Le Temps et la patience

LE TEMPS
ET
LA PATIENCE,
CONTE MORAL.

PREMIERE PARTIE.


LE Royaume d’Angole étoit gouverné, il y a quelque temps, par un Roi extrêmement âgé, & aussi sage qu’il étoit vieux. Ce Roi, veuf depuis plusieurs années, satisfait d’être pere de deux aimables Princes, avoit renoncé à un second engagement, & bornoit ses soins, ainsi que ses plaisirs, à l’éducation de ses fils ; mais, hélas ! qui peut compter sur la résolution la plus justement formée, puisqu’un Monarque si sage & si prudent perdit ces qualités aux premiers regards d’une jeune fille, dont la naissance étoit aussi basse que sa beauté étoit rare ? Un coup d’œil fut suffisant pour effacer de son esprit la disproportion que le rang & l’âge mettoient entre lui & elle.

La tendresse qu’il avoit pour ses enfants, ne combattit pas un instant cette nouvelle passion ; elle devint si violente dès sa naissance, que, sans réfléchir à ce qu’une telle alliance pouvoit avoir de fâcheux pour sa réputation, ou pour les intérêts de sa famille, il épousa la Belle. Mais peu satisfait que le seul hymen l’en eût rendu possesseur, il s’entêta de la ridicule fantaisie de gagner son cœur, & de lui faire oublier qu’il étoit octogénaire.

Ce projet, impossible à l’exécution, n’étoit pas sans difficulté pour une apparence de succès. Le Roi n’avoit qu’un moyen par où il pût y parvenir ; c’étoit d’avoir une complaisance sans bornes : il ne balança pas un moment à le mettre en pratique, & il poussa la déférence jusqu’à un respect si outré, qu’il auroit passé les regles de la subordination, si c’eût été la Reine qui le lui eût rendu : enfin, ses égards furent à un tel excès, qu’elle n’eût osé en exiger de semblables du moindre de ses Esclaves. Ainsi cette jeune Personne, qui, dans la bassesse de sa condition, se seroit trouvée trop honorée d’approcher de la Maison Royale par la voie des services qu’elle auroit eu le bonheur de rendre aux femmes des moindres Officiers du Roi, se trouva sur le Trône avec plus d’autorité que n’en avoient jamais eu les plus grandes Princesses qui l’y avoient précédée.

L’ainé des enfants du Roi étoit dans la douzième année, & son frere avoit vu le jour un an après. Ces jeunes Princes, plus formés que l’on ne l’est d’ordinaire dans un âge si tendre, élevés avec soin, & ayant mis à profit les dons heureux qu’ils tenoient de la nature & de leur éducation, sentirent toutes les funestes conséquences d’un tel mariage, tant par le tort qu’il faisoit à la réputation du Roi, que par celui qu’il apportoit à leurs intérêts. Ceux d’entre les Sujets de ce Monarque qui lui étoient le plus affectionnés, partageoient la juste douleur de leurs jeunes Princes ; mais comme il n’étoit pas possible d’y apporter de remede, & qu’à la Cour on sait cacher les sentiments, ils se contraignirent, dans la crainte de causer quelque événement fâcheux. Cependant, malgré cette sage politique, les Princes ne purent éviter ce qu’ils avoient appréhendé. Il sembloit qu’une fortune au-dessus de celle où la nouvelle Reine se trouvoit élevée, dût combler ses desirs en surpassant ses espérances, mais elle n’en fut pas satisfaite ; au contraire, ce bonheur imprévu lui inspira une ambition encore plus forte : ne trouvant point que ce fût assez pour elle de régner pendant le court espace que la vieillesse du Roi lui offroit, elle regarda le Trône, que, jusqu’au moment où elle y avoit monté, elle n’avoit osé envisager, pour n’avoir pas la force de soutenir l’éclat qui l’environnoit ; elle le regarda, dis-je, comme un bien qui lui appartenoit légitimement, trouvant qu’il y auroit une injustice manifeste à le lui ravir.

Sur ce principe, pour éviter d’en être dépouillée, elle ne négligea rien de ce qui pouvoit lui faire des créatures qui fussent en état de la soutenir lorsqu’il seroit question de faire valoir ses droits prétendus, & de transmettre la Couronne aux enfants qu’elle auroit… ou à ceux de sa race ; car le grand âge de son Epoux lui donnoit tout lieu d’appréhender qu’il ne pût laisser d’autres héritiers que les Princes ses fils.

Cette incertitude la détermina à profiter de l’ascendant qu’elle avoit sur l’esprit du Roi, en l’obligeant à la désigner pour lui succéder au préjudice de ses enfants.

La Loi ne lui étoit point contraire. Celle du Pays permet aux Souverains de disposer de leur puissance en faveur de qui bon leur semble, de même que le moindre Particulier peut faire de son bien. Sur ce principe, elle ne douta point du succès de son entreprise, attendu la foiblesse que le Roi avoit pour elle. Afin d’en profiter, elle redoubla les complaisances ; & les témoignages de tendresse dont elle l’accabloit, enchantoient le foible Monarque. Pour prévenir tous les obstacles qui auroient pu s’opposer à ses desirs, elle flatta attentivement ceux qui avoient le moyen de faciliter les projets, en les comblant de biens, (ce qui lui étoit facile) puisqu’elle étoit Maîtresse absolue des Charges & des Finances. Ainsi sa brigue comprit en peu de temps tout l’Etat, à la réserve d’un petit nombre de Particuliers ; mais quoique ceux qu’elle négligeoit fussent les plus honnêtes gens de la Nation, comme ils étoient sans ambition, ils étoient aussi sans crédit, & ils lui parurent trop inutiles pour daigner prendre la peine de se les attacher.

En effet, c’étoient des personnes qui ne pouvoient que plaindre l’infortune de leurs Princes, & que les exhorter à la patience, dans l’espérance qu’après la mort du Roi, les Grands & le Peuple sauroient leur rendre justice, en empêchant que le Trône ne sortît de leur Maison pour passer sous les loix d’une Etrangere, ou plutôt sous la domination d’une Sujette, que toutes sortes de raisons en devoient exclure.

L’espoir étoit foible, mais il falloit s’en contenter faute de mieux. Les Princes qui commençoient à sortir de l’enfance, étoient fort aimés ; ce qui leur donnoit lieu de se flatter que, si le Roi vivoit encore quelques années, ils pourroient avoir le temps de former auprès de lui un parti propre à balancer celui de la Reine, & à le faire rentrer en lui-même.

Cependant, cette Princesse voyant le sien considérable, se trouvant allez forte sans ceux qui y manquoient, dédaigna de les faire périr, ainsi que de les gagner. Mais elle ne crut pas devoir garder la même indifférence à l’égard des Bonzes & des Sacrificateurs. Elle ne pouvoit ignorer de quelle conséquence il étoit pour elle de se les attacher ; puisque le Peuple n’est jamais plus fortement entraîné que par leurs mouvements. Rien ne lui parut plus propre à les lui acquérir, que la voie des présents : elle l’employa, & réussit parfaitement. Ces âmes mercénaires se dévouant absolument à la faveur, se livrerent à ses intérêts, en sorte que le grand Sacrificateur devint son plus cher confident, & l’ame de ses conseils. Lorsqu’elle eut connu, par une expérience suffisante, qu’il lui étoit véritablement attaché, & que son propre avantage l’empêcheroit de changer de parti, elle ne fit plus rien que par ses avis.

Cette Princesse, voulant être en état de l’entretenir à toute heure, sans crainte que leurs fréquentes conversations pussent causer d’ombrage au Roi, en lui faisant entrevoir qu’elle tramoit quelque chose contre son autorité, ou qui lui donnât sujet d’imaginer qu’oubliant la modestie de son sexe, elle avoit des complaisances criminelles pour ce Ministre de leurs Dieux, jugea à propos, afin d’obvier à tous ces inconvénients, de couvrir leurs trop longues conférences du voile de la dévotion.

Cette hypocrisie lui réussit à merveille, & détournant toutes applications malicieuses, lui acquit un nouvel empire sur l’esprit de son époux, de qui la conduite qu’elle tenoit, augmentoit l’estime en telle sorte, qu’il étoit dans une perpétuelle admiration de sa modestie, de sa piété, & de son goût pour la retraite : mais ce n’étoit pas encore assez, il vouloit que tout le monde admirât, comme lui, les vertus d’une Reine, qui, dans une brillante jeunesse, insensible aux plaisirs, ainsi qu’aux charmes de la grandeur, le déroboit à la pompe dont elle étoit environnée, pour entretenir & pour écouter les Docteurs & les Prêtres de leur Loi ; sur-tout le Grand-Sacrificateur, dont la piété & la science paroissoit autant au-dessus de celles des autres, que lui-même étoit, par sa dignité, au-dessus de tous ceux de sa profession.

Le Sacrificateur, tout propre au personnage qu’il jouoit, & à l’emploi où la Reine l’avoit appellé, au-lieu des vertus qui paroissoient naturelles en lui, étoit le réceptacle de l’hypocrisie, de la fourberie, de la duplicité, de l’avarice, de l’ambition, de la cruauté, & de la flatterie. Peu de personnes le connoissoient tel qu’il étoit effectivement, parce qu’il avoit toujours su, avec tant d’adresse, couvrir les défauts sous un air de candeur & de sincérité, qu’il falloit que le petit nombre de ceux qui avoient pénétré le fond de son cœur, eussent eu un intérêt pressant à en démêler les mouvements ; & cette expérience ne s’étoit jamais faite, sans que les personnes instruites de la vérité de son caractere, n’eussent acheté cher cette dangereuse connoissance : car il ne se démasquoit pas aisément ; & plutôt que de laisser pénétrer son intérieur, il auroit cédé quelques-uns de ses droits, ou rendu quelques légers services à ceux qu’il haïssoit le plus, dans l’intention d’endormir leur défiance, pour les perdre plus sûnement par la suite, sans que sa vengeance ou sa cruauté pût porter aucune atteinte à cette réputation de probité qu’il avoit su s’attirer. Enfin, les crimes ne lui coûtoient rien à commettre, ayant pour premiere maxime, qu’il n’y en avoit point dans les actions utiles à ceux qui les commettoient, puisque l’on ne pouvoit être criminel, quand on avoit assez d’esprit & de prudence pour se faire croire vertueux ; la faute étant toute, selon lui, dans le seul éclat : il pensoit que la vertu n’étoit véritablement qu’une chimere de politique, uniquement nécessaire pour donner de la force aux Loix ; mais que cependant, comme elle décidoit du bonheur ou du malheur de la vie des hommes, il en falloit conserver les apparences aux dépens de tout ce qu’il en pourroit coûter ; enfin que, pour maintenir son honneur & sa réputation, tout sacrifice étoit légitime, sur-tout celui des innocents, dont on ne devoit jamais avoir pitié, quand leur perte pouvoit être de quelque utilité.

Avec des sentiments pareils, ce pernicieux mortel ne résista pas, comme vous le pouvez imaginer, aux avances d’amitié & de confiance qu’il reçut de la Reine, auprès de qui elle-même lui présentoit un moyen certain de s’avancer & de le rendre tout-puissant : mais comme il avoit ses vues secretes, & qu’il agissoit toujours en conséquence, cette Princesse fut la dupe de celui dont elle prétendoit se servir pour duper les autres.

Elle ne mettoit point en doute qu’il ne fût affectionné à son service, par les motifs apparents qui sembloient le lui devoir attacher : elle avoit de l’esprit & de la vivacité ; mais ayant été élevée si loin du Trône, & son éducation si différente de celle qui auroit convenu au poste qu’elle occupoit alors, il s’en falloit beaucoup qu’elle n’eût toute la politique ni l’expérience nécessaire pour son entreprise : ainsi, loin de s’en défier, il ne lui étoit pas venu dans l’esprit la moindre pensée que ce scélérat ne vouloit que se frayer, sous son ombre & à ses propres risques, un chemin à l’autorité suprême.

Pour le succès des desseins secrets du Sacrificateur, il étoit nécessaire de perdre les Princes ; mais voulant le faire sans se rendre odieux, il vouloit aussi que cette action fût imputée à leur marâtre, afin que s’il manquoit son coup, l’indignation du Peuple tombât sur elle seule ; mais au contraire, s’il réussissoit, avec la confiance qu’elle avoit en lui, & le secours de son industrie, il étoit certain d’usurper plus aisément sur cette Princesse que sur les enfants du Roi, la place que son Maître remplissoit. Il ne voyoit dans la Reine qu’une femme sans appui, isolée de toutes parts, qui tomberoit sans retour dès qu’il daigneroit la pousser, d’autant plu-tôt, que n’agissant que par ses avis, elle lui donnoit, sans s’en appercevoir, les armes dont il avoit besoin contre elle ; avec quoi, sous le prétexte d’établir l’autorité prétendue qu’il lui ménageoit, il affermissoit la sienne à lui-même, s’approprioit les trésors dont elle lui confioit la disposition si imprudemment, & qu’il n’employoit qu’à faire des graces à ceux de qui il vouloit s’assurer.

La Reine n’étoit pas méchante naturellement ; au contraire, si elle eût resté dans la condition bornée où le sort l’avoit fait naître, ou si elle fût née sur le Trône, elle auroit eu de la vertu. La seule ambition qui la possédoit, avoit pu être assez puissante pour changer son caractere, sans toutefois lui avoir inspiré de cruauté. La douceur naturelle à son sexe ne lui permettoit pas de former aucun dessein criminel contre la vie du Roi, ni contre celle des Princes ; mais elle vouloit régner sûrement & long-temps. Elle étoit même encore flattée du plaisir de mettre le Sceptre en sa famille, séduite à cet égard par la chimere de vivre dans l’avenir, que l’on qualifie du vain titre d’amour pour la belle gloire, & qui fait faire aux ambitieux tant de démarches contre leur devoir, afin que l’on parle d’eux, lorsqu’ils ne pourront jouir de la satisfaction de l’entendre : mais elle n’étoit pas assez affermie dans son dessein pour l’éxécuter aux dépens des jours du Roi & de ses enfants. Si elle eût eu un autre Confident que le perfide Mouba, (c’est le nom du Sacrificateur) loin de persister dans cette dangereuse intention, elle s’en seroit désistée plus promptement qu’elle ne l’avoit formée, en considérant qu’il ne lui étoit possible d’y parvenir que par des moyens aussi criminels que sanguinaires.

Ce reste de vertu, ou pour parler comme Mouba, une telle bassesse d’ame ne se trouvoit pas du goût de ce traitre. A la vérité, son projet n’étoit point d’attenter à la vie du Roi, non qu’il fût effrayé de l’idée de ce crime, mais parce que cette vie, qui, selon le cours naturel, ne devoit pas être encore d’une fort longue durée, étoit nécessaire à ses desseins. Celui de se saisir d’un Trône sans en avoir aucun prétexte, ni d’autres droits que l’envie de régner, demandoit plus d’un jour pour parvenir à sa maturité, parce qu’il concevoit que, si par un événement imprévu il y reussissoit si facilement, il courroit risque d’en être renversé avec aussi peu d’obstacle.

Mouba envisageoit ces raisons ; il étoit jeune, sa vie devoit vraisemblablement être longue, & il prétendoit que son regne en égalât la durée ; de plus, ainsi que la Reine, il étoit animé du desir de faire régner sa postérité : pour cet effet, il étoit donc nécessaire de faire périr les Princes. Leur perte étant indispensable, ainsi que celle de tout le Sang Royal, il ne balançoit point sur ce projet, mais il craignoit de se rendre odieux à un Royaume sur qui il vouloit dominer, s’il se chargeoit de ce crime, qui auroit pu l’éloigner du but de ses desirs, & peut-être le priver du jour, par la fureur d’un Peuple capable de se mutiner & de le prendre en horreur. Il étoit donc plus prudent d’en rejetter le danger sur la Reine, afin que les Grands, comme la populace, pussent être irrités contre elle ; & qu’alors ne trouvant personne plus digne que lui de les dédommager de leur perte, ils fussent forcés à lui offrir volontairement, même à le prier d’accepter le rang que l’ambition lui faisoit rechercher aux dépens de la vertu.

La Reine, qui avoit enfin obtenu de son époux d’en être déclarée héritiere au préjudice des Princes, ne laissoit pas de lui causer quelque embarras : il ne l’envisageoit cependant que comme un léger obstacle ; & se défaire adroitement d’elle, si elle lui nuisoit trop, n’étoit point une difficulté insurmontable : mais c’étoit un expédient à quoi il ne vouloit recourir qu’à la derniere extrémité, parce que la beauté & la jeunesse de cette Princesse, dont le Roi avoit rectifié la bassesse de l’origine, en l’honorant du nom de son Epouse, lui fournissoient un autre projet moins cruel & plus agréable ; enfin, il pensoit à l’épouser, non qu’il en fût amoureux, mais elle étoit si belle, que ses attraits ne laissoient pas de lui faire envisager sa possession avec quelque sorte de plaisir. L’utilité se trouvant jointe à la satisfaction, il présumoit que cette alliance seroit propre à faciliter le succès de ses espérances ; mais il ne balançoit point sur le dessein de la sacrifier à sa sûreté, en cas qu’elle refusât d’unir sa destinée à la sienne, & de lui faire de ses droits un présent nécessaire à ses intérêts, ne jugeant point qu’il fût de la prudence de les lui laisser déposer en d’autres mains. Les différentes mesures qu’il lui falloit prendre pour l’exécution de ses projets, ayant besoin d’un temps considérable, assuroient la vie du Roi ; mais un contretemps que Mouba n’avoit pas prévu, lui causa une inquiétude à quoi il ne s’attendoit point : car la Reine, contre toutes espérances, s’apperçut qu’elle étoit grosse.

La joie qu’elle en eut fut extrême, & celle du Roi excessive ; il donna des fêtes de toutes especes, accorda des graces infinies, répandit des libéralités en profusion, envoya des présents immenses dans les Temples ; enfin, tout se ressentit de la satisfaction du Souverain, le moindre de ses Sujets étant comblé de ses bienfaits, parce qu’il vouloit que le bonheur dont il étoit pénétré, en fût un véritable pour tout le monde ; & il fournissoit à chacun une raison personnelle de se réjouir sincérement avec lui. Les Princes ses fils furent les seuls exceptés de la joie publique ; ils étoient assez âgés pour connoître que, malgré l’amitié que le Roi leur témoignoit, & les honnêtetés que la politique de la Reine l’engageoit à leur faire, rien ne pouvoit les dédommager du tort que leur causoit cette fécondité qui venoit mettre le comble à leur malheur, en les empêchant de se flatter que le Roi pût se repentir de l’injustice qu’il leur faisoit par l’exhérédation dont il les accabloit.

Mouba, que la surprise de cet accident avoit presque déconcerté, se remit en peu de temps ; ce ne fut qu’un premier mouvement qui l’étonna, & se rassurant aussi-tôt, il prit son parti, en réfléchissant qu’un enfant de plus dans une révolution d’Etat, étoit une bagatelle, puisqu’il seroit aussi aisément le maître de la vie de ce nouveau venu, que de celle des quatre autres personnes qu’il avoit à sacrifier : ainsi, loin de changer de dessein, il s’y affermit, en se reprochant cette pusillanimité, puisqu’un crime de plus étoit si peu de chose, qu’à proprement parler, il le comptoit pour rien.

Il reprit donc sa tranquillité & ses occupations ordinaires, qui étoient de faire sa cour à la Reine, de ménager sa confiance, & de la persuader plus que jamais, qu’il n’avoit d’autres intérêts en vue que le sien, & qu’il lui étoit entiérement dévoué.

Quoique cette Princesse ne pût ignorer que les desseins qu’elle avoit n’étoient pas innocents, elle s’aveugloit sur cela ; & l’espérance de se voir un fils, redoublant l’effort de son ambition, fermoit son cœur aux remords d’une telle injustice, croyant, au contraire, qu’elle seroit du côté du Ciel, s’il mettoit obstacle à des desirs animés par la tendresse maternelle. Elle concluoit enfin qu’il n’y avoit rien de plus naturel que de tout faire pour le bonheur de ses enfants, & que, si jusqu’à sa grossesse, elle avoit en quelque sorte manqué aux loix de l’équité, cette heureuse fécondité changeant la nature de la chose, ce qui étoit précédemment une ambition que l’on pouvoit condamner, devenoit une nécessité, même un devoir.

L’encens fumoit par ses ordres dans les Temples, tout y retentissoit jour & nuit des injustes vœux qu’elle faisoit faire à cette intention… Il est vrai cependant qu’elle y en joignoit de légitimes, en invoquant les Dieux pour la conservation du fruit qu’elle portoit en son sein, & qu’elle considéroit comme le chef-d’œuvre de sa bonne fortune.

A ce juste devoir & à cet amour de mere, se joignit une curiosité féminine. Sa grossesse, sans la rendre plus équitable, la rendit superstitieuse, en vouant cet enfant à toutes les Divinités d’Angole. Elle ne se contenta pas de cela, & voulut absolument consulter un Faquir qui passoit pour un saint homme, & qui étoit si bien avec les Etres suprêmes, que, sans le secours des astres, il lisoit dans l’avenir avec autant de facilité qu’il voyoit les actions présentes. La Reine étoit trop intéressée à la destinée de ce précieux enfant, pour rien négliger de ce qui pouvoit l’en instruire.

Des raisons de bienséance l’empêcherent de faire cette visite publiquement ; cet homme merveilleux haïssoit le faste, & il ne convenoit pas à une si grande Reine d’aller simplement dans ses propres Etats ; ainsi la contrainte du cérémonial la força au secret, & même à s’en rapporter à un tiers, lui étant impossible de faire ce voyage incognitò.

Elle chargea de cette ambassade un de ses plus chers Confidents, & celui qui lui étoit le plus véritablement affectionné. Le Faquir répondit sans balancer, que le bonheur du Fils de la Reine dépendroit entiérement de la vie & de la fortune de ses freres ; qu’enfin, il ne pourroit être heureux que quand ils le seroient, & que, si un de ses ainés ne régnoit pas, cet enfant couroit risque de périr miserablement ; quant à lui, qu’il passeroit ses jours dans une condition privée, quoique très-heureuse, & qu’il rendroit son nom illustre sous la domination de son légitime Souverain : mais au contraire, que la différence du sexe en mettroit une grande dans la fortune, puisque sa fille, loin d’être dans la condition privée, deviendroit la plus grande Reine de l’Asie, pourvu qu’elle ne connût ses freres qu’après qu’elle auroit quinze ans accomplis, ajoutant que si elle les voyoit avant, elle ne pourroit éviter bien des malheurs, & souffriroit des traverses terribles, qu’il lui seroit impossible de surmonter sans le secours du temps & celui de la patience.

Le rapport fidele que ce Confident de la Reine fit à sa Maîtresse, lui causa une douleur sensible ; elle ne savoit de qui prendre conseil pour éviter les dangers dont sa fille étoit ménacée, si elle en avoit une, ou pour se consoler de l’exclusion du Trône, que cet Oracle donnoit à son fils, si c’en étoit un. Mouba n’étoit point à la Cour ; une négociation secrete l’en avoit éloigné pour quelque temps.

Il ne sentoit pas une moindre impatience de rejoindre la Reine, qu’elle en avoit de son retour ; les traitres & les ambitieux redoutant toujours qu’en leur absence on ne développe leur caractere, ou que quelqu’autre, semblable à eux, ne profite de leur éloignement, pour les supplanter : ainsi, abrégeant son voyage le plus qu’il lui fut possible, il se rendit auprès de la Reine au moment que, succombant sous le poids de ses inquiétudes, elle alloit lui envoyer un Courier, avec ordre de venir sans tarder.

Il paroissoit à peine, qu’elle lui apprit le sujet de ses allarmes, lui demandant ce qu’elle devoit faire dans cette fâcheuse conjoncture ; il ne sut d’abord quel avis lui donner, & rêva quelque temps. La surprise qui paroissoit sur son visage, continuant à abuser la Reine, elle lui sut un gré infini du zele qu’elle ne doutoit pas qui ne fut cause de son embarras. Mais, loin de mériter les sentiments qu’elle avoit pour lui, & de penser d’une façon convenable à la confiance de sa Souveraine, il n’étoit occupé que du soin d’examiner si ce nouvel incident lui seroit préjudiciable ou avantageux, & ayant déterminé en lui-même, qu’il lui étoit entiérement favorable, puisque si la Reine mettoit un garçon au monde, il ne régneroit point, que par conséquent, il ne seroit pas à craindre, & ne pourroit lui être d’aucun obstacle ; &, au contraire, jugeant que si c’étoit une Princesse, elle lui seroit fort utile pour déterminer sa mere à perdre les Princes, la répugnance qu’elle lui avoit témoignée lorsqu’il avoit fondé les sentiments sur ce sujet, étant forcée de céder à la nécessité de tirer la fille du péril que leur présence lui feroit courir.

Il lui dit, d’un ton ferme, qu’après avoir mûrement tout considéré, il ne voyoit pas d’autres moyens pour éviter le danger dont elle étoit menacée, que de se défaire des fils du Roi ; qu’elle devoit ce sacrifice à la justice & à la nature, qui l’exigeoient absolument pour la sûreté & pour le bonheur de l’enfant qui devoit naître d’elle.

La Reine frémit à cette prétendue nécessité. La mort des Princes, loin de lui paroître aussi juste & aussi utile que Mouba la lui supposoit, lui sembloit entiérement opposée à ses intérêts, puisque son fils, si c’en étoit un, dont elle étoit grosse, ne pouvoit, à ce qu’avoit dit l’Oracle, être heureux qu’autant qu’il seroit sujet de ses freres ; ou que sa fille devant naître pour être une grande Reine, indépendamment de leur vie, il lui étoit impossible de se déguiser l’horreur qu’il y auroit à commettre un crime si affreux, sans y être forcée par aucune nécessité.

Cette foiblesse, ainsi que Mouba la nommoit, choquoit absolument ses desseins secrets ; mais voyant qu’elle y étoit déterminée, il n’osa s’y opposer avec vivacité, pour ne pas faire appercevoir à la Reine les véritables raisons qui l’animoient ; & n’en pouvant trouver de propres à détruire celles qu’elle opposoit à ses desirs, voulant la convaincre au contraire qu’il ne pensoit qu’à la servir, pour rendre sa fortune sûre & brillante, il loua son humanité, lui conciliant de faire du moins savoir au Roi la démarche qu’elle avoit faite, en la lui falsifiant, & en disant que le Faquir avoit déclaré que les Princes étoient en danger de perdre la vie, si la Princesse que la Reine mettroit au monde, les voyoit avant qu’elle eût atteint sa quinzieme année, & que le sexe de cet enfant, aussi-bien que la foiblesse de son âge, ne lui permettant point d’errer pour s’éloigner de ses freres, il étoit indispensable que ce fût eux qui abandonnassent le Royaume ; mais, au contraire, supposé qu’au-lieu d’une fille, la Reine eût un Prince, que son avis étoit qu’elle devoit persuader au Roi que ce Monarque périroit misérablement, si ses fils n’étoient pas auprès de lui aussi-tôt la naissance de leur frere. Il se croyoit bien certain de l’empêcher d’avoir un fils ; c’est pourquoi il consentoit qu’on parlât de la sorte. Le conseil eut son plein effet, & le Roi laissa à la prudence de son Epouse, le soin de pourvoir à cet inconvénient, se rapportant entiérement à elle des mesures qu’elle jugeroit à propos d’employer en cette occasion, afin d’éviter les malheurs qui leur étoient prédits, lui conseillant de ne rien faire qui ne fût conforme aux sentiments de Mouba, qui ne manqua pas de lui inspirer d’envoyer les Princes à une maison de plaisance appartenante au Roi, & qui n’étoit qu’à une fort petite distance des portes de la Ville. La proposition fut exécutée à l’heure même ; on les y conduisit sous une bonne & sûre escorte ; & celui qui la commandoit ayant reçu ordre de placer une sentinelle qui observât le signal que l’on lui donneroit du haut de la tour du Palais Royal, fut averti de ramener les Princes à l’instant en grande pompe, s’il y voyoit une épée ; mais que si, au contraire, une quenouille se présentoit à ses regards, il leur signifiât l’ordre d’un exil à plus de cinquante lieues hors du Royaume, & qu’il les fît obéir à l’instant, avec défense de se rapprocher des frontières d’Angole, sous peine de la vie, avant qu’il y eût quinze ans d’écoulés. La chose fut exécutée exactement. Les Princes furent conduits à l’endroit marqué, sans qu’il leur fût possible d’apprendre quel dessein on avoit sur eux, & si cette aventure devoit finir d’une façon funeste ou avantageuse.

Cependant toutes ces précautions n’étoient pas suffisantes pour tranquilliser la Reine, dont l’ambition ne pouvoit être satisfaite ; elle voyoit avec une extrême douleur, que ses projets sur le Trône de son Epoux, étoient presque détruits, puisque, supposé qu’elle eût un fils, il resteroit sujet, & elle, par conséquent, avec un vain titre, sans aucune autorité ; qu’elle seroit même obligée de veiller à la sûreté & à la grandeur des légitimes Successeurs, la fortune de son fils étant attachée à la leur. Ces circonstances lui faisoient envisager plus de douceur à espérer de donner la vie à une Princesse, sur la tête de qui elle se flattoit de faire passer sa Couronne, & de la joindre à toutes celles que lui promettoit sa destinée ; ce qui la détermina à desirer plutôt une fille qui devoit régner, qu’un Prince qui ne pourroit jamais être que Sujet ; &, cessant d’être incertaine, tous ses vœux se tournerent du côté d’une Princesse.

