillent lentement sur les eaux et les pics. Alors, un chœur de Bois Sacré, des flûtes antiques et des harpes soupirent sur la terre ténébreuse, pendant que l’homme s’enhardit et que l’immortelle tremble :

— Ah ! sais-tu, passant, ce que pleurent le Chœur sacré et les harpes mélancoliques ? Elles pleurent mes compagnes sacrifiées au baiser, une à une devenues mortelles pour avoir succombé aux tentations humaines. Et, quoique solitaire et impuissante, dernière incarnation des déités terrestres, mon pouvoir créateur déchu à mesure que mouraient mes égales, il me reste la jeunesse et la vie éternelles, il me reste les poèmes de l’ombre et de la lumière et la souveraineté absolue de ce coin adorable du monde… Oh ! je t’en supplie, n’abuse pas de l’heure d’angoisse où tu me trouves, ne prononce pas les paroles amoureuses qui tremblent sur tes lèvres, songe que c’est l’arrêt de ma mort si tu parviens à vaincre ma pureté défaillante…

Un silence… Le chœur sacré et les harpes se rapprochent, le cabot rêve dans un clair de lune avec des effets de jambes. Il exprime en pantomime son trouble, puis :

— Déesse, ce sera donc une fois de plus maldonne… mais du moins aurai-je la consolation de n’avoir pas assassiné une immortelle à une époque où elles se font si rares… Toutefois, je me sens recrû de fatigue… Ne pourrais-je remettre à demain mon exode et sommeiller cette nuit dans quelqu’une de vos grottes ?

— Non, poète, si tu veux me sauver, il te faut partir dès ce soir et ne plus repasser jamais par ce vallon.

— C’est dur ! Nysiade… les routes sont caillouteuses dans les montagnes… et mes pauvres jarrets bien débiles… et ce mot « jamais » va m’être un sombre compagnon de voyage… J’aurai touché à la coupe divine et elle me sera tombée des mains… Adieu donc, et soyez-moi propices, bonnes étoiles qui marchez par les gouffres de l’Incommensurable !

Il s’éloigne à pas tardifs ; la nymphe rêveuse s’avance au rebord de la scène :

— Ah ! je ne périrai donc pas… Je connaîtrai la béatitude des mortelles sans l’horreur du sépulcre…

Elle poursuit l’homme :

— Reviens, poète ; toi seul, parmi ceux qui parurent aux heures fatales, as su sacrifier ton rêve à ta mansuétude… Toi seul posséderas l’immortelle sans la précipiter au néant de ses compagnes mortes pour le Baiser… mortes pour avoir failli à découvrir l’héroïsme de l’amant aux soirs où elles succombèrent…

Apothéose de rais. La toile tombe…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Du rebord d’un praticable, Servaise voyait mourir et renaître les applaudissements, le cabot et la nymphe inclinés sur la tremblerie des crânes. Puis, au trou du rideau, parmi le jusant de l’entr’acte, son œil visa Luce dans des satins de Florence aux bordures de gramens. Il s’épanouit dans une prière anthropomorphique vers la miséricorde de Luce dont il sembla que tout succès dût dépendre. Puis, la foule glissante, sinueuse, le mystère des êtres qui allaient applaudir ou condamner, lui entra comme un glaive dans la poitrine, Repoussé par les machinistes, parmi de la poussière de vieux bois et de mastic, il se tapit dans un cabanon, une pseudo-cage à volaille l’âme minusculisée, comme une bestiole au refuge. En proie aux éparpillements de ces minutes, il regarda se construire le matériel de sa pièce, l’ignoble feinte d’un salon de petite bourgeoisie. En haut, dans du câblage et des cordelles, une idée de pylône pouilleux, puis le monde troglodyte des acteurs, l’horreur des yeux avivés par de sales minéraux, des dialogues d’ombres dans le fallacieux des labyrinthes. Le rideau monta, le jet soufreux de la rampe, du supportable descendit sur ces difformités qu’Antoine, métamorphosé en vieux tousseux, l’allure vivante, précise, peupla de réel, Le drame alla, les ignominies d’existences imbéciles, toute sympathie déroutée par le ridicule et le futile des martyrs.

La salle fut froide, peu surprise, au fond, de revoir au théâtre les petits thèmes naturalistes. À peine un léger prurit de mots crus, la déception de la pièce grave, laborieuse, presque administrative par ses qualités d’ordre, de symétrie, de grisaille. À quelque rire, à quelque silence attentif, Servaise avait des retours d’espérance, vite chus. L’épine dorsale toute lasse et pleine de sang, la chair séchée d’insomnie, ses idées lui martelaient les tempes, dures et très matérielles. Une impulsion déchéante dominait, pareille à une lutte de la onzième année où un rival le tint couché dans la poudre, un genou féroce sur sa poitrine. De l’asphyxie, une pneumatique lente qui lui carbonisait les poumons, un chaos noir, fluide, limoneux.

Par intermittences, la figuration d’une revanche, la volonté de l’avenir, mais vaine, cernée et broyée par les minutes présentes. Si, pourtant, l’applaudissement venait, si la mort du vieux, au deuxième acte, attendrissait les âmes moroses ? Il l’espéra, mains moites, genoux raides, puis la marche au Golgotha reprit avec des accompagnements de ridicule, l’inutilité de son pauvre cerveau en ce monde. Cependant, les cabotins allaient à contre-sens dans ce milieu antipathique. Par éclairs, Noël rentrait dans son drame, dans les péripéties mort-nées, les situations rachitiques, pour se réveiller en colère, se hausser par-dessus l’heure présente, dans la conscience d’un loyal labeur, d’observation scrupuleuse, absolvant ses phrases et ses mots. Puis, les soubresauts des voix, les fantômes glissant sur les planches poussiéreuses, lui infusaient du vitriol au cœur. Il lui sembla subir quelque amère injure émanée de la salle hypocrite, induite d’une mauvaise électricité de normaliens, de professeurs, de mondaines myopes, de hargneuses carcasses romantiques.

La pièce allait finir. Un roulis du sang assourdit Servaise, avec des intervalles de vacuité absolue, d’immobilité cardiaque, bientôt résolue en ressacs, en vertiges, en hallucinations. La cage à poules vira comme un radeau, les mots du drame vinrent en octaves étranges, avec des ressemblances d’abois, de braîments, de miaulis. Ensuite un sang-froid bizarre, une intrépidité lucide, l’équilibre reconquis, les oreilles calmes. Noël alors songea que, vraisemblablement, il était de ceux qui ne bronchent pas à l’approche des supplices. Il regarda, écouta tomber les phrases finales et les trouva très bien par un sentiment de bravade hautaine. Les applaudissements maigres, la dispersion brusque de la foule dans les couloirs, il y parut indifférent, comme aux poignées de main des amis, ému seulement de ceux qui s’encoléraient comme Gourvain semant les « muffles, crapules », avec des allures de discobole. Déjà, autour de sa chute, la Sardouade s’édifiait dans le roulis, le tangage, les relents de champignons. Dans la cage à poules, un autre débutant attendait et tremblait. Bientôt solitaire, Noël ressassa sa débâcle, les fibres flétries, dans un sentiment de décrépitude comme s’il vivait, luttait et succombait depuis des siècles. Sur des croupissements d’onde, il entrevit une carcasse de vieux cheval, des chalands lichenneux, des câbles rongés d’usure, puis vint un terre-neuve fantastique, trépassé sur un amoncellement d’escarbilles, des haleines de bitume, une moniterie nocturne, le père de Noël debout dans un terrain vague, parmi des seaux rouillés.

Sur toutes ces choses, la trame monotone de la défaite entremêlée de confuses sonneries d’airain :

— Espèce de raté !

Sorti des coulisses, il se mit à suivre un vieillard sinistre, vêtu d’étoupes, une ordure dans la foule, une guenille fantasmagorique, dont la présence inexplicable le console quelques instants par des associations idéennes lointaines, la joie des inharmonies, le plaisir de l’inorganisation des choses et des hommes lorsqu’une débâcle nous entraîne, rudiment de l’idée religieuse des mauvais esprits consolés par l’entraînement des misérables dans la géhenne. Quand le vieux eut disparu, Noël rôda près de la petite loge des Chavailles sans qu’il osât entrer. Soudain, ses veines s’animèrent, l’audace, par coups brusques, tordit sa timidité. D’un geste vif et précis, il tira la porte. Le peintre l’accueillit avec une amitié protectrice, épanoui de sa chute. Servaise l’écoutait à peine, car, à la poignée de main de Luce, nerveuse, étreignante, son être venait de se pacifier. Une mollesse d’enfant, insinuante, tiédissante, le tint derrière la douceur de la robe, les floraisons de la chevelure. Sans riposte, il laissa aller Chavailles, subit les sous-entendus aiguisés de compassion ironique, cependant que la Sardouade allait sur la scène, une conspiration au xve siècle, petit drame couleur de muraille en un acte. La critique, la salle, dormassaient gentiment, Servaise observait les franges d’un rayon sur le col de Luce, un rayon diffracté entre des fils de dentelle en multitude de petits prismes confus. Enfin la toile chut, sur des échafauds et des hommes à cagoules. Dans l’embarras du départ, Noël, peureux de la perspective du vide, eut soudain une joie démesurée à s’entendre dire tout bas :

— Mercredi matin… chez toi !

Et il vit s’éloigner Luce, un peu fou de sourde angoisse mêlée à la béatitude. Une voix nerveuse le fit tressauter :

— Hé ! clampin… on vous attend… on soupe !

Servaise suivit Gourvain, très las, d’avance dégoûté des agapes, satisfait pourtant de n’avoir pas à s’aller asphyxier dans la solitude de son lit. Chez Marguery, une dizaine de camarades l’attendaient, dans la petite salle du dîner des Fortifications. Cela débuta par le verbiage faux des littérateurs, les jurements hyperboliques contre la soirée, la mufflerie, l’imbécillité du public et des pontifes du feuilleton. Seuls, à voix très basse, bavards et délicats, Villem et Gualbept colportaient quelques mots passés au fin crible. Puis, un ennui profond plana jusqu’à la salade. Alors, Goumanne, Myron, Serafelli se mirent à crier et à s’interrompre, à propos des palinodies de Rolla :

— Rolla continue à changer tous ses dénouements comme celui de Floréal… Le Songe, son traitement pour maigrir, la Croix, l’Académie… tout ça, au fond, fait partie du même effondrement de l’être… Le comique, c’est de le voir hurler tout le temps : « Je suis un entêté, moi… je suis un opiniâtre !… »

— Quel rire de songer à la bonne jeunesse qui chuchotait, il y a deux ans : « Fombreuse et Guodet voudraient bien être de l’Académie, mais ils n’osent pas… Rolla les surveille ! »

— Je me suis toujours défié de lui… toujours trouvé un peu faux brave… gueuleur pour ameuter les foules… pas la probité nette des Flaubert et des Goncourt… roublard… mais grande cervelle, certainement…

Ceux qui gardent un fond de partialité pour Rolla, comme ceux qui tactiquent, répètent, en une sourdine :

— Un rude homme !

Et quelqu’un :

— Sans doute l’Académie… on doit le blâmer… et quant au dénouement de Floréal… c’est impardonnable… mais ne croyez-vous pas que le Songe, c’est une conviction chez lui que le naturalisme est fini et qu’il faut faire autre chose ? Je l’ai entendu dire… il y a deux ans, chez Fombreuse… que le naturalisme fichait son camp…

— Allons donc ! si tout ça ne faisait pas série !… Mais ces machines en tas ? D’ailleurs, lui, c’était le dernier homme à pouvoir faire le Songe ou à aller à l’Académie… Le gros de sa renommée a tenu à l’outrance excessive de ses colères contre l’Idéalisme et Officialisme !

— Soit ! Il cane !… Mais nul ne saurait oublier les services qu’il a rendus… les portes qu’il a enfoncées… comme un dogue je le veux bien… populacièrement… mais avec une énergie superbe…

— La fausse énergie… énergie de gros bourgeois qui dévorait ceux qui avaient créé et souffert…

— Messieurs… certainement… l’homme n’est pas très noble… même dans ses courages… Mais pourquoi nier ses services ?… C’est une vérité qu’il a mis les romantiques en déroute et permis au renouveau de se faire connaître… On lui doit beaucoup… Fombreuse et Guadet comme les autres… mais…

— Mais il a fait ça brutalement et il le termine misérablement. C’était l’heure où il pouvait être grand avec un peu de philosophie… En traitant avec une générosité hautaine la protestation des Sept… en étant loyal et en maintenant ses principes… il passait presque héros…

— Oui… mais ça ne l’aurait quand même pas empêché d’être le démarqueur de ses contemporains… l’adroit plagiaire qui…

— La drague, comme dit Darlot, la drague qui ramasse tout… boues… charognes… vase… mais dont il sort tout de même un béton extraordinaire…

— Ah ! comme constructeur !…

— Vulgarisateur… le grand vulgarisateur… le maître d’école de la bourgeoisie…

— Le grand maître dans l’art d’accommoder les restes…

— Est-ce vrai qu’il s’est, un jour d’ivresse… lui-même qualifié de prodigieux assimilateur ?…

— Messieurs… tout ce qu’on voudra… le Batoir n’est pas d’un assimilateur, c’est du génie…

— Du génie de Germinie Lacerteux

— Ah ! non… le Batoir a une vibration de terroir que nul livre n’a eu auparavant…

— Pour être un grand littérateur il faut non seulement le don mais le caractère… Il est matériellement impossible que sans désintéressement le plus haut cerveau ne descende au deuxième rang…

— Il ne faut pas faire trop de livres non plus… nous ne contenons qu’une portion congrue d’originalité… qui veut de tout doit piller les autres…

— Surtout en se claquemurant à Rodanne… on lit les jeunes après les vieux… et on drague…

— Si c’était inconscience encore… mais ce monsieur cultive ça… c’est du document

— Et la conclusion vraie ?… C’est que tous ici présents, ceux qui attaquent et ceux qui défendent… ceux qui comme Bonnin haïssent Rolla du fond de l’âme comme ceux qui ont-un faible pour lui… tous, au fond, savent qu’il a été une puissante intelligence en marche… un créateur d’êtres et de milieux malgré des pillages… à la fois subtil et brutal… mais incontestablement grand… Tous, en revanche, oh ! même ses meilleurs amis ! admettent que sa bravoure a souvent été attachée à des mesquineries… et que depuis un an chacun de ses actes… chacun… soit ses interviews à propos des Sept… soit l’affaire de Floréal… soit le Songe… chacun de ses actes a été une trahison ou une couardise… non pas devant le tribunal du public… mais devant la haute cour littéraire… et Rolla est actuellement côte à côte avec ceux qu’il insulta le plus vivement jadis.

— Il n’est pas le seul qui retourne sa veste !

— Non, mais il est celui qui a le plus gueulé contre les renégats ! Et ça le juge.

— Et puis, vrai !… cette courbette devant l’Académie, au lendemain des Palmes vertes.

Un silence. Des cigarettes. Cependant, Garnotte :

— Bah ! écoutez, cette énorme publicité des Palmes vertes… ce bruit formidable depuis trois mois… ce n’est pas beau non plus… jamais livre n’a été mené avec un tel accompagnement de cymbales !

— Ah ! oui, ni la Terre ni la France juive

— C’est enfantin, Garnotte… le bruit, c’est les salons académiques… c’est la stupide presse à cancans qui le mène… quant à Guadet, qu’est-ce que vous voulez qu’il y fasse ?…

— C’est vrai, au fait, cria Gourvain… et je vous assure que ça ennuie et inquiète Guadet bien plutôt que ça ne l’amuse.

— Puis, c’est une légende, ces intrigues énormes qu’on suppose à tout…

— C’est égal ! fait Garnotte avec un geste de « lâchez tout » et un peu de componction… Aspasie était bien plus chic…

Craintif, il regarde les autres, ne dira plus rien qu’un nouveau se soit prononcé. Ils sont curieux à voir, alors, sauf Bonnin qui hausse les épaules dans l’aise de son parti pris. Enfin, un autre :

— Dans Aspasie, la Puritaine, Guadet y est de toute son âme… Les Palmes vertes, au fond, ça a dû l’embêter… je le sens tourmenté du superficiel du milieu… lui-même disait un jour qu’un livre sur l’ennui serait ennuyeux… eh bien ! un livre sur le superficiel a mille chances d’être lui-même superficiel.

— C’est très juste ce que dit Sauvage…

— N’importe, c’est un de ses mauvais livres !

Bonnin, avec sa voix des émotions, montée d’une note et gracilisée, crie :

— Guadet a rarement fait mieux !

— C’est un art ramassé… Guadet déteste dire plus qu’il ne faut… mais enfin, c’est la série mondaine… et moi j’aime mieux ses œuvres intimes…

— Le fait est que c’est trop une œuvre de combat… Guadet y a mis plus de bravoure en somme que de talent.

— C’est très juste ce que dit…

Silence. L’atmosphère est fausse, craintive. Soudain Garnotte agacé, trop chargé de fluide nerveux :

— Je m’en fiche ! je dis carrément que c’est un livre embêtant et sans caractère… Ces pensées qu’il allait y mettre, ces déclamations contre l’écriture… c’était ça… le vide… le néant… une machine pas même construite… Ah ! non, alors… c’est pas ça qui devait suivre Aspasie… J’admire le sacré cerveau que fait Guadet… et je crois qu’il pouvait mieux faire et qu’il n’a pas osé…

Bonnin se mit debout avec une grosse tendance à la querelle :

— Mon petit Garnotte, au lieu de parler comme un dindon, vous feriez mieux de relire les Palmes vertes.

Sa grosse tête aux yeux fatalistes, il la tendait pâle vers Garnotte, et Garnotte haussa les épaules :

— Eh bien ! là… c’est du feuilleton !

— Voyons, fit Jouveroy… vous n’avez de nuances ni l’un ni l’autre… Guadet est un rude homme… et les Palmes vertes sont un chic bouquin… Maintenant on peut préférer Aspasie, mais ça ne dit rien contre le talent des Palmes vertes

— Guadet est Guadet, parbleu !

— Moi, je trouve le livre bien jusqu’aux deux tiers… mais les trucs du dénouement… cette duchesse brusquement en cheveux gris… ce vieux qui se noie en mélodrame… non, je ne puis dire que j’aime ça !

— Mais tant de scènes fines et délicates pour racheter ces fautes !

— Je ne dis pas…

— Ce dîner chez la duchesse… et le fils et la mère… la cruauté de ces demandes d’argent à peine récompensées d’un sourire.

— Et la scène au théâtre… ces deux intrigues déçues…

— Et le cimetière… joli, ce duo dans le mausolée…

— Sans compter les rapides et nets aphorismes sur la vie mondaine…

Nouveau silence. Le susurrement dans les coins. Une mélancolie latente autour des tasses froides. Dans Servaise, de la stupeur, avec la satisfaction intime qu’on eût abattu Rolla et les Palmes vertes. Puis, une levée en masse, de vagues propositions de débauche, froidement accueillies par les tempéraments peu génériques des littérateurs. Le départ, enfin, par les rues taciturnes, Jouveroy et Servaise rôdant tristes au boulevard Bonne-Nouvelle jusqu’à la place de la République, avec des anathèmes contre la vie et les êtres :

— Notre conversation n’est pas gaie, fit Servaise, au Shakehand de séparation.

— Bah ! répondit Jouveroy, je ne me plais qu’avec les gens qui s’embêtent !


III

Noël s’énervait dans l’attente, avec un rongement de petites idées indécises, comme des moineaux dans le voisinage d’un chat et la hantise de numération, de clepsydre, d’eau qui coule, de tournevent, que ces minutes comportent. De-ci de-là, il ordonnançait quelque objet, tasse ou rideau, chaise ou cadre, avec une importune illusion de « renfermé », presque de moisissure, qui, de cinq en cinq minutes, chronométrique, lui faisait rouvrir la vitre pour faire de l’atmosphère fraîche. Remémorant le même acte accompli si peu de temps avant, il rudoyait la fenêtre :

— Mais, espèce de somnambule…

Et se trouvait, d’un geste de goupillonneur, épanchant du parfum, au stilligoutte, sur les murailles. Peletonné, voulant la bonne attente, avant-coureuse de béatitude, il prévit venir Luce, le mystère de la première minute, l’impénétration de sa présence, puis l’induction, ses voiles, sa chair, les écheveaux de sa chevelure, tout cela brisant des digues, ouvrant l’âme aux tempêtes de l’amour, du prodige, de l’intime certitude, de l’emmêlement des êtres. Cependant, tel un vilbrequin s’enfonçant, s’arrêtant, le souvenir de la chute au « Libre » pointa dans son cœur. Le souffle bref, il perçut du vide, des crânes suspendus dans une vieille coupole en carton, des rires de cadavres suivis d’une intensité de lueurs coupantes et implacables, le rictus de mille faces contre son œuvre :

— Le Muséum de la muflerie contemporaine !

— Soudain, il se sentit un anachronisme perdu par des rhétoriques de sépulcre. Il froidit, serra les mâchoires, il eut pour les non-naturalistes le mépris qu’ont les hégémonies trépassantes devant les forces du lendemain. Frileux, chassant tout d’un tour de bras, il se réfugia vers la silhouette qui allait émerger ; ce fut comme l’arême des continents encore invisibles après la longue navigation et l’âpre odeur poissonneuse des atlantiques.

Quéreux remonta par sa mémoire, entrecoupé comme les méandres d’une onde parmi les arbustes aquatiques. Il se revit caché dans le giron des collines, dans l’haleine terrestre, aux syllabitions du trèfle et du plantain, dans les essences meurtries de la menthe et de l’absinthe, les résines térébenthineuses, les vagues alcools des vergers, l’opium des coquelicots, l’empyreume des foyers de pâtres, les pollens, dans l’essence des fenaisons, du sillon meurtri, du terreau écrasé par mottes, l’aristocratique âme des petites parfumeuses divinisant la mort fleurante des feuilles, l’exhalaison des étangs un peu lourds à gravir les tertres, parfois le nuage induisant toute la surface, l’ozone, la pluie, une infusion géante de thés, condensant, extirpant toute la nature, odorante, dans un air frais, lavé, dessouillé de foudres et d’acides.

Oh ! le déclin des heures, les soufres du crépuscule, l’embuscade au rebord des tilleuls, semblable à celle du couguar guettant les proies frêles dans la nuit feuillue.

Tandis qu’il songeait, ivre, aux panthéismes de ressouvenance, il se sentit un malaise aux reins. Debout, les paumes derrière le dos :

— Non, n’est-ce pas ?

Dans une panique soudaine, il pressentit l’approche d’une crise de son mal. Il s’ausculta, il s’écouta, il respira fortement sur son poing :

— Déjà, depuis un mois…

La phrase s’acheva, mentalisée par la sourde douleur, tel un psaume très loin, avec des basses de pressentiments, l’impérissable combat du « moi », d’un indivis obscur contre les hasards, les lois, les oscillations matérielles, les esclavages qui nous font multitude. Par l’inconnu des organes, par les inexplorés du corps, si lointains de nous-mêmes, Noël perçut la montée de l’Ennemi. Minute à minute ses espoirs s’évanouirent. La certitude s’accrocha dans son cerveau comme un poids matériel. À pas tristes, il inventoria l’entrevue prochaine, la barrière du mal après tant d’attente, rêva les cordiaux miraculeux, qu’un an fût retranché de son existence pour bannir une heure les affres, sans engourdir la puissance mâle. Oh ! le marchand d’orviétan, l’empoisonneur providentiel, le dictame qui tuera mais calme… L’inévitable mordait déjà aux flancs du pauvre homme, hâté par l’angoisse, que seuls soulageraient les somnifères…

Luce parut. L’habituel recul des douleurs devant un trouble adverse, réconforta Servaise. Minute de beauté sensitive, d’oasis du mal, où il tint l’amante dans la furie d’un répit, la tête gracile sous l’orage des baisers. Mais l’appréhension le vainquit, le tordit, le rendit aux tortures. Il serra les maxillaires, mordant et broyant les soupirs accourus de sa poitrine.

— Quoi donc ? fit Luce.

Sans répondre, détournant la tête, il aurait voulu aboyer. Elle, lui sentant trembler les bras :

— Qu’as-tu ?

La honte de sa chair, de l’héritage de sa race, le tint là, compliquant des mensonges muets, rêvant que tout serait plus avouable que son mal. Un accès le vainquit, la tête contre l’épaule de Luce :

— Je souffre !

Le besoin de la confession, la volupté noire de tout dire à un autre être et surtout à la femme, lui fit balbutier, à voix toute basse, ses tortures, la genèse de ses maux. Elle, silencieuse, ne détesta point cette confidence, fut à lui davantage, prise de l’attrait qu’elles ont pour l’infirmité, étrangères aux faciles répugnances des mâles. Ses bras frais au cou du jeune homme, elle balbutia comme une jeune mère, avec un léger dédain très doux à sa destinée de femme tremblante devant le mari.

Cependant, elle s’empressait par la chambre et faisait avaler à Noël de la potion assoupissante. Il tomba dans une demi-anesthésie supportable où voletaient quelques sentiments aimables et frêles, pause du cerveau qui fut comme un léger conte de ramuscules, de roses trémières, de sous-bois à peine ombrés d’un duvet de reverdis, avec le léger bruissement de la jeune femme omni-présente, l’ondoiement des dentelles, une voix dormeuse et assourdie comme de l’eau sur des lichens et des terreaux veloutés.

À travers cela, les alternances de la douleur, quelque éveil soudain où du feu s’allumait par la moelle du jeune homme, où des rouleaux de cailloux lui déchiquetaient les entrailles. Alors, le dégoût, la nausée, la honte d’être vu par la féminité adorable qui gravitait autour de sa carcasse :

— Pardon ! disait-il.

Le vague frais et féerique revenait, Noël sentit la fin de la crise, Sa chambre lui parut divine : des nymphes d’Ionie, dans un cadre noir, assises sur l’ache dentelée, se pétrirent d’un soleil de transfiguration. Une lueur émana vers Luce, enfoncée dans les plis de laine légère de sa robe, les nichées nébuleuses de la chevelure, Noël goûta des retours de son être, des événements d’antan, qui dès lors restèrent lissés aux minutes présentes, qui se refirent plus neufs, plus vivants, plus susceptibles de résurrection en s’assimilant la présence, la voix, la vénusté de la jeune femme. Trois mots tuèrent net cet béatitude :

— Déjà quatre heures !

Luce, debout, rajusta sa coiffure : Servaise tomba dans une désespérance de petit enfant.

Encore quelques minutes !

Il la tint contre lui, regardant avancer les aiguilles de sa petite pendule, Cette attente, l’inévitable, lui donna le vertige : stupéfié il s’écarta de toute sensation de bonheur dans du vide et du mathématique. Les minutes de répit écoulées, il n’insista plus guère, il laissa tristement partir Luce, puis, un accablement affreux, la pensée qu’au long des rues elle songeait à l’impuissance de l’amant, à la maladie basse. Écroulé, dans une épouvante funèbre, longtemps il sonda les abîmes du mépris de soi-même, tant qu’il vint une colère, un cognement de poings sur les murailles, une grande clameur de lamentation, de rage contre la vie, de gros sanglots, de haine contre ceux qui l’avaient mis au monde.


IV

Les jours suivants furent une manière d’an mil de Servaise. Sa fin du monde parut proche. Courbé funèbrement sur son âme, sur les recoins intimes, l’ignominie et la candeur des arrière-fibres, l’inertie des phénomènes, il eut les naïvetés noires, l’horreur directe du « moi », dépouillée d’aphorismes. Il y trouva de singulières ressources de patience, enfoncé dans un labeur monotone, ruminatif, comme celui d’insectes vaquant à la nourriture des générations suivantes et qui agonisent sur la tâche accomplie.

L’instinct de gloire cédait en lui à des dynamiques obscures, à une impulsion de vérité sans faste. Sa tâche diurne accomplie, la source pensive persévérait dans son crâne, une appétition d’amertume solitaire. À pas de paresse il allait, après le crépuscule, dans le rêve de la cité, sur la vieillesse du terroir où son somnambulisme transmuait la vie en ombres. Toute forme entrait en lui sans qu’il y collaborât, d’elle-même allait se joindre aux terreaux, aux tissus, aux fibrilles où la genèse cérébrale enfante ses métamorphoses. À cet état passif correspondait un état nerveux lucide, le pouvoir d’emmagasiner beaucoup d’images « non regardées » qui se précisaient, disparates, dans un cortège hétéroclite, après des heures, des jours, des semaines.

C’était quelque arche de pont, les phosphorescences de la Seine entrelacées à une muraille démolie, des papiers de tenture sinistres où les traces d’humains demeuraient ainsi que le passage de coyotes sur une savane, avec les coudes des cheminées, les bronches noires où naguère circulait l’haleine houilleuse du feu ; des mauves trémières, entre des lances de fer rouge, sur un soleil de demi-couronne de glaives, une aube électrique, des fiacres soubresautant par les nues, par des voies tracées sur des cimes de hêtres, sur des flottilles de canards renversées entre les hiéroglyphes de l’obélisque de Louqsor ; de la cire à cacheter, des plumes hérissées sur l’Arc de Triomphe, de grandes feuilles de manuscrits où, par les lignes de l’écriture, roulent les prunelles des tramways et les taches d’encre des promeneurs. Sur le tout, une pensée de détorsion, une négation de l’équilibre et des lois qui ordonnent les séries du réel.

De là, une douce facilité de rêve à laisser aller le monde, à jouir du hasard poétique, des bénévolences de la fantaisie, la paix de l’Irresponsable, la sourdine de fin du monde, une idée de surface obsessionnelle, comme si l’instinct de la troisième dimension se fût effacée de son être.

Luce participa de cette vaporisation des éléments. Prisonnière chez elle, par une aggravation du mal de Chavailles, Noël lui parlait en chuchotis, dans le tamisement de lumière des chambres. Leurs tête-à-tête étaient brefs, d’une suavité miséricordieuse, chacun ayant compassion de l’autre. De là des paroles étonnamment « lointaines », des dialogues empreints de solennité fantastique. Les yeux magiques de la femme, dans les demi-ombres, le frôlis des vêtements confondus avec le bruit d’ailes d’insectes des confidences, la pâleur des chairs peintes comme sur des toiles de visionnaires, tout reculait, tout s’approfondissait, tout se teignait de la « fin du monde. » Le baiser les rapprochait lentement, peureux, sans lourdeur charnelle.

Leurs mains étreintes laissaient une caresse de lins antiques. La pénétration des senteurs médicamenteuses, atténuées de chambre en chambre, « cloîtrait » la demeure. Un beau étrange sourdait d’elle, lié à l’obsession de « surface, » créait une Luce aux deux tiers immatérielle. Leurs promesses s’éparpillaient comme des akènes laineuses sur les ravins de septembre. De vieilles phrases, sur un ton de plain-chant, bruissaient en assonances dans le crâne du jeune homme.

Au retour de ces entrevues, « les couleurs baissaient d’un ton. » L’atmosphère vivait comme à travers une lentille fumée, le firmament descendait très bas, semé de sable. Les crépuscules brûlaient dans des fournaises plus caverneuses, l’orange et le glauque des nuées transmis en vermillons et en émeraudes opaques. Une encre teignait le gris des chaussées, du bitume coulait par les façades lointaines. En plein jour, par des cieux argentins, la ville claire se profilait comme une estampe ternie sur une page roussie par les siècles.

Dans ces hallucinations, Noël sentait se ralentir ses veines, sa pensée fluer comme par des digues, par des canaux sableux, par des combes palustres. Aux madrépores du Nerf, la résignation coulait en phases onduleuses comme une atlantique nocturne, alors que toute haleine est morte, que de Terre-Neuve descend une escadre pluvieuse où l’orage, le cyclone, les cataclysmes dorment encore.

S’il se regardait sourire, son sourire était ralenti, plissant tardivement ses lèvres. Sa parole s’allongeait, outre que sa voix se transposait d’une octave plus bas que de coutume. Son pas, son geste suivaient la cadence, sa chambre semblait plus basse de plafond mais extrêmement large, avec des dépôts d’ombres très lourdes dans les encoignures.

Cependant, le travail continuait. Jamais il n’écrivit tant de pages quotidiennes, d’une plume plus égale, plus calme, plus mélancolique. Son œuvre exhalait la même essence sépulcrale que tous ses actes, avec une senteur de safran et de térébenthine émise par les remèdes. Toutefois, par intervalles, la grande vie lui revenait, le combat aigu et féroce, les chausse-trapes de la douleur où s’effaçaient soudain les phénomènes de transposition descendante pour gravir d’horribles altitudes. Dans le cri de ses entrailles, c’étaient des neiges terribles, des rouges de sang artériel, des hypéresthésies cruelles, des cris de mourants, des broiements d’os, des resplendissances électriques et des bonds de fauve dans le sens intime, des visions de massacre sur des ciels de rhodium et de vif-argent.

Alors, la grande glace de la cheminée semblait un gouffre, le firmament, le plafond, les cheminées du faubourg s’exagéraient en hauteur. Au lieu de l’idée de « surface, » partout des creusements, des infinis de lignes étroites fouillant des infinis de « profondeur. » Rué à grandes enjambées, le geste bref, la lèvre et la parole rapides, ses souvenirs cessaient de gravir des pentes douces, accourus comme des cyclones, disparus aussitôt, suivis d’armées nouvelles de faits, d’anciens rêves, avec des acuités de lames de rasoir, des piqûres de courants d’induction, des lividités de foudre.

Au maximum de la courbe, les poings clos, la bouche arrondie en hurlement, un chaos venait en sens contraire de la sensation d’inéquilibre de « fin de monde », C’était quelque tourmente dense où des membres humains coulaient sous de formidables canons à six roues, aux frontières de villes de métal, aux mâchoires de cordillères et d’andes mordant des lambeaux d’éther. Puis, le demi-calme, l’après-sommeil de la crise, la stupéfaction de l’éveil…

Il lui arriva pourtant un bonheur pareil à celui de l’autre hiver : un jour le calcul passa. Il eut soudain devant lui des mois, peut-être des années de trêve. L’orgueil de vivre repalpita dans ses artères. Ému de surprise à la relecture de ses manuscrits, il vit s’évaporer la morosité de fin du monde. Le normal rentra dans lui par grandes vagues. Le balancement morbide entre les obsessions alternatives de surface et de creusement se refondit dans la notion moyenne des trois dimensions.

En même temps, sa résignation amoureuse se pulvérisa. Il fut pétri d’une appétition puissante de liberté dans la tendresse, d’immenses douceurs adoreuses et sans entraves.

Le renouveau y aida, le caprice des jeunes soleils d’avril pointant après l’équinoxe. Tout hésitait. Sur les torsades du rameau, à peine des vert-de-gris, des pointules, de petits poils or-émeraude. L’éveil à tâtons, la terre remuée, des larmes montées vers la surface. Au cœur des hommes l’induction de la racine et des branches, des pulsations de poème, des redites du grand cantique. Des sorties de lumière dans la verrerie dépolie du ciel, de petites citernes de lazulité pâle, tous les oiseaux captifs retentissants par les chambres parisiennes. Des pluies pâles et féminines, de pauvres éveils de plantules dans le gravat des terrains à bâtir, dans le ciment rongé, pelliculé de poussière féconde, des maisons vieilles. La venue de vêtements à peine dépliés et qui se dérident à l’air, l’envahissement de fronts rajeunis, avec un peu de migraine. Des trépas nombreux, des convois funéraires dans la gaminerie du soleil et les larmes brèves de l’ondée. La fanfaronnade d’écoliers ivres bondissant de crêtes de murailles, usant leurs semelles à grimper des déclivités dures, et pleins de rudesse barbare, de grands instincts de bataille, de voyage, de volupté qui leur pâlit la prunelle et les rend exécrables aux pédagogues. Des cavernes de l’usine et du bureau, un jaillissement d’humains émus de l’antique souvenir des jungles, des plaines de chasse, des embuscades où l’homme fauve surprend la femme, reparu sur les faces esclaves, dans les recoins de l’organisme et avivant la respiration, poignant de suffocations angoisseuses, adorables, cent mille poitrines mâles.

Noël circulait par ces magnétismes, avec la même éclosion au cœur qu’aux renouveaux de jadis, mais avec plus de tendresse pour les menuités naturelles, ému aux palingénésies de la feuille, à la venue des tisseuses de couleurs et des baumes de l’avrillée. Chagrin, pourtant, alors qu’il contemplait quelque bassin où la dilatation faisait remonter à la surface des épaves, il se répétait que l’amour existait pour lui, que la réalité ineffable de Luce se posait sur ses lèvres ou se pressait à sa poitrine. Mais le rare et le furtif de l’aventure, le sevrage perpétuel de la passion qui lui dévorait l’âme, il s’y achoppait en fièvres et en colères. L’humiliation de son mal s’y juxtaposa, l’ardeur printanière à se montrer sain et puissant, puisque était venue la certitude de longs mois de rémission.

Ténébreuse et quoiqu’il eût le demi-scrupule de vouloir l’écarter, la conception de délivrance éternelle ne lui vint pas sous une autre forme que la « mort de Chavailles ». Son pas, sur le gravier des allées, sembla syllaber ces quatre mots ; ils s’inscrivirent au rebord de nimbus et dans les océans du crépuscule, et, lorsque se glissait Jupiter dans sa chute diurne, insinuants et doux, baignés de la tremblerie de l’heure, de la béatitude des oisillons endormis, après « les luttes pour la branche », ils devenaient le sens de l’univers, ils martelaient le rêve de Noël comme un bruit de cloche affole la migraine.

Il fuyait, il se réfugiait dans la fièvre des chaussées. À travers le froufrou des femmes, la poussière, les vapeurs saturées d’humanité, les phares électriques où les rais sont comme des cordelles de métal, son mauvais vœu persévérait comme un esprit incube. La vie duplexe du littérateur y entrelaçait des thèmes, des étalements d’analyse pareils à des tris de fausses perles ou de verreries pour des insulaires mélanésiens. Mais embryon de nouvelle, note à roman, tout pâlissait sous la domination du vœu. Naufragé dans la deuxième cour du Louvre, pleine d’idylles suspectes, pleine de chasses à courre, pendant que ruisselait l’écume du firmament sur les douceurs stellaires, que le sillon des passants allait en ombres lentes, que dormassaient les colombes, qu’une perpétuelle répercussion tremblait sur l’encre des murailles et la vitrerie des croisées, les quatre mots tourbillonnaient comme les numéros d’un quaterne dans un crâne fanatique de loterie.


V

Assis auprès du lit de Chavailles, Noël analysait l’hébétude du malade, ses yeux proches et ronds de gorille phtisique. Le poil germait librement, avec des anomalies de terroir ; au-dessus des hypocondres enflés, la poitrine s’envoûtait, dyspnique, respirait d’un rythme vif et sauvage. L’animalité transparaissait par les ramassements de l’attitude, les saillies de l’ossature, des tics de la mâchoire. On apercevait le poème à rebours, la chimie fausse, les cellules encombrées de détritus, le sang embourbé par des artérioles, charriant des boues organiques, inapte à s’approprier les éléments vitaux des métamorphoses. Tout suggérait le triomphe du dehors, l’unité envahie par le parasitisme, en proie au morcellement de la Restitution aux forces.

Dans la chambre, régnait l’odeur des maladies, une pénétration des meubles par les thérapeutiques. Venu du dehors, saturé d’avril, Servaise eut un recul d’âme où il resta taciturne. Chavailles regardait ce silence, y amassait un désespoir et une colère qu’il eût voulu se dissimuler.

— Oui, regarde… tu ne te trompes pas, je crève !

Noël, ensemble vexé et ému d’un peu de pitié, répondit :

— Le beau temps te guérira.

— Tu crois, fit l’autre, tu crois…

Deux secondes de l’espoir, la prunelle mendiante et enfantine qui supplie pour d’autres paroles. Puis, la défiance, le retour à une animalité de ruse, la tête coulée en arrière avec un soupir de détresse. Noël se rappela avoir jadis entre-perçu une femme, aux Halles, brisant la nuque à un lapin : il retrouva les nausées de cette vision, analogues à celles des minutes présentes. Puis il haussa virtuellement les épaules, songea à l’inutilité de Chavailles en ce monde, et tout bas :

— Suis-je plus utile que lui ?

Et dit à voix haute :

— Sans doute, que je le crois !

Tout en cherchant, pour s’excuser, des souvenirs sur la férocité du peintre. Tous parurent inoffensifs, même les scènes avec Luce, ou tels mots jugés impardonnables dans des querelles de brasserie. En revanche le décor des scènes se poétisa dans des lueurs d’avrillée. Comme il rêvait à ses antithèses, à cette promptitude à renverser le sens des choses, il vit Chavailles relever la tête, avec un retour d’intelligence, ce massement électrique des malades qui condensent deux ou trois fois par jour toute leur matière pensante :

— Tu souffres toujours de tes reins ?

Noël hésita, sentant que le peintre mettait une méchanceté dans la question ; puis, un désir inanalysable de satisfaire l’autre lui fit dire :

— J’ai eu des crises effrayantes !

— Ah !

Chavailles s’éveilla davantage, avivé de cette parenté de la souffrance.

— Et tes rhumatismes ?

— Sans variations.

Chavailles retourna par son crâne, plusieurs fois, l’envie de parler des maladies de la moelle dont Servaise devait par hérédité craindre, pour l’avenir, les attaques. Il trouva la chose trop brute, n’osa. Mais, comme un anthrax détourné, l’envie se fit, jour d’autre sorte :

— Tu sais que Bresne s’en va !… Il est cloué… plus de jambes… il ne peut plus même marcher en se regardant les pieds… ah ! ces hérédités… car son père…

Servaise comprit, devint pâle et n’eut plus pitié de l’autre. En Chavailles, des sentiments multiples, où sa mauvaiseté fondamentale s’emmêlait d’une satisfaction de justice, et d’un besoin de parler de son mal, envie qu’il n’eût pas satisfaite devant un être simplement pitoyable, mais qui montait irrésistible devant celui qu’il venait d’accabler d’une terreur analogue à la sienne. Cette envie contenue, domptée, sortie en colères contre Luce, le minait par l’éternel mystère qui fait de tout secret une torture :

— Ah ! mon vieux… l’horrible cantique, la nuit, quand le chloral m’a assommé quelques heures ! La chose me tire du bon sépulcre. Il fait visqueux, de l’air de cave, avec des bourdonnements, les anciennes vies qui remontent, des récits longs et lourds qui sentent l’église, encens, le corbillard, la terre. La chambre bat comme une poitrine, avec une méchanceté incroyable dans l’air, comme une résolution de m’asphyxier, d’en finir avec moi… Et la chose va et vient, elle s’attarde, elle se précipite… elle me fait connaître vaguement toutes sortes de coins inconnus de mon corps… comme des visions d’astronomes dans les étoiles… Ce sont des emmêlements de petites veines, des corridors où le sang s’arrête, des muscles qui meurent péniblement dans des mucus et des eaux sales… on dirait des trous dans le cœur, des bêtes qui forent lentement le foie. ;. une promenade de longues larves blanches et molles à travers les intestins… Partout, depuis les jambes, des mares qui s’emplissent, des espèces de pluies qui font déborder les canaux de mon être… et tout si loin et si près de moi… un travail si étranger et si intime… Ah ! je sens bien les deux principes, va ! je sens bien que mes gardiens sont partout en déroute devant les armées de la destruction… et lorsque j’écoute… on dirait une véritable guerre… une mêlée pleine de pleurs, de menaces, de supplications, de victoires et de défaites… Oh ! tout ce qu’est un être… de combien d’êtres ça se compose… les siècles d’efforts dont c’est sorti… l’horreur de sentir cela dans soi-même… l’horreur d’être une machine plus sensible à toutes variations du temps que les plus fins instruments de physique !…

À cette plainte traditionnelle de moribond, Noël ressentit une pitié de fibres, vite transformée en élément d’art, en souffrance hypothétique. Sa rancune demeura, cruelle, curieuse, l’induisant à scruter, aux reflets des yeux de Chavailles, une fin rapide, la libération de Luce. Ces yeux soudain le troublèrent, leur animalité entourée du pseudo-surnaturel que la mort évoque. Sans croyance positive il eut du moins la frayeur de lucidités extrêmes chez Chavailles. De sourdes hérédités, des contes, des versets, le traquèrent, il éprouva le besoin lâche de manifester de la sympathie.

— Six semaines à la campagne… et il n’y paraîtra plus !

— Si je pouvais revoir une grande fête félibre… il me semble que je serais guéri… Ah ! les entrées dans les villes… dans les villages… avec le fort et beau Mistral… C’est une telle vie, mon vieux, qu’on semble ne pas pouvoir y mourir… ou qu’on doive mourir sans s’en apercevoir…

Par degrés, Chavailles s’irrita de ses propres confidences. Il crut voir la prophétie de sa mort au visage de Noël. L’épouvante des convictions partagées l’asphyxia. Soudain il s’interrompit, avec un rongement des dents, des yeux débiles et haineux. Puis, après une pause :

— On ne sait qui vit ni qui meurt… qui peut dire si je ne te reverrai pas, ma vieille branche… Dans ma famille, les crises sont fréquentes. Ça n’a pas empêché mes père et mère d’atteindre un âge respectable… Dans ma famille on ne meurt pas subitement… Dans ma famille on ne meurt pas subitement.

Servaise tressaillit, rappelé au souvenir de la mort soudaine de sa mère. Des syllabes de revanche le mordirent aux dents ; il les ravala par crainte d’une rupture. Mais, dans un envahissement de boue humaine, il descendit davantage à calculer la mort de l’autre :

— C’est vrai, répondit-il… on ne sait pas…

Un silence, Chavailles retomba dans l’animalité, les prunelles bovines, la bouche ruminante. Des cendres, des tons d’oxyde, des minéralisations envahirent son visage. L’intelligence recula, renfoncée pour plusieurs heures, remplacée par une demi-lucidité d’enfant, par de courts soubresauts de compréhension, de terreur et de colère, Les êtres, l’ambiance, son propre moi flottèrent dans une atmosphère molle, où il les reconnaissait d’une manière imprécise.

— Qu’est-ce qu’on joue aux Français ? fit-il.

Noël tressauta, puis, devant la pauvre attitude de l’autre, sa rancune s’évanouit d’un bond :

— Le Misanthrope.

— Ah… J’ai fait un tableau là-dessus… Quand je serai guéri…

Il bégaya et rebégaya cette phrase, en quête du complément :

— Quand je serai guéri… j’irai aux Français… c’est… le seul… le seul… théâtre…

Servaise fut en malaise devant l’œil trébuchant, ses lueurs glauques et le trou énorme de la pupille. Il vit la ruine, la désuétude irréparable et rêva le contraste, le Reverdis, la jeune pénétration des plantules, une immergence infinie dans l’ « à deux », sur les pointes du gramen, sous le voyage d’un des beaux cumulus où les peintres anciens ont étagé des théories de vierges :

— Oui, oui ! répondit-il.

Un cadavre traversa le songe, le reporta vers Chavailles étendu, l’haleine dure d’un cheval assommé, dans une senteur de chairs malades, de cellules fades et pleines d’extravase. De nouveau de la pitié physique, avec une fausse miséricorde : « Il vaudrait mieux, pour lui-même… »

Le frisson d’une tenture… Servaise vit Luce comme une belle déesse des nues, pâle un peu de lassitude. À sa jeune vie, aux tremblements de sa robe, la mort s’évanouit, ou plutôt, il n’en demeura juste que la fine ivresse funèbre qui sied à l’amour. Mais Chavailles, d’un sursaut de colère, hacha l’extase :

— Et mon flacon… tu n’as pas honte… tu mériterais…

Il fit un geste débile. Toute sa vétusté menaçait contre elle, le reliquat de sa domination féroce, une espèce de joie obscure, cadavéreuse, à la faire trembler encore de son lit de souffrance, du fond de son inanité dont tous les autres êtres faisaient risée sourdement :

— Ah ! qu’il crève à la fin ! pensa Servaise, son tourment d’amour tourné en colère sanguine.

Luce obéit, passive, aux tracasseries du mari, poursuivie de monosyllabes impérieux. Noël la regardait, ses mains pâles maniant les flacons, l’alanguissement craintif de son visage. Autour d’elle, la vie semblait éparse en baumes mystérieux, en maladives harmonies voluptueuses, en tristes beautés charnelles, toute la fièvre de l’endroit fleurie de son charme. Sur ces confins de sépulcre où se penchait la grâce, Servaise s’humilia sous la grandeur des choses ténues, avec un délice de petit enfant qui palpite à s’enfermer derrière un rideau.

Cependant Chavailles se tut, d’une lassitude immense. Son souffle s’enfla comme une cornemuse, ses yeux roulèrent dans le vague. Il croula dans le sommeil. Alors, du silence, de la crainte. Puis, Luce et Servaise se rassurèrent. Une béatitude infinie plane sur eux, une complicité douce, insinuante, sans remords. À voix basse, il se mit à conter son mois d’impatience, à petites phrases brèves, impressives, persuasives :

— Viendras-tu ?

— Oui.

Chavailles dormait plus lourd. Ils se sentirent comme sur un îlot fantasque, secourable et périlleux, battu d’une eau taciturne, où des squales voguent parmi les criques. Une bravade fluide haussait leur amour. La ville bruissait, légère, ses fracas embrumés par la sérénité du quartier, réduits à une rumeur humaine filtrée par des squares, des hôtels endormis, des enclos cénobitiques. Dans un triangle de vitre, le travail de l’avrillée, la résurrection des ramuscules, le repas de la lumière sur les nappes célestes. Une monotonie d’oisillons, de jeunes mouches heureuses, un tremblement de harpe qui semblait descendre des rais du couchant, d’une grande échelle lumineuse radiophonique. La cruauté innocente des petits êtres, la trame des ailes nourrie d’autres ailes, la précieuse usine des organismes régénérée de la pulpe des organismes, le vaste et amoureux Saturne dévorant et recréant ses enfants.

Alors, Luce et Noël entrevirent la descente des ruisseaux encore frais de neige fondue, le bouillonnement des tilleuls, les cimes de Malvor, les peulvaens bordés de cryptogames. L’ennui divin leur chut sur l’âme. Il se leva, il prit Luce sur son cœur, mais l’horrible respiration du dormeur gâta leur baiser. Il partit désespéré, plus affamé de tendresse libre à travers les promenades des femmes claires en five o’clock de printemps.


VI

« Le livre de M. Noël Servaise est bien le livre type de ce que produit de nos jours le naturalisme banalisé. L’auteur y dépense un talent méticuleux, probe et patient, égal à celui d’une quinzaine de jeunes gens de sa génération. On y découvre l’honnêteté de l’effort, la droiture des intentions, l’amour de l’art en même temps qu’un sincère et très louable désintéressement. Le style est net, passé au laminoir, rehaussé par des épithètes précises, un peu pénible à la longue, car on y sent trop l’huile de bras. Ce style n’a malheureusement rien de personnel : à part quelques exaspérations particulières, il procède tout entier de Flaubert légèrement teinté des Goncourt et de Zola. Quant au sujet, il n’est ni plus ni moins choisi que la masse des sujets naturalistes, Les personnages sont tristes, monotones, grisâtres, décrits sans originalité. Je ne nie pas qu’ils ne soient vrais. Ils sont très vrais, au contraire, observés au microscope, mais l’auteur n’a su dégager aucune particularité neuve, aucune manière de vivre qui n’eût été signalée auparavant. Quant à la psychologie, elle ne pénètre point au delà des motifs embryonnaires et se répète continuellement. Un livre, en somme, qui laisse le critique perplexe entre l’indifférence et l’éloge, qui fait rêver, avec une véritable pitié, à l’énorme sommé de talent littéraire accumulée sur la terre gauloise, à ces multitudes de pauvres diables intelligents que l’encombrement des carrières rejette forcément vers l’Art… »

Les mains de Noël tremblaient en déposant les articles sur la table. Il se courbait, avec un frôlement frileux et velouté sur l’épiderme, une dérivation de son corps vers la droite. Puis, il respira dur, reconquit l’équilibre, regarda un entrelacs sur le papier de la muraille.

Son cœur, immobile dans une poitrine surhaussée, bientôt se gonfla, trépida, souffrit de l’étroitesse du thorax où il heurtait confusément, d’un rythme embrouillé comme une bête dans un sac. Alors il eut l’impression d’une immense vérité, d’une loi inexorable, tranquille, géométrique, qui le condamnait, sentiment comparable à ce que pourrait être la conscience d’un bœuf comprenant la boucherie.

Il entrevit son effort, sa loyauté littéraire, son talent, jaugés selon les séquences de la vie, selon les hautes fatalités humaines, et, si maigre que fût son pouvoir généralisateur, il conçut le secondaire de son rôle. Une honte infinie, incurable, poigna son âme, le courba devant la nature, avec une nette conscience que toute prière était vaine et qu’il fallait accepter la loi.

Les yeux clos, accoté à la muraille, il contempla de vaines images, d’anciennes paroles remontées du gouffre des formes mortes. L’injustice de sa naissance, les infirmités du sang, son grand effort de fourmi gravissant un brin d’herbe, sa laideur, son appétition de gloire injustifiée par la menuité de son talent, tout cela coula par la mer cérébrale, passa par les rivières nerveuses, cependant qu’une voix murmurait en refrain, continue, omniprésente, « qu’il était semblable à des myriades d’hommes, aussi intellectuels, aussi déshérités, aussi lamentables ».

Pourtant la dynamique de cela s’effaça graduellement, les pensées « employées » cédèrent à d’autres. L’événement prit un aspect contraire, déjà oublié en partie, déjà vieilli par la multitude de sensations qui venaient de circuler par-dessus. Un autre être vibra par saccades, le Révolté, nourri d’un sang colère et phosphorique. L’insolence froide des jugements, l’audace de s’attaquer ainsi à un livre de sa chair et de son sang, soudain furent les caractéristiques qui tourmentèrent Noël. Une soif âpre de guerre, un sauvage instinct d’immolation pesèrent sur son crâne, avec le cortège des plus puériles imaginations de vengeance, des visions d’armes, — marteau, couteau, revolver, — dont il ricanait tout en endurant l’horripilation, l’enthousiasme d’une musique de cuivre.

Un instinct de mouvement accompagna la révolte : marche, paroles, rires feints, contracture des points qui s’unifièrent bientôt dans une argumentation, des articles triomphaux où il sapait les froides dialectiques adverses. Large d’abord, son éloquence intérieure s’amincit, se filtra, se diffusa en réflexions courtes, en mensurations de phrases, en calculs d’épithètes. À mesure, le souffrance prit une troisième forme. Des sentiments perdus, lointains, se levèrent comme des phares au lever d’une brume. Une demi-nuit cérébrale accablante, un va-et-vient lourd, mou et lamentable l’abandon du corps, le livrèrent à de douces et profondes souvenances.

Des fibrilles reculées, des faisceaux nerveux secoués par la tempête, sa vie de littérateur accourut, les vieilles lectures innocentes où l’on ne lutte pas encore avec l’écrivain, où l’on absorbe la charmante substance esthétique sans heurts, sans raidissements, sans envie. Puis, les luttes premières, les enthousiasmes combattus, les lectures empoisonnées, l’arrêt du jeune homme à chaque page, bientôt toute impression gâtée, le cœur battant de jalousie aux passages éloquents et subtils, les livres médiocres préférés aux plus beaux, avec à peine quelque culte demeuré par deux ou trois grands noms. Cependant, voici venir l’épidémie, la rage des soirs de travail où rien n’aboutit, les souffrances de l’assimilation, la répugnance affreuse, la trace des précurseurs retrouvée comme une lèpre à chaque tournant de la phrase.

La brasserie, alors, la falsification, la piperie, la rhétorique fallacieuse, méprisante et fainéante substituée aux dures lois du travail, l’ère des recettes, du mépris universel où la conscience semble devoir crouler à jamais comme l’amour aux premières malpropres aventures. Enfin, la reprise du « moi », le calfeutrement dans une doctrine, une amère et triste croyance, une injustice étroite mais austère, cruelle mais loyale, sotte mais courageuse :

— J’ai travaillé !… travaillé !

Les soirs de lampe, les rudes soirs où la volonté terrible l’enchainait au jeu des phrases, les sorties où les œuvres grouillaient dans son crâne comme l’obsession dans le crâne d’un fou, le même va-et-vient le long de quelque muraille… Ah ! certains jours, certains jours de gésine où le fruit semblait venu à terme, où les joies pures de la vie artistique palpitaient sur la pâleur des pages, où le cri de joie du pauvre être las saluait le travail !

Dans le désarroi idéen, c’est à ce mot « travail » que Servaise toujours revenait, comme à la divinité mystérieuse, à l’entéléchie dont l’adoration l’aurait dû conduire à la gloire. Obscure, la hantise du fatal y dominait avec l’image de pauvres chevaux qui « travaillent », de laboureurs qui « travaillent », de mineurs qui « travaillent », d’une foule humble et immense à qui les sueurs et les supplices à peine donnent le pain quotidien, le sommeil pitoyable et des joies confuses de reproducteurs. À ces images, Servaise ressubit la notion d’une loi supérieure au travail, du choix des êtres, de la graduation de l’échelle classant même la paresse du génie au-dessus du travail de la médiocrité. Épouvanté, la ruse lui souffla sur l’âme, indiquant deux routes de victoire possible, deux dominations sur les cerveaux, par l’imitation et la déformation de telle littérature à succès, par la sophistication des phrases, l’obscurité volontaire, le prophétisme de brasserie. Son être y erra, funèbre, trempé d’équivoque, jusqu’à la nausée, et l’horreur reprit, le sentiment amer d’aristocraties intellectuelles et de bannissements. Il saisit son livre et se mit à y lire.

Comme une pluie d’automne, comme un firmament lourd et sans nuance, comme une lande stérile, les pages lui pleurèrent sur l’âme et la racornirent. Il laissa tout crouler, se courba, il resta dans une morosité végétative où les idées se tissaient lentes ainsi que des feuilles, moites de larmes intimes, tremblantes d’infinie angoisse. Peu à peu, une résignation de fakir, l’appel doux et noyé du Nirvâna, la vie vasculaire dominant la vie cérébrale, et les bras en croix, sur une chaise longue, il resta dans un abrutissement de calamité où il semblait que seuls le cœur, les artères, les poumons, conservassent la mémoire des souffrances idéennes.

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Le soir fut là, incomplet encore, sur la vitre. Une pulvérisation de ténèbres se tamisa dans la chancelante lumière, dans les longues agonies nébuleuses. Aux frênes, aux glycines accroupies sur les murailles de la rue, de petites reverbérations oscillèrent, un jeu d’ombres indécises comme la pensée d’un vieillard, Un chariot passa à traînantes syllabes, à balbutiements de grosse bête sur la chaussée fraîche et pensive.

Déjà de petits phares sur les craies des demeures, déjà les familières chauves-souris en chasse sur la fine étoupe de leurs ailes, agiles et trébuchantes, pareilles à la fois à des sphinx atropos et à des hirondelles. La halte de l’homme se marqua de traits délicats ; en arômes de cuisine, en groupes vagues auprès des fenêtres ouvertes. Noël se perçut une âme traînante comme la dissipation des lueurs, une âme de nuit où les ténèbres du désespoir tombaient en longs voiles de crêpe, en noires trames de nuages. Le temps et l’espace, il les entrevit sous les formes dévoratrices : murs troués de vermine, clochers effrités de pluies séculaires, câbles rouilleux, écorces en proie aux cryptogames, vieux ormes vides de moelle, poussières des forêts emportés par les vents d’octobre. Un confus plain-chant entrecoupait ces perspectives mortuaires, d’anciens répons d’église qu’il découvrit avoir dû naître d’une cloche de vespres qui sonnait sur le faubourg :

— Quelle misère !

Enfant sceptique, nourri de gouaille faubourienne, de bonne heure il avait fait risée du culte, avec pourtant des fragments demeurés, paroles latines, nefs terrifiques au soir tombant, nuits de Noël resplendissantes, affres noires de la Toussaint. Il y songea dans son labyrinthe de mélancolie, revit sa mère. Elle circulait dans une cuisine minuscule, à travers une abondance extrême d’instruments culinaires, un peu maladroite et casseuse, âme fantasque aux remous de colère, de tendresse, de demi-folie intermittente, adorable les jours où Noël avait la fièvre.

— La pauvre !

Je ne sais quelle déchéance plus profonde émana de ce fantôme, élargissement de l’Individu à la Race, écrasement de vaincu issu d’une famille de vaincus. Il s’éloigna de la fenêtre vers le plus profond de la chambre, Le soir tomba plus dense, il parut à Servaise qu’il allait trépasser. Une vibration de la sonnette le dressa : il ouvrit, pensant que c’était quelque lettre :

— Toi, Luce !

Elle entra lente, taciturne. Avec elle vint le brisement de la solitude, la sensation qui a dicté le verset antique de la Genèse. Comme il se penchait :

— Chavailles est mort ! dit-elle.

Un arrêt alors, majesté errante sur les ténèbres de la chambre. Devant le mot du néant, les mélancolies éphémères de Noël s’éparpillèrent, Puis, au travers, une joie diffuse, électrique, incoercible, d’être du monde des vivants. Il eut pitié de Chavailles, mais sans affliction, horripilé d’une impression de froid et d’une lamentation de Dies iræ :

— Ma pauvre Luce !

Il l’eut contre sa poitrine, odorante, molle, très lasse et pleine de terreurs, songea qu’il n’était plus seul en ce monde, que l’obstacle venait de s’évanouir qui surplombait son amour de paria. Des mois d’été lui apparurent, des jours aux crépuscules interminables, des soirs à l’orée de Channes. Cependant, la peur le traversa de l’incertitude humaine, il se mit à chuchoter, il dissipa ses doutes aux affirmations tendres de la jeune femme.

Il vint une pause où tous deux restèrent immobiles l’un près de l’autre. Luce revoyait mourir l’autre, l’horrible mâchoire contractée d’abord, puis béante aux affres ténébreuses. Servaise ressongeait à sa journée de désespoir et la mêlait, par des moyennes sensationnelles, à l’aventure suivante. Tous deux, selon les lois éternelles, bâtissaient sur la mort. Quelque chose de la cruauté des Reverdis poussait en eux ses racines, une trépidation de projets, une trouée dans les grisailles de l’horizon. Leurs fibres, sinon leurs cervelles perçurent le bien dans le mal, que l’optimisme peut jaillir de la tombe, comme le pessimisme de la vie, que toute joie ou tristesse réside dans des permutations de chairs et d’événements tellement plus qu’aux inconnaissables des systèmes !

Luce rompit le silence :

— Je dois partir…

Il l’étreignit longuement, doucement, et quand elle eut disparu, en vain tenta-t-il de trouver la synthèse de toute cette dernière année ; il n’assembla que des matériaux confus et informes, des hasards, des travaux nébuleux, une inconscience incommensurable, il ne put ni aimer ni détester franchement l’existence. Le souvenir du soir d’hiver lui remonta vers la mémoire, l’agonie des petits poissons dans le bol de faïence ; il répéta avec beaucoup de douceur de mélancolie, de volupté, de clair-obscur d’âme :

— Nous sommes tous de petits poissons… de très petits poissons !


FIN