Le Termite (1889)
Albert Savine (p. 300-314).
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VI

« Le livre de M. Noël Servaise est bien le livre type de ce que produit de nos jours le naturalisme banalisé. L’auteur y dépense un talent méticuleux, probe et patient, égal à celui d’une quinzaine de jeunes gens de sa génération. On y découvre l’honnêteté de l’effort, la droiture des intentions, l’amour de l’art en même temps qu’un sincère et très louable désintéressement. Le style est net, passé au laminoir, rehaussé par des épithètes précises, un peu pénible à la longue, car on y sent trop l’huile de bras. Ce style n’a malheureusement rien de personnel : à part quelques exaspérations particulières, il procède tout entier de Flaubert légèrement teinté des Goncourt et de Zola. Quant au sujet, il n’est ni plus ni moins choisi que la masse des sujets naturalistes, Les personnages sont tristes, monotones, grisâtres, décrits sans originalité. Je ne nie pas qu’ils ne soient vrais. Ils sont très vrais, au contraire, observés au microscope, mais l’auteur n’a su dégager aucune particularité neuve, aucune manière de vivre qui n’eût été signalée auparavant. Quant à la psychologie, elle ne pénètre point au delà des motifs embryonnaires et se répète continuellement. Un livre, en somme, qui laisse le critique perplexe entre l’indifférence et l’éloge, qui fait rêver, avec une véritable pitié, à l’énorme sommé de talent littéraire accumulée sur la terre gauloise, à ces multitudes de pauvres diables intelligents que l’encombrement des carrières rejette forcément vers l’Art… »

Les mains de Noël tremblaient en déposant les articles sur la table. Il se courbait, avec un frôlement frileux et velouté sur l’épiderme, une dérivation de son corps vers la droite. Puis, il respira dur, reconquit l’équilibre, regarda un entrelacs sur le papier de la muraille.

Son cœur, immobile dans une poitrine surhaussée, bientôt se gonfla, trépida, souffrit de l’étroitesse du thorax où il heurtait confusément, d’un rythme embrouillé comme une bête dans un sac. Alors il eut l’impression d’une immense vérité, d’une loi inexorable, tranquille, géométrique, qui le condamnait, sentiment comparable à ce que pourrait être la conscience d’un bœuf comprenant la boucherie.

Il entrevit son effort, sa loyauté littéraire, son talent, jaugés selon les séquences de la vie, selon les hautes fatalités humaines, et, si maigre que fût son pouvoir généralisateur, il conçut le secondaire de son rôle. Une honte infinie, incurable, poigna son âme, le courba devant la nature, avec une nette conscience que toute prière était vaine et qu’il fallait accepter la loi.

Les yeux clos, accoté à la muraille, il contempla de vaines images, d’anciennes paroles remontées du gouffre des formes mortes. L’injustice de sa naissance, les infirmités du sang, son grand effort de fourmi gravissant un brin d’herbe, sa laideur, son appétition de gloire injustifiée par la menuité de son talent, tout cela coula par la mer cérébrale, passa par les rivières nerveuses, cependant qu’une voix murmurait en refrain, continue, omniprésente, « qu’il était semblable à des myriades d’hommes, aussi intellectuels, aussi déshérités, aussi lamentables ».

Pourtant la dynamique de cela s’effaça graduellement, les pensées « employées » cédèrent à d’autres. L’événement prit un aspect contraire, déjà oublié en partie, déjà vieilli par la multitude de sensations qui venaient de circuler par-dessus. Un autre être vibra par saccades, le Révolté, nourri d’un sang colère et phosphorique. L’insolence froide des jugements, l’audace de s’attaquer ainsi à un livre de sa chair et de son sang, soudain furent les caractéristiques qui tourmentèrent Noël. Une soif âpre de guerre, un sauvage instinct d’immolation pesèrent sur son crâne, avec le cortège des plus puériles imaginations de vengeance, des visions d’armes, — marteau, couteau, revolver, — dont il ricanait tout en endurant l’horripilation, l’enthousiasme d’une musique de cuivre.

Un instinct de mouvement accompagna la révolte : marche, paroles, rires feints, contracture des points qui s’unifièrent bientôt dans une argumentation, des articles triomphaux où il sapait les froides dialectiques adverses. Large d’abord, son éloquence intérieure s’amincit, se filtra, se diffusa en réflexions courtes, en mensurations de phrases, en calculs d’épithètes. À mesure, le souffrance prit une troisième forme. Des sentiments perdus, lointains, se levèrent comme des phares au lever d’une brume. Une demi-nuit cérébrale accablante, un va-et-vient lourd, mou et lamentable l’abandon du corps, le livrèrent à de douces et profondes souvenances.

Des fibrilles reculées, des faisceaux nerveux secoués par la tempête, sa vie de littérateur accourut, les vieilles lectures innocentes où l’on ne lutte pas encore avec l’écrivain, où l’on absorbe la charmante substance esthétique sans heurts, sans raidissements, sans envie. Puis, les luttes premières, les enthousiasmes combattus, les lectures empoisonnées, l’arrêt du jeune homme à chaque page, bientôt toute impression gâtée, le cœur battant de jalousie aux passages éloquents et subtils, les livres médiocres préférés aux plus beaux, avec à peine quelque culte demeuré par deux ou trois grands noms. Cependant, voici venir l’épidémie, la rage des soirs de travail où rien n’aboutit, les souffrances de l’assimilation, la répugnance affreuse, la trace des précurseurs retrouvée comme une lèpre à chaque tournant de la phrase.

La brasserie, alors, la falsification, la piperie, la rhétorique fallacieuse, méprisante et fainéante substituée aux dures lois du travail, l’ère des recettes, du mépris universel où la conscience semble devoir crouler à jamais comme l’amour aux premières malpropres aventures. Enfin, la reprise du « moi », le calfeutrement dans une doctrine, une amère et triste croyance, une injustice étroite mais austère, cruelle mais loyale, sotte mais courageuse :

— J’ai travaillé !… travaillé !

Les soirs de lampe, les rudes soirs où la volonté terrible l’enchainait au jeu des phrases, les sorties où les œuvres grouillaient dans son crâne comme l’obsession dans le crâne d’un fou, le même va-et-vient le long de quelque muraille… Ah ! certains jours, certains jours de gésine où le fruit semblait venu à terme, où les joies pures de la vie artistique palpitaient sur la pâleur des pages, où le cri de joie du pauvre être las saluait le travail !

Dans le désarroi idéen, c’est à ce mot « travail » que Servaise toujours revenait, comme à la divinité mystérieuse, à l’entéléchie dont l’adoration l’aurait dû conduire à la gloire. Obscure, la hantise du fatal y dominait avec l’image de pauvres chevaux qui « travaillent », de laboureurs qui « travaillent », de mineurs qui « travaillent », d’une foule humble et immense à qui les sueurs et les supplices à peine donnent le pain quotidien, le sommeil pitoyable et des joies confuses de reproducteurs. À ces images, Servaise ressubit la notion d’une loi supérieure au travail, du choix des êtres, de la graduation de l’échelle classant même la paresse du génie au-dessus du travail de la médiocrité. Épouvanté, la ruse lui souffla sur l’âme, indiquant deux routes de victoire possible, deux dominations sur les cerveaux, par l’imitation et la déformation de telle littérature à succès, par la sophistication des phrases, l’obscurité volontaire, le prophétisme de brasserie. Son être y erra, funèbre, trempé d’équivoque, jusqu’à la nausée, et l’horreur reprit, le sentiment amer d’aristocraties intellectuelles et de bannissements. Il saisit son livre et se mit à y lire.

Comme une pluie d’automne, comme un firmament lourd et sans nuance, comme une lande stérile, les pages lui pleurèrent sur l’âme et la racornirent. Il laissa tout crouler, se courba, il resta dans une morosité végétative où les idées se tissaient lentes ainsi que des feuilles, moites de larmes intimes, tremblantes d’infinie angoisse. Peu à peu, une résignation de fakir, l’appel doux et noyé du Nirvâna, la vie vasculaire dominant la vie cérébrale, et les bras en croix, sur une chaise longue, il resta dans un abrutissement de calamité où il semblait que seuls le cœur, les artères, les poumons, conservassent la mémoire des souffrances idéennes.

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Le soir fut là, incomplet encore, sur la vitre. Une pulvérisation de ténèbres se tamisa dans la chancelante lumière, dans les longues agonies nébuleuses. Aux frênes, aux glycines accroupies sur les murailles de la rue, de petites reverbérations oscillèrent, un jeu d’ombres indécises comme la pensée d’un vieillard, Un chariot passa à traînantes syllabes, à balbutiements de grosse bête sur la chaussée fraîche et pensive.

Déjà de petits phares sur les craies des demeures, déjà les familières chauves-souris en chasse sur la fine étoupe de leurs ailes, agiles et trébuchantes, pareilles à la fois à des sphinx atropos et à des hirondelles. La halte de l’homme se marqua de traits délicats ; en arômes de cuisine, en groupes vagues auprès des fenêtres ouvertes. Noël se perçut une âme traînante comme la dissipation des lueurs, une âme de nuit où les ténèbres du désespoir tombaient en longs voiles de crêpe, en noires trames de nuages. Le temps et l’espace, il les entrevit sous les formes dévoratrices : murs troués de vermine, clochers effrités de pluies séculaires, câbles rouilleux, écorces en proie aux cryptogames, vieux ormes vides de moelle, poussières des forêts emportés par les vents d’octobre. Un confus plain-chant entrecoupait ces perspectives mortuaires, d’anciens répons d’église qu’il découvrit avoir dû naître d’une cloche de vespres qui sonnait sur le faubourg :

— Quelle misère !

Enfant sceptique, nourri de gouaille faubourienne, de bonne heure il avait fait risée du culte, avec pourtant des fragments demeurés, paroles latines, nefs terrifiques au soir tombant, nuits de Noël resplendissantes, affres noires de la Toussaint. Il y songea dans son labyrinthe de mélancolie, revit sa mère. Elle circulait dans une cuisine minuscule, à travers une abondance extrême d’instruments culinaires, un peu maladroite et casseuse, âme fantasque aux remous de colère, de tendresse, de demi-folie intermittente, adorable les jours où Noël avait la fièvre.

— La pauvre !

Je ne sais quelle déchéance plus profonde émana de ce fantôme, élargissement de l’Individu à la Race, écrasement de vaincu issu d’une famille de vaincus. Il s’éloigna de la fenêtre vers le plus profond de la chambre, Le soir tomba plus dense, il parut à Servaise qu’il allait trépasser. Une vibration de la sonnette le dressa : il ouvrit, pensant que c’était quelque lettre :

— Toi, Luce !

Elle entra lente, taciturne. Avec elle vint le brisement de la solitude, la sensation qui a dicté le verset antique de la Genèse. Comme il se penchait :

— Chavailles est mort ! dit-elle.

Un arrêt alors, majesté errante sur les ténèbres de la chambre. Devant le mot du néant, les mélancolies éphémères de Noël s’éparpillèrent, Puis, au travers, une joie diffuse, électrique, incoercible, d’être du monde des vivants. Il eut pitié de Chavailles, mais sans affliction, horripilé d’une impression de froid et d’une lamentation de Dies iræ :

— Ma pauvre Luce !

Il l’eut contre sa poitrine, odorante, molle, très lasse et pleine de terreurs, songea qu’il n’était plus seul en ce monde, que l’obstacle venait de s’évanouir qui surplombait son amour de paria. Des mois d’été lui apparurent, des jours aux crépuscules interminables, des soirs à l’orée de Channes. Cependant, la peur le traversa de l’incertitude humaine, il se mit à chuchoter, il dissipa ses doutes aux affirmations tendres de la jeune femme.

Il vint une pause où tous deux restèrent immobiles l’un près de l’autre. Luce revoyait mourir l’autre, l’horrible mâchoire contractée d’abord, puis béante aux affres ténébreuses. Servaise ressongeait à sa journée de désespoir et la mêlait, par des moyennes sensationnelles, à l’aventure suivante. Tous deux, selon les lois éternelles, bâtissaient sur la mort. Quelque chose de la cruauté des Reverdis poussait en eux ses racines, une trépidation de projets, une trouée dans les grisailles de l’horizon. Leurs fibres, sinon leurs cervelles perçurent le bien dans le mal, que l’optimisme peut jaillir de la tombe, comme le pessimisme de la vie, que toute joie ou tristesse réside dans des permutations de chairs et d’événements tellement plus qu’aux inconnaissables des systèmes !

Luce rompit le silence :

— Je dois partir…

Il l’étreignit longuement, doucement, et quand elle eut disparu, en vain tenta-t-il de trouver la synthèse de toute cette dernière année ; il n’assembla que des matériaux confus et informes, des hasards, des travaux nébuleux, une inconscience incommensurable, il ne put ni aimer ni détester franchement l’existence. Le souvenir du soir d’hiver lui remonta vers la mémoire, l’agonie des petits poissons dans le bol de faïence ; il répéta avec beaucoup de douceur de mélancolie, de volupté, de clair-obscur d’âme :

— Nous sommes tous de petits poissons… de très petits poissons !


FIN