Le temps de ses couches étant enfin arrivé, le Roi se trouva incommodé, & ne put y assister ; ce qui donna à Mouba la facilité de ne laisser dans la chambre de la Reine que des personnes qui lui fussent dévouées : il sentoit bien que si cette Princesse accouchoit d’un enfant mâle, cela dérangeroit ses mesures, puisque son intérêt devenant commun avec celui des Princes, l’attacheroit à eux d’une façon si étroite, que toutes ses créatures deviendroient les leurs, & fortifieroient si fort leur parti, qu’il les rendroit plus redoutables. Il ne voyoit donc plus de ressource que de leur faire ôter la vie ; mais cela ne laissoit pas d’avoir sa difficulté, parce que leur conduite étoit trop sage pour lui donner occasion de les perdre sous l’ombre de la justice ; n’ignorant point qu’il ne lui étoit pas possible de leur rien imputer qui pût donner à croire qu’ils fussent coupables. D’ailleurs il n’osoit se flatter de trouver d’assez grands scélérats pour commettre furtivement le crime de les assassiner, & il n’espéroit plus rien contre eux de la part de la Reine. Elle sentoit d’avance une tendresse de mere pour l’enfant qui n’étoit pas encore né ; & sachant qu’elle ne pouvoit les priver de la Couronne sans risquer de mettre son fils en danger, elle refusoit de se prêter à rien de ce qui leur pouvoit nuire : ainsi ce perfide, qui n’osoit prendre sur son compte la mort des Princes, de peur d’être trahi, ne voyant plus de ressource qu’en lui-même, le confirma dans la résolution de perdre cet enfant avant toutes choses.

Il fit apporter secrétement dans l’appartement de la Reine, un petit garçon mort, ordonnant à ceux qui dévoient recevoir celui qu’elle mettroit au monde, de le substituer à sa place, & de lui remettre le Prince naissant, leur recommandant de laisser, sans en faire d’échange, la Princesse, si par bonheur c’en étoit une.

Ces mesures prises avec tant de précautions, parurent fort inutiles, car la Reine donna le jour à une fille.

On mit d’abord la quenouille sur la tour ; & aussi-tôt qu’elle fut apperçue celui qui commandoit l’Escorte, il communiqua aux Princes l’ordre qu’il avoit, leur mettant entre les mains une somme assez considérable, dont la Reine l’avoit chargé ; après quoi il les fit partir à l’instant, les accompagnant fort loin par-delà les frontières, sans leur permettre de se faire connoître, ni de parler à personne, leur défendant précisément de la part du Roi, de rentrer dans leur Pays, avant que les quinze ans prescrits fussent expirés.

Quelque surprenant que cet exil fût pour eux, ils en furent moins affligés qu’ils ne furent satisfaits de se voir rendre la liberté, & d’être hors d’appréhension d’un sort plus funeste, dont leur innocence ne les auroit point préservés. Mais délivrés de cette juste crainte, ils sentirent le regret de laisser si brusquement le Roi leur pere & leur Patrie, qu’ils ne comptoient plus revoir, ne doutant point que cet exil singulier n’eût été prémédité avec l’intention de les faire déshériter plus commodément.

Cependant une demi-heure après la naissance de la petite Princesse, il naquit un Prince qui auroit causé bien de l’embarras pour accorder la prédiction du Faquir, sans la précaution de Mouba ; mais il n’y en eut point, graces à ses soins, parce qu’on fit passer le nouveau né, en sortant du lit de la Reine, dans les bras de celui qui étoit chargé de l’enfant mort qu’il livra en échange. Il fut montré à l’instant au Peuple, & à ceux qui n’étoient pas du secret, pendant que l’on emportoit le fils du Roi par un escalier dérobé, & une porte secrete qui donnoit dans le Cabinet de la Reine.

Cette Princesse apprenant tout-à-la-fois la mort & le sexe de son second enfant, s’en consola aisément, en songeant au malheur de la vie privée où il étoit condamné, & aux accidents que la contrariété des destinées de la sœur & du frere auroient causés à l’un & à l’autre. Envisageant cette perte plutôt comme un bonheur que comme une infortune, elle ne pensa uniquement qu’à donner les soins à la fille qu’elle possédoit, tandis que Mouba s’occupoit de celui de lui cacher pour toujours l’enfant qu’il lui avoit dérobé, & il ordonna à un de ses Esclaves de s’en défaire. L’Esclave n’ayant pas compris la volonté de son Maître, ignorant quel étoit le sort de cette petite créature, la porta à sa femme ; &, après qu’elle l’eut enveloppé de langes convenables à ses propres enfants, il l’invita à lui offrir la mammelle, & puis il retourna le présenter au grand Sacrificateur, en lui demandant ce qu’il desiroit qu’il en fît. Mouba s’emporta furieusement, en lui répétant l’ordre de s’en défaire, qu’il lui avoit déja prescrit, & il lui commanda précisément d’aller le jetter dans la riviere.

Un commandement aussi affreux fit frémir ce malheureux ; mais malgré l’horreur qu’il en ressentit, & qui s’augmentoit par la condition de celui qui le lui faisoit, il n’osa se dispenser d’obéir, & reportant ce petit infortuné à se femme, il le lui livra, en lui expliquant la volonté de Mouba.

La compassion n’étant pas capable d’ébranler leur devoir, elle se soumit à la nécessité d’obéir à un ordre si barbare ; & surmontant la pitié que lui faisoit cect innocent, elle exécuta la loi qui lui étoit prescrite, & le jetta dans la riviere, d’où il fut pêché le lendemain, & porté à la Ville, où on fit de vaines perquisitions, tant pour savoir à qui il appartenoit, que pour connoître les auteurs de cette coupable action : mais les soins que l’on en prit furent vains ; car celle qui l’avoit commise, pour cacher ce crime, comme s’il eût été le sien, avoit eu la précaution de sortir adroitement de la Ville, en remontant le cours de la riviere, jusqu’au moment qu’elle eût trouvé un endroit assez solitaire pour mettre son secret en sûreté, & n’être pas apperçue dans son action.

L’inutilité de cette recherche la fit cesser au bout de quelques jours, & on n’en parla plus, la joie publique occupant assez le Roi, enchanté de la jeune Princesse dont il faisoit les délices ; & la Reine, à qui elle assuroit la Couronne, ne se pouvant lasser de la caresser, ils employoient tous leurs soins à lui faire donner une éducation digne de sa naissance, à quoi elle répondoit si avantageusement, qu’à sept ans cette aimable enfant passoit pour un prodige.

La Reine avoit eu une attention particulière à placer auprès de Merille, (c’est ainsi que s’appelloit la petite Princesse,) des personnes d’une probité reconnue, voulant être certaine qu’elle ne recevroit que des leçons de vertu & que des exemples propres à lui former un bon caractere. Elle avoit sur-tout exactement recommandé que l’on lui laissât ignorer qu’elle eût eu des freres, & qu’ils eussent été sacrifiés à son bonheur ; elle aimoit mieux être seule chargée d’une action qu’elle ne pouvoit s’empêcher de désapprouver, quoique ce fût elle qui l’eût commise volontairement, que d’en laisser le remords à sa fille.

Ce fut un bonheur pour cette jeune personne, que l’excellence de son naturel & celle de sa mémoire lui eussent fait mettre à profit les vertueux préceptes qu’elle avoit reçus en naissant ; car le Roi étant mort avant qu’elle eût huit ans accomplis, tout changea de face à son égard : quoiqu’avant son trépas, son pere eût pris la précaution de ratifier le don de sa succession, qu’il avoit déja fait à la Reine, & de nommer Merille héritiere de sa mere ; par malheur, il avoit aussi nommé le perfide Mouba pour le Conseil de la Reine, & pour être Tuteur de Merille, conjointement avec la Souveraine.

Ce ne fut pas sans une extrême répugnance que les Sujets, fideles à son Sang & à sa gloire, firent le funeste serment qui déshéritoit des Princes si dignes d’un meilleur sort ; mais la brigue étoit trop forte, & de plus, la Loi permettoit aux peres de ce Pays l’injustice qu’il avoit faite. Les plus zélés ne pouvant l’empêcher, & ne voulant point se perdre inutilement, se virent forcés de suivre le torrent ; en-sorte que sans obstacle, la Reine & Mouba se trouverent au comble de leurs vœux.

Après cette action, le Roi n’ayant plus rien à faire au monde, en partit ; & par une mort naturelle, il épargna au Grand-Prêtre la peine de le forcer à lui céder ce Trône où il aspiroit depuis tant d’années, & où enfin il se voyoit prêt à monter, n’ayant plus que la concurrence d’une Princesse si prévenue en sa faveur, qu’il étoit persuadé qu’elle ne devoit servir qu’à hâter ses desseins.

Les funérailles du Monarque furent magnifiques & convenables à sa dignité ; c’étoit le moins que dussent faire pour lui ceux à qui il abandonnoit une si glorieuse place ; ils ne manquerent point à ce devoir extérieur, & signalerent leur reconnoissance, par ce que les obseques de ses pareils peuvent avoir de plus somptueux.

Merille fut touchée de la perte qu’elle faisoit, au-delà de ce qui se devoit attendre d’une personne de son âge ; elle s’étoit agréablement accoutumée aux caresses de son pere, & leur privation lui fut si sensible, que la douleur qu’elle en eut, attira l’attention de toute la Cour.

Une si excessive affliction dans un enfant si jeune, sembla être un triste présage du changement fatal qu’elle éprouva peu après, & que la grande jeunesse ne fut pas capable de lui déguiser ; car la Reine, qui ne savoit point l’art de se contraindre, & qui témoigna trop librement qu’elle étoit résolue à garder la viduité, fit changer, par cette déclaration, les projets de Mouba : en perdant l’espérance de devenir son Epoux par son choix ; il se borna au soin de la mettre dans la nécessité de le souhaiter par intérêt. Du vivant du Roi, elle n’avoit connu que le charme de la Royauté, dont elle jouissoit sous son nom : Mouba qui, jusqu’à la mort de son Maître, l’avoit préservée de sentir l’énormité du poids d’une Couronne, fit tout ce qu’il falloit alors pour qu’elle s’en trouvât entiérement accablée, & elle fut peu de temps sans commencer à reconnoître un changement fâcheux dans les manieres de ce Ministre, qui, cessant de se contraindre, ne lui montra plus, comme il faisoit ci-devant, un Sujet soumis & dévoué à ses moindres desirs ; au contraire, il lui laissoit appercevoir volontairement qu’il avoit d’autres desseins que ceux de la soulager : &, loin de continuer à lui témoigner cette complaisance aveugle qui ne trouvoit rien d’impossible lorsqu’il étoit question d’exécuter sa volonté, elle s’apperçut, avec étonnement, qu’il la contrarioit en toutes occasions, sans autre nécessité que de lui faire sentir qu’elle n’avoit plus que le nom de Reine, accompagné d’une vaine ombre d’autorité, qui ne lui laissoit point l’espoir qu’elle dût prétendre désormais à être obéie quand il ne lui plairoit pas d’y consentir ; mais une si fatale découverte arrivoit trop tard, pour qu’il fût possible à cette Princesse d’en profiter.

La conviction de son impuissance la mit au désespoir, & ne lui permit plus d’ignorer que l’injustice qu’elle avoit forcé son Epoux de commettre contre ses enfants, lui alloit devenir inutile, & peut-être funeste. Cette connoissance fit qu’elle ne borna pas les justes craintes à celles de la perte de son pouvoir ; la poussant plus loin, elle appréhenda avec raison pour la vie & pour celle de sa fille ; ce qui la porta à ne songer plus qu’à se préserver de ce qu’elle redoutoit. Cette occupation étant suffisante pour employer tous les moments, il ne lui en restoit point à donner à Merille ; la tendresse qu’elle avoit pour cette chere enfant, exigeant d’elle qu’elle s’occupât à quelque chose de plus sérieux que les caresses qu’elle lui avoit prodiguées, quand elle avoit eu la commodité de les lui faire, sans que ce temps perdu leur fût préjudiciable.

Elle le voyoit environnée de traîtres, qui ne cherchoient qu’à pénétrer ses plus secretes pensées pour en faire leur cour au Tyran ; ce qui la forçoit d’avoir une attention perpétuelle à observer ses ennemis, & à s’observer elle-même, pour ne donner aucune prise à leurs conjectures : ces diverses inquiétudes l’occupoient si fort, qu’elle en fut obligée de négliger les soins les plus importants de ceux qu’elle donnoit d’ordinaire à Merille, de telle sorte qu’elle étoit quelquefois des mois entiers, sans pouvoir s’en distraire un moment pour la voir.

De son côté, Mouba, loin de chercher à adoucir ses peines, employoit toute son industrie à les augmenter, & à lui faire sentir la pesanteur ainsi que la difficulté de la charge qu’elle avoit acquise : il vouloit encore pousser la dissimulation jusqu’à mettre cette Princesse dans le cas d’être forcée de le prier par politique, si ce n’étoit par choix, de l’en délivrer en l’épousant ; aimant mieux retarder à s’emparer du pouvoir souverain, dont il ne lui manquoit depuis long-temps que le titre, & avoir un prétexte à publier qu’il ne l’avoit point accepté par ambition, mais par pure complaisance pour la Reine, qui, née si loin de la place qu’elle occupoit, étoit entièrement incapable de s’y maintenir, s’il n’avoit pas la bonté de la partager avec elle, & de l’y affermir par ses conseils.

La situation des affaires influant sur l’éducation de la jeune Princesse, elle fut si parfaitement négligée, que cette enfant malheureuse se trouva enfin abandonnée à la conduite d’un petit nombre d’esclaves sans mœurs, sans politesse & sans pouvoir, ensorte qu’elle manquoit des choses les plus nécessaires à la vie.

Cependant elle croissoit, & son esprit augmentoit avec sa beauté. Les premières leçons qu’elle avoit reçues, étoient encore présentes à sa mémoire ; elle s’étonnoit de ce qu’elles avoient été si totalement supprimées, se rendant trop de justice pour ne pas sentir qu’elle n’en avoit point assez profité, & jugeant sagement que ce ne pouvoit être une raison qui empêchât qu’elles ne fussent continuées. Contre l’usage ordinaire aux enfants, elle en avoit regret, & connoissoit ce qu’elle perdoit, ainsi que la différence de la façon dont elle étoit traitée alors, à celle dont elle vivoit avant la mort du Roi. Son extrême jeunesse l’empêchoit de discerner positivement ce qui lui manquoit, non plus que le motif de ce changement ; mais elle ne laissoit pas de s’estimer malheureuse, sans savoir précisément ce que c’étoit que le malheur.

Elle pleuroit souvent, quoiqu’elle ignorât ce qu’elle avoit à pleurer, soupiroit sans cesse, & cherchoit continuellement les lieux solitaires, pour s’y affliger sans craindre d’être interrompue. C’étoit le seul avantage qui lui fût resté, vu la négligence dont elle étoit servie, & le peu d’attention qu’on avoit pour elle, tout le monde étant occupé suivant ses intérêts. Les brigues qui se faisoient à la Cour, étoient cause que l’on lui laissoit toutes sortes de liberté, & elle se promenoit quelquefois des journées entières, sans qu’on se mît en peine de la suivre, ni même de s’informer où elle étoit. Les ardeurs du soleil, ou la fraîcheur de la nuit, ne causant aucune inquiétude pour sa santé, l’indifférence auroit même été poussée jusqu’à négliger de lui présenter de la nourriture, si elle n’eût pas eu soin d’en demander.

Ainsi, presqu’abandonnée, elle parvint à l’âge de treize ans, il y en avoit alors près de six que le Roi étoit mort, & l’Etat n’étoit pas plus tranquille que s’il eût fait cette perte depuis quinze jours. Les cabales qui agitoient le Royaume ne cessant point, le Ministre, suivant ses mystérieux & politiques projets, ne se pressoit pas d’orner son front du diadême dont il se croyoit certain, & qui seul manquoit à son usurpation, lorsqu’il se trouva fort éloigné de ses espérances, & qu’il connut qu’il ne parviendroit jamais au but de son entreprise par la voie qu’il avoit regardé comme certaine, car bien loin que la Reine eût envie de le prévenir, en lui offrant sa main, ainsi qu’il l’avoit prétendu, elle prit pour lui une aversion si violente, qu’il ne lui fut pas possible de se flatter plus long-temps que cette Princesse l’inviteroit à remplir la place de son Maître.

Mouba avoit trop d’orgueil pour s’exposer à un refus ; & la haine que la Reine avoit pour lui, étoit trop marquée pour qu’il lui fût permis d’en douter. Ce contretemps l’obligeant à de nouvelles mesures, pour la faire forcer par le Peuple à ce qu’il avoit cru qu’elle lui accorderoit sans contrainte, il se vit encore dans la nécessité de retarder son élévation de quelque temps, voulant prendre des arrangements assez justes & assez bien soutenus pour ne laisser à cette triste Princesse que le choix d’être son épouse ou de périr. Ce dessein ne pouvant pas s’abandonner au hazard, il étoit nécessaire de lui donner le temps de mûrir pour être sûr de son succès.

Pendant qu’il travailloit à le perfectionner, & que la Reine, qui avoit enfin pénétré ses intentions, faisoit ses efforts pour y mettre obstacle, la triste Merille, de qui la liberté avoit augmenté avec l’âge, sortit un jour pour se promener dans la Ville ; (ce qui lui étoit assez ordinaire) en passant devant la porte d’une vieille femme qui mondoit du riz, elle lui demanda par un amusement d’enfant, si elle vouloit qu’elle lui aidât, pour lui épargner une peine, dont elle paroissoit fort fatiguée.

La vieille, qui étoit extrêmement foible, envisageant Merille, après avoir examiné son habillement, dont la simplicité alloit jusqu’au délabrement, ne soupçonna point qu’il couvrît une grande Princesse ; ainsi acceptant son offre sans façon, elle lui apprit comme il falloit faire, & Merille eut expédié son ouvrage en peu de moments.

La vieille, reconnoissante de ce bon office, l’invita d’entrer chez elle, où elle lui présenta la collation, & lui souhaita toutes sortes de bénédictions. Qui que vous soyez, lui dit-elle, en la baisant au front, puissiez-vous être plus heureuse que notre jeune Princesse, dont l’infortune a précédé la naissance, & qui, avant de voir le jour, a été un sujet de malédiction pour la Race royale, de qui elle a causé la ruine… Que dites-vous, bonne mere, interrompit Merille, avec émotion ; & de qui donc l’infortunée Merille a-t-elle causé les malheurs ?

De ses freres, mon enfant, reprit la vieille, en répandant quelques larmes ; elle en avoit deux, ils étoient vertueux & dignes du rang où on les a vus naître. Ces chers Princes faisoient toute l’espérance du Royaume ; mais ils en ont été bannis à cause d’elle, & on ne doute point que ce bannissement ne soit un mystere qui nous cache leur mort.

Cette vieille avoit été esclave de la Reine, de la bonté de qui elle tenoit la liberté ; jugeant par le silence de Merille, qu’elle souhaitoit d’en apprendre davantage, elle n’attendit pas qu’elle lui demandât cette histoire, & la lui récita de point en point.

Tandis qu’elle étoit esclave, elle avoit joui de la faveur de sa maîtresse, & s’étoit trouvée par hazard dans un coin de son cabinet, où elle avoit été témoin de la conversation, lorsque le traître Mouba lui ayant proposé la mort des fils du Roi, & n’ayant pu résoudre cette Princesse à une si coupable action, la sollicita si fortement pour que du moins elle les éloignât, qu’elle lui avoit enfin accordé sa demande.

L’Esclave n’oublia aucune des circonstances de cette conversation, & les lui récita fort exactement, ainsi que les maux où le Pays étoit plongé actuellement, & ceux qui étoient encore à craindre, attribuant les uns & les autres à la vengeance des Dieux, qui punissoient la Reine de l’injustice où elle avoit porté son Epoux.

Vous voyez bien, ma fille, continua-t-elle, que ce n’est pas sans sujet que je vous ai dit que Merille est cause de notre ruine & de toutes nos disgraces, ainsi que sa mere, & qu’elles nous ont été données comme des fléaux pour notre perte à tous.

J’avoue, continua-t-elle, que la Reine souffre bien la peine des maux qu’elle nous cause, puisque si son ambition lui a fait commettre une faute aussi considérable, elle en est cruellement punie, étant dans une appréhension continuelle de devenir, la victime du lâche qui l’a séduite par ses pernicieux conseils ; au-lieu que si elle se fut contentée de l’excès d’honneur que le Roi lui avoit fait, un de nos Princes régneroit, ils seroient tous deux ici, & la respecteroient comme une Reine veuve de leur pere ; ils aimeroient leur sœur, qui, sous leurs auspices, couleroit sa vie sans danger, & ne seroit séparée d’eux que par une alliance illustre, qui sans doute la placeroit sur le Trône de quelques-uns de leurs Alliés ; mais c’en est fait, cette faute est sans remede, ainsi que nos malheurs.

Pendant le discours de la vieille, la Princesse, qui étoit pénétrée de ce qu’elle entendoit, avoit donné un libre cours à ses larmes, que l’Esclave attribua d’abord à la bonté de son naturel ; mais après avoir cessé de parler, voyant que la douleur de cette jeune fille redoubloit à chaque instant au-lieu de s’arrêter, elle en fut épouvantée, ne pouvant le persuader qu’un enfant fût aussi sensible à la désolation de sa Patrie, si elle n’en avoit pas quelques raisons particulières ; & ne tardant point à en soupçonner la véritable cause, sans pouvoir cependant y trouver du vraisemblable, elle entreprit de la consoler par l’espoir d’un plus heureux avenir. Mais une espérance si incertaine n’étoit pas suffisante pour arrêter les sanglots de cette Princesse ; ce qui confirma les soupçons de la vieille, ne doutant plus qu’elle n’eût un intérêt pressant à prendre plus de part à la désolation de sa Patrie, que le relie des Sujets. Enfin, le secret de sa naissance, que la simplicité de son habillement cachoit, lui fut découvert par cette affliction.

Ne seriez-vous pas, lui demanda-t-elle en frémissant, la même Merille, des infortunes de qui je viens d’avoir l’imprudence de vous instruire ? Hélas ! ma bonne mere, reprit la Princeffe avec un soupir amer, & en redoublant ses larmes, vous l’avez deviné, c’est moi même, je suis cette malheureuse qui n’est venue au monde que pour être le bourreau de ses freres, & peut-être de son pere. Car enfin, continua-t-elle, qui sait si l’indigne Mouba n’a point attenté aux jours du Roi ? & qui peut être certain, que trouvant la vie de mon pere trop longue, il ne l’ait pas abrégée ? Vous me le représentez capable de tout, il n’y a donc point de crime dont un tel scélerat fasse scrupule… mais je n’en suis pas moins la funeste cause ; & si je n’étois pas née, la Reine, mettant des bornes légitimes à son ambition, auroit peut-être renoncé au funeste dessein de régner ; sans abuser de la bonté du Roi, contente de la gloire dont il l’avoit comblée, elle auroit laissé jouir mes freres du droit légitime qu’ils avoient de succéder à leur pere ; ce qui auroit mis un obstacle invincible aux criminelles intentions de l’infâme Mouba. C’est donc pour moi, & pour accomplir la prédiction du Faquir, qu’elle s’est déterminée à perdre son innocence, à se rendre coupable de l’exil, & peut-être de la mort de ces Princes… Mais, ajouta-t-elle, puisque je ne puis les rappeller dans un Pays d’où l’injustice les a chassés, du moins il ne me sera jamais reproché que j’aie profité de leurs disgraces ; & je jure de ne plus rentrer dans le Palais de nos Ancêtres, que je ne les y sache de retour, ou que je n’y rentre avec eux.

A ces mots, prenant congé de la vieille, elle s’en éloigna si brusquement, qu’elle l’eut perdue de vue à l’instant, se reprochant de lui en avoir tant dit, par l’appréhension qu’elle ne fut au Palais apprendre à tout le monde sa fuite & son dessein ; mais la bonne femme étoit bien éloignée d’en avoir l’intention, elle-même étoit frappée d’une inquiétude violente, redoutant à son tour que cette jeune personne, en rentrant chez la Reine, ne redît ce qu’elle venoit si imprudemment de lui confier.

La crainte la saisit tellement, qu’elle ne s’apperçut pas du serment que faisoit Merille, ni de la route qu’elle avoit prise, qui étoit toute différente de celle par où elle étoit venue.

Cette femme se sentoit doublement coupable d’avoir écouté les secrets de sa Maîtresse, & outre cela de les avoir révélés avec tant d’indiscrétion à une petite fille inconnue ; elle convenoit qu’elle méritoit la mort, & ne se flattoit pas de l’éviter, si cette faute venoit à être découverte. Ne consultant donc que la terreur que lui inspiroit le péril, elle courut sur la Place prochaine, où, s’adressant au premier Porteur qu’elle trouva, elle enleva avec autant de diligence que de facilité, tout ce qui étoit en sa maison, & le transporta dans un quartier fort éloigné, où elle passa la nuit avec de si grandes inquiétudes, que ne pouvant y réfuter, elle attendit à peine que le jour parût pour aller chercher des Marchands, à qui elle vendit tout ce qu’elle possédoit, laissant Angole pour se retirer dans un Pays désert & fort éloigné, & ne pouvant goûter de repos qu’après avoir mis un espace considérable entre elle & la Ville qu’elle venoit de quitter.

La peur dont elle étoit saisie, lui fit prendre des peines bien inutiles, car sa bassesse la rendoit si inconnue dans Angole, que l’on ne s’étoit point apperçu qu’elle y eût été, & que l’on ne s’apperçut pas davantage qu’elle en fût absente. Personne n’avoit vu entrer Merille chez elle ; de plus, elle n’avoit rien à redouter de son indiscrétion, puisque cette jeune Princesse eût été incapable de la trahir quand elle n’auroit pas pris le parti que son désespoir lui avoit inspiré ; mais fidelle au serment que la douleur lui avoit fait faire, loin d’être rentrée au Palais de la Reine, elle étoit sortie d’Angole par une autre route, dans la résolution d’aller errer dans le monde, jusqu’au moment qu’ayant trouvé ses freres, elle pût retourner avec eux & revoir son Pays, ou suivre leur fortune, & la partager telle qu’elle seroit, espérant que le Ciel seconderoit ses bonnes intentions & les lui feroit rencontrer.

Si la démarche de cette Princesse étoit un témoignage certain de la bonté de son cœur, & de l’horreur que lui causoit l’usurpation dont elle se reprochoit d’avoir été cause, ce n’en étoit pas un moindre de son imprudence ; le desir de réparer la faute de sa mere, lui en faisoit commettre une autre, que la seule jeunesse pouvoit rendre excusable, en lui déguisant le danger où elle alloit s’exposer : mais son bon naturel l’empêchant de rien envisager, elle partit sans savoir où elle alloit porter ses pas ; son peu d’expérience lui aidoit encore à se cacher le ridicule de cette entreprise ; elle avoit eu si peu d’entretiens depuis long-temps avec des personnes sensées, & on avoit si fort négligé de l’instruire, qu’ignorant l’étendue du globe de la terre, elle ne pensoit peut-être pas qu’il fût trois fois plus grand que le parc du Palais où elle avoit été élevée : ainsi, n’en ayant qu’une idée très-raccourcie, elle ne doutoit point qu’il ne lui fût facile de le parcourir en trois jours au plus, se flattant de trouver les freres dans ce peu de temps, & ne faisant aucune attention au danger que court une jeune fille errante seule, sans savoir même où elle veut porter ses pas.

Exempte de toutes ces réflexions, elle marcha le plus vite qu’il lui fut possible, sans penser à se précautionner pour la plus légere nourriture, & n’étant uniquement occupée que de la crainte d’être reconnue & ramenée au Palais. Ignorant également tous les chemins, elle prit celui qui lui parut le moins pratique & allant tant que ses forces le lui permirent, elle courut six heures sans s’arrêter ; mais enfin il fallut céder à la fatigue, & se reposer.

Comme le jour étoit prêt à finir, cherchant de l’œil un endroit où elle pût trouver une espece d’abri pour passer la nuit plus commodément, elle apperçut une femme auprès d’un buisson, qui étoit occupée avec un écheveau de fil extrêmement mêlé, qu’elle avoit passé dans les branches de ce buisson pour en faire une devidette : mais au-lieu que ces instruments sont faits d’ordinaire de telle façon, que la personne qui s’en sert les fait tourner sans partir de sa place, cette femme, au contraire, loin d’en avoir la commodité, étoit obligée de tourner autour du buisson, & de passer son peloton au travers de mille branches avant d’en tirer assez long pour faire un pas, ou pour en pelotonner une aiguillée.

Merille fut étonnée de trouver une femme si honnêtement vêtue dans un endroit aussi écarté, à l’heure qu’il étoit, & dans une semblable occupation, mais elle fut encore plus frappée de la tranquillité dont elle faisoit un ouvrage aussi pénible qu’ennuyeux & ridicule : sur quoi cependant elle ne paroissoit avoir aucune impatience, sa physionomie douce & paisible n’en étant nullement altérée.

Merille, ravie de trouver une personne qui d’abord lui parut charmante, s’en approcha, ne doutant pas que cette femme ne connût mieux le Pays qu’elle ne faisoit elle-même, &, conjecturant par son ouvrage, qu’elle devoit avoir une habitation près du lieu où elles étoient, elle l’aborda gracieusement, quoiqu’avec une sorte de répugnance, dont elle ne se pouvoit rendre raison, en la priant de lui enseigner quelque endroit où elle put trouver du soulagement dans le besoin pressant qu’elle avoit de nourriture & de repos. Cette personne lui répondit d’un air doux, qu’elle en rencontreroit, mais que ce ne seroit pas ce soir même, parce qu’il étoit trop tard pour qu’elle dût espérer de gagner aucunes maisons, ayant encore plus de deux lieues à faire avant d’en trouver, & que la nuit étoit si prochaine, qu’il lui seroit impossible de marcher cent pas sans que le jour l’abandonnât entièrement ; qu’enfin elle n’avoit d’autre parti à prendre que celui de rester auprès d’elle. La Princesse fut contrainte de suivre cet avis, encore qu’elle ne pût ignorer quelle alloit passer la nuit très-mal à son aise ; mais elle s’en inquiétoit moins que de la pensée de se trouvée seule au milieu des champs, dans un Pays inconnu, avec une femme dont elle ne savoit ni le nom ni la qualité, qui pouvoit être une malheureuse, auprès de qui elle seroit peut-être plus exposée que si elle étoit seule en ces déserts. Cette appréhension redoublant les peines, l’empêchoit de trouver une situation commode, & faisoit qu’en changeant de place à tout moment, elle se plaignoit & pleuroit amérement, sans toutefois que sa douleur donnât aucune atteinte à la résolution qui l’avoit forcée de se mettre en chemin.

Cette Princesse étoit dans une telle perplexité, lorsque l’inconnue cherchant à la consoler : Belle Merille, lui dit-elle, vous redoublez vous-même vos tourments ; le parti que vous prenez n’est pas le meilleur : il en est un autre plus sage, c’est celui de vous jetter dans mes bras : je vous offre cet asyle de bon cœur, profitez-en, & me croyez ; c’est le seul moyen d’adoucir en quelque sorte la dureté de votre état présent.

La triste Merille, touchée de la bonté de la personne qui lui parloit, accepta le secours qu’elle lui offrait, & se mit sur ses genoux, appuyant la tête contre son sein, où elle trouva enfin, sinon un vrai repos, du moins un peu de tranquillité ; ses chagrins cesserent d’être aussi violents, & elle se sentit renaître assez de courage pour attendre le jour avec moins de desespoir.

Quoique son éducation eût été extrêmement négligée, la beauté de son naturel s’étoit soutenue sans aucun secours ; & la reconnoissance du bon office que lui rendoit si amicalement cette femme, la toucha au point que, ne la lui pouvant témoigner autrement qu’en paroissant prendre quelque intérêt à son sort, elle fit un effort sur son dégoût pour savoir à qui elle étoit redevable de ces soins officieux : comme il faisoit encore assez de jour, elle l’envisagea de nouveau. En examinant las traits, elle la trouva fort belle ; mais elle n’avoit point cet air animé qui plaît dans une physionomie, & qui fait souvent préférer des appas médiocres à des beautés parfaites. La sienne n’a jamais été du goût général ; peu de personnes l’aiment, son air paisible & indolent étant plus propre à dégoûter qu’à attirer des admirateurs. Merille en avoit si bien fait l’expérience en l’abordant que, si elle eût pu se passer du secours qu’elle lui offroit, elle ne l’auroit assurément pas accepté, & ne s’étoit confiée à elle que comme à un pis-aller qu’il lui étoit impossible d’éviter. Cependant sa générosité la forçant à reconnoître la façon affable dont elle en avoit été reçue, elle se contraignit pour cacher l’éloignement que lui inspiroit sa fadeur.

Qui êtes-vous, obligeante personne, lui dit-elle, comment me connoissez-vous, lorsque je ne vous connois point ? & pourquoi enfin, sans vous avoir rien fait qui me puisse attirer votre amitié, me prévenez-vous si généreusement ? Apprenez-moi, de grace, à qui j’ai tant d’obligations, & ce que vous faites ainsi seule dans cette solitude ; quel est le pouvoir qui vous force d’y rester ? car je ne puis croire que vous y soyez volontairement, & que l’occupation qui semble vous y arrêter, soit de votre goût, ni de votre choix.

Je ne suis pas, reprit cette femme, une personne ordinaire ; je suis quelque chose de plus qu’une mortelle : mon origine est divine ; mais, malgré ma divinité, j’avoue que je suis dans un tel mépris chez les hommes, que ce n’est qu’à la derniere extrémité qu’ils me recherchent, quoiqu’ils aient cent fois expérimenté mon pouvoir, & combien je fournis de ressources, dont les malheureux qui y ont recours, ne manquent point de tirer de l’avantage : malgré cela, leur aveuglement est si grand, que les heureuses expériences qu’ils font à chaque instant de mon pouvoir, ne peuvent vaincre le dégoût que je leur inspire ; & tel qui, par ma faveur, a surmonté des obstacles qui paroissoient invincibles, ou qui a vu réussir des affaires qu’il croyoit désespérées, ne peut cependant résister à la répugnance qui l’éloigne de moi, & qui lui fait oublier mes bienfaits. Par exemple, des femmes qui croyoient leur malheur sans remede par les mauvaises humeurs de leurs époux, & de qui j’ai changé la destinée, ne m’en sont pas plus obligées ; tant d’amants que j’ai rendu heureux, croient ne devoir leur bonheur qu’à leur mérite ; des milliers d’Ecoliers qui ne paroissoient avoir aucuns talents pour l’étude, & que j’ai pris soin d’instruire & de tirer des fers de l’ignorance, ne croient me devoir aucune reconnoissance ; non plus que le nombre prodigieux de débauches que j’ai arrachés au libertinage : enfin, quoique j’aie fait mille prodiges, que la rigueur & la violence avoient vainement entrepris, je n’ai presque trouvé que des ingrats… Mais n’importe, continua-t-elle, ils ne me vaincront pas, & je remplirai l’Univers du bruit de ma puissance. J’ai tiré de la misere une multitude de Sujets qui n’auroient jamais été riches sans mes soins ; j’ai procuré des postes considérables ; je le ferai encore ; j’adoucirai la férocité elle-même, & je continuerai à servir mes ennemis, sans me rebuter de l’injustice que je reçois sans cesse de l’orgueil & de l’imprudente turbulence, qui me traitent d’indolente, d’imbécille, & d’inutile à tous biens. Mais néanmoins, pour faire sentir au Genre humain le tort qu’il a de penser si désavantageusement de moi, j’ai jugé à propos de me soustraire à son commerce pendant quelque temps ; mon absence lui donnera occasion de connoître sa faute & son ingratitude, il me souhaitera lorsqu’il croira m’avoir perdue ; c’est ce qui m’a obligée à me retirer dans ce désert, en attendant son repentir. J’y vis sans inquiétude, & avec toute la tranquillité qui me convient. En un mot, ajouta-t-elle, je suis la Patience, fille du courage & de la douceur ; comme mon courroux contre les humains est sans fiel, si je n’ai fait aucunes démarches pour aller au-devant de vous, je n’ai pu m’empêcher du moins de vous offrir mon assistance. Ce n’est point par humeur que je vous ai laissé faire les premières avances, j’en suis incapable, ce n’est que parce que j’ai appréhendé de vous être suspecte ; mais à présent que, sans crainte, je puis laisser agir mon goût bienfaisant, je vous promets ma protection : ce ne fera pas en cette seule occasion où elle vous sera nécessaire, je prévois que vous en aurez besoin plus d’une fois dans l’entreprise que vous avez faite ; je dis plus, vous ne pourriez en venir à bout sans mon secours, joint à celui du Temps.

Nous sommes alliés, lui & moi, continua la Divinité, & il n’y a presque rien dont nous ne triomphions lorsque nous sommes unis. La regle n’a qu’une si légere exception, que, sans m’y amuser, je pourrois dire en général que le Temps & la Patience sont les maîtres de tout.

Loin que ce discours fût du goût de Merille, elle frémit du secours qui lui étoit offert par une Divinité aussi peu chérie, & de l’avis qu’elle lui donnoit touchant le besoin qu’elle auroit de ses services ; ce qui fit que, loin de s’y livrer en profitant de bonne grace de la connoissance que le hazard lui en procuroit, la pétulante jeunesse inspira à cette Princesse qu’il étoit honteux de profiter d’un tel secours. Mais au moment que, prête à s’arracher de ses bras, elle alloit la fuir, un mouvement plus raisonnable lui représenta que cette Déesse est excellente à tout, & ne gâte jamais rien. Une si sage réflexion calma sa vivacité ; se restreignant à souhaiter de n’être point obligée à mettre ses leçons en pratique, elle la remercia de ses bontés, sans lui témoigner rien de ce qui venoit de se passer dans son intérieur : mais la bonne Divinité n’avoit pas besoin de son aveu pour connoître quelle étoit sa pensée.

Elle sourit, & cette connoissance n’apporta aucun changement à sa premiere façon d’agir : ne prenant pas même la peine de lui témoigner ce qu’elle en savoit, elle la sut si bien calmer, qu’enfin elle engagea cette belle affligée à prendre quelque repos, & qu’elle s’endormit dans les bras de sa bienfaictrice, où elle attendit le jour avec plus de tranquillité qu’elle n’en auroit eue si elle s’en étoit éloignée, comme elle en avoit eu l’intention.

Lorsque Merille s’éveilla, le soleil étoit déja avancé dans sa course ; son premier soin, en ouvrant les yeux, fut de demander à sa Protectrice, de quelle sorte elle se devoit conduire pour trouver enfin la nourriture dont elle avoit besoin, & qui ne pouvoit plus souffrir de retardement ; la nécessité s’en étoit augmentée pendant son sommeil d’une maniere si prenante, qu’elle lui faisoit naître des inquiétudes que tout le pouvoir de la Patience n’étoit pas capable de détruire.

Elle ouvroit la bouche pour lui faire entendre sa peine, & pour la prier d’y chercher un prompt remede, lorsqu’elle apperçut assis à deux pas d’elle deux jeunes hommes parfaitement bien faits, dont le moins âgé étoit d’une beauté ravissante ; la délicatesse de ses traits surpassant celle de son compagnon, qui, malgré cet avantage, ne paroissoit pas moins aimable.

Le desir que ces deux voyageurs avoient de la connoître, étoit du moins aussi fort que celui qui la pressoit de savoir qui étoient ces jeunes Seigneurs, & ce qui les conduisit dans ce lieu sauvage. Il étoit tel, qu’ils furent vingt fois tentés de l’éveiller, & n’en avoient été retenus que par les soins de la Patience ; elle s’y opposa si fortement, que ces jeunes gens, qui la connoissoient parfaitement, n’oserent la désobliger, & le virent forcés d’attendre le réveil de Merille : mais comme son repos finissoit naturellement, ils se leverent, & s’approchant d’elle avec respect, ils s’admirerent réciproquement, en témoignant la joie qu’ils avoient de cette heureuse rencontre.

Merille, à qui on n’avoit pas assez donné de leçons de politesse pour qu’elle fût qu’il n’est pas convenable de faire des questions, lorsque l’on ignore si les personnes à qui elles sont faites le trouveront bon, leur demanda sans façon, en Princesse qui ne se gêne point, qui ils étoient, & quel hazard les avoit conduits dans ce désert. Peut-être qu’une question aussi peu prévue les auroit offensés de toute autre part ; mais que n’est-il pas permis à une belle personne ? Cette Princesse étoit faite de façon à trouver des facilités où d’autres n’auroient rencontré que des obstacles. Le plus âgé des deux inconnus prenant la parole, lui répondit, qu’ils étoient freres & fils du Roi de Bengal, qu’il avoit nom Benga, & que son frere s’appelloit Balkir, qu’ils avoient une sœur fort aimable, que leur marâtre, femme de leur pere, vouloit faire épouser à son frere, mais que cet homme, qui, outre la race fort commune d’où il sortoit, avoit encore mille défauts, étant extraordinairement laid, & encore plus vicieux qu’effroyable ; enfin, qu’étant un monstre, pour qui on ne pouvoit avoir trop d’horreur & de mépris, il en avoit inspiré à leur tour, au point qu’elle auroit préféré la mort à son alliance, n’ayant pas balancé à refuser absolument un mariage si indigne d’elle de toutes les façons.

Mais, Madame, ajouta ce Prince, sans que nous sachions ce que ma sœur est devenue, ni par qui elle a été enlevée, elle a disparu du Palais de Bengal. Des circonstances trop longues à détailler, ne nous permettent pas de soupçonner le frere de la Reine d’avoir commis cette violence. Cependant, comme il est certain que nous venons de perdre une Princesse qui nous est chere, nous avons résolu, mon frere & moi, de la chercher par toute la terre, plutôt que de l’abandonner aux mains d’un indigne ravisseur, ou aux funestes accidents qui pourroient lui arriver ; & nous sommes partis secrétement de Bengal, pour éviter les obstacles que le Roi notre pere auroit peut-être mis à ce dessein ; étant résolus, si nous avons le bonheur de la rencontrer, de ne la point exposer de nouveau aux persécutions de la Reine ou de son frere, mais de nous rendre à Angole, afin de solliciter la Souveraine de ce Pays de la protéger, & de lui donner asyle jusqu’à un temps plus favorable, où le Roi cessera d’avoir assez de complaisance pour son épouse, pour contraindre la Princesse à cette indigne alliance. La Reine d’Angole qui a de la vertu, ne nous refusera pas cette grace ; elle a, dit-on, une fille charmante, auprès de qui nous espérons que notre sœur jouira d’un doux repos, en attendant le changement que nous desirons. Le Roi de Bengal, poursuivit ce Prince, nous aime tendrement, & quoiqu’il n’ait pas eu la force de refuser à sa femme ce qu’elle exigeoit de sa complaisance, nous sommes presque certains que le regret de la perte de ma sœur, & celui de notre absence, le détermineront à nous inviter de retourner auprès de lui, & à nous promettre de cesser de la contraindre. Il est inviolable dans sa parole ; s’il nous la donne une fois, nous y pouvons compter comme sur les serments les plus authentiques.

Merille fut ravie d’apprendre que le hazard l’avoit servie assez favorablement pour lui faire rencontrer ses cousins germains : car leur mere étoit sœur du feu Roi d’Angole ; mais elle ne put entendre sans douleur la résolution où ils étoient d’aller chercher un asyle auprès de la Reine sa mere, dans la funeste situation où la vieille Esclave lui avoit appris que cette déplorable Princesse se trouvoit réduite.

Hélas ! Princes, leur dit-elle en pleurant, quel asyle choisissez-vous ! la Reine d’Angole seroit sans doute assez généreuse pour protéger la Princesse de Bengal, si elle étoit sa maîtresse dans ses propres Etats ; mais vous ignorez qu’elle-même est esclave d’un Ministre insolent, dont l’audace & l’ambition sont montées à un tel excès, qu’elle n’a que l’apparence du pouvoir souverain & de la liberté, tandis que ce Tyran est en effet Maître absolu, et que l’infortunée Merille, sur le secours de qui vous semblez compter, a été forcée de s’en aller errante par le monde. Les larmes, la beauté de la jeune Princesse, & plus que cela, une puissante inclination que ces Princes fugitifs sentoient pour elle, leur persuada sans peine qu’elle étoit la même dont elle parloit : mais leur éducation ayant été plus réguliere que la sienne, ils ne se crurent pas autorisés par son exemple à lui demander des éclaircissements. La bienséance mettant des bornes à leur curiosité, ils se contenterent de lui offrir leurs services, & de la prier de permettre qu’ils voyageassent en sa compagnie ; ce qu’elle accepta avec plaisir : mais leur ayant témoigné le desir qu’elle avoit de chercher une habitation pour y trouver quelques nourritures, ils lui dirent qu’il n’étoit pas nécessaire qu’elle allât plus loin, ayant assez de provisions pour lui offrir un repas ; & sans attendre sa réponse, qu’ils jugeoient bien qui n’iroit point à les refuser, après n’avoir pas balancé à accepter leur premiere proposition, ils ouvrirent une de leurs makoukes, d’où ils tirerent de quoi remédier à la faim qui la tourmentoit.

Quoique les Princes de Bengal n’eussent communiqué à personne le dessein de leur fuite, ils n’étoient pas toutefois partis sans précaution, & ils avoient fait une provision assez considérable d’or & de pierreries, pour être en état de ne manquer de rien, en quelque lieu où ils tournassent leurs pas. Ce n’étoit que pour marcher plus secrétement qu’ils alloient seuls & à pied, ayant suffisamment de quoi voyager à grand train s’ils avoient voulu ; mais trouvant plus sûr d’aller à petit bruit, ils s’étoient simplement précautionné d’une makouke chacun, d’où, sans embarras, ils tiroient tout ce qui leur étoit nécessaire.

Comme ils étoient prévenus qu’ils auroient quelques jours de chemin à faire dans ce Pays, qui étoit presque désert, ils avoient redoublé la charge de leurs vivres, en ayant pris pour une semaine. Merille, fort heureuse de ce qu’ils avoient eu plus de prévoyance qu’elle, en profita de tout son cœur. Après avoir fait un repas aussi bon que le lieu & le temps le lui pouvoit permettre, elle consentit à se mettre en chemin. Ils partirent, accompagnés de la Patience, dont le secours les soulageoit extrêmement : ils traverserent cette solitude en peu de jours, & arriverent enfin dans une belle campagne, qui leur parut fort habitée. Ce fut là qu’ils délibérerent sur le parti qu’ils prendroient. Merille, contente de l’expérience qu’elle avoit faite de l’utilité dont lui avoit été la Déesse, dit à ses parents qu’elle étoit résolue à ne pas abandonner sa Conductrice, & voulut prendre congé d’eux, en leur rendant mille grace du secours qu’elle en avoit reçu ; mais Benga l’interrompant avec empressement : Pourquoi voulez-vous nous quitter, belle Dame, reprit-il ? vous pouvez retenir la Patience auprès de vous, sans pour cela nous bannir ; nous connoissons son mérite, & nous avons pour elle tout le respect qui lui est dû, nous irons où il vous plaira, & où elle vous inspirera d’aller. Rien ne nous appelle d’un côté préférablement à un autre, mais puisque nous avons été assez heureux pour vous rencontrer, ne nous privez pas d’un bonheur que nous tenons du hazard : nous n’avons point de vues ni de routes fixes qui nous offrent l’espérance de retrouver Zelima, notre sœur, plus d’un côté que de l’autre ; & il est vraisemblable que si la fortune veut nous favoriser, ce sera plutôt en vous suivant qu’en nous séparant de vous. Peut-on, ajouta-t-il, avec une exclamation, être malheureux auprès d’une si belle personne !

La Princesse ne put résister à cet obligeant discours, & non-seulement elle accepta leur compagnie, mais se sentant prévenue en leur faveur par un mouvement qu’elle attribua au sang qui les unissoit : Princes, leur dit-elle, vous me paroissez trop vertueux pour que je ne me reprochasse pas comme un crime si je vous faisois un plus long mystere de mon nom & de ma naissance ; c’est moi qui suis cette Merille, auprès de qui vous auriez souhaité mettre la Princesse votre sœur, & qui, loin de pouvoir donner l’asyle que vous vouliez aller chercher chez elle, est elle-même errante & fugitive, expiant, quoiqu’innocente, le crime & le malheur que l’injuste ambition de sa mere a répandu sur la Maison Royale d’Angole.

Alors elle leur conta tout ce qu’elle avoit appris de la vieille Esclave, comme aussi la résolution qu’elle avoit prise de ne point retourner dans ses Etats qu’elle n’eût trouvé ses freres, & l’intention où elle étoit de suivre leur sort, n’y voulant absolument rentrer qu’avec eux, étant juste, disoit-elle, qu’elle partageât les maux dont elle avoit été cause : elle ajouta qu’elle profiteroit avec joie de la douceur de leur compagnie, mais à condition que la Patience voudroit bien les accompagner ; ne trouvant pas convenable à une jeune personne de voyager seule avec deux hommes aussi beaux qu’ils étoient, malgré la proximité du sang qui les unissoit, & la persuasion de leur mérite.

Merille finissoit à peine ces mots, qu’elle se vit entre les bras de Balkir, qui l’embrassant tendrement, la tenoit si étroitement serrée, qu’il lui fut impossible de s’en débarrasser pendant un long-temps. Elle fut surprise de cette liberté, & elle lui en témoigna son ressentiment avec un courroux qui n’étoit pas médiocre ; ce n’étoit point la première fois qu’elle s’étoit apperçue que ce beau Prince n’avoit pas des manieres si respectueuses pour elle, qu’en avoit Benga, & qu’il s’émancipoit souvent à des libertés qui ne convenoient point dans l’exacte régularité ; ce qui, malgré sa beauté, avoit porté, dès les premiers jours, cette Princesse à l’aimer beaucoup moins que son frere, qui, de son côté, juxtifioit cette préférence par ses attentions à prévenir les desirs de Merille, & à mériter son amitié.

Il n’étoit pas moins aimable que Balkir ; & s’il lui étoit inférieur dans la délicatesse du teint ou la régularité des traits, il en étoit dédommagé par l’avantage de la taille, outre que son visage avoit un air plus mâle & plus auguste ; il étoit fait en perfection, étant beaucoup plus grand que son frere : c’étoit la seule couleur de son teint qui lui déroboit quelque chose de l’air modeste & doux de Balkir ; mais il étoit pourtant plus respectueux, ne se prévalant pas, comme ce jeune Prince, du prétexte de la parenté pour autoriser des familiarités qui déplaisoient à la Princesse, & dont, malgré cela, elle ne le pouvoit corriger, parce qu’il tournoit en raillerie ce qu’elle lui disoit de plus sérieux à ce sujet.

Elle étoit si offensée de ces procédés, qu’elle n’auroit point tardé à les quitter, si les soumissions de Benga n’avoient adouci l’aigreur que lui causoient les procédés de Balkir, & si la Patience ne l’eût point invitée à pardonner des vivacités à ce jeune homme, qu’elle lui protestoit qui ne couvroient aucunes mauvaises intentions, la sollicitant de tout son pouvoir de ne pas l’abandonner avant d’avoir trouvé le Temps favorable, qui seul devoit mettre des bornes à ses malheurs, & aux recherches que les Princes de Bengal faisoient de leur sœur.

Cette Vertu leur conseilla aussi de ne se pas presser d’arriver dans des lieux habités, mais d’attendre, & même de chercher le Temps, dont elle leur parloit sans cesse. Quoique Merille témoignât une extrême confiance en elle, ce n’étoit point cependant sans peine qu’elle déféroit à ses conseils ; Balkir & elle ne s’y conformoient que par nécessité ; ce qui les força d’opiner à la recherche de ce Temps désiré, plutôt que de passer d’ennuyeux moments à l’attendre dans ce désert. La Patience leur représenta en vain, de son ton doux & paisible, que s’ils l’attendoient, ils seroient plus certains de le trouver dans de bonnes dispositions, que s’ils prenoient mal-à-propos la peine de le prévenir. Mais, voyant qu’ils refusoient absolument cet expédient comme étant trop lent, elle leur offrit de les mener où il étoit, pourvu qu’ils s’abandonnassent à sa conduite.

Ils aimerent mieux prendre ce parti que de suivre le premier, & ils marcherent après elle, quoique ce fût trop lentement à leur gré, sans que la vivacité qu’ils faisoient paroître, la fît hâter d’un pas. Ils avoient beau lui représenter ce qu’ils souffroient de son peu de diligence, elle n’en alloit pas plus vite, leur disant seulement d’une voix paisible, que ceux qui vont plus légérement, ne sont pas ceux qui vont plus sûrement. Si vous voulez continuer de m’accompagner, ajouta-t-elle, vous trouverez le Temps, & vous le prendrez dans une situation favorable. J’avoue qu’en vous abandonnant au desir de suivre la Précipitation, mon ennemie & la vôtre, vous le rencontrerez plutôt. Mais dans quelle humeur sera-t-il ? Je ne voudrois pas vous répondre que cette démarche imprudente, pour être trop précipitée, ne vous devînt funeste : rien n’est plus dangereux que de le forcer ou de le prévenir ; &, par les brusqueries, il fait souvent repentir ceux qui ont eu la témérité d’entreprendre de le brusquer lui-même.

Ces raisons étoient un frein qui contenoit les jeunes voyageurs. Cependant, le beau Balkir devenoit tous les jours plus libre & plus vif, tandis que son frere, à qui l’habitude de voir incessamment Merille, avoit inspiré un amour violent pour cette Princesse, paroissoit plus timide : il ne craignoit rien tant que de lui déplaire. Cette crainte étoit si forte dans son cœur, qu’à peine il osoit la regarder tendrement, ou lui toucher la main. Il n’en étoit pas de même de Balkir, qui ne s’arrêtoit point à tous ces ménagements ; & ne suivant que les mouvements d’un enjouement inépuisable, non-seulement il prenoit les mains de la Princesse, mais les lui baisoit, en lui faisant des caresses avec autant de liberté que si elle eût été sa sœur ; l’excès de ces familiarités allant jusqu’à appuyer la tête sur les genoux de Merille pour dormir plus à son aise, lorsqu’ils étoient en pleine campagne, où il ne trouvoit point de maniere plus commode pour se reposer. Ces procédés sans façon déplaisoient extrêmement à la jeune Princesse, & leur Conductrice avoit bien de la peine à la retenir ; mais enfin, un jour où la Patience, que Merille & lui avoient plus fatiguée que de coutume, étoit demeurée derriere, & que, pour respirer plus à son aile, elle s’étoit assise un peu loin d’eux au bord d’une fontaine qu’ils venoient de quitter, tandis que ces jeunes gens se promenoient, en attendant que le soleil commençât à baisser, Benga présenta respectueusement la main à la Princesse ; mais, suivant son usage familier, Balkir la prit sous le bras, en lui passant un des siens autour du col ; l’embrassant enfin, il lui donna un baiser dont Merille, qui n’étoit plus retenue par la Déesse, se mit en très-grande colere.

Téméraire, lui dit-elle fiérement, tu me vends trop cher le soin que tu te donnes de m’accompagner, & je renonce à ton assistance. Retire-toi : je sortirai, si je puis, de ce désert sans ton secours ; mais j’aimerois mieux y périr que de te rien devoir. La Patience me suffira sans t’avoir des obligations, trop payées par les insultes auxquelles elles m’exposent ; & si le secours de cette Divinité n’est pas assez fort pour me tirer d’ici, il n’est point de malheurs que je n’affronte plus volontiers que celui d’endurer davantage le chagrin de rester avec un Prince, de qui le manque de respect allarme continuellement ma modestie.

A ces mots elle s’éloigna, encore plus piquée des éclats de rire que son courroux faisoit faire à celui qui l’avoit offensée, que de l’offense même.

Mais s’appercevant que les Princes la suivoient, elle redoubla sa marche, & prit une course si rapide, qu’ils n’auroient pu la joindre si elle n’avoit été arrêtée par la Patience, qui, s’avançant vers elle, la retint.

Son approche calma le courroux de Merille ; & docile à ses conseils, elle se laissa persuader que sans injustice elle ne devoit pas refuser à Benga la satisfaction de l’entendre : il n’étoit point coupable de ce qui l’avoit irritée, & elle ne pouvoit s’empêcher de convenir qu’il seroit injuste de punir ce Prince de la faute de son frere, qui, au-lieu de s’excuser, animoit encore son dépit, en la raillant sur sa fuite, qu’il traitoit d’éducation provinciale & de pruderie à contretemps ; lui disant qu’elle étoit trop aimable pour être si fantasque, & qu’elle lui avoit des obligations infinies de la peine qu’il prenoit à la guérir de ces petites ridiculités : ajoutant que, pour l’en corriger, il vouloit l’accoutumer, non-seulement à souffrir ses caresses, mais encore à le prévenir, & à lui en faire elle-même.

La continuation de cette insulte n’étoit pas le plus sûr moyen d’appaiser Merille ; malgré les efforts de la Patience, elle se résolut à l’abandonner, lui attribuant l’affront qu’elle recevoit, & protestant de ne point rester avec elle à un tel prix.

Cette sage Divinité ne pouvant la retenir plus long-temps, se retrancha à exiger que du moins, avant d’abandonner la compagnie, elle écoutât Benga un instant. Merille s’y résolut à peine ; car Balkir l’interrompant à tout moment, feignoit de la vouloir encore baiser, & rendoit ce que la Patience & Benga demandoient, plus difficile à obtenir ; enfin le Prince saisissant la premiere minute où il put se faire entendre, se jetta aux genoux de la Princesse irritée.

Calmez votre courroux, belle Dame, lui dit-il : Balkir a tort assurément, mais non pas comme un téméraire qui manque au respect qu’il doit à vos attraits ; ce n’est que comme une jeune Princesse dont la gayeté s’exerce à vous donner de l’inquiétude ; les libertés qu’elle a osée prendre auprès de vous, étant autorisées par le privilege du beau sexe, & par l’égalité de condition : en un mot, Balkir est ma sœur.

Cet éclaircissement ayant tout d’un coup dissipé le courroux dont Merille étoit possédée, elle le tourna vers Balkir, en lui tendant les bras : Ah ! malicieuse Princesse, lui dit-elle d’un air gracieux, pourquoi m’avez-vous donné tant d’inquiétude ? & pourquoi ne vous êtes-vous pas fait connoître plutôt ? Balkir s’excusa sur la crainte qu’elle avoit eue qu’en apprenant son sexe, Merille ne désapprouvât son déguisement & son voyage.

Quant au motif du déguisement, reprit Merille, je présume que vous avez eu des raisons qui vous y ont engagée ; mais par l’appréhension que vous témoignez que je blâme votre voyage, je juge que vous désapprouvez le mien. En effet, poursuivit-elle, avec une petite rougeur, j’avoue qu’il n’y a pas eu de prudence à moi de l’entreprendre ; mais, pour ma justification, je vous représenterai encore les chagrins que me cause le malheur de mes freres, & ma douleur d’en avoir été le sujet.

Il n’est plus temps d’examiner si vous avez eu raison, les uns & les autres, de faire les démarches qui vous ont conduits en ce lieu, interrompit la Patience ; il est certain, poursuivit-elle, en adressant la parole à Merille, que sans sortir du Palais de votre mere, vous auriez fait plus sagement d’attendre, de mon secours & de celui du Temps, le retour de vos freres, avec la fin de vos inquiétudes : & vous, Balkir, continua-t-elle, vous auriez mieux fait de ne vous point livrer à la terreur panique, qui vous expose aux plus cruelles fatigues, & peut-être à des aventures fâcheuses, que vous vous seriez épargnées en demeurant auprès de votre pere : mais les réflexions qui étoient bonnes alors, deviennent inutiles en ce moment, il est à présent question que de chercher des remedes à vos maux. Je vous suis dévouée, ajouta-t-elle, & pourvu que vous ne me forciez pas à vous abandonner, je vous promets qu’avec l’assistance du Temps, je vous mettrai en état de réparer les fautes que la Précipitation vous a fait commettre à toutes deux.

Merille demanda à la Princesse travestie, quel motif l’avoit portée à ce déguisement & à cette fuite, puisqu’il n’étoit pas possible qu’elle se crût d’un grand secours au dessein que Benga avoit formé d’aller chercher leur sœur enlevée par des Inconnus, ou plutôt par des Invisibles ; au contraire, qu’elle sembloit plus propre à lui fournir de l’embarras que de l’utilité. Mais Benga prenant la parole, justifia Balkir, en disant à Merille, que la Reine de Bengal ayant un intérêt considérable à ce que son frere fût allié de la Famille Royale, pour le mettre à couvert de la punition que méritoient ses crimes & ses violences, elle avoit presque fait consentir ce Roi à promettre que cet indigne mortel épousât Balkir à la place de son ainée, & qu’il n’y avoit eu que sa seule présence & les vives représentations qui avoient suspendu ce dessein, qu’il ne doutoit pas qu’il n’eût été exécuté aussi-tôt qu’il auroit été absent ; que la peur de cet événement l’avoit porté à solliciter lui-même sa sœur de le suivre pour éviter ce malheur : mais que, pour voyager plus sûrement, ils avoient jugé à propos d’aller sans équipage, & de déguiser le sexe de Balkir ; qu’ils avoient eu le dessein de se rendre au Royaume d’Angole, où Benga avoit compté de laisser la Princesse sous la protection de la Reine, tandis qu’il iroit à la quête de son autre sœur ; mais qu’avant de s’engager à cette recherche, ils avoient eu l’intention de prendre l’avis d’un Solitaire, qui demeuroit, disoit-on, dans un Désert de ce Royaume ; parce qu’ils avoient entendu dire que cet homme merveilleux savoit l’avenir, & le voyoit avec aussi peu d’obscurité que le présent ; que de plus, il mettoit son souverain plaisir à donner des conseils avantageux a ceux qui le consultoient, & qu’il étoit résolu de le gouverner sur les lumieres de ce grand homme : mais que l’ayant rencontrée, ce qu’elle leur apprenoit de la situation d’Angole, leur faisoit changer de dessein, ne doutant pas que loin d’y trouver la protection qu’il desiroit pour Balkir, elle n’y rencontrât sa perte, le traître Mouba étant trop capable de rechercher la faveur de la Reine de Bengal aux dépens de la liberté de cette Princesse, & de la livrer à leurs ennemis : que cet espoir leur étant ainsi ôté, il ne leur restoit plus qu’à l’accompagner par-tout où elle voudroit aller, & que le bonheur les conduiroit peut-être dans quelques lieux où ils apprendroient des nouvelles des objets de leur recherche.

Cet éclaircissement combla Merille de joie, elle étoit ravie de n’avoir plus d’occasion de s’offenser des libertés de son prétendu cousin, & de trouver à sa place, une compagne aimable. Cessant d’être inquiete sur cet article, elle en devint plus docile aux leçons de la Patience, & trouva moins de peine à supporter les travaux du voyage.

Ils marcherent de cette sorte trente-quatre jours, après lesquels ils arriverent dans une plaine, où leur Conductrice les obligea de se reposer : ils y passerent la nuit ; & à la pointe du jour, s’étant réveillés, ils ouvroient à peine les yeux, qu’ils apperçurent à une distance fort éloignée, un gros nuage de toutes couleurs, qui, partant de l’Orient, couroit à l’Occident d’une façon presqu’imperceptible, & toutefois si rapide, qu’encore qu’ils l’eussent vu d’aussi loin que la vue pouvoit s’étendre, il fut auprès d’eux en un instant, & passoit avec la même rapidité, lorsque la Patience rallentit son cours.

Arrêtez, Temps favorable, lui cria-t-elle, accordez votre divin secours à deux Princesses & à un Prince que je conduis, & qui vous cherchent depuis long-temps. Je ne puis retarder ma course, répondit le Temps, car en effet c’étoit lui-même, mais conduisez vos pupilles à mon Palais, qu’ils m’y attendent, je ne tarderai pas à m’y rendre ; & en votre faveur, aimable Vertu, je ferai tout ce que je pourrai pour les secourir : ils se trouveront bien de vous suivre ; c’est vous qui me forcez souvent à devenir propice, quand tout concourt à me rendre mauvais : mais, poursuivit-il, que ne ferois-je pas pour une amie telle que vous ? Adieu, dit-il, en continuant son cours, à revoir ; je puis revenir, mais je ne puis me fixer, c’est à ceux qui me trouvent à profiter des instants fortunés que je leur présente.

Tandis qu’il parloit, il sembloit immobile aux voyageurs, & chacun d’eux pensoit en lui-même qu’il s’arrêtoit beaucoup à leur dire qu’il ne pouvoit s’arrêter ; mais ils connurent la vérité de ses paroles en le perdant de vue, & ils s’apperçurent qu’il étoit déja loin, lorsqu’ils le croyoient à peine arrivé.

Profitons de la conjoncture, leur dit la Patience ; & sans faire des efforts inutiles pour le suivre, il vaut mieux aller l’attendre à son Palais, ou plutôt à son Empire ; nous y serons avant lui, si nous marchons sans nous rebuter. Benga & les Princesses étoient déja extrêmement fatigués ; mais, encouragés par leur Conductrice, ils surmonterent une lassitude qui les auroit accablés sans le secours qu’elle leur prêtoit tour-à-tour. Ils marcherent tant, qu’enfin ils apperçurent un bâtiment, qui leur sembla prodigieusement gros. Quoique l’éloignement d’où il leur paroissoit, fût encore considérable, l’espérance d’y parvenir les ranima de nouveau ; & soutenus par la Patience, ils continuerent leur marche, & arriverent à la fin au but.

A l’approche du Palais du Temps, ils furent frappés d’une surprise qui alla jusqu’à l’épouvante : elle étoit causée par le bruit tumultueux d’un nombre infini de voix de tous âges, & de toutes especes, qui crioient tous à la fois, sur différents tons ; mais les compagnons de la Patience furent plus d’une heure sans pouvoir distinguer ce que disoient ces voix ; ils entendoient bien que cette cohue articuloit & prononçoit différentes choses, mais ils n’en pouvoient discerner que le mot de Temps ; & ce ne fut que par le secours de leur Conductrice qu’ils connurent que tous ces discours étoient adressés à ce Maître Souverain de l’Univers ; que les uns l’invoquoient, tandis que d’autres le maudissoient ; qu’ils imploroient sa faveur, regrettoient sa perte, ou desiroient son retour, les uns se plaignant qu’il passoit trop vite, & les autres qu’il alloit trop lentement.

O l’heureux Temps ! le bon Temps ! le Temps charmant ! disoient les uns, pourquoi faut-il qu’il soit sitôt passé ? Que n’en ai-je mieux profité ! disoient les autres. Il y en avoit, au contraire, qui s’écrioient : Quel cruel Temps ! sera-t-il éternel ? ne passera-t-il point ? Enfin, on ne peut rapporter les diverses épithetes que cette multitude lui donnoit.

Qu’est-ce que ceci, dirent à la fois Benga & les deux Princesses ? Juste Ciel ! que de monde qui se plaint de la cruauté du Temps !

Ils parloient ainsi, parce qu’en effet il y avoit plus de voix qui se plaignoient de lui, qu’il n’y en avoit qui s’en louassent.

Ne le rencontrerons-nous point trop tôt pour notre bonheur, continua Balkir ; & au-lieu du bon temps que nous venons chercher, ne trouverons-nous point le mauvais ? Si cela est, ajouta tristement Merille, qu’allons-nous devenir ! & comment nous tirer d’ici ! Hélas ! nous avons bien pris de la peine pour y venir chercher notre malheur.

Je ne fais point de remedes contre la peur, répondit tranquillement la Patience ; mais cependant, supposé que, par un accident imprévu, le Temps ne parût pas aussi favorable qu’il nous l’a promis, & que nous avons sujet de l’espérer, le seul moyen de le faire changer, sera de le recevoir avec fermeté. L’égalité d’humeur & la tranquillité de l’ame adoucit sa rigueur, au-lieu qu’on l’irrite en le recevant avec dépit, & rarement ce moyen réussit-il à ceux qui l’emploient.

Encouragés par ces sages discours, ils se présenterent pour entrer dans le Palais : à peine en étoient-ils sur la porte, que le Temps parut au milieu de la Cour ; c’étoit le seul endroit où en quelque sorte il étoit fixe, & alors il s’appelloit le temps du repos ; mais encore n’étoit-il pas immobile ; au contraire, il gesticuloit perpétuellement, & chacun de ses gestes entraînoit une révolution dans le monde.

Comme il ne s’éloignoit pas, ses spectateurs eurent le loisir de le considérer, & de connoître que ce qu’ils avoient pris pour un nuage, étoit un Trône composé de la façon la plus grotesque & la plus bizarre qui puisse entrer dans l’imagination. C’étoit un mêlange confus de Châteaux, de cabanes, de Villes, de déserts, de forêts, de mers, de rivieres, de plaines, de montagnes, de prairies, de jardins, de vallons, de côteaux, de marbres, de ruines, de tombeaux, de Trônes, & généralement de tout ce qui compose l’Univers.

Ces diverses choses étoient entassées avec des étoffes de toutes couleurs, & de toutes especes de pierres précieuses, des houlettes, des couronnes, des armes, des charrues, des sceptres, des Livres, des parures de toutes façons, parmi lesquels on voyoit toutes sortes d’animaux, des hommes & des femmes de tout âge, de tout Pays, ainsi que de toutes professions.

Ce redoutable Souverain étoit équipé d’une façon aussi extraordinaire que la composition de son Trône ; presque nud, n’ayant pour tous vêtements qu’une écharpe légère, dont la diversité des émaux ne permettoit pas qu’on pût lui en attribuer aucuns. Elle voltigeoit au gré du vent, & changeoit sans cesse de mouvement. Un sable qui couloit rapidement d’un clepsidre, qu’il portoit sur la tête, étoit toute sa coêffure. Il avoit deux grandes ailes des mêmes couleurs que son écharpe, qui, s’agitant continuellement, éblouissoient les yeux de ceux qui les considéroient. Une faulx terrible armoit ses mains, dont, par un geste perpétuel & inégal, il détruisoit tout ce qui l’environnoit ; & avec la même promptitude, il rétablissoit ce qu’il avoit détruit, ou faisoit quelque chose de nouveau. D’un coup de faulx, il renversoit un Roi du Trône, y plaçant par la même action un Berger ; il anéantissoit des Villes, tarissoit des fleuves, mettoit des étangs & des déserts dans les places qui auparavant étoient occupées par des Royaumes, faisant disparoître aussi subitement la beauté, la santé, les honneurs & les trésors.

Enfin, le songe le plus diversifié & le plus singulier ne peut fournir à un esprit dont il s’est emparé, tant d’objets différents que le Temps en fit paroître dans un instant aux yeux de ses spectateurs ; il ne leur en fallut pas davantage pour le voir aussi opposé à lui-même : il se montroit, dans ce court espace, jeune, vieux, triste, irrité, joyeux, doux, tranquille, furieux, bon, mauvais, heureux, misérable, pauvre, cruel, pitoyable, opulent, favorable & menaçant.

Des changements aussi subits prouverent à Benga & à ses compagnes qu’il n’y avoit rien de moins sûr que la protection d’une puissance aussi inconstante, & de qui la faveur n’avoit pas un fondement plus solide ; ensorte que si la Patience n’eût soutenu les Princesses, elles seroient mortes de frayeur : mais elle les encouragea & les obligea d’attendre, sans partir de leurs places, un moment où il parût de la gayeté sur son front terrible. Enfin, la face du Temps, par la révolution qui lui étoit naturelle, ayant repris un air serein, la Patience profita de cet heureux instant, & l’abordant avec respect : Souverain Monarque de l’Univers, lui dit-elle, voici mes compagnons, qui, s’abandonnant à ma conduite, recherchent vos faveurs avec empressement ; c’est moi qui les ai encouragés à cette démarche, & qui les ai flattés d’un succès avantageux ; m’en dédirez-vous, en leur refusant un secours propice que je vous demande, & que leurs vertus méritent ? Aurai-je la douleur de leur faire expérimenter que je me suis vantée mal-à-propos d’avoir près de vous un pouvoir dont ils éprouveroient la foiblesse ?

Non, illustre Patience, vertu héroïque, qui seule méritez ce beau nom, reprit vivement le Temps, ne craignez pas de leur avoir fait une promesse vaine ; je ne suis point accoutumé à résister à vos soins ; vous savez que je vous accorde ce que je refuse souvent à des vertus, qui, pour être plus éclatantes, ne sont pas aussi solides que vous.... Mais je ne puis m’arrêter davantage, mon repos a été assez long, je pars, & ne nuirai point à vos pupilles ; qu’ils profitent de l’occasion pour examiner toutes les raretés de mon Empire. Au revoir.

En parlant ainsi, quoiqu’il eût semblé immobile, il disparut à leurs yeux, non pas en devenant invisible, mais en s’enfuyant aussi imperceptiblement, & cependant avec autant de rapidité que la premiere fois, en sorte qu’il parloit encore, lorsqu’ils ne le voyoient que dans un éloignement extrême, & qu’ils cesserent tout d’un coup de l’appercevoir.

Cependant, pour obéir à ses ordres, & pour profiter de la permission qu’ils en avoient reçue, ils entrerent dans ce Palais, traversant une vaste cour, qui n’avoit pas le moindre ornement, ni le plus foible agrément. Quelques arbrisseaux naissants, rampants à terre, sans force, sans feuilles, & sans couleurs, presque sans forme, furent les seuls objets qui frapperent leurs yeux, représentant naïvement la saison qui agit sur la nature, & qui précede le Printemps. Ce rien, qui, sans le pouvoir définir, s’offroit à leur imagination, sembloit respirer un être & une forme. Une balustrade séparoit cette fade cour d’un jardin, qui n’avoit rien de plus animé & de plus agréable, n’ayant de différence entre elles que celle qu’y mettoit une terre qui sembloit fraîche, & sur laquelle, au-lieu de fleurs sur leurs tiges, il y avoit des masses informes & sans couleurs, qui toutefois paroissoient prêtes à devenir quelque chose.

Après avoir traversé cette espece de jardin, ils entrerent dans une galerie fort longue, dont les murs étoient de la même matière que celle qui sembloit attendre la forme des fleurs ; elle paroissoit d’une composition qui avoit si peu de consistance, qu’elle ne pouvoit prendre aucune impression : lorsqu’on la touchoit, elle ne faisoit nulle résistance, mais aussi il ne s’y arrêtoit aucun des objets que l’on en avoit approchés. La curiosité de nos Voyageurs, peu satisfaite de cette visite, les empêcha de rester long-temps dans ce lieu ; &, se hâtant d’en sortir, ils remarquerent, cependant sans s’y arrêter, que le bout qui étoit opposé à celui par lequel ils étoient entrés, & par où ils alloient continuer leur chemin, commençoit imperceptiblement à se raffermir, & à prendre une sorte de couleur, mais toujours trop foible pour être déterminée : cependant celle qui succédoit, avoit l’air plus ferme & plus formée.

Cette seconde galerie, aussi grande que la précédente, étoit occupée par un nombre infini de berceaux de toutes formes, de tout prix, & de toutes couleurs, dans chacun desquels on voyoit un enfant du premier âge ; & à mesure que l’on s’éloignoit de l’entrée, on connoissoit qu’il étoit plus vieux que ceux qui avoient paru d’abord.

Quoique le Temps, qui leur avoit parlé, fût véritablement le Souverain de ce lieu, & qu’il fût absent, ses ordres n’étoient pas moins suivis par des Temps subalternes, Sujets du Temps général, & attachés, par l’ordre immuable des Destinées, à l’emploi où le Prince & les Princesses les trouvoient.

Celui qui avoit la direction de cette galerie, étoit le Temps indifférent & inconnu ; il passoit & repassoit sans cesse, n’ayant l’air ni bon ni mauvais ; &, sans qu’il parût de dessein dans ses actions, il ne laissoit pas d’agir, & ses promenades n’étoient point absolument inutiles. Il enlevoit de leurs asyles plusieurs de ces innocents, les jettant négligemment par une petite porte obscure, qui donnoit sur un lieu aussi vaste que ténébreux.

Benga avança la tête pour essayer à y reconnoître quelque chose, mais ce fut sans fruit ; une nuit effroyable l’empêchant de rien distinguer, il le retira.

Tous ces enfants, ainsi que leurs berceaux, n’étoient pas uniformes ; les uns paroissoient environnés de splendeur & de magnificence, tandis qu’il y en avoit qui, presque nuds, témoignoient visiblement qu’ils manquoient des choses les plus nécessaires à la vie : les berceaux des uns avoient des Trônes pour piedestaux, d’autres étoient sur les marches ; ceux-ci avoient les apparences de superbes logements ; ceux-là d’une douce médiocrité seulement ; & d’autres enfin avoient la boue pour base. Quoique leurs lits fussent dorés & couverts de pierreries, il y en avoit qui, n’alliant pas deux choses aussi contraires, étoient à peine séparés du bourbier qui les environnoit par quelques brins de paille. Le Temps, par qui ils étoient gouvernés, ne paroissoit prendre aucun parti, ni le laisser séduire aux apparences brillantes qui accompagnoient les uns, plus qu’au mépris que la misere des autres pouvoit inspirer ; & sans qu’il semblât y faire attention, il en rejettoit autant de ceux qui étoient magnifiques, que de ceux dont la fortune paroissoit différente.

Ses travaux ne se bornoient pas seulement à les jetter par la porte obscure, sans les tirer de la galerie, il les changeoit quelquefois de place, ôtant les uns des lits brillants & élevés où ils étoient d’abord, pour les mettre dans la foule, & souvent dans la boue ; tandis qu’il en tiroit d’autres de dessus la paille, & les plaçoit dans des endroits les plus honorables ou les plus avantageux, sans qu’il parût en sentir la conséquence, mais seulement pour suivre son caprice ou ses distractions.

Cet examen fut promptement fait. Balkir, Merille, & Benga, suivis de la Patience, se trouvant au bout de cette galerie, monterent une marche seulement, qui, changeant la décoration, leur fit voir qu’ils étoient dans un autre lieu, dont le mur un peu plus ferme, recevoit quelqu’imparfaite & légere impression de ce que l’on lui présentoit.

Ces Habitants respiroient sous la direction du même Temps ; mais ils avoient abandonné le berceau, étant environnés de roulettes, de joujoux, de hochets, & de tout ce qui convient à la tendre enfance, avec les mêmes proportions d’opulence & de misere, que dans la galerie précédente : le Temps, leur Inspecteur, en mettoit dans l’obscurité, ou en faisoit changer d’état autant que des premiers, sans y faire plus de choix. Chacune des fenêtres qui éclairoient ce séjour, s’ouvroit sur une terrasse qui régnoit autour, sur laquelle il y avoit des parterres, où les plantes, qui dans les précédents sembloient n’être que des masses informes, commençoient alors à faire voir une légere pointe de verdure. Cette seconde galerie étoit suivie d’une autre, qui de même n’étoit séparée que par une marche, ou une montée imperceptible, & où cependant, lorsqu’on y étoit, on connoissoit une différence notable, quoiqu’elle ne fût néanmoins remplie que d’enfants & de leurs attributs. Les murs augmentoient en blancheur, en brillant, & en consistance, qui les rendoient susceptibles de toutes les couleurs que l’on avoit envie de leur donner, mais qui n’en recevoient cependant que foiblement les impressions. Quatre galeries & leurs jardins, sous la même direction, étant passés, Benga & sa compagnie entrerent dans une autre, qui étoit gouvernée par le Temps puérile ; les Habitants de ce lieu sembloient penser, mais leurs idées ne se portoient naturellement que sur des poupées, des oiseaux, des petits chiens, ses toupies, des petits tambours, ou des bagatelles semblables ; & pour graver autre chose dans leur imagination, il falloit faire quelqu’effort.

Un grand jardin presque désert entouroit cette galerie ; & avec un air chagrin, qui prouvoit assez l’ennui que lui donnoit cette occupation, le Temps, sous la direction duquel elle étoit, vêtu en Barbacole, animoit un grand nombre de Jardiniers à préparer cette terre, à y planter des arbres à fruit, & à cultiver les fleurs renfermées dans des boutons, lesquels s’élevant au-dessus des tiges, témoignoient assez qu’elles avoient besoin pour éclore & pour embellir ce parterre, des soins qu’on leur rendoit ; & ceux qui en étoient chargés, y travailloient dans l’espoir d’un doux avenir.

Le Temps qui régnoit là, outre le nom de Temps puérile que lui attiroient justement ses occupations, portoit encore celui du Temps comme il vient. Le petit monde qui habitoit cette galerie, le recevant sans réflexion, ne s’en embarrassoit pas, & même ne prenoit pas garde s’il étoit bon ou mauvais ; obéissant par crainte, & ne se livrant au travail qu’à regret, uniquement occupé des plaisirs enfantins qu’il goûtoit avec autant d’empressement que de joie.

La même montée imperceptible subsistant toujours, cette galerie étoit continuée insensiblement par une autre, qui devenoit différente ; les murs de marbre blanc, étoient ornés de feuillages d’un verd tendre, qui poussoit de tous côtés des boutons de fleurs cherchant à éclore. C’étoit en ces lieux où l’on commençoit à remarquer de la différence dans les sexes ; ils étoient séparés par une espece de treillage, & différemment vêtus ; leurs éducations cessoient d’être les mêmes. Nos voyageurs trouverent, du côté des garçons, des occupations, des Maîtres, & des Livres plus considérables & plus importants que ceux qu’ils avoient vus dans la galerie précédente. Sur les ailes étoient placés des maneges pour monter à cheval, des Maîtres d’armes, de danse, de musique, & toutes sortes de Métiers.

Le bon Temps s’y trouvoit plus souvent que dans les premiers, le jardin en étoit plus riant, présentant de tous côtés à la vue l’agréable spectacle de la naissance du Printemps ; c’étoit le séjour de l’aimable adolescence. Plus on avançoit dans cette jolie habitation, & plus on s’y plaisoit ; sur-tout dans le quartier occupé par ce nombreux essaim de jeunes filles : enfin, on passoit de cet endroit à la demeure de la jeunesse, par-dessous une voûte fleurie, dont la vue & l’odorat étoient également enchantés. On s’appercevoit d’avoir franchi ce passage, par la différence des fleurs, qui, précédemment en boutons, étoient alors dans leur beauté.

La rose, le jasmin, & les plus brillants ornements de la nature composoient cette charmante architecture, tout y respiroit la joie & l’amour. Si les Habitants de ce beau séjour n’avoient pas tous également la beauté régulière, l’éclat & les agréments de la jeunesse ne laissoient pas de les rendre aimables ; & une vive émulation de plaire y étoit l’unique sujet de leur attention. Les toilettes, la parure, les jeux, la danse & les spectacles faisoient leur continuelle occupation.

Plusieurs Temps se disputoient la Souveraineté de cet Empire, on y voyoit triompher alternativement le Temps charmant & le Temps dangereux. C’étoit ce dernier qui l’emportoit le plus souvent, quoique sa puissance fût partagée entre les Temps favorables ou inconstants, qui étoient souvent troublés par le Temps malheureux & par celui de la honte. Ces derniers tiroient leur pouvoir de l’Imprudence, de l’Amour, de Bacchus, de Momus, & de la Coquetterie. Ces passions, ces Divinités, & ces vices y étoient aussi dans leur centre.

Ce n’est pas qu’il n’y eût certains Cantons de cette espece d’Univers où la Sagesse & la Prudence avoient la préférence, mais ils étoient séparés des autres par de fortes barrières, & l’entrée en étoit interdite aux Temps dangereux & inconstants.

Un autre Temps heureux, & d’intelligence avec le Temps tranquille, y faisoit la destinée de ces fortunés Habitants. Les plaisirs innocents y paroissoient sans mêlange, & n’en troubloient point l’agrément. Les jardins n’y brilloient point par des couleurs moins vives ; mais l’air pur & calme qui y régnoit, empêchoit les fleurs de tomber au moindre vent ; & on jugeoit, à leur solidité, qu’elles ne laisseroient les arbres qu’elles couvroient, que pour faire place aux fruits, dont elles donnoient la douce espérance.

Il y en avoit même quelques-uns de précoces ; mais ceux du Printemps s’y voyoient en abondance, & ils avoient un goût bien plus exquis que le peu que l’on en voyoit du côté le plus brillant, dont des fleurs, la plupart sans culture, ne devant l’existence qu’au caprice de la nature, annonçoient, au moment de leur naissance, la chute prochaine dont elle étoit suivie.

Au milieu de cette charmante décoration, le Prince & les Princesses firent attention à un spectacle qui les saisit d’effroi, sans comprendre ce qu’il signifioit. C’étoit un Temps d’un aspect épouvantable ; il paroissoit maigre, languissant, revêtu de lambeaux, & cependant il n’en avoit pas l’air plus humble, au contraire, la fureur éclatoit dans ses yeux débiles, & il étoit entouré de serpents qui lui rongeoient le sein ; ils lui virent saisir plusieurs des plus brillants habitants de cette jeunesse tumultueuse, qu’il enleva du milieu de leur asyle, en leur faisant traverser d’un vol rapide tous les âges suivants, sans s’arrêter que dans celui de la misérable caducité, les privant même des douceurs dont cet âge peut être susceptible.

La Patience apprit aux Spectateurs ce que signifioit cet enlevement, & leur dit que ce Temps déplorable, tenant ces miserables étroitement embrassés, leur faisoit faire mille affreuses morsures par les remords, qui, sous la forme de serpents, leur servoient de bourreaux, en punition de l’usage imprudent qu’ils avoient fait de leur précieuse jeunesse.

L’Hymen n’étoit point banni absolument de ces lieux, mais il n’étoit couronné de fleurs que du côté où régnoit le Temps sage : de l’autre, il étoit regardé comme perturbateur de la liberté & des doux plaisirs. Il avoit un chapeau de houx, mêlé de soucis & d’absynthe, & ne pouvoit s’introduire dans ce canton que sous les auspices de Momus ou de l’Amour, ou bien qu’en répondant aux avances que lui faisoit la triste indigence, qui, cherchant le secours de Plutus, n’étoit pas délicate sur le choix des moyens propres à l’obtenir.

Cette répugnance décidée n’étoit pourtant pas égale entre les deux sexes : elle ne régnoit contre l’Hymen que parmi les jeunes hommes ; car le beau sexe, au contraire, le souhaitoit ardemment, regardant ce Dieu comme un temps qui viendroit mettre le comble à leur bonheur, en leur accordant une liberté que la jeunesse ne possede pas entiérement. L’Hymen remplit quelquefois leurs attentes, dit la Patience à ses pupilles, mais encore plus souvent il les prend pour dupes, & leur fait expérimenter, qu’au-lieu du temps heureux, dont ils avoient eu l’espérance, il ne leur fournit qu’un temps trompeur, court & passager, qui les abandonne à un éternel esclavage.

Benga & ses compagnes remarquerent aussi que, malgré les plus fâcheux contretemps qui pouvoient arriver aux habitants de la jeunesse, aucun ne vouloit sortir de son enceinte, & que le Temps fâcheux pouvoit seul la leur faire quitter en les en arrachant par force.

Ceux qui ne peuvent éviter la sortie de ce lieu charmant, leur dit la Patience en souriant, la retardent par toutes sortes d’artifices, mettant en œuvre tout ce qu’ils peuvent imaginer, afin d’éloigner ce fatal moment ; & ne pouvant s’en exempter, loin de me prendre pour leur consolatrice, ils ont recours à la Dissimulation, qui les sert si bien, & cache avec tant de soin leur départ, que tels, qu’il a dix ans que le Temps en a chassés, parent de ce beau séjour aussi effrontément que s’ils en étoient actuellement habitants, quoiqu’ils aient déja acquis des dignités dans le Pays de maturité.

Ce sont particuliérement les Dames, continua-t-elle, qui ont le plus de peine à se résoudre d’aller le transplanter dans ce nouveau climat, sur-tout celles que l’Hymen n’y a pas accompagnées ; car les autres prennent leur parti avec moins de répugnance, & avouent plus naturellement qu’elles ont changé de gîte.

Insensiblement, & malgré l’admiration des merveilles qui frappoient leurs yeux, & auxquelles ils s’arrêtoient à chaque instant, nos jeunes Voyageurs le trouverent dans la galerie de cet âge mûr, si estimable & si peu souhaité. C’est ici, leur dit la Patience, que je trouve de l’exercice, & que celles qui ont recours à moi, s’épargnent bien des peines, en rappellant souvent, par mon secours, le temps heureux.

Les meubles & les jardins de cet âge n’étoient pas d’une couleur si brillante que ceux du précédent, mais ils étoient plus utiles, leur éclat plus durable & plus solide. Les habitants de ce lieu ne s’occupoient qu’à des exercices laborieux : les uns, dévoués à la justice, ne songeoient qu’à la rendre au Public ; d’autres le signaloient dans les Armées, ou travailloient, par un commerce assidu, à rendre l’Etat florissant : les uns armoient des Vaisseaux & couroient les mers, pour acquérir les richesses du Nouveau Monde ; d’autres, dans un état plus bas, vivoient avec peine du fruit de leurs travaux, ou de leur industrie ; l’ambition, l’amour des richesses, & la nécessité étoient les passions triomphantes, qui tenoient la place des plaisirs. Ils en voyoient qui jouissoient du plus grand bonheur, tandis que les autres gémissoient dans la plus affreuse misere.

La couleur régnante étoit d’un brun clair : les fruits de l’Eté s’y voyoient en abondance, mais on y distinguoit facilement les plants de la jeunesse, puisque ceux qu’avoient produits le bon terroir & la sage culture, étoient beaux & profitables, tandis que les autres représentoient une disette qui suit les récoltes manquées. Les seules fleurs étoient des soucis chez les uns, & des immortelles chez les autres. Le bon & le mauvais Temps y habitoient, ainsi que dans la galerie d’où les trois Voyageurs venoient de sortir ; & le Temps imprévu rendoit leur état aussi peu fiable, faisant, selon son caprice, passer le premier à la place du dernier, & le remettant à celle d’où il venoit de chasser son compagnon.

Les plaisirs n’étoient point absolument bannis de ce lieu, mais ce n’étoient pas les mêmes qui brilloient chez la jeunesse : le jeu, la promenade, & la somptuosité des habits, des meubles & des repas, joints aux spectacles, succédoient aux escarpolettes, aux danses sur la fougere, aux mascarades & à la galanterie.

Les rossignols avoient cessé leurs ramages ; uniquement occupés du soin de nourrir les fruits de leurs amours, ils oublioient ces sons charmants qui font l’ornement de la belle saison. Le Temps laborieux ne quittoit point cet asyle ; & ceux qui refusoient de s’y soumettre, en étoient punis par le pauvre Temps, qui, les saisissant promptement, exerçoit sans pitié contre eux une rigueur qui leur faisoit cruellement payer leur paresse.

Merille & ses parents ayant parcouru cet Eté de la vie, en sortirent pour entrer dans celui de l’Automne ; ils commencerent à s’appercevoir alors, qu’au-lieu que jusqu’à cet âge ils avoient été en montant, la pente retournée les faisoit descendre & glisser fort vîte. Ce lieu étoit à peu près semblable au Pays de l’Eté ; mais ils y trouverent de plus, le repentir qu’inspire le Temps perdu : plusieurs en étoient accablés ; d’autres, encouragés par la prudence, travailloient à réparer le mauvais usage qu’ils avoient fait des dons de la nature, ou de ceux de la fortune, & réussissoient encore.

Les murs étoient d’un pourpre clair ; mêlé de verd sombre, & les plaisirs avoient un air plus grave que dans les autres. Ces ornements différents étoient effacés dans le côté de la sortie, par le voisinage du Pays de la vieillesse, où les Automnistes entroient avec rapidité, & où il restoit encore quelques feuilles d’une couleur mourante, mêlées de verd, de rouge fanné, & de feuille morte. Le pourpre des murs & des ameublements étoit beaucoup plus sombre que les précédents. Le vieux Temps y commandoit, & avoit grand soin de faire entretenir le feu, absolument nécessaire pour se garder d’un vent glacial, qui, malgré cette précaution, saisit les Voyageurs jusqu’à leur faire Souffler dans leurs doigts. La toux, la goutte & les rhumatismes tiennent en ce lieu la place des jeux & des amours, qui voltigent sans cesse dans le troisieme & le quatrieme âge. Malgré tous ces désagréments, la raison & le bon esprit y donnent encore quelques beaux jours ; mais c’est plutôt au quartier des hommes qu’à celui des femmes, (chez qui la tristesse est en général plus familiere…) II en est pourtant, qui, prenant leur parti courageusement, tirent, de leur première culture, l’avantage de conserver quelques agréments par le secours du respect qu’elles ont travaillé toute leur vie à mériter, & qui les dédommage alors des plaisirs outrés qu’elles ont eu la prudence de lui sacrifier.

C’est dans ces moments critiques que le souvenir de leur conduite passée, mettant un juste prix à ce qu’elles valent, les rend plus ou moins estimables, & fait leur malheur ou leur félicité. Celles qui ont négligé cette sage précaution, ont beau chercher le secours d’une prudence forcée, pour persuader de leur mérite ; toutes les médisances qu’elles font des autres, & dont elles accompagnent les éloges qu’elles se prodiguent à elles-mêmes, glissent sur l’esprit de ceux qui les entendent, & le Temps qui découvre la vérité, les fait connoître telles qu’elles sont.

Le desir de plaire n’a point entiérement quitté ce séjour : il y en a encore beaucoup dans l’un & l’autre sexe qui sont assez ridicules pour prétendre réparer les agréments, dont l’éloignement de la jeunesse les a privés depuis bien des années, par le secours de l’artifice. Si les femmes prodiguent le fard & les pommades pour cacher leurs rides, bien des hommes n’épargnent point les ajustements les plus enfantins, & ne sont pas moins empressés à déguiser les défectuosités où le Temps les a assujettis : mais les uns ni les autres ne tirent d’autres fruits de ces peines, que ceux d’augmenter leur laideur & leur ridicule par des ajustements, qui, s’ils étoient moins affectés, ne les feroient pas tant éclater.

Cependant cette manie est si forte, qu’il y en a qui, poussant l’extravagance jusqu’à rentrer sous les Loix de l’hyménée, choisissent tout ce que la jeunesse a de plus brillant pour s’associer avec elle, dans la chimérique présupposition que tous les biens étant communs sous cet Empire, ils partageront l’avantage de leur moitié, par les agréments dont ces unions les combleront. Mais il n’en est presque point qui n’en soient cruellement punis, & à qui le repentir ne fasse, quoique trop tard, des représentations si justes & si sensibles, qu’il ne leur est pas possible de nier la vérité.

Les Habitants de la jeunesse, qui ont bien voulu, ou qui ont été forcés de se prêter à leur fantaisie, n’y ayant été déterminés que par la prenante nécessité de se soustraire aux fureurs du pauvre Temps, dont ils étoient sur le point de devenir la proie, ou de qui ils l’étoient déja, le dédommagent de la violence qu’ils se sont faite par un parfait mépris pour leur associé, qui va souvent jusqu’à laisser périr dans le plus pressant besoin les fous & les folles qui s’y sont exposés, & qui alors n’ont de ressource que dans le recours que leur offre la Patience, mais ils s’y vouent involontairement, & trop tard pour en tirer un avantage fort doux.

Par-delà le Pays du vieux Temps, il en est encore un plus mauvais, c’est celui de l’âge caduc ; tout y est peint en feuilles mortes & dans un goût antique ; on n’y trouve que des crachoirs, des béquilles & des lunettes de toutes figures.

Les hommes & les femmes y sont de mauvaise humeur ; ce lieu est entouré de brouillards (ombres & humides, qui en éloignent jusqu’à l’ombre de la santé, & qui y donnent à tout un air plus dégoûtant que le mal même ; la paralysie & l’accablement y triomphent. Ces infortunés Habitants, qui, dans les autres âges, n’ont pas eu la précaution de se former un trésor de force d’esprit, & qui n’ont point cultivé soigneusement les impressions d’éducation qu’ils ont reçues dans leur jeunesse, n’ayant aucunes ressources, sont plus à plaindre qu’il n’est possible de l’exprimer : ceux sur-tout qui, abusant de leurs biens, ont, dans les âges précédents, poussé les plaisirs au-delà des bornes de la sage modération. Ces imprudents ressentent leurs fautes dans ces fatales circonstances, ajoutant aux infirmités de la vieillesse la douleur d’être privés des aisances de la vie, qui leur seroient alors plus nécessaires que jamais ; ainsi que d’un reste d’ombre de santé ou de vigueur, dont jouissent ceux qui n’ont pas été assez mal avisés pour en abuser, & qui, en cette occasion, trouvent sa récompense de leur modération. Ces derniers profitent de ces beaux jours de gelée, où le soleil fait briller les rayons ; d’autant que le mérite & la probité ne perdant point leurs droits, ceux d’entre ce Peuple, qui ont eu le bonheur de les acquérir, ressentent la douceur de se voir des admirateurs, même parmi les Habitants de la plus brillante jeunesse.

Enfin Benga & les Princesses arriverent au dernier des logements de la nature, qui bornent l’Empire du Temps ; c’est celui de la décrépitude. L’imbécillité y regne presque souverainement : ce lieu est entouré d’une grosse étoffe violette, au travers de laquelle le jour ne forme qu’une lumière incertaine, qui le rend épouvantable ; le Temps affreux en a la direction ; toute beauté y est effacée, sans pouvoir en conserver le moindre vestige. L’usage des sens y est si incertain & si débile, que l’on pourroit presque dire qu’il est entiérement perdu ; les plus beaux yeux n’y paroissent point différents des plus laids. Les jardins déserts, remplis de neige & de frimats, ne laisserent remarquer à nos curieux que quelques vieux troncs d’arbres mourants, pourris, sans vigueur, épars, sans ordre & sans symmétrie. Les cris lugubres & effrayants des hiboux ou des orfraies augmentoient l’horreur que leur donnoient ces tristes lieux ; tandis que la méchante humeur dont ces cadavres animés étoient possédés, les portoit à se mettre en colere avec la même facilité & avec aussi peu de sujet que des enfants.

C’étoient cependant ceux qui étoient les plus raisonnables, & qui conservoient quelque reste d’humanité. Quoique les autres respirassent encore, ils ne pouvoient cependant se vanter d’être au nombre des vivants, leur imbécillité les privant totalement de toutes facultés de penser ; plus heureux en cela que les décrépits, puisqu’ils étoient parvenus au point d’ignorer une misere qui n’étoit plus que pour ceux qui en avoient la charge : de sans presque s’en appercevoir, ils étoient enfin poussés par le long Temps hors des portes de la vie, où tous les âges se réunifient sous l’empire de la mort.

Cette galerie continuée, ainsi que les jardins, composant un emplacement rond, celle du dernier âge se joignoit à la première habitation de l’enfance, où elle avoit une entrée ; mais cette entrée étoit bornée de façon qu’elle ne pouvoit suivre la route verte, où l’espérance guide la nature naissante.

Ce fut après cette derniere visite que le Temps souverain reparut aux yeux de Balkir & de sa compagnie : que dites-vous de tout ce que vous avez vu ? leur dit-il. Ils voulurent répondre à cette question ; mais, sans leur permettre d’ouvrir la bouche : On dit que je puis tout, ajouta-t-il, que je détruis tout, & que je termine tout… Mais cependant c’est une erreur de le croire si positivement ; car ce pavillon que vous voyez, continua-t-il, en leur en montrant un qui paroissoit au travers de l’Empire de la Mort, & qui, par une trace de lumière, surmontoit les ténèbres dont il étoit environné, est indépendant de mon pouvoir, je le répete, il ne m’est pas permis d’en approcher : c’est le Temple de Mémoire, où revivent ceux qui, par leurs actions éclatantes ou vertueuses, ont mérité d’être exempts de la destruction générale, & qui ont soustrait leur nom à ma puissance : en un mot, ce sont les Héros de tous états & de toutes professions, ainsi que de tout sexe. La fin des siecles peut seule mettre des bornes à leur gloire ; heureux les mortels allez sages pour y avoir mérité un asyle ! Quant à vous, ajouta-t-il, en remarquant que la place où étoient ces jeunes Voyageurs les rendoit interdits, dans la peur d’y rester plus qu’ils ne voudroient, il est temps que vous travailliez pour vous y placer & pour sortir d’un lieu où vous craignez mal-à-propos d’être retenus. Je ne suis point le Temps trompeur ; n’appréhendez pas que la faveur que j’ai bien voulu vous faire, vous devienne fatale, vous devez être encore beaucoup d’années étrangers en cette demeure, qui ne vous est destinée qu’après que vous aurez fait votre cours naturel dans tous les âges ; vous n’êtes qu’à peine sortis de l’adolescence, & vous y avez encore un pied : profitez du Temps précieux. A ces mots, ils se trouverent dans la place qu’il leur avoit prescrite : Entrez dans l’aimable jeunesse, leur dit-il, cherchez à jouir du bonheur qui l’accompagne, & soyez persuadés qu’en faveur de la Patience, votre protectrice, je vous le ferai rencontrer le plutôt qu’il me sera possible ; mais attendez son secours, & ce que le Destin daignera ordonner de votre sort.

Cette proposition ne fut pas du goût du Prince ni des Princesses ; & Merille, plus vive que les autres, prenant la parole pour tous, eut la hardiesse de représenter à ce Maître de l’Univers, qu’ils ne se pouvoient résoudre à rester dans ce lieu ; brûlant, disoit-elle, du desir de chercher, elle, ses freres ; & Benga & Balkir, leur sœur. Je ne vous force point, reprit froidement le Temps ; puisque vous le voulez, je vais vous fournir le moyen de vous satisfaire. Prenez cette boule, dit-il à Merille, en lui en présentant une d’une espece inconnue ; lorsque vous voudrez marcher, jettez-la en l’air, elle retombera en roulant à vos pieds, suivez-la, elle vous guidera suivant vos desirs, & ne s’arrêtera que quand il sera à propos que vous-même vous arrêtiez ; lorsque vous aurez trouvé vos freres, & que vous voudrez agir pour la recherche de Zelima, vous la jetterez de nouveau : mais, Princesse, ajouta-t-il, quoique mon pouvoir soit fort étendu, je ne puis changer l’ordre des Destins, souvenez-vous que si vous voyez les Princes d’Angole, avant l’âge qui vous est present, vous ne pourrez éviter d’éprouver bien des infortunes. Je vous le répete, vous feriez mieux de rester dans le quartier de la jeunesse, où je vous serois favorable, plutôt que de courir les risques d’éprouver mes caprices ; car je ne vous cache point que j’en ai de fâcheux, & j’ajoute qu’il ne vous sera possible de les vaincre que par la faveur de la Patience. Après cela, continua-t-il, je ne vous retiens point, votre sort dépend du choix que vous ferez ; mais je vous avertis que vous ne me reverrez pas sitôt favorable.

Il disparut à ces mots, & laissa cette jeune famille dans une fort grande consternation ; la Patience les voulut vainement consoler, ils ne l’écouterent pas ; &, malgré les conseils, ils abandonnerent l’asyle charmant qui leur étoit offert.

La tranquille Divinité, voyant le peu de considération qu’ils avoient pour elle, les quitta aussi, en leur disant avec sa douceur ordinaire, qu’ils ne s’appercevroient de l’utilité dont elle leur étoit, que quand ils l’auroient perdue, & leur prédit qu’ils ne seroient pas long-temps sans la rappeller ; mais la pétulante jeunesse, qui est rarement d’accord avec la prudence, ne leur permit pas de faire la moindre attention à ses sages avis. La curiosité de voir l’effet de la boule les occupant davantage, & le joignant encore à leur précipitation, fit que Merille la lança sans tarder, en lui ordonnant de la conduire où habitoient ses freres.

Fin de la premiere Partie.

LE TEMPS
ET
LA PATIENCE,
CONTE MORAL.

SECONDE PARTIE.


LA boule lancée par Merille, roula jusqu’au soir, & s’arrêta sous un buisson, où ceux qu’elle y guidoit, conclurent qu’ils devoient passer la nuit. Merille la mit dans son sein, & après un léger repas, ils s’endormirent jusqu’au lever de l’aurore, qui, les ayant éveillés, les vit remettre en marche. Pendant quinze jours que dura ce voyage, la boule s’arrêtoit tous les soirs, ce qui servoit de signal au repos ; ils avoient soin de renouveller leurs provisions, & marchoient gayement. Ces quinze jours étant passés, leur guide roulant toujours, alla frapper à la porte d’une petite cabane, où les Princesses & Benga se flatterent d’apprendre des nouvelles des Princes d’Angole ; Merille fut ravie de cette espérance, & s’abandonna à la joie qu’elle lui causoit, sans faire des réflexions sur ce qu’il s’en falloit plus d’un mois qu’elle n’eût quinze ans, & ne faisant nulle attention aux malheurs dont elle étoit menacée, si elle réussissoit à sa recherche, avant d’avoir atteint l’âge prescrit par sa destinée.

Le bruit qu’avoit fait la boule en frappant à la porte, surprit les paisibles Habitants de ce lieu. Cependant elle ne tarda pas à s’ouvrir, & il en sortit un homme dont la physionomie douce & sage prévenoit en sa faveur ; il paroissoit avoir vingt-sept ou vingt-huit ans.

Quoiqu’il fût habillé d’une simple toile, & qu’une bêche qu’il tenoit à la main dût annoncer que sa condition n’avoit rien de brillant, il étoit cependant difficile de le prendre pour une personne du commun.

La satisfaction que Merille eut en le voyant, & le pressentiment qu’il étoit un de ceux qu’elle cherchoit avec tant de soin, la saisirent de telle sorte, qu’après l’avoir considéré quelques instants, elle s’évanouit, sans qu’il lui restât la force de parler.

Le Solitaire, à qui la jeune Princesse s’étoit présentée les bras ouverts, la reçut dans les siens ; & sentant pour elle des mouvements de tendresse, qui, jusqu’à ce moment, lui avoient été inconnus, il s’écria au secours, en appellant son frere. Ceux qui accompagnoient Merille, ne pouvoient l’aider, parce qu’ils étoient presqu’au même point ; car la foiblesse de Balkir l’avoit mise dans la nécessité de s’appuyer sur Benga, qui avoit assez d’affaires à la soutenir, & qui cependant étoit fort allarmé de l’accident arrivé à sa cousine.

Aux cris de l’inconnu, il le présenta un autre jeune homme, qui paroissoit à peu près du même âge, & de qui la ressemblance donnoit à présumer qu’ils étoient freres, quand le premier ne l’auroit pas appellé de ce nom. Ce nouveau venu aidant à l’autre, ils porterent Merille au bord d’une fontaine, où Benga ayant conduit Balkir, qui le remit à l’instant, ils se joignirent aux soins des deux Solitaires pour donner du secours à la Belle évanouie.

Leur empressement l’ayant fait revenir, Benga, qui connoissoit la cause de cet accident, voulut savoir s’il étoit bien fondé, & demanda à leurs obligeants Hôtes s’ils ne pourroient pas leur apprendre des nouvelles des fils du Roi d’Angole.

Cette question surprit les inconnus ; mais l’ainé ne balança pas, & répondit à l’instant, que, sans chercher à pénétrer dans les raisons qui les portoient à leur faire cette question, un mouvement dont il ne connoissoit pas la cause, l’empêchoit de penser à déguiser la vérité : vous les voyez devant vous, continua-t-il ; &, malgré l’infortune qui les poursuit depuis long-temps, ils s’estimeroient fort heureux, si la curiosité que vous témoignez de les connoître étoit fondée sur l’intention de leur procurer l’occasion de vous servir.

Non, généreux Prince, reprit Benga, je ne suis point ici pour profiter de vos bontés, c’est au contraire pour vous rendre moi-même un service important, auquel je suis persuadé que vous serez sensible. Nous venons exprès, mon frere & moi, pour vous présenter une charmante sœur, qui, touchée de votre triste destinée, erre depuis près de deux ans, dans le seul dessein de la partager.

Une sœur ! dit avec surprise le Prince d’Angole ; hélas ! nous ignorons si nous en avons, & je ne connois de parent que le Prince que vous voyez, qui de même ne connoit que moi. Nos infortunes, ainsi que notre amitié, nous unissant autant que le sang dont nous sortons… Oui, mes chers freres, vous avez une sœur, s’écria Merille, en les embrassant tour à tour ; c’est cette malheureuse Princesse qui a causé vos désastres, ainsi que ceux dont notre Pays est accablé ; mais qui, malgré la part qu’elle y a, en étant innocente, n’a pu balancer, lorsqu’elle a appris votre infortune, à s’exposer à toutes sortes de dangers pour chercher l’occasion de vous prouver la douleur qu’elle en ressent, & pour partager vos malheurs, préférant cet état à celui d’être tranquille dans un Palais, dont sa naissance vous avoit chassés injustement.

Les Princes d’Angole furent sensiblement touchés de l’excellent naturel de leur sœur ; cet excès de tendresse les porta à lui en prodiguer les témoignages les plus sinceres, & leurs caresses mutuelles retarderent les honnêtetés qu’ils devoient à Benga & à Balkir, qui, ayant toujours conservé son déguisement, parut à leurs yeux sous l’apparence d’un jeune homme. Mais ce premier mouvement étant passé, la réflexion de ce qu’ils devoient aux inconnus, qui leur avoient rendu un si bon office, eut son tour, & ils firent treve à de si doux transports, pour rendre aux Bienfaiteurs de leur sœur les graces qui leur étoient dues, & pour leur témoigner la reconnoissance qu’ils en avoient dans les termes les plus expressifs qu’ils purent imaginer, les priant enfin d’entrer chez eux pour se délasser des fatigues d’un si long voyage.

Les enfants du Roi de Bengal n’avoient rien de mieux à faire que d’accepter cet asyle ; & Merille, qui ne s’étoit mise en voyage que pour chercher ses freres, voyoit sa course terminée en ce lieu : ce qui détermina Benga à y rester aussi le plus longtemps qu’il pourroit, sans que le desir du repos fût sa principale raison. L’amour qu’il avoit pris pour cette jeune Princesse, étoit la seule chose qui fût capable de retarder l’impatience où il étoit d’apprendre des nouvelles de Zelima.

La maison qui se trouvoit remplie de cette aimable famille, étoit petite, extrêmement simple, & meublée convenablement à la simplicité ; une seule chambre la composoit. La nourriture dont usoient ces Solitaires, étant assortie au logement, n’étoit autre chose que des dattes, du lait, quelques fruits champêtres, & des gâteaux grossiérement faits, qui servirent pareillement à la subsistance de ces nouveaux venus, avec de l’eau claire : ce fut la seule liqueur qui fut servie à ce repas frugal.

Lorsqu’il fut fini, Merille impatiente d’apprendre ce qui étoit arrivé à ses freres depuis le fatal moment qu’ils avoient quitté Angole, le leur demanda avec l’empressement que l’on a d’ordinaire pour les objets que l’on chérit. L’ainé, qui se nommoit Almanza, prit la parole.

Nous ne savions, dit-il, quelle seroit notre destinée, en nous voyant arrêter, & nous avions tout sujet d’appréhender un sort des plus funestes ; mais, sans être en état de prendre un autre parti que celui d’obéir, nous nous préparâmes avec confiance à une mort que nous ne doutions pas qui ne fût aussi sûre que prochaine, y ayant toute apparence que la Reine & Mouba avoient déterminé le Roi à nous faire périr. Cependant, poursuivit ce Prince, ce qui nous donnoit une sorte d’espérance, c’étoit le respect dont le Chef de la Troupe qui nous gardoit, agissoit à notre égard, & le soin qu’il prenoit de nous rassurer, nous protestant qu’il n’avoit point d’ordre contre notre vie, & ajoutant que peut-être dans peu nous retournerions triomphants à Angole.

Les consolations qu’il nous donnoit, & ses manieres respectueuses, ne l’empêchoient pas néanmoins de nous garder exactement. Il nous conduisit à une Maison de plaisance du Roi, qui est près de la Ville, où nous ayant enfermés dans un lieu sûr, il posa une Sentinelle au plus haut de la tour, & paroissoit très-attentif à ses mouvements. Nous demeurâmes dans cette incertitude tout le jour de notre détention, & la nuit qui la suivit, ainsi que le lendemain ; mais sur le soir de cette seconde journée, ce même Officier vint nous présenter un Ordre du Roi, & à l’instant nous fit entrer dans un Palanquin couvert, sans nous rien dire de plus.

Nous marchâmes jours & nuits, tant qu’enfin nous nous trouvâmes à plus de cinquante lieues hors du Royaume d’Angole ; ce fut là où il nous quitta, en nous ordonnant, de la part du Roi, de n’y pas remettre les pieds, sous peine de la vie, bornant le temps de cet exil à quinze ans, & nous défendant, avec la même sévérité, de nous informer du sujet qui le causoit.

La fin de cette aventure fut une bourse remplie de pieces d’or qui nous fut remise entre les mains, après quoi ceux qui avoient exécuté leurs ordres si exactement, nous abandonnerent, non sans nous avoir répété ce qu’ils contenoient, & nous avoir exhortés à nous y soumettre, en nous invitant d’espérer une heureuse issue à un si triste commencement.

Nous voyant ainsi en liberté, & la crainte de la mort, que nous avions appréhendée, étant cessée, nos pensées se tournerent vers le souvenir d’un pere, que, malgré l’injustice que nous éprouvions de sa part, nous ne pouvions abandonner sans regret ; mais le profond respect que nous avions pour ses volontés, quelqu’injustes qu’elles nous parussent, ne nous laissa pas concevoir la moindre idée de lui désobéir en rentrant secrétement dans ses Etats, ou celle de pénétrer le fatal mystere qui nous en éloignoit. Nous nous soumîmes à la nécessité ; &, recommandant ce Monarque aux Divinités protectrices de notre Patrie, à qui seule nous ne doutions point que fût réservé le pouvoir de le préserver des fureurs de Mouba, nous nous éloignâmes, à l’aventure, des lieux où nous avions pris naissance, à qui nous dîmes adieu pour jamais, le Roi étant trop vieux pour oser espérer qu’il fût encore dans quinze ans en état de nous rappeller, & ne faisant pas de doute que nous ne fussions ainsi éloignés pour un si long-temps, que pour avoir celui de faire passer la Couronne dans des mains étrangères, ou tout au moins à l’enfant de la Reine ; car nous n’ignorions point qu’elle fût grosse.

Ce malheur, continua Almenza, étant sans remede, nous nous rangeâmes à notre triste destinée, résolus d’aller chercher un asyle chez le Roi de Bengal, notre oncle ; mais comme ce dessein auroit pu devenir suspect à la Reine & à son Confident, dans la crainte que l’on ne nous tendît des embûches sur la route, nous n’osâmes y aller par le chemin ordinaire, & nous crûmes plus sûr de prendre des sentiers peu fréquentés. Cette précaution nous fut fatale ; car ignorant les chemins, & évitant tous ceux qui nous en auroient pu instruire, de peur d’être découverts, nous nous écartâmes si fort, que quand nous nous trouvâmes assez éloignés d’Angole pour être en commodité de demander sans péril la voie qu’il falloit tenir pour arriver à Bengal, personne ne nous la put enseigner. Plus nous marchions, plus nous nous écartions ; en sorte que, rebutés de ces travaux, nous en abandonnâmes le projet, & prîmes le parti de rester au premier lieu qui nous paraîtroit commode pour y faire notre habitation. Il y avoit encore une difficulté, jointe à celle de la fatigue, qui nous rebutoit du voyage ; c’étoit la fin de la bourse que l’on nous avoir donnée. Le trésor qu’elle contenoit étant des plus médiocres, étoit presque dissipé, malgré l’attention que nous avions eue à le ménager ; ce qui rendoit pour nous l’asyle plus difficile à trouver, n’osant nous flatter de rencontrer quelqu’un assez généreux pour ne nous point faire un crime de notre indigence. Cependant, comme la difficulté étoit égale à continuer de voyager sans argent, ou à chercher un lieu propre à nous procurer quelque repos, il ne nous fut pas possible de nous déterminer, & nous fûmes obligés d’attendre du hazard ce qu’il décideroit pour nous.

Dans une telle situation, aussi douloureuse qu’incertaine, continuant toujours notre marche, nous arrivâmes auprès de cette maison, dont le simple aspect nous fit espérer, que si la riche superfluité n’y habitoit pas, nous n’y trouverions point non plus l’orgueil impitoyable, & que la charité frugale ne nous seroit pas contraire.

Nous ne fûmes point déçus dans notre espérance ; ayant frappé à la porte avec quelque sorte de timidité, elle nous fut ouverte à l’instant par un homme qui nous parut avoir passé la premiere jeunesse. Son regard affable nous encourageant à lui exposer le besoin qui nous pressoit de lui demander asyle, il nous reçut humainement, nous invitant d’entrer au plus vîte, pour nous garantir de l’orage qui se formoit en l’air.

Notre Hôte nous alluma du feu avec empressement, & nous présenta à manger. Les mêts qu’il nous servit étoient semblables à ceux que nous vous avons offerts, mais ils nous parurent excellents. La grace dont il les donnoit, ainsi que le besoin que nous en avions, nous les fit trouver plus délicieux que tout ce que nous avions mangé de plus succulent à la table du Roi d’Angole.

Lorsque nous fûmes rassasiés, il nous offrit une natte pour nous reposer. Mais comme nous étions couchés dans sa chambre, il nous entendit soupirer toute la nuit. Le souvenir de notre infortune ne nous permettant point de goûter un repos où les fatigues précédentes sembloient nous devoir exciter, nos soupirs ne le laisserent pas en doute que nous n’eussions des sujets considérables de nous affliger. Tout contribuoit à le confirmer dans sa pensée. Les habits que nous portions n’étoient pas tout-à-fait ressemblants à ceux des personnes du commun ; & notre jeunesse lui fournissoit de nouveaux préjugés de nos malheurs, n’étant point vraisemblable que de simples Particuliers fussent vêtus comme nous, ou que, dans un âge aussi tendre, on laissât ainsi errer deux enfants qui paroissoient avoir une naissance illustre, à moins que quelque accident fâcheux ne les y contraignît.

Le jour ayant paru, & sachant que nous n’aurions pas de quoi satisfaire notre Hôte, si nous restions chez lui plus long-temps, ne voulant point d’ailleurs abuser de la bonté dont nous venions de faire l’épreuve, nous en voulûmes prendre congé ; mais au premier mot que je lui dis à ce sujet, il me demanda quelle raison nous excitoit à le quitter si promptement, n’ayant pas encore eu le temps de nous délasser des fatigues de notre voyage.

Où voulez-vous aller, mes jeunes Seigneurs, nous dit-il ? pourquoi chercher ailleurs ce que peut-être vous ne trouveriez pas avec tant de facilité, & qui ne vous fera point accordé d’aussi bon cœur ? J’avoue, ajouta-t-il, qu’en partant d’ici, vous n’y laisserez que le pauvre Temps, mais il y est accompagné de la Paix ; & une connoissance passable d’Astrologie, que je possede, m’apprend que vous courrez risque de trouver un Temps plus fâcheux, si vous méprisez celui qui regne en ce lieu : ainsi, continua-t-il, en nous tendant affectueusement les mains, confiez-vous à moi ; vous connoîtrez que ma longue expérience me rend propre à vous donner des conseils qui ne vous feront pas désavantageux.

La franchise dont cet homme généreux s’expliquoit, nous engagea d’accepter ses offres ; &, sans lui faire un mystere de notre triste destinée, nous lui apprîmes sans déguisement notre naissance & nos malheurs.

Je prends part à vos infortunes, nous dit-il, d’un air touché, d’autant que je ne suis point dans une situation où je puisse vous dédommager de vos pertes : j’acquiers en travaillant le simple nécessaire. J’ai défriché cette campagne, & il y a vingt ans que je l’habite. Elle est assez déserte pour n’avoir causé nulle envie à personne ; j’y ai semé du bled. J’ai fait un jardin, & planté des arbres fruitiers qui fournissent à ma subsistance.

Un troupeau dont je tire la laine, entretient mon vêtement ; en un mot, rien ne me manque de ce qu’il faut posséder pour éviter la nécessité. J’emploie le superflu de mon petit revenu à faire des présents aux Habitants rustiques de ce voisinage, qui, en reconnoissance, me font l’étoffe ou la toile dont je me vêts, & me donnent ce que je ne puis faire moi-même. Si vous voulez borner vos courses ici, je n’appellerai plus d’Etrangers. Etant trois, nous pourrons sans fatigue faire tout ce qui nous sera nécessaire, pour remplacer les services que j’étois obligé d’exiger de ces bonnes gens, à qui les dons que nous leur ferons désormais, seront dirigés par la seule bonne volonté.

Quelque peu flatteuse que fût la peinture que ce Solitaire nous faisoit de la façon de vivre où il s’étoit borné, & qu’il nous offroit, nous ne délibérâmes point pour accepter les offres ; c’étoit ce que nous pouvions espérer de mieux dans notre situation présente. Ainsi nous prîmes le parti de travailler avec lui, à quoi il nous encourageoit par son exemple.

La crainte de s’ennuyer dans cette solitude l’avoit rendu fort industrieux ; & pendant qu’il avoit été seul, il s’étoit occupé de tout, où on peut dire qu’il avoit généralement réussi, & qu’il étoit devenu un ouvrier universel : ainsi, n’ayant que la peine d’exécuter ses projets, nous menions, par son secours, une vie exempte de la nécessité, trouvant en abondance tout ce qui peut être utile aux besoins effectifs. A la vérité, nous étions privés du superflu & de la délicatesse, mais nous apprîmes à son exemple à nous en passer. Trop heureux, après tant de traverses, d’avoir pu rencontrer un asyle aussi sûr & aussi paisible !

La science de notre Hôte ne se bornoit pas aux seuls talents de la vie champêtre, son esprit avoit été cultivé par beaucoup d’études & par une belle éducation ; il étoit doux & poli, ne semblant nullement né pour une destinée aussi obscure.

Après avoir passé plusieurs jours auprès de lui, continua Almenza, & nous être bien convaincu qu’il nous aimoit tendrement, n’appréhendant plus qu’il s’offensât de notre curiosité, j’entrepris de savoir qui il était, & par quelle fortune il se trouvoit habitant d’un lieu si désert. Il ne parut point offensé de ma curiosité ni de mes questions ; & sans se faire prier :

Je suis né, dit-il, sur le Trône, où j’ai reçu de la Reine ma mere une éducation conforme à ma condition, je dis de ma mere, car elle avoit perdu son époux avant que je visse le jour ; ainsi je fus Roi en naissant.

Elle eut, pendant mon enfance, tous les soins de moi & de mon Royaume que je devois attendre de son affection, n’épargnant rien pour me rendre digne d’occuper la place où le sort m’avoit fait naître, & qu’elle me conservoit soigneusement ; mais lorsque la raison m’eut ouvert les yeux sur les devoirs de l’état auquel j’allois être lié, je vis avec effroi les peines dont la Couronne est environnée. Ma minorité ne jouit pas d’un jour de paix, & fut d’autant plus agitée, qu’elle étoit troublée par des guerres civiles, malgré l’attention que ma mere avoit à les prévenir. Les Princes de mon Sang, & les Ministres, jaloux les uns des autres, ne lui laisserent pas goûter un moment la douceur du repos. Elle passoit plus de temps en conférences qu’en fêtes & en plaisirs ; son sommeil même étoit souvent interrompu : enfin, il n’y avoit que la seule ambition qui fût capable de lui déguiser sa brillante misere.

Quant à moi, la plus tendre enfance ne fut pas assez puissante pour me cacher le malheur de sa situation : je frémissois en songeant que les peines qui l’accabloient, étoient une vive représentation de celles que je devois éprouver. J’en gémissois ; mais me croyant attaché à cet esclavage par un devoir dont rien n’étoit capable de me préserver, je m’appliquai de toutes mes forces à me perfectionner dans l’art de régner, &, malgré l’inclination qui me portoit à la Philosophie, ainsi qu’à l’Astrologie, je ne m’en occupois qu’à mes moments de délassements ; mais comme c’étoit un penchant naturel, le peu de temps que j’y employois, me fut extrêmement profitable, & je devins fort savant, sans pour cela négliger davantage ce que je regardois comme essentiel à ma condition.

L’âge de mettre en pratique les leçons que j’avois reçues en entrant dans le monde, étant arrivé, il fallut enfin me charger de cet effroyable fardeau. Je fus d’abord assez heureux ; les factions, dont la Régence avoit été tourmentée, se dissiperent, & les premieres années de mon regne furent paisibles.

Dès que je fus monté sur le Trône, le vœu unanime de mes Peuples, & leur attachement pour le sang de ses Maîtres, m’engagerent à y placer une Princesse, fille d’un Roi voisin ; de sorte que je fus marié presqu’en sortant de l’enfance, & me trouvai pere fort jeune ; j’eus deux fils, que j’aimai avec la plus vive tendresse. Je n’épargnai rien pour la leur témoigner, travaillant à leur inspirer des sentiments convenables à la condition où ils étoient nés. Ces aimables Princes, aidés des avantages qu’ils avoient reçus de la nature, profiterent si parfaitement de mes soins, qu’ils devinrent l’admiration de tout l’Etat ; mais les vertus qu’ils faisoient éclater, s’obscurcirent dans l’ainé, qui ne pouvant dissimuler l’ambition extrême qui le dévoroit s’y livra sans ménagement.

Il avoit à peine dix-huit ans, qu’il s’impatientoit d être dans une condition privée ; & ne présumant pas qu’un Pere qui n’en avoit pas encore trente-quatre, lui voulût céder son Trône, il s’abandonna à sa passion, & se révolta contre moi, prenant pour prétexte le refus d’un mariage auquel je n’avois pas voulu consentir, & que j’ai toujours cru qu’il n’avoit proposé, que pour avoir l’occasion de se plaindre ; car il ne lui convenoit nullement.

Il abandonna furtivement ma Cour, & se retira dans les Terres de son apanage, où il eut bien-tôt un parti considérable ; ce qui lui fut d’autant plus facile, que je lui avois donné une autorité peu différente de la mienne.

Je me vis à regret forcé de prendre les armes contre un ennemi qui m’étoit si cher ; mais je lui fis faire, avant de commencer la guerre, des propositions de paix avec l’empressement qu’il auroit dû avoir ; & malgré la réponse hautaine dont il me signifia qu’il n’y avoit aucun accommodement à espérer entre nous, si je ne lui abandonnois ma Couronne, l’amour paternel, plus fort que le juste courroux, m’empêcha de me livrer aux mouvements de l’indignation que méritoit son insolente ingratitude. J’aurois même poussé la tendresse bien plus loin, s’il avoit été fils unique, & je l’aurois satisfait. Mais l’intérêt de son cadet, qui étoit plus généreux & plus attaché à son devoir, quoiqu’il ne fût pas sans une ambition raisonnable, m’empêcha de le contenter ; j’appréhendois qu’un fils qui écoutoit si peu la nature, qu’il cherchoit à précipiter son pere du Trône, ne fût assez dénaturé pour arracher la vie à son frere, sur le premier soupçon qu’il prendroit contre lui, lorsqu’il seroit devenu son Maître.

Ce jeune Prince, au désespoir du crime de son ainé, le suivit en diligence, & fit tous ses efforts pour le ramener à son devoir, mais il ne put y réussir. Le Rebelle, qui n’avoit jamais eu plus d’affection pour lui que pour moi, ne l’écouta pas : il lui étoit trop suspect ; & cette démarche ne servant qu’à l’irriter, il le chassa avec violence.

Toutes les voies de la douceur m’étant fermées, je fus enfin contraint d’avoir recours à la force. Je donnai le commandement de mon Armée à mon jeune fils. Vous ne sauriez croire, continua le Monarque, quelle fut ma douleur d’être obligé de craindre à tout moment que mes deux enfants ne périssent par la main l’un de l’autre. Le cadet, de qui l’Armée étoit mieux disciplinée que celle du Rebelle, le pressant avec autant d’ardeur & de fidélité pour son Roi, que si cet ennemi ne lui eût pas été aussi cher que la vie, gagna plusieurs batailles, & prit les Villes qui s’étoient déclarées en faveur de ce fils ingrat. De si heureux succès nous causoient à tous deux une mortelle douleur. Il ne me cachoit point la sienne, parce qu’il n’ignoroit pas la façon dont je pensois : mais la Reine ne pouvant supporter celle qu’elle ressentoit de cet affreux procédé, y succomba, & mourut sans voir la fin de cette malheureuse guerre, qui ne cessa qu’au bout de trois ans, par la prise de l’Usurpateur.

Aussi-tôt qu’il fut hors d’état de me nuire, ma colere cessa ; oubliant qu’il étoit mon ennemi, je sentis plus que jamais que c’étoit mon fils, & un fils aussi cher que si je n’avois pas eu de sujet de m’en plaindre. Je fus le voir dans le Fort où je le tenois prisonnier. Ce fut moi qui fis toutes les avances de la réconciliation, lui offrant des conditions si favorables, que je ne pouvois douter qu’il ne les acceptât : mais ce jeune téméraire les refusa dédaigneusement, & me parut si irrité contre son cadet, que je ne crus pas prudent de lui laisser à la main des armes, qu’il n’employeroit certainement qu’à sa perte. Ainsi je continuai à donner tous mes soins pour qu’il fût gardé sûrement, résolu de faire durer sa prison assez de temps pour avoir celui de donner à son frere un établissement qui le rendît indépendant de son pouvoir. J’assemblai les Etats de mon Royaume, afin de régler leur partage, & je désignai, pour la Souveraineté que je lui voulois ériger, plusieurs Places, qui, par leur situation, le mettoient à couvert contre la mauvaise volonté de celui qu’il ne pouvoit douter qui ne fût son ennemi.

Les précautions que je prenois pour la sûreté du cadet, ne me firent pas négliger celle de l’ainé. Je fis fortifier le Pays qui lui devoit rester, de sorte qu’ils ne pussent rien entreprendre l’un contre l’autre, soit par vengeance ou par ambition, étant résolu, quand je n’aurois plus que le Prisonnier à pourvoir, de lui faire un sort si heureux, qu’il en pût être content ; & si, malgré mes soins, je ne le pouvois satisfaire, je me promis sans peine, de lui abandonner tout-à-fait cette Couronne, fatal objet de ses desirs, aimant mieux la lui céder volontairement, que de le porter à des actions criminelles, qui ne pourroient se terminer que d’une façon tragique, & qu’à quelque prix que ce fût, je voulois éviter.

Cependant les nouvelles de ce qui le passoit furent portées jusqu’à la prison ; mais ceux qui l’en instruisirent, n’ayant pas su pénétrer les raisons qui me faisoient agir, lui dirent que j’avois dessein de le laisser dans cet esclavage le reste de ses jours, voulant faire son frere mon unique héritier. Ces dangereux & faux avis lui inspirerent une nouvelle fureur : il trouva le moyen de s’échapper, & devenir m’attaquer jusques dans mon Palais. Mais le désespoir le préoccupant trop, il s’y laissa emporter sans aucunes précautions ; & mes Gardes, s’opposant à son passage, l’arrêterent de nouveau, malgré les coups épouvantables qu’il leur porta, & dont plusieurs furent les victimes.

Ce nouvel attentat mettant malgré moi des bornes à ma tendresse, me força de le traiter en Maître ; &, affectant un air irrité, que mon cœur désavouoit, je voulus lui parler d’un ton sévere ; mais ce désespéré me regardant d’un œil farouche : Je sais, me dit-il, que je mérite la mort, & que je vous donne, par cette derniere action, un nouveau droit de me sacrifier à mon frere : rien ne doit vous retenir ; il possede votre cœur, & va bientôt posséder votre Empire ; il dépend de vous de lui livrer l’un, après lui avoir donné l’autre ; je ne vois que trop que je ne puis l’empêcher, tous les efforts que j’ai faits pour cela ont été vains. Mais, ajouta-t-il fiérement, ce qui dépend de moi, c’est de ne pas vivre plus longtemps son Sujet ni le vôtre.

En disant ces mots, & sans que personne pût prévoir son funeste dessein, il s’élança sur l’épée du plus proche de ses Gardes, & se la passant au travers du corps, il expira à l’instant.

Je me jettai inutilement sur lui ; c’en étoit fait, il étoit sans vie. Je ne puis exprimer le désordre où me mît ce malheur. Je perdis toute connoissance ; on m’emporta hors du lieu où cet affreux spectacle s’étoit donné, & mes Sujets crurent, pendant long-temps, qu’il causeroit ma mort ; mais enfin les soins qu’on prit de moi, prévalurent sur un désespoir que le temps sut calmer. Je ne me reprochois pas d’avoir donné occasion à cette affreuse catastrophe, & l’innocence de mon ame y fit insensiblement rentrer la tranquillité. J’oubliai en quelque sorte cette fatale aventure ; le fils qui me restoit, redoublant ses soins pour me calmer & pour me dédommager d’un accident dont il avoit été l’infortuné prétexte, & duquel il étoit aussi touché que moi-même.

Je n’avois pas encore quarante ans quand ce malheur arriva. Mes Sujets, qui voyoient mon fils souvent exposé dans les guerres que je ne pouvois éviter, ou même à la chasse, où la passion qu’il en avoit, l’entraînant avec trop d’ardeur, l’avoit déja précipité dans plusieurs dangers, où il avoit pensé succomber, me solliciterent de me remarier. Comme je n’en avois nulle envie, je répondis que je trouvois plus convenable de marier mon fils, & de le mettre en état de se donner des héritiers, que de lui faire des cadets qui pourroient troubler son regne : je lui en fis la proposition, mais il me témoigna tant d’éloignement, que, sur les représentations que je lui faisois, lui remontrant qu’un Prince doit être la victime de l’Etat, j’eus lieu d’appréhender qu’il ne s’échappât furtivement pour conserver cette précieuse liberté dont il étoit si idolâtre.

Ses refus renouvellerent dans le cœur de mes Peuples le desir de me presser de nouveau. La raison de leur sollicitation étoit fondée sur l’espece de nécessité de faire alliance avec le Roi de Golgonde, de qui mes ennemis, jaloux de ma prospérité, se vouloient faire un Allié.

Il fallut céder à la force de leur raison. Mon fils, qui craignoit d’être le lien de la paix, voulant se délivrer de cette appréhension, n’étoit pas le moins empressé à me solliciter de recevoir la main de cette Princesse. Ce fut lui qui m’y détermina par ses instances, & qui me fit prendre enfin la résolution d’envoyer une Ambassade à ce Monarque. Elle fut reçue aussi favorablement que je le pouvois desirer ; & mon fils lui-même partit quelque temps après pour aller épouser, en mon nom, la fille de ce Prince.

La Renommée publioit des merveilles de la Princesse, & son portrait, qui étoit charmant, m’inspira autant d’empressement pour m’unir à elle, que j’y avois d’abord eu de répugnance. Il ne me restoit qu’un scrupule qui empêchoit le progrès de mon amour ; j’étois persuadé qu’elle n’étoit pas aussi belle qu’on me la représentoit, & que, suivant l’usage des Peintres, elle avoit été flattée par le sien. Mais je fus bien détrompé en la voyant, puisqu’elle étoit cent fois au-dessus de sa peinture, qui n’avoit pas le pouvoir de rendre toutes les graces dont elle brilloit.

J’en fus enchanté, quoique je ne pusse m’empêcher d’être surpris de la profonde mélancolie où elle paroissoit ensevelie. Je l’attribuai d’abord à la peine qu’elle avoit eue à se séparer de sa famille ; & mon estime augmenta par cette connoissance de la bonté de son cœur, qui la rendoit moins sensible à la douceur de venir régner dans un grand Empire, qu’à la douleur de s’éloigner de ses parents. Je n’épargnai rien pour dissiper cette tristesse, redoublant mes soins, afin que la splendeur des fêtes que je lui donnois, causât ce changement.

L’impatience où j’étois de la posséder, ne fut pas capable de me faire oublier les intérêts de mon fils. Je crus devoir lever toutes les difficultés qui naissent souvent entre les enfants d’un premier lit, & une belle-mere ; & me défiant de ma propre foiblesse, pour en prévenir les effets, je voulus ériger l’apanage de mon fils en Royaume, y ajoutant tout ce que j’avois donné autrefois à son frere, moyennant quoi, il étoit du moins aussi puissant que moi.

Loin de s’opposer à l’exécution de mes desseins, la Princesse y applaudissoit avec joie, & la part qu’elle y prenoit, sembloit dissiper la douleur secrete dans laquelle elle étoit plongée ; mais il n’en étoit pas de même de celui en faveur de qui je me dépouillois. Tout retentissoit de chants d’allégresse, tandis que mon fils, à qui cet événement importoit le plus, y paroissoit insensible ; & même, loin que ces préparatifs lui inspirassent de la joie, il sembloit qu’ils redoubloient son goût pour la solitude. Il fuyoit tout le monde, sous le prétexte de la chasse, & sortoit tous les jours, ne rentrant que pour se reposer d’une fatigue prise si fort à contre-temps.

Cette humeur sauvage & singuliere, qui retardoit la cérémonie de son couronnement, de même que mon hymen, me força à lui en parler ; mais il me répondit, avec une contrainte qu’il ne pouvoit cacher, qu’il ne sentoit aucun desir de cesser d’être mon Sujet, & que, tant que nos Dieux me conserveroient le jour, il ne vouloit pas se priver du bonheur de vivre sous mes Loix.

Il demeura ferme dans cette résolution, me déclarant que les apprêts que j’avois faits pour le faire régner, étoient entièrement inutiles. Je lui représentai en vain qu’il y avoit un danger presque certain, à ce que la Princesse que j’allois épouser ne pensât trop aux intérêts de ses enfants, & ne fît tort aux siens. Je lui avouai même que je sentois pour elle un penchant si violent, que je craignois qu’elle n’entreprît de me porter à penser comme elle ; ajoutant, qu’encore que je ne m’en sentisse pas capable dans le temps que je lui parlois, je connoissois trop la foiblesse du cœur humain, pour ne pas redouter la mienne, & pour ignorer qu’une belle femme, pour peu qu’elle joigne l’esprit à la beauté, devient bien-tôt toute-puissante sur les volontés d’un époux amoureux.

Des craintes si bien fondées ne l’épouvanterent nullement. Il me répondit avec une forte d’indifférence, qu’il étoit trop convaincu de la vertu de la Princesse de Golgonde, pour en redouter aucunes injustices, & me parut aussi déterminé à ne pas accepter le pouvoir souverain que je lui offrois, qu’il l’avoit été ci-devant à refuser d’engager sa liberté.

Cependant l’Ambassadeur de Golgonde me témoignoit autant d’impatience que de surprise, du retardement que j’apportois à terminer l’alliance que j’avois desirée. Mon amour m’en pressoit encore plus : mais la tristesse que je remarquois dans les yeux de mon fils, qui, augmentant de jours en jours, ne lui laissoit plus le pouvoir de la déguiser, m’affligeoit assez pour me faire balancer. Je ne pouvois m’ôter de l’esprit qu’il ne voyoit pas sans regret un mariage, que la nécessité qui s’y trouvoit, l’avoit forcé à me conseiller, & dont la réflexion lui causoit du chagrin.

Ne pouvant néanmoins y apporter de remede, & mon coeur, d’accord avec les raisons d’Etat, me pressant de finir, sans lui faire part de mes soupçons, je marquai enfin le jour où se devoit célébrer cette fête : celui qui le précéda étant arrivé, je m’apperçus que la mélancolie qui n’avoit pas abandonné la Princesse depuis qu’elle étoit dans mes Etats, s’étoit augmentée considérablement. Je n’osai lui en demander la raison, craignant de faire couler des pleurs qu’elle sembloit retenir à peine. Je ne pouvois cependant m’imaginer que ce fût l’approche de notre union qui causât ce redoublement de chagrin. Elle ne m’avoit jamais témoigné une ardeur bien vive, mais la douceur & l’air charmant dont elle recevoit mes soins, faisoient présumer qu’elle voyoit sa destinée sans répugnance, & que la modestie seule me déroboit des manières plus empressées.

Je ne restai chez elle qu’un instant : peu de temps après que je l’eus quittée, la chaleur qui diminuoit par l’éloignement du jour, m’invitant à profiter du frais, je descendis dans les jardins du Palais, où, m’éloignant de ma suite, je m’enfonçai dans un bosquet qui avoit des doubles palissades, entre lesquelles étoient des sieges de gazon ; je m’assis en ce lieu, également occupé des plaisirs que le jour suivant me promettoit, & de la tristesse où je voyois que celle qui alloit être mon épouse, paroissoit plongée. J’y rêvois profondément, souhaitant avec ardeur d’en pénétrer le motif, ne m’étant plus possible de croire que celui de l’éloignement de sa famille subsistât si long-temps, lorsque je la vis paroître : elle étoit suivie d’une seule de ses femmes, & prenoit le chemin du lieu où j’étois.

Je sentis à la fois un mouvement de joie, me flattant d’apprendre le motif de sa tristesse, & une espece de terreur, causée par la crainte que cette connoissance ne me devînt funeste, & ne m’instruisît de quelque raison de haine qu’elle eût contre moi. Ce n’étoit pas que j’ignorasse que l’amour n’entre pour rien dans les mariages de mes pareils ; mais cet hymen faisant mon honneur, j’aurois desiré qu’il n’eût pas fait son infortune : cependant, profitant de cette occasion que m’offroit le hazard, je ne balançai pas à entreprendre de savoir ma destinée ; je pris si bien mes précautions pour n’être point apperçu dans ma double palissade, que, sans me voir, elle vint s’asseoir sur un lit de gazon qui étoit de l’autre côté, en sorte qu’en rangeant les branches qui nous séparoient, nous aurions pu nous toucher.

Je remarquai qu’elle étoit toute en larmes, & peu après je l’entendis pousser des soupirs qui se changerent bien-tôt en sanglots, & qui furent si violents, que j’appréhendois qu’elle n’en étouffât. Quoi ! grande Princesse, lui disoit la personne qui l’accompagnoit, est-il possible que je vous voie dans un tel désespoir, & que je sois assez malheureuse pour ne pouvoir vous donner aucunes consolations, ni vous convaincre de la nécessité où vous êtes de suivre les conseils de la raison, en arrachant de votre cœur une passion qu’elle va condamner rigoureusement, & qui, malgré votre innocence, vous plongera, si elle dure, dans un abyme de maux & de remords ! Pensez, ajouta cette femme, que vous êtes destinée à épouser un grand Roi qui vous adore. Ce Monarque est aimable & vertueux ; il n’y a point de Princesses en Orient, qui ne s’estimassent heureuses de partager son Trône, & de régner sur son cœur. Cette femme se tut à ces mots, & la Princesse fut quelque temps sans faire connoître qu’elle l’eût entendue ; mais enfin, rompant le silence avec une exclamation : Non, s’écria-t-elle, je ne puis m’y résoudre, cher Prince, ton amour ne me reprochera pas d’avoir vécu pour un autre ; & ne pouvant vivre à toi, je ne serai jamais à personne.

Pourquoi donc, reprit sa Confidente avec étonnement, avez-vous laissé avancer cette négociation, & quelle est la raison qui vous a porté à répondre au Roi de Golgonde, (lorsqu’il vous a consulté sur les propositions que le Prince, chez qui nous sommes, lui fit faire,) que le bien que la Renommée publioit de lui, vous permettoit d’accepter cette alliance avec joie ?

Hélas ! repartit la Princesse, je pensois alors ce que je disois, & quand mon malheur a changé mes sentiments, je me suis flattée que quelqu’efforts intérieurs triompheroient d’une déplorable passion. J’ai trop compté, poursuivit-elle, sur la force du devoir, il ne me paroissoit pas si affreux qu’à présent. Lorsque j’ai vu le fils de l’époux à qui je suis destinée, son mérite éclatant m’a prévenu en sa faveur ; mais je ne m’imaginois pas qu’il poussât ses effets si loin qu’il a fait ; c’est ce malheureux voyage, qui, en me fournissant de continuelles occasions de l’entretenir, a répandu sur ma vie le funeste poison dont je ne puis guérir que par la mort. Notre infortune est commune, ajouta-t-elle, il n’a pu se défendre non plus que moi de ressentir la même ardeur : quoique sans espérance d’être heureux, nous brûlons d’une flamme semblable ; & pour l’éteindre, je n’ai que l’unique remede de renoncer à la vie.

A ces mots, elle tira de son sein une petite fiole, qu’elle alloit porter à sa bouche, lorsque mon fils parut, qui, lui saisissant le bras : Qu’allez-vous faire ? s’écria-t-il ; quoi ! vous avez l’inhumanité d’attenter à des jours si précieux ! Ah ! vivez, charmante Princesse, ne privez pas l’Univers de son plus bel ornement ; c’est moi seul qui dois périr, pour expier le crime que j’ai commis en renonçant moi-même à la félicité d’être votre époux. Qui l’auroit cru, poursuivit-il avec transport, lorsque mon Pere & tout l’Etat me pressoient de vous donner la main, que moi seul, ennemi de mon bonheur, je m’y opposerois ?

En disant cela, il tira son poignard ; il alloit s’en percer le sein. Cette action désespérée fit cesser les combats qui se donnoient dans mon cœur, entre l’amour en courroux & la tendresse paternelle. J’oubliai qu’il étoit mon rival, pour ne penser qu’au danger où je voyois mon fils.

Arrête, misérable, m’écriai-je, en traversant avec précipitation l’espace qui nous séparoit, & ne mets pas ton pere hors d’état de te faire connoître jusqu’où va l’excès de ses bontés.

Malgré la diligence que j’avois apportée à le joindre, poursuivit le Roi, elle pensa devenir infructueuse ; mon déplorable fils auroit exécuté son cruel dessein, si la Princesse & sa Confidente ne se fussent jettées sur lui pour arrêter sa fureur, & ne m’eussent donné le temps de courir à leur secours : je lui arrachai son poignard, qu’il m’abandonna sans résistance, ma présence l’ayant rendu immobile, ainsi que les deux Actrices de cette triste scene.

Ah, mon Pere ! ah, mon Roi ! s’écria-t-il, en se jettant à mes pieds, pourquoi retardez-vous la punition que je mérite ? Je suis indigne de vos bontés. Il est vrai, ingrat, que tu ne les mérites pas, lui dis-je, mais je n’en ai pas moins pour toi les entrailles d’un pere ; & vous, inhumaine Princesse, ajoutai-je, en la regardant tristement, que vous avois-je fait pour me laisser prendre la flatteuse espérance d’être à vous, puisque vous sentiez une horreur si grande pour moi ? Hélas ! que ne me la faisiez-vous connoître avant que vos charmes eussent produit leurs dangereux effets ? Ces Amants ne répondirent à mon discours que par leurs larmes ; & mon fils, qui étoit toujours à mes genoux, tenoit une de mes mains, sur laquelle il avoit la bouche collée.

La Princesse rompit enfin ce silence funeste : J’avoue, grand Roi, que votre courroux est juste, me dit-elle ; mais c’est contre moi seule qu’il doit éclater. Le Prince, votre fils, n’a pu résister à mes foibles attraits, & je mérite d’être punie d’un amour téméraire, qui trouble la paix ainsi que l’union de votre auguste Famille. Je le mérite d’autant plus, ajouta-t-elle, que la privation de ma vie est à peine suffisante pour expier un crime que mon sot orgueil m’a fait commettre ; car enfin, Seigneur, je dois vous faire l’aveu entier de ma faute, en vous déclarant que j’ai été si offensée du refus que ce Prince avoit fait de ma main, que, par un desir de vengeance, j’ai fait des efforts pour lui plaire, qui n’ont que trop réussi. Mais, en lui inspirant cette fatale tendresse que je lui souhaitois par dépit, j’ai partagé le malheur où je le plongeois.

J’ai voulu vainement étouffer ces injustes sentiments, poursuivit-elle, il n’a pas été en mon pouvoir, & je suis moi-même l’artisan d’une punition qui retombe sur moi, de dont vous devez être satisfait, puisqu’il vous seroit impossible d’inventer des peines plus rigoureuses que celles que je ressens : ainsi, Seigneur, ajouta-t-elle, avec une confusion qui redoubla ses charmes, après l’aveu d’une faute qui me rend entiérement indigne de vous, je ne doute pas qu’un juste mépris prenant la place de l’amour, vous ne soyez assez équitable pour m’abandonner à ma cruelle destinée & aux remords qui me vont suivre.

Les larmes étoufferent sa voix en ce moment, où ne pouvant résister à la violence de sa douleur, elle perdit toute connoissance : mais, comme si la vie de ces deux amants eût été animée des mêmes mouvements, mon fils tomba à mes pieds, privé de l’usage de ses sens. La Confidente de la Princesse & moi nous eûmes bien de la peine à leur donner du secours. Ce triste spectacle étoit si touchant, qu’il s’en fallut peu que je ne me trouvasse dans le même état, je surmontai pourtant ma foiblesse, en leur voyant reprendre leurs esprits.

Mon fils, & vous, belle Princesse, leur dis-je, lorsqu’ils furent en état de m’entendre, je veux que votre espoir renaisse, rendez-moi plus de justice. Je ne suis point un tyran. Je vous aime, dis-je à mon fils ; je vous adore, continuai-je, en parlant à la Princesse : mais c’est cette même tendresse qui me porte à sacrifier mon bonheur, pour faire celui des personnes qui me sont si cheres ; il vaut mieux me résoudre à devenir votre victime, que de m’obstiner à vous prendre pour les miennes. Ma situation l’exige, & il n’est pas juste que, pour mon bonheur particulier, je plonge la jeunesse de l’un & de l’autre avec toutes mes espérances & celles de mes Etats, dans une infortune irréparable. Vivez, mon fils, vivez, ma fille, continuai-je, en les embrassant les larmes aux yeux, mais vivez heureux ; soyez unis, & ne cessez point de chérir un pere qui vous donne la plus forte preuve de tendresse que vous en puissiez prétendre.

Jamais personne n’a, je crois, passé si promptement de l’extrémité du désespoir à une joie aussi parfaite. Son excès fut tel, que je ne pus empêcher la Princesse d’embrasser mes genoux : Quelle générosité approche de la vôtre, Seigneur, me dit-elle ! j’en suis pénétrée ; elle me fait connoître plus positivement, combien j’ai eu tort de me rendre indigne de l’honneur que vous me destiniez. Je l’interrompis pour l’assurer que les sentiments ne dépendant pas de nous ; je n’étois point assez injuste pour lui imputer les siens, d’autant que je trouvois son choix équitable, & que l’amour qu’elle m’avoit inspiré, ne m’aveugloit pas assez pour ne point connoître avec joie que l’objet de la tendresse la méritoit parfaitement.

Je fis cesser cette conversation en me retirant ; j’avois besoin de repos. L’effort que la raison venoit de faire, & le triomphe qu’elle remportoit sur l’amour, me causoient des agitations trop violentes. Mais une tranquillité naturelle, que je devois à la Philosophie, & l’affection que je sentois pour mon fils, qui m’inspiroit la crainte d’en être privé par l’effet de son désespoir, m’empêchoient de me repentir de ce que je leur accordois, & me confirmoient dans l’intention de l’exécuter.

Pour m’en faire une nécessité que la foiblesse humaine ne pût troubler, j’eus recours à l’assistance de l’honneur ; &, afin de me mettre hors d’état de m’en dédire, je déclarai publiquement qu’ayant vaincu la répugnance que le Prince avoit pour un engagement, je trouvois plus avantageux au bien de l’Etat & à ma propre satisfaction, de lui faire épouser la Princesse, que de l’épouser moi-même ; voulant que les apprêts qui avoient été faits pour mes noces, servissent aux siennes.

Cependant il se rencontra un obstacle du côté où je n’en avois pas prévu. Ce fut de la part de l’Ambassadeur du Roi de Golconde, qui s’y opposa formellement, en déclarant, au nom de son Maître, qu’il auroit consenti avec joie à donner sa fille à mon héritier avec l’espoir de me succéder ; mais, puisque c’étoit pour moi-même que je l’avois demandée ; qu’il n’étoit plus possible qu’elle donnât la main à un Sujet, après avoir pris des engagements qui la devoient rendre femme d’un Roi.

Ce contretemps imprévu nous chagrina tous également : j’avois pris mon parti ; & quoique mon amour ne fût pas éteint, je m’en étois allez rendu le Maître, pour être touché de la peine de ces amants.

J’envoyai un Ambassadeur faire cette nouvelle proposition au pere de la Princesse, mais la réponse fut conforme à celle que son Ministre m’avoit déja faite. Je restai quelque temps incertain du parti que je devois prendre ; &, sans être tenté un moment de suivre le penchant flatteur qui sembloit devenir une nécessité, j’épuisai mon esprit en expédients pour lever cet obstacle. Je n’en trouvai qu’un seul : c’étoit de couronner mon fils, & d’abdiquer un Trône sur lequel j’avois monté avec tant de répugnance, & où en effet je n’avois trouvé que des peines. La rébellion de mon ainé, la mort de la Reine qu’elle avoit causée, & celle de ce malheureux Prince, se présentoient à ma mémoire avec des couleurs qui ne pouvoient être affoiblies par le temps, ni par des agréments auxquels je n’étois pas assez sensible pour qu’ils pussent me faire balancer entre eux & la douceur que j’avois toujours envisagée dans une vie privée. Ainsi, en suivant un dessein, où toutes sortes de raisons me portoient, sans le déclarer d’avance, je fis assembler tous les Grands de mon Royaume, à qui, en présence de mon fils, j’appris que je me demettois de l’autorité souveraine en sa faveur. A ces mots, étant descendu du Trône, je lui présentai la main pour l’y placer.

Une action où il s’attendoit si peu, le surprit extrêmement : il y voulut résister ; mais, pour derniere marque d’autorité, je le lui ordonnai si positivement, qu’il prit enfin la place que je venois de quitter.

Lorsque cela fut fait, j’envoyai chercher la Princesse & son Ambassadeur. Ils furent fort étonnés de se voir mander au Conseil. Mais leur surprise fut encore plus grande en voyant mon fils sur le Trône, & moi assis à ses pieds.

J’allai au-devant d’elle : Belle Princesse, lui dis-je, en lui présentant la main, vous êtes venue en ces lieux pour en épouser le Roi, vos serments vous y engagent : c’étoit moi qui devois jouir de ce bonheur, mais des raisons importantes s’y opposent ; je ne regne plus, & le Roi votre pere, qui n’a pas voulu que mon fils fût votre epoux, parce qu’il étoit mon Sujet, ne peut avoir plus d’indulgence pour moi, puisque je suis devenu le sien.

En disant ces mots, je l’avois obligée à se placer auprès du nouveau Roi ; & sa surprise l’empêchant de me résister, elle s’y trouva assise sans presque s’en être apperçue. L’Ambassadeur n’étoit pas moins étonné qu’elle ; mais sans leur donner le temps de revenir de leur surprise, ni de l’exprimer, je criai : Vive le Roi, mon fils, & la Reine, son épouse ; puissent-ils vivre long-temps heureux, & puissent les Sujets que je leur donne, bénir à jamais leur regne fortuné !

Cette aventure surprenante, remplissant les ordres de l’Ambassadeur, & mettant dès ce moment la Couronne sur la tête de la Princesse, ne trouva plus aucunes difficultés auprès de lui ; ce qui fit que, sans tarder, ils furent unis d’une chaîne éternelle.

Cette journée se passa en fêtes & en solemnités ; mais la nuit ayant chassé le jour, me donna le temps de respirer en liberté : je passai dans mon cabinet, où, ne me chargeant précisément que de ce que je jugeois qui devoit m’être utile, je sortis du Palais, suivi d’un seul Esclave, dont je connoissois la fidélité. J’avois eu la précaution d’ordonner que l’on me préparât un vaisseau ; je m’y embarquai ; & je perdis de vue mes Etats, avant que le jour pût apprendre ma fuite.

Mais ne voulant pas laisser soupçonner à ces nouveaux Souverains qu’elle fut un effet de mon désespoir, j’avois pris le soin d’écrire à mon fils, & de laisser en lieu sûr & visible la Lettre par laquelle je l’informois des raisons qui me portoient à cette démarche. Je lui représentois que ce n’étoit que pour remplir le goût qu’il me connoissoit pour la solitude, y ajoutant une promesse formelle de ne pas priver l’amitié que j’étois persuadé que son épouse & lui me conservoient, du plaisir de me la témoigner. Je leur promettois de revenir chez eux tous les ans, & je leur ai tenu exactement ma parole. Après avoir fait débarquer au Port le plus proche de ce lieu, les commodités dont mon vaisseau étoit rempli, je les y fis transporter, où, avec l’assistance de mon Esclave, je bâtis cette petite cabane. Nous y défrichâmes la terre, & nous nous mîmes en état d’avoir les vrais agréments de la vie. J’avois pris la précaution d’apporter des instruments de Mathématique ; &, cultivant le goût que j’ai toujours eu pour cette science, je me trouve si heureux, que je ne sortirois jamais de cette agréable solitude, si je n’y étois forcé par le desir de remplir ma promesse, & de revoir mon fils & son épouse, pour qui, triomphant de la vive ardeur qu’elle m’avoit inspirée, je n’ai conservé que les plus tendres sentiments d’un Pere.

Je vais les voir chaque année, leur ayant pourtant toujours refusé avec fermeté de leur faire connoître le lieu de mon séjour, de peur que leur amitié ne les portât à m’y venir troubler. Il y a vingt ans que je vis de cette sorte, sans regret d’avoir choisi ce genre de vie. Le seul chagrin que j’y ai souffert, est la mort de mon Esclave, qui me mit dans l’embarras pour cultiver mes terres, & me donner les petits secours qu’un homme seul ne peut attendre de lui-même. Je fus obligé de me pourvoir aux Hameaux voisins, où l’espoir de la récompense engage les Habitants à me soulager. Je garde tout ce qui m’est nécessaire, & leur abandonne le superflu ; mais, mes chers Seigneurs, ajouta-t-il, si vous voulez borner vos courses auprès de moi, je partagerai mes biens avec vous, nous nous passerons des secours étrangers : vous serez libres ici, en y attendant un meilleur temps, & vous l’attendrez plus agréablement qu’en parcourant le monde, sans savoir où vous voulez aller, ni de quel côté y être en sûreté contre les embûches de vos ennemis, qui, encore que vous en soyez éloignés, peuvent, par un malheureux hazard, vous rencontrer à leur avantage, & vous faire périr en trahison ; ce qui n’arrivera pas si vous prenez le parti de rester en ce charmant désert.

Almanza finit ainsi l’Histoire du Roi Solitaire : Nous acceptâmes ses offres, continua-t-il ; & depuis plus de quatorze ans que nous vivons avec lui, nous n’avons jamais vu chanceler sa vertu ; il n’a point changé sa façon ordinaire, & va exactement tous les ans revoir son fils. qui ne cesse de le presser d’abandonner cette solitude : mais ce Monarque Philosophe n’en est nullement ébranlé, & revient aussi satisfait de se retrouver parmi nous, qu’il a été content d’arriver dans ses anciens Etats : quoiqu’il y soit présentement, ajouta-t-il, son absence ne nous empêche pas de vous offrir l’asyle qu’il vous presseroit d’accepter, s’il étoit ici.

Ne le refusez pas, poursuivit ce Prince, vous y serez plus commodément pour attendre le bon temps ; plus d’un intérêt vous y convie. Quand le Roi sera revenu, il exercera avec plaisir sa Science Astronomique, & nous instruira de notre destinée, en y joignant des conseils qui ne sont pas à mépriser ; s’il est quelques moyens de nous rendre le temps favorable, soyez persuadés qu’il nous les fournira.

Au reste, continua-t-il, que ce ne soit pas l’appréhension de diminuer nos provisions qui vous empêche de rester avec nous : la prudence, qui guide toutes les actions de notre sage Conducteur, y a pourvu d’avance. Sans avoir d’idées fixes sur personne ; &, ne semblant pas devoir attendre d’Hôtes dans ce lieu sauvage, il n’a pas laissé de prendre la précaution d’avoir de quoi en recevoir, en cas que le hazard y en conduisît, & il a toujours du bled en réserve pour deux ans ; en sorte qu’il peut nourrir dix personnes pendant ce temps, sans risquer de s’incommoder. Il renouvelle cette provision toutes les années, & dit qu’elle est absolument nécessaire, tant pour être en état de soulager les voyageurs égarés, que pour subvenir aux accidents d’une ou de plusieurs mauvaises récoltes.

Cette proposition fut unanimement acceptée ; & le jour étant trop avancé pour mettre du remede à la petitesse de leur logement, qui devenoit trop étroit pour dix personnes, dont le sexe différent rendoit encore l’arrangement plus difficile, il fallut ce soir-là que les Princes prissent le parti de céder la place à Merille & à Balkir, qui se fit connoître pour ce qu’elle étoit, & ils furent passer la nuit sous les arbres les plus proches.

Aussi-tôt le retour du soleil, les Princes abattirent du bois, travaillant avec tant d’adresse & de diligence, que deux jours après ils eurent de quoi se loger tous ; en sorte que le Roi Solitaire, en arrivant de chez son fils, ne souffrit aucunes incommodités de l’augmentation de compagnie qui lui étoit survenue en son absence.

La joie de revoir ses compagnons fut réciproque, & augmenta par le plaisir que lui firent les nouveaux venus. Ses caresses & les offres de service qu’il fit à ces aimables fugitifs, leur confirmerent tout ce que les Princes leur avoient déja dit à son avantage.

Le temps qu’il y avoit que les Princes d’Angole étoient en cette solitude, les ayant en quelque façon désaccoutumés du monde, leur apprenoit à s’en passer ; mais il n’avoit pas eu le pouvoir de rendre leur cœur inaccessible à l’amour, & celui de Kuba, le plus jeune des deux freres, céda aux charmes de Balkir. Il n’avoit jamais été frappé des atteintes de cette douce passion : ne comprenant pas d’où provenoit la différence qu’il sentoit dans les diverses affections qu’il avoit pour elle & pour Merille, il lui sembloit même que cette derniere devoit avoir la préférence par les liens du sang, & encore plus par la preuve d’attachement qu’elle avoit donnée à lui & à Almenza, en fuyant les honneurs & les douceurs qu’elle devoit prétendre à Angole, pour les venir trouver dans ces déserts.

Ces réflexions lui paroissoient justes, mais ne le convainquoient pas. Il sentoit qu’encore qu’il dût plus aimer sa sœur, il aimoit cependant mieux Balkir, ou plutôt qu’il l’aimoit avec plus d’empressement, & qu’il avoit plus d’inquiétude lorsqu’il étoit forcé à s’éloigner d’elle pour quelques moments, que quand il quittoit Merille.

De tels mouvements, à qui la présence de cette jeune Princesse ne laissoit que l’agrément de l’amour, n’empêchoient pas cette auguste Troupe de jouir d’un doux repos. Les Princes travailloient avec le Roi au bien commun, & leurs sœurs les aidoient selon leurs forces, serrant les fruits, & préparant les choses nécessaires à leur nourriture.

Si cette vie pénible & tranquille contentoit les freres de Merille, qui y étoient accoutumés, elle eut bientôt dégoûté cette jeune Princesse & les enfants du Roi de Bengal, à qui elle devint fade & insipide ; l’ennui les saisit tellement, qu’ils brûloient du desir de la quitter.

Quel triste temps, disoit Balkir à son frere, un jour qu’ils se trouvoient seuls ? Faudra-t-il passer notre vie à cette ennuyeuse occupation, & sommes-nous donc nés, vous pour labourer la terre, & moi pour traire les chevres ? Qui nous empêche de quitter ce lieu sauvage ? Ne sommes-nous pas sortis de la Cour de Bengal pour chercher l’infortunée Zelima ? & Merille n’a-t-elle pas eu la même intention à l’égard de ses freres ? elle les a trouvés. Mais nous, avons-nous réussi comme elle dans notre juste recherche ? Non : & de plus, lorsqu’elle couroit le monde avec tant d’empressement de rencontrer ces Princes, ce n’étoit pas, je pense, dans le dessein de s’ensevelir avec eux au fond de ce désert ; c’étoit apparemment pour les faire retourner à Angole, monter sur le Trône qui leur appartient, & pour délivrer la Reine, sa mere, de la tyrannie de Mouba. Cependant il semble à présent qu’elle a fixé ici son séjour : personne ne songe à en sortir, & vous-même, si je ne vous en parlois pas, vous n’y penseriez pas plus que les autres. Oubliant votre naissance, vous vous borneriez sans efforts aux viles occupations, d’où la nécessité qui vous y force, ne vous condamne pas à négliger les moyens de vous en tirer.

Benga ne put disconvenir que sa sœur n’eût raison ; son sentiment étoit conforme aux liens ; mais l’amour qu’il ressentoit pour Merille, lui faisant appréhender qu’elle ne fût d’un avis différent, le mit dans l’embarras pour se déterminer. Il étoit en cette perplexité, lorsque la Princesse l’aborda, en s’informant du sujet qui sembloit l’occuper si profondément : il ne put le lui cacher ; &, lui rapportant fidélement ce que sa sœur venoit de lui dire, il lui avoua, quoiqu’en tremblant, qu’il pensoit de même, mais que la peur qu’elle ne fût pas de leur sentiment, l’empêchoit de répondre au desir que Balkir avoit de trouver un séjour plus convenable à leur condition. Car enfin, belle Merille, ajouta-t-il tendrement, si vous ne voulez pas abandonner ce lieu, il n’est point de considération qui me puisse engager à le quitter, ni de fortune qui me tente s’il faut m’éloigner de vous.

Merille étoit aussi ignorante sur ce qu’elle sentoit pour Benga, qu’il l’étoit & son égard ; mais ces tendres mouvements, dont elle ne connoissoit pas la cause, quoiqu’elle en sentît les effets, ne lui permirent point de balancer. Elle fut de l’avis de son amant ; & la crainte d’une séparation cruelle l’ayant rendue éloquente, elle entreprit de persuader à ses freres que leur honneur étoit engagé à la nécessité de sortir d’un asyle qui devenoit honteux pour des Princes, unique espoir des Pays où ils étoient nés.

Les freres de Merille, qui étoient depuis long-temps accoutumés à cette vie solitaire, & de l’esprit de qui l’ambition étoit bannie, firent leur possible pour persuader aux trois autres qu’il étoit plus sûr & plus prudent d’attendre paisiblement le bon temps à venir, que d’aller, par une indiscrete précipitation, au-devant du mauvais, leur rappellant les leçons que leur avoit donné la Patience ; mais ils ne réussirent pas : & Kuba, que son amour entraînoit à suivre les volontés de l’objet de ses feux, ne balança pas à vaincre la répugnance qu’il sentoit pour s’éloigner d’un Roi son Bienfaicteur, auprès de qui il avoit trouvé une paix, qui seroit devenue son supplice, s’il l’eût fallu conserver à un prix aussi cher que la privation de l’entretien de Balkir.

Cependant l’ainé, qui n’étoit pas aveuglé par sa passion, & qui, plus tranquille ; pensoit aussi plus raisonnablement, voyant que son frere, se laissant guider à la sienne, étoit presque vaincu par leurs imprudentes délibérations, exigea que, du moins avant de se mettre en voyage, ils priassent leur Hôte de consulter les astres sur leurs destinées.

L’impatience qui les possédoit, ne souffrant pas de retardements, les força d’aller à l’instant chercher ce savant homme, qui travailloit paisiblement dans son jardin.

Ils lui expliquerent ce qu’ils desiroient de sa complaisance, &, lui apprirent la résolution où ils étoient de courir de nouveau le risque des fâcheux événements. Ce sage Roi fut fort affligé de leur dessein ; mais les termes dont Balkir, qui portoit la parole, venoit de le servir, étoient si positifs, & témoignoient une volonté si déterminée, que, jugeant inutile de s’opposer à leur intention, il ne leur en dit que deux mots. Ne songeant qu’à les satisfaire, il fit les Observations Astronomiques les plus justes qu’il lui fut possible, mais il n’eut pas la satisfaction d’en tirer rien d’agréable à leur dire ; au contraire, il ne put s’empêcher de leur apprendre qu’il ne prévoyoit que des peines, qui augmenteroient continuellement, s’ils ne renonçoient promptement à un projet qui leur seroit funeste, puisqu’ils n’avoient qu’à s’attendre à trouver le Temps contraire par-tout.

Jeune Merille, dit-il à cette Princesse, l’expérience devroit calmer votre vivacité, puisque vous ne pouvez avoir oublié ce qu’il vous en a coûté après avoir rejetté le secours de la Patience. Vous avez déja enduré bien des maux, en prématurant le moment de connoître vos freres, sans que l’imprudence que vous avez faite de quitter Angole, vous ait pu servir de leçon, ni vous préserver de commettre cette seconde faute. Vous ne voulez tirer aucuns fruits du passé. La réflexion que vous y faites, ne vous empêche pas de courir à une nouvelle indiscrétion : le bon Temps qui vous aimoit alors, vous avoit invitée à rester dans son Palais ; vous avez également méprisé ses offres & ses avis : il en est irrité. Ne pensez pas, quoiqu’il vous ait fourni le moyen de voir vos freres, que cette action soit un bon office qu’il ait voulu vous rendre, ni un témoignage de sa bonté ; au contraire, je vous avertis que c’est pour vous punir, puisque vous ne sauriez désavouer que vous êtes bien moins à votre aise ici que vous n’avez été dans son Empire : cependant vous n’avez rien de mieux à faire que d’y rester ; car si vous en sortez, un Temps encore plus mauvais vous attend ; vous ne pouvez l’éviter, & je suis certain que vous regretterez ma cabane.

Je ne veux pas, continua ce sage Solitaire, voyant que son discours avoit mis la véritable image du désespoir dans les yeux de ses Auditeurs, vous dire que votre malheur sera éternel : non, ne le craignez pas, il cessera, mais ce ne pourra être qu’après que vous aurez souffert bien des maux. La Patience, qui est exempte d’emportement & de fiel, vous offrira encore une fois son secours, sans vous délivrer de toutes vos peines, avant que vous en ayez eu de si affreuses, que jamais mortels n’en ont expérimenté de semblables ; & le Temps furieux ne se laissera fléchir à ses sollicitations, qu’après que vous aurez vu brouter l’herbe à vos compagnons, & que vous aurez vous-même servi de pâture à un monstre de figure humaine.

Le Roi Astrologue cessa ainsi de prédire les infortunes de cette jeunesse : ils en frémirent d’horreur & d’effroi ; mais ne voyant point qu’ils parussent changer de sentiments pour cela, il se retira, & les laissa ensemble faire leurs réflexions.

Lorsqu’ils furent seuls, le jeune Prince d’Angole prenant la parole d’un air effrayé : Ciel, quelle horrible prédiction ! s’écriait-il ; ah, ma chere sœur ! ah, belle Balkir ! de quelle terrible destinée sommes-nous menacés ! ne vaudroit-il pas mieux rester ici, & attendre le retour du bon Temps, sans l’irriter encore par de nouveaux mépris ?

La terreur qui le possédoit, passa dans l’esprit de ceux qui devoient partager ces malheurs ; & la peur de brouter l’herbe, ou d’être la pâture d’un monstre, les força de suspendre l’ardeur de changer de demeure. Cette résolution prise, ils invoquerent la Patience, qui, suivant ce que leur avoit dit le sage Philosophe, ne résista pas à leurs premières instances, & se rendit auprès d’eux, en les consolant de tout son pouvoir. Mais le Temps, courroucé du peu de cas qu’ils avoient fait de ses bontés, voulant absolument les punir, les priva de ce doux secours, & la leur ôta.

Ils n’en furent pas plutôt séparés, que les Princesses recommencerent à presser leurs freres de s’éloigner, oubliant, les uns & les autres, sous quelles conditions ils pouvoient exécuter leur dangereux projet. Les Princes, s’étourdissant comme leurs sœurs sur les conséquences de cette démarche, en témoignerent autant d’empressement, sans que les représentations de l’Astrologue eussent aucun pouvoir. Ne voyez-vous pas, disoit Balkir, que ce vieillard est plus fin que nous ? Il ne nous donne une épouvante si singuliere, que parce qu’il ne veut pas rester seul ; la fatigue qu’il aura en se servant de nouveau, lui paroit trop forte, & le bon homme cherche à nous persuader de le soulager, en nous protestant que tout ce qu’il nous dit, n’est que pour nos propres intérêts, quoiqu’en effet, il ne pense qu’aux siens. Cependant nous sommes assez dupés, ajouta-t-elle, pour nous laisser prendre à un panneau si grossier, tandis que Benga & moi nous avons une sœur que l’amitié & l’honneur nous invitent à chercher par toute la terre, & qui, si elle est malheureuse, se plaint avec justice de ce que nous ne faisons aucuns efforts pour la soulager.

Ce raisonnement fut victorieux, & les détermina ; ainsi, malgré le penchant que l’ainé des Princes d’Angole avoit à croire les prédictions de l’Astrologue, il se laissa entraîner à la pluralité des voix, plutôt que de rester seul auprès de son savant Hôte ; il en prit congé, & partit avec sa famille.

Almenza suivoit à regret un parti qu’il voyoit bien qui étoit le moins sage, & tout en marchant, il essayoit encore à détourner ses compagnons d’aller plus loin ; mais Benga lui voulant faire approuver leur démarche, lui montra le portrait de cette Zelima que Balkir & lui cherchoient avec tant de peine. Il en fut charmé, comme Benga l’avoit prévu. Cette vue détermina tous ses raisonnements, & il trouva que non-seulement il étoit juste, mais encore absolument nécessaire d’avoir autant d’empressement ; & Merille, à qui la négligence de son éducation avoit toujours permis de dire sa pensée librement, sans être contrainte par la dissimulation qu’exige l’exacte bienséance, demanda à ce Prince, d’un air railleur, s’il n’avoit pas autant de courage que Balkir & elle.

Ces reproches devenoient inutiles en ce moment, la vue du portrait avoit décidé la question dans le cœur d’Almenza ; celle qui causoit l’entreprise étoit trop belle, pour qu’on n’eût pas raison en tout ce qui pouvoit tourner à son avantage. Ainsi tous animés du même esprit, ils suivirent la boule avec plus de gayeté, & lui ordonnerent, de la part du Temps, de les conduire au lieu que la Princesse de Bengal habitoit.

La boule obéissant à cet ordre, les fit marcher par des déserts terribles & des forêts affreuses, où ils furent plusieurs jours sans rencontrer autre chose que des bêtes féroces, contre lesquelles les Princes avoient souvent besoin de valeur pour se préserver de leurs dents cruelles.

A cette perpétuelle incommodité se joignoit presque toujours celle de la diete. Les provisions, dont ils avoient eu la précaution de se charger en partant, n’avoient pas pu durer, sans être renouvellées, aussi long-temps que leur voyage ; &, s’ils n’avoient point trouvé le secours de quelques fruits sauvages, ou de quelqu’insipides racines, ils auroient vu borner leur imprudente entreprise par la fin de leur vie.

Benga & ses cousins avoient bien des fleches, mais ils n’osoient les employer souvent à tuer du gibier, de peur de les perdre, & d’être privés de leur secours, lorsqu’ils en auroient besoin pour se défendre des bêtes carnassieres, par qui ils étoient continuellement attaqués ; & ils n’avoient recours à cette ressource, qu’en s’y trouvant absolument forcés par la nécessité.

Cependant, malgré la dureté du Temps qui les accompagnoit, ils se virent enfin hors de cette forêt, après deux mois d’une si pénible marche, & ne douterent pas que son courroux ne fût adouci, en appercevant une maison fort vaste, & d’une très belle apparence : ce Palais étoit de marbre de plusieurs couleurs, avec des compartiments qui produisoient un effet fort agréable. Ce beau lieu étoit si proche, que son aspect remit la joie dans leurs cœurs ; &, ranimant l’espoir que la fatigue avoit presque détruit, ils résolurent unanimement d’y frapper, & d’y demander un asyle pendant quelques jours, ne doutant pas que le récit de leur état déplorable n’inspirât assez de pitié à ceux qui l’habitoient, pour les porter à leur accorder cette grace.

La boule, qui cessoit de rouler partout où il falloit qu’ils prissent du repos, servit à les confirmer dans ce dessein en s’arrêtant à la porte, où elle frappa naturellement par le bond que lui fit faire l’obstacle qui s’opposoit à sa course.

Un vieil Esclave ouvrit sans tarder : ils lui exposerent leur besoin, & les raisons qui les obligeoient d’avoir recours à la généralité des Maîtres de ce lieu. L’Esclave ne leur répondit rien, mais il leur fit signe d’entrer ; & après avoir refermé la porte avec soin, il leur fit un autre signe pour les inviter à le suivre, les conduisant en silence à son Patron, qui étoit un grand homme, dont le regard dur & farouche ne leur laissa pas la douceur de se flatter qu’ils en seroient reçus d’une maniere aussi affectueuse qu’ils l’avoient été par le Roi solitaire. Ils furent confirmés dans leur crainte, quand cet homme leur demanda, d’un ton brusque, qui ils étoient ? où ils alloient ? & d’où ils venoient ?

Almenza, comme le plus âgé, prit la parole ; & ne jugeant pas à propos de se découvrir à ce rogue questionneur, avant de savoir quelle étoit son intention, lui répondit qu’ils étoient tous cinq enfants d’un Marchand de Bengal, & que leur pere ayant perdu une de ses filles, avoit consulté les Dieux du Pays pour en savoir des nouvelles : à quoi leur Prêtre lui avoit répondu, qu’elle seroit perdue pour toujours, à moins qu’il ne l’envoyât chercher par le reste de sa famille ; ajoutant que la tendresse qu’ils avoient tous pour cette sœur, les avoit fait mettre en voyage avec joie ; mais qu’ayant été rencontrés par des brigands, qui leur avoient pris leurs chevaux & leur argent, ne leur laissant que des habits de qui la simplicité leur ôtoit l’envie de se charger, ce contre-temps les avoit mis hors d’état de continuer ce voyage sans avoir reçu quelques secours, qu’ils espéroient de la générosité du Seigneur auprès de qui leur bon dessein les avoit conduits.

Cela suffit, leur dit séchement celui à qui ils parloient, vous avez besoin de repos, vous en pourrez prendre ici : après quoi, nous aviserons à ce qu’il faudra faire de vous, en attendant, on va vous donner quelques nourritures, ce qui apparemment vous est aussi nécessaire que le repos. A ces mots, ayant fait signe à l’Esclave de les conduire, il leur tourna le dos sans autres discours.

Malgré la sécheresse de cette réception, ils suivirent leur conducteur dans une salle grillée, ou plutôt dans une espece de caveau, où ils trouverent de la paille, sur quoi ils se jetterent, & peu après on leur apporta une grande terrine pleine de riz, préparé grossiérement. Quoique ce mêts fût peu ragoûtant, ils en mangerent avec avidité, & la nécessité le leur fit trouver merveilleux. Mais leur faim étant appaisée, ils firent réflexion à la façon dont cet Hôte leur avoit parlé ; ce qui commença à les allarmer. Pour redoubler encore leur inquiétude, ils s’apperçurent qu’ils étoient prisonniers ; car les grillages de leurs fenêtres ne pouvoient pas leur sembler un effet du hazard, par la précaution dont on avoit fermé la porte, après les avoir désarmés ; ils n’y avoient pas fait attention d’abord, mais toutes ces circonstances les forçoient à se les rappeller.

Malgré tant de sujets d’inquiétudes, leur accablement étoit si fort, qu’ils s’endormirent, sans que ce sommeil leur pût fournir le repos qu’ils cherchoient ; & ils firent tous le même rêve, songeant qu’ils voyoient le bon Temps, qu’ils reconnurent pour tel à ces marques qui ne se peuvent exprimer, & que les songes fournissent, sans que ceux à qui ils les représentent s’y méprennent ; car il n’avoit pas les attributs qui le font distinguer d’ordinaire. Loin d’avoir cet air gai & affable qu’il leur avoit montré dans son Palais, il ne leur fit voir qu’une physionomie sombre, fiere & irritée, les regardant avec une indignation qui les fit frémir.

Téméraires, leur dit-il, d’une voix terrible, vous avez eu l’audace d’abuser de ma bonté, & de mépriser mes avis, vous n’avez point voulu m’attendre ; &, ne croyant pas mon secours nécessaire, vous avez été assez imprudents pour partir sans moi : mais je vous en punirai, en vous abandonnant au Temps malheureux qui regne en ce lieu. Cependant, ajouta-t-il, vous le trouverez supportable, si, devenus plus sages par l’expérience, vous avez recours à la Patience, que je veux bien vous rendre ; mais si, malgré ses conseils, vous sortez d’ici sans attendre mes ordres, vous n’avez qu’à vous préparer à tomber sous la puissance du plus terrible des Temps, d’où je ne vous retirerai qu’après que vous aurez enduré des tourments si cruels, que vous vous imaginerez qu’ils auront été éternels.

Ce songe uniforme produisit un effet qui le fut de même, & qui les éveilla tous à la fois, dans l’émotion qu’il leur causoit. Ils se le réciterent, & furent encore plus épouvantés, parce que cette circonstance ne leur permettoit pas de prendre l’apparition pour l’effet d’une vapeur sans autres conséquences ; ils ne purent douter que ce ne fût une suite du courroux où le Temps étoit contre eux, & que ce ne fût lui-même qui le leur eût témoigné de la sorte ; ce qui fit que ces menaces les affligerent au dernier point.

Ils conclurent d’essayer à l’adoucir par leur obéissance & par leur soumission aux conseils de la Patience, qui revint à leur première demande. Les amoureux, Benga & Kuba, n’y trouvoient aucunes difficultés ; la présence de leurs Princesses les rendoit dociles aux leçons qu’elle leur offroit, parce que ces leçons n’alloient pas à les éloigner des objets de leur tendresse. Almenza seul n’étoit point satisfait de cette nécessité, qui retardoit pour lui le bonheur de voir la charmante Zelima. Quant à Balkir & à Merille, elles promirent à la Patience de s’abandonner à sa conduite. Leur résolution étoit à peine formée, qu’ils entendirent ouvrir la prison ; ils suivirent sans résistance ceux qui le leur ordonnerent. On les mena devant le Maître, qu’ils trouverent auprès d’une carriere de marbre, où il y avoit plusieurs malheureux occupés, les uns à tirer des blocs du sein de la terre, & d’autres à les scier ou à les porter.

Puisque vous êtes si éloignés de votre Patrie, leur dit-il d’un air farouche, il est inutile que vous songiez à la revoir ; après avoir pensé succomber sous la peine de venir jusqu’ici, vous y péririez indubitablement, si vous vouliez entreprendre de retourner d’où vous venez ; & le dessein de chercher votre sœur, ne sachant où la trouver, n’est pas moins ridicule : ainsi je juge à propos que vous borniez vos courses en ce lieu, d’où il y a plus de deux cents lieues jusqu’à la première habitation.

La brutalité dont cet homme leur offroit, ou plutôt leur ordonnoit un asyle, les dégoûtoit fort de l’accepter. Mais la réflexion qu’ils faisoient sur les menaces récentes que leur avoit fait le Temps, ne leur permit pas de demander la permission de se retirer. Il est même à présumer qu’elle auroit été suivie d’un refus : ils le pressentirent ; ce qui les empêcha encore de s’y exposer, & les engagea à lui témoigner qu’ils acceptoient ses offres avec beaucoup de reconnoissance.

La docilité à laquelle la crainte de déplaire au Temps les assujettissoit, étoit de plus nécessitée par l’approche de l’Hyver, & par la difficulté de former un autre dessein.

Cet Hôte farouche les voyant résolus à rester chez lui : Vous faites bien de vous déterminer ainsi, leur dit-il, c’est le seul parti que vous aviez à prendre ; mais, continua-t-il, d’un ton barbare, vous êtes-vous flattés que je serois assez dupe pour me charger de cinq personnes inutiles ? Si vous le croyez, c’est une erreur dont il vous faut désabuser. Almenza lui répondit humblement qu’ils étoient prêts à lui rendre les services qu’il exigeroit d’eux.

C’est comme je l’entends, repartit-il, & voici de quoi vous occuper. A ces mots, il leur fit présenter des scies, & leur commanda de se joindre aux scieurs de marbres, pour travailler avec eux. Quant à Balkir, que, sous son habit d’homme, il prenoit pour ce qu’elle représentoit, son air délicat lui faisant juger qu’elle ne tiendroit pas à la rudesse de ce travail, il la mit avec Merille à celui de nettoyer les étables & les écuries, y ajoutant le soin de ses troupeaux, & des autres ouvrages, qui, pour être moins pénibles que celui dont il avoit chargé les Princes, ne laissoit pas d’être très-fatigant pour de jeunes Princesses qui n’y étoient point accoutumées.

Elles sentirent une extrême douleur en voyant quelle étoit leur destinée ; les Princes accablés sous un si rude travail, avoient encore la mortification d’être traités d’une maniere honteuse, & les coups de courroies ne leur manquoient pas plus qu’aux moindres esclaves, lorsque l’excès de leur lassitude les forçoit à prendre quelques moments de repos, outre celui qui leur étoit accordé.

Le désespoir de se voir dans un tel esclavage, les auroit forcés à s’en délivrer par une prompte mort, si la Patience ne les avoit pas encouragés, en leur rappelant leur songe, & les prédictions au Roi Solitaire, par lesquelles on promettoit une fin à leurs peines. Ses soins les engageoient à s’y soumettre avec plus de tranquillité ; & la secourable Vertu poussa ses bontés jusqu’à les solliciter de faire leurs efforts pour remplir sans murmure un devoir forcé, les excitant même à essayer d’adoucir la férocité de ce Maître cruel. Ils y réussirent en quelques façons. Le Temps, qui les accoutuma au travail, le leur fit trouver moins dur, & fit aussi que ce Barbare, voyant leur assiduité de leur adresse, ne les traita plus si rigoureusement ; venant à les aimer assez pour les tirer souvent de ce pénible exercice, & pour les mettre à d’autres moins laborieux, il les faisoit travailler aux jardins, occupation dont il ne gratifioit que les plus favoris, & que les Princes envisageoient comme un grand bonheur, en le comparant à leurs premiers travaux. Cet adoucissement à leurs peines étoit accompagné d’un autre qui n’étoit pas moindre ; c’étoit une nourriture souvent meilleure que celle de leur riz ordinaire, & qui les substantoit mieux, les empêchant de succomber sous le poids de leur malheur.

Comme le Temps & la Patience accoutument à tout, cette illustre jeunesse se formoit insensiblement à une vie laborieuse, dont l’habitude adoucissoit l’amertume, de ils auroient attendu le retour du bon Temps, sans trop se plaindre des rigueurs du Temps présent, si Balkir & Merille, plus vives & moins prudentes, ne se fussent encore une fois lassées de la direction de la Patience. Elles la fatiguerent tant, qu’elle les quitta de nouveau ; & comme cette troupe étoit d’une union parfaite, ceux qui n’étoient pas prévenus contre elle, & qui en connoissoient tout le mérite, n’oserent la retenir, de peur de s’attirer des reproches de la part de celles qui la bannissoient, d’autant qu’Almenza, (qui ne s’y abandonnoit qu’à regret depuis qu’il avoit vu le portrait de Zelima) ravi d’avoir un prétexte à se soustraire à cette domination, se joignit au parti des Princesses, qui, n’ayant pas assez de confiance pour soutenir la dureté du Temps, déclarerent à leurs freres qu’elles n’avoient plus d’autre choix à faire que de sortir de ce lieu, ou de se donner la mort.

Cette cruelle alternative ne laissoit plus aux freres ni aux amants la faculté d’éluder un départ qui devenoit si nécessaire ; mais une fort grande difficulté s’y opposoit, puisqu’ils ne pouvoient presque douter qu’ils ne fussent esclaves, & que le parti dont le Maître leur avoit donné le choix, ne fût borné à celui qu’ils avoient pris, & auquel il les auroit forcés de revenir, supposé qu’ils en eussent fait un autre : ainsi, n’espérant point d’obtenir leur congé volontairement, ils se voyoient contraints à imaginer les moyens de le prendre par adresse, &, de chercher une occasion qui leur procurât furtivement la liberté.

Elle se trouva plutôt & plus facilement qu’ils ne l’avoient osé espérer. Cet homme qui faisoit tirer & polir des marbres, étoit envoyé en ce lieu, & en avoit l’autorité de la part du Roi du Pays ; ce n’étoit que pour son Souverain qu’il faisoit faire ces travaux. Lorsqu’ils étoient en état, on les chargeoit sur des barques, qui les portoient, au moyen d’une Riviere voisine, & on les lui envoyait de cette sorte à sa Ville Royale, conduits par de vieux esclaves, que leur âge & leur foiblesse mettoient hors d’état d’être utiles à rien autre chose ; ce qui assuroit la fidélité de leur retour, ne pouvant trouver personne ailleurs qui voulût les nourrir ; étant, outre cela, presque tous des enfants enlevés à leurs parents dans une si tendre jeunesse, qu’ils n’en avoient que des idées trop confuses pour les pouvoir retrouver, ou bien des Voyageurs, partis si jeunes de chez eux, & depuis si long-temps, qu’ils ne se pouvoient plus flatter d’y être reconnus.

Après avoir tenu plusieurs conseils sur les espérances que cette occasion leur fournissoit, Benga & ses compagnons résolurent de ne la pas laisser échapper, & de s’emparer de la barque par où se devoit faire le premier envoi. Ce petit bâtiment fut construit chez leur Maître ; & les Princes, que le desir d’éviter ses mauvais traitements, rendoit industrieux, travailloient à sa construction. Benga en fournit le dessein sur l’idée de ceux qu’il avoit vus à Bengale, & le Maître le trouva plus aisé à exécuter que ceux qui avoient été faits jusqu’à ce jour, la grossiéreté de ce Pays ne permettant pas à d’habiles gens de l’habiter.

Ces bâtiments informes, toujours prêts à périr, alloient si mal, que, pour rendre les marbres aux lieux de leurs destinations, la dépense excédoit cent fois l’avantage que l’on en tiroit ; & Benga, qui en avoit fait un modèle, dont le succès fit connoître la supériorité de son talent à celui des gens qui jusques là s’en étoient mêlés, eut le bonheur d’être chargé de faire exécuter en grand ce qu’il avoit montré en petit.

Cet emploi lui fournit le moyen de pratiquer dans ce bâtiment, un endroit secret pour cacher cinq personnes. L’utilité dont il étoit devenu, & qu’il avoit eu l’art de rendre commune à ses parents, leur donnant beaucoup plus de liberté, faisoit que l’on ne les renfermoit plus la nuit ; ce qui leur facilita le moyen de se cacher dans l’asyle qu’ils s’étoient préparé, après avoir aidé à charger les marbres & les vivres nécessaires, & qu’ils furent certains que rien ne pouvoit empêcher le départ de cette voiture. Le tumulte d’un embarquement, où, tout étant prêt, leur présence étoit inutile, facilita leur projet, & on ne s’apperçut pas qu’il manquoient, d’autant que le Maître leur aida à se cacher, par l’erreur qui le porta à faire partir cette barque avant le jour, afin qu’aucun des esclaves ne pût profiter de cette occasion pour lui échapper ; en-sorte qu’avec le secours de cette précaution, les Princes & leurs sœurs étoient déja loin quand l’aurore parut.

Ces Voyageurs fugitifs laisserent écouler un temps assez considérable pourvoit passer le danger d’être apperçus de leur habitation. Mais la nuit étant survenue, ils sortirent de leur retraite, & se rendirent maîtres fort aisément de six vieillards foibles & désarmés, qui étoient les seuls conducteurs de cette barque.

Les Princes les rassurerent, en leur protestant qu’ils ne leur vouloient point faire de mal, n’exigeant rien autre chose d’eux, sinon qu’ils les missent à terre, lorsqu’ils seroient un peu loin, & qu’en continuant leur voyage, ils leur gardassent le secret, sans jamais révéler par quels moyens ils s’étoient sauvés.

Ces fugitifs étoient les plus forts, & de plus ils avoient tant de charmes, que les pauvres gens n’eurent aucunes peines à leur promettre ce qu’ils demandoient ; & ayant ramé fidélement encore quatorze jours, le quinzième ils les avertirent qu’il étoit temps de se séparer, parce que le lendemain leur voyage seroit terminé.

Cette famille profitant de l’avis des vieux esclaves, débarqua promptement ; & ayant pris quelques-unes de leurs provisions, ils les quitterent. L’endroit où ils descendirent, leur parut charmant & fort solitaire. Si l’impatience de retrouver Zelima eût été moins forte, ils auroient passé quelques jours avec plaisirs dans ce beau désert ; mais leur empressement ne leur permettant pas de se donner cette satisfaction, après avoir pris seulement une heure de repos, Merille lança la boule qui leur servoit de boussole, & qu’ils avoient conservée précieusement : mais elle leur causa une vive inquiétude ; car au-lieu de rouler suivant le mouvement qui lui avoit été donné pour l’éloigner du rivage, elle dirigea sa course en bondissant, & en allant toujours du côté d’où ils étoient venus, leur faisant appréhender d’être obligés de retourner sur leurs pas, & d’aller ainsi au-devant de leur malheur.

Cependant la nécessité presqu’indispensable leur en fit courir les risques. Ils la suivirent en tremblant. Cette peine redoubloit à chaque instant, voyant tous les jours qu’ils la lançoient vainement d’un autre côté, & qu’elle reprenoit sans cesse la route du Palais des marbres. Leur terreur augmenta encore à la vue d’une si dangereuse maison, parce que la façon dont ils en étoient partis ne leur laissoit pas à douter qu’une cruelle réception ne les y attendît ; ils penserent abandonner cette fatale boule & prendre un autre chemin ; mais les Princes d’Angole, qui connoissoient la science du sage Roi, se rappellant qu’il leur avoit prédit que leurs malheurs finiroient après bien des travaux, encouragerent les autres à se laisser conduire, sans perdre, par leur timidité, le fruit de tant de peines qu’ils avoient déja endurées, & sans savoir si cette imprudente démarche ne les plongeroit pas dans de nouveaux embarras, en leur faisant peut-être abandonner le seul moyen de s’en tirer.

Ce sentiment étant probable, les encouragea, & ils résolurent de se confier au hazard, en continuant toujours leur chemin vers ce lieu redoutable, de la crainte duquel ils furent enfin délivrés ; car, lorsqu’ils en étoient tout près, la boule tournant à gauche, leur fit connoître que celui qui lui avoit donné la faculté de les guider, ne lui avoit point ordonné de les remettre en esclavage. Par ce changement de route, ils eurent bientôt perdu de vue cette dangereuse habitation ; ce qui les rassurant, renouvella leur courage, & amoindrit la fatigue qu’ils souffroient. Ils marcherent ainsi plus de trois mois en traversant souvent des déserts stériles, & quelquefois des Hameaux, où ils trouvoient les Habitants de ces lieux champêtres tranquillement occupés aux travaux uniquement nécessaires à leur conservation, sans que les soins superflus y fussent connus.

La paix, qui régnoit en ces lieux, paroissoit sur leurs visages. Leurs peines, qui n’alloient pas jusqu’à l’espoir, le leur laissoit si libre, que, lorsque les ouvrages étoient finis, ils s’en délassoient par des chants & des danses rustiques, qui faisoient envier leur sort aux Princes voyageurs. Ces lieux étoient sous la domination des Temps heureux & innocents.

Lorsqu’ils avoient le bonheur de se trouver dans ces paisibles demeures, ils y passoient quelques jours en repos ; ces Peuples champêtres leur faisoient agréablement part de leurs provisions, & ne les laissoient jamais partir qu’à regret.

Mais s’ils étoient quelquefois soulagés par le séjour qu’ils faisoient dans des lieux dépendants de l’heureux Temps, ils étoient plus souvent accablés par la nécessité qui les forçoit à séjourner dans des endroits où régnoit le Temps infortuné ; car la boule les faisoit passer en des lieux affreux, les conduisant fréquemment sur des montagnes escarpées, qu’elle montoit comme si elle eût été lancée, & où il falloit courir pour la suivre, au risque de se tuer ; d’autres fois, lorsqu’elle se trouvoit au sommet, & que ceux qui la suivoient espéroient de reprendre haleine, elle se précipitoit du haut en bas avec une rapidité qui ne rendoit pas le péril de la descente moins pressant qu’avoit été celui de monter.

Pour combler leur embarras, le Temps qui vient à bout de tout, & qui avoit entièrement consommé leurs pieces d’or & les pierreries que Benga & Balkir avoient apportées de chez eux, lorsqu’ils étoient arrivés chez le Roi Solitaire, en fit autant de leurs habits, qui, éprouvant le même sort, n’étoient plus que des haillons, ce qui ne servoit pas peu à augmenter leur misere ; car ceux à qui la nécessité les forçoit de s’adresser pour en obtenir des recours, les voyant en si mauvais équipages, les prenoient pour des brigands, à qui la pauvreté sert de prétexte pour demander, en attendant l’occasion de prendre.

Cette douloureuse situation les faisoit quelquefois repentir d’avoir quitté les divers asyles dont ils étoient sortis avec tant d’imprudence, & leur vérifioit la prédiction du Temps, qui les avoit menacés de les mettre en tel état, qu’ils regretteroient les carrieres de marbre.

Les Princesses, dont la précipitation avoit causé la résolution de désobéir au Temps, n’osoient se plaindre d’une infortune si bien méritée ; mais le silence qu’elles gardoient, ne cachoit point à leurs amants les maux qu’elles ressentoient ; elles étoient aimées, & ces sentiments suffisoient pour qu’elles n’eussent pas besoin de s’expliquer. Les Princes ne souffroient pas moins, & le malheur qui accabloit leurs Maîtresses se joignoit au leur pour augmenter les tourments dont ils étoient environnés. Ceux qu’ils avoient endurés dans la maison des marbres, leur rendoient suspectes toutes les habitations qui en avoient quelques apparences, se fiant plutôt aux cabanes, où ils n’avoient jamais trouvé que de la candeur, qu’aux plus riches Palais, dont l’expérience leur faisoit connoître le danger ; mais enfin ayant passé deux jours sans avoir la moindre subsistance, & la boule semblant affecter de les conduire avec plus de peine & de diligence, ils se trouverent si accablés de faim & de lassitude, que, se couchant au pied d’un buisson, ils étoient prêts de s’abandonner au désespoir, lorsque Kuba proposa que, tandis qu’il leur restoit encore un peu de forces, deux d’entre eux se détachant, fussent chercher le moyen de ne pas périr sans assistance. Il faut, continua-t-il, aller à la découverte ; si on ne nous veut pas recevoir, du moins ne nous refusera-t-on point quelques légers aliments.

Quoique ceux qui devoient être chargés de cette députation, eussent l’espérance d’être les premiers soulagés, ce n’étoit pas la raison qui les portoit à desirer la préférence ; mais chacun se flattoit de faire plus de diligence que les autres, pour venir secourir celles qu’ils aimoient : & comme ils avoient les mêmes raisons à alléguer, ne pouvant convenir de leurs faits, pour ne point faire de mécontents, ils tirerent au sort.

Le sort tomba sur les Princes d’Angole, & Benga resta chargé de la garde des Princesses, tandis que les Députés, sortant de la forêt, marcherent au hazard, du côté où elle paroissoit moins sombre, & où elle leur laissoit une plus prompte espérance de trouver un but à leurs desirs.

Ils ne furent point déçus dans leur espoir ; car à peine avoient-ils perdu de vue les Princesses & Benga, qu’ils apperçurent un Château magnifique. Ce spectacle ranimant leur courage, ils se hâterent d’y arriver, & au bout d’une heure, ils s’en virent à la porte.

Elle étoit fermée : une telle précaution leur fit concevoir quelque crainte que l’on n’y fût pas plus favorable aux Etrangers, que dans le Palais d’où ils s’étoient sauvés ; néanmoins ils surmonterent cette appréhension, ainsi que le souvenir de ce qu’ils avoient souffert à la maison des marbres. Le besoin pressant leur ayant représenté qu’il ne pouvoit leur rien arriver de plus fâcheux que la situation où ils étoient, ils frapperent à cette porte, évitant de faire de nouvelles réflexions.

On la leur ouvrit à l’instant, & sans de plus longs discours, ni même de questions, on les fit entrer, les conduisant dans une grande salle, où ils trouverent une femme fort vieille & encore plus laide, qui distribuoit de la soie à filer à plusieurs jeunes personnes.

Cette femme étoit d’une taille presque gigantesque, maigre & noire ; elle avoit l’air dur & sombre ; mais ses yeux s’adoucirent tout d’un coup à l’aspect des Princes, de qui la beauté & la bonne mine étoient remarquables, malgré leur fatigue & le délabrement de leurs vêtements. Elle les regarda aussi gracieusement que le put permettre sa farouche physionomie, les rassurant, par l’espérance qu’elle leur donna qu’ils trouveroient un asyle en ce lieu contre les poursuites du mauvais Temps.

Qui êtes-vous, charmants Etrangers, leur dit-elle, & quel motif vous conduit chez moi ? avez-vous besoin de mon secours ? parlez, je vous en offre un qui n’est pas tout-à-fait impuissant. Ce discours obligeant acheva de rassurer Almenza & son frere. Le premier lui répondit, d’un air plein de reconnoissance, qu’ils étoient des Voyageurs égarés dans la forêt, d’où ne pouvant retrouver leur chemin, ils avoient été obligés de sortir pour venir demander une retraite dans ce Palais, où ils n’avoient point douté que l’on n’eût la charité de les recevoir. Après quoi voyant que la mine gracieuse de cette affreuse beauté continuoit, & n’appréhendant plus qu’elle l’eût affectée pour les surprendre, il ajouta qu’ils avoient laissé dans le bois deux de leurs freres & une sœur, qui, étant trop fatigués pour les suivre, s’étoient assis, & se reposoient en attendant leur retour.

Comme il finissoit ces paroles, ils virent paraître un grand homme, fait, en son espece, comme sa femme, & qui n’étoit pas plus joli ; mais il ne le regarda point d’un œil si favorable : loin que ses yeux s’adoucissent de même qu’avoient fait ceux de sa digne moitié, ils semblerent en devenir plus horribles.

Que voulez-vous faire encore de ces gens-là, dit-il séchement à la Dame ? n’avez-vous pas allez d’hommes dans ces lieux ? Almenza, reprenant la parole : Seigneur, lui dit-il, en s’inclinant respectueusement, de grace, ne vous offensez point de notre présence ; nous ne demandons pas à vous importuner ; si vous daignez nous accorder le secours dont nous avons un si pressant besoin, nous n’en profiterons que cette nuit seulement ; & même, pour peu que cela vous importune, nous n’insisterons pas davantage, & nous allons nous retirer, sans rien demander que quelques aliments pour une sœur que nous avons avec nous ; elle est si excédée de lassitude, à une médiocre distance de ce Palais, où elle attend notre retour, qu’elle n’a pu venir jusqu’ici en demander elle-même. C’est cette fâcheuse extrémité qui peut seule nous forcer à renouveller nos instances, afin d’obtenir de votre courtoisie, la permission d’aller la chercher, ainsi que nos deux freres qui sont restés avec elle, pour les faire jouir ici, pendant cette nuit seulement, d’un repos dont nous avons un si pressant besoin. Mais, Seigneur, puisque vous avez des raisons qui nous privent de la satisfaction que nous avons osé demander, que votre charité s’exerce seulement à nous accorder quelque peu de nourriture pour leur porter.

Ce déplaisant personnage se dérida à son tour, lorsqu’il entendit qu’il y avoit une fille avec les malheureux Voyageurs. Ah ! vous avez une sœur, dit-il d’un air content ? Puisque cela est, il faut vous secourir ; car sans doute que la pauvre enfant est jeune, & apparemment délicate…

Allez-la chercher promptement, je le veux bien ; je me plais à faire plaisir quand je le puis : mais, poursuivit-il, comme elle doit être fort fatiguée, & que je pense que vous ne l’êtes pas moins, je vais vous y envoyer dans mon équipage. A ces mots, il ordonna que l’on apprêtât un char, & il fut obéi à l’instant, malgré les oppositions que sa femme y mettoit à son tour.

Qu’avons-nous à faire de cette fille, lui disoit-elle, en manque-t-il dans ce Palais ? ou, si vous voulez absolument qu’elle y vienne, ne peut-elle pas, après avoir couru tant de Pays, prendre la peine de faire à pied le peu qui lui reste de chemin, sans donner à ces jeunes gens, qui ne sont pas moins fatigués qu’elle, l’incommodité d’aller la chercher ? &, sans avoir celle de lui envoyer un char, ne suffira-t-il pas qu’un Esclave aille dire, que l’on a la bonté de lui permettre de venir ?

Cette remontrance faite d’un ton acariâtre, ne se trouvant pas du goût de l’Epoux, il ordonna si fiérement à sa femme de se taire, qu’elle ne repliqua point ; mais, au défaut de la bouche, ses yeux ne cacherent pas son mécontentement.


Fin du Tome premier.

LE TEMPS
ET
LA PATIENCE,
CONTE MORAL.

TROISIEME PARTIE.


LEs Princes partirent ; & lorsqu’ils furent auprès de Benga & des Princesses, ils leur conterent, sans dissimulation, les diverses réceptions qui leur avoient été faites, dont ils furent fort épouvantés. Qu’allons-nous rencontrer dans cette maison, s’écria Merille ? Hélas ! si nous y entrons, serons-nous les maîtres d’en sortir ? & ne vaudroit-il pas mieux mourir ici, que d’aller chercher une mort presque certaine, & sans doute plus effroyable ?

Pourquoi nous former de si tristes idées, reprenoit Balkir ? Quoi ! parce que cet homme & sa femme sont brusques & laids, & qu’apparemment ils se haïssent, & qu’ils aiment à se contredire, vous présumez, comme un fait certain, qu’ils nous tueront ? Et sur quoi fondez-vous ce funeste pronostic ? Les Princes n’ont aperçu chez eux aucunes marques de cruauté. Enfin, ma chere cousine, le pis qui nous y peut arriver, ce sera de filer de la soie. Et bien, quand cela arriverait, en souffririons-nous une peine aussi rude que celle où nous sommes exposés depuis si long-temps ? Croyez-moi, Princesse, ajouta-t-elle, profitons de cette apparence de bonheur : &, supposé que nous n’y en trouvions point, rappellons la chere Patience, unissions-nous à elle, & ne l’abandonnons plus ; elle rendra nos peines plus légeres.

Quoique ce discours fût fort sensé, & qu’il fût soutenu de l’avis des trois Princes, il n’étoit pourtant point capable d’ébranler la volonté de Mérille, qui paroissoit si déterminée à ne plus s’exposer à un danger qu’elle redoutoit sans le connoître, que son obstination auroit été plus forte que les raisons de Balkir, étant sur le point de les faire tous céder à sa fantaisie, lorsqu’une grêle épouvantable, survenue en ce moment, mit fin à la dispute. Elle-même, la terminant contre son propre gré, fut obligée de se jetter dans le char pour s’y mettre à couvert de l’orage, qui devint si dangereux dans un instant, qu’il déracinoit les arbres, en inondant la terre d’un torrent d’eau qui tomboit du ciel, sans amortir les éclairs, ni diminuer le bruit épouvantable que faisoit le tonnerre.

Merille jugea alors qu’il n’y avoit pas d’autres moyens d’éviter une mort qui paroissoit certaine, qu’en courant le risque de celle qui n’étoit peut-être fondée que sur une terreur panique ; &, cessant de résister, elle fut la première à presser les autres de se réfugier auprès d’elle, encourageant leur conducteur à faire la plus grande diligence qu’il pourroit.

Les chevaux qui les tiroient étant vigoureux, ils furent en peu de moments au Palais où ils étoient attendus ; il étoit presque nuit lorsqu’ils y arriverent, & ils furent reçus aux flambeaux. Broukandork, maître de ces lieux, suivi de Faramine, sa charmante moitié, vinrent les recevoir à l’entrée de la maison : il parut charmé de Merille, tandis que la beauté de Balkir, qui passoit toujours pour un jeune homme, enchantoit Faramine.

L’un de l’autre s’empressoient à les secourir, chacun suivant son inclination ; & comme le plus pressant besoin sembloit être celui de manger, après un si long jeûne, ils furent servis splendidement, avec une extrême diligence ; leurs Hôtes leur faisant l’honneur de se mettre à table auprès d’eux, moins pour manger, que pour avoir le plaisir de les servir.

Quand les mêts n’auroient pas été aussi exquis, la faim qui les tourmentoit, les leur eût fait trouver tels ; mais comme leur excellence effective étoit jointe à beaucoup d’appétit, la bonne grace & les empressements dont ils étoient offerts, en augmentoient encore le mérite.

Il faut pourtant dire que les honnêtetés de ces époux n’étoient pas générales. Faramine auroit laissé mourir Merille de faim avant de lui offrir un morceau, & peu s’en falloit que Broukandork ne reprochât à Balkir qu’il mangeoit trop : mais les attentions de la femme dédommageoient le prétendu jeune homme de celles que lui refusoit le mari ; & les siennes auroient consolé Merille des mépris de Faramine, quand elle y auroit été fort sensible. Les trois Princes partageoient avec Balkir les malhonnêtetés de ce nouvel amant de Merille ; &, n’osant se servir eux-mêmes, ils auroient eu le sort de Tantale, si, malgré la douce occupation de la Dame Châtelaine, elle ne s’en fût distraite de temps en temps pour leur donner abondamment de quoi vivre, quoique les morceaux les plus délicats fussent pour le beau Balkir, quand Broukandork ne les pouvoit pas saisir pour les donner à Merille. Mais l’abondance des mêts mettoit les Princes en état de faire encore grande chere du superflu des Princesses, ces agréables époux ne s’occupant précisément que de ce qu’ils auroient fait eux-mêmes, s’ils avoient osé faire les honneurs de cette table.

La présence de Merille ayant adouci de la sorte la fiere humeur du Seigneur Broukafidork, il lui disoit mille choses obligeantes en la servant avec une attention qui auroit été charmante si elle fût venue de toute autre part. Faramine ne la regardoit pas si obligeamment, & ses regards auroient été très-différents de ceux de son époux, si elle en avoit eu le temps ; mais uniquement occupée à considérer Balkir, elle n’avoit des yeux que pour ce jeune homme.

Le repas dura assez pour que les convives eussent le temps de se rassasier à leur aise ; & lorsque leurs nouvelles conquêtes se furent apperçues qu’ils ne mangeoient plus, l’intérêt qu’elles prenoient déja au repos de ces charmantes personnes, leur fit penser qu’ils en avoient besoin. Ce cher intérêt l’emportant sur le plaisir qu’ils avoient à les voir, ils les inviterent à aller goûter la douceur du sommeil, & les conduisirent eux-mêmes dans des appartements commodes, non pas dans l’ordre où la bienséance l’auroit exigé, mais chacun selon son goût. Broukandork accompagna Merille, qui, malgré lui, engagea un de ses freres à la suivre, & Faramine fut elle-même montrer à Balkir le lit qui lui étoit destiné, mais son frere & Kuba ne les quittant point.

Ces hideux époux se voyant séparés, cesserent de se gêner avec les charmants objets de leurs amours, qu’ils accablerent de discours obligeants ; & Balkir, qui, malgré ses chagrins, avoit un extrême penchant à se divertir de tout, étoit enchantée des douceurs que lui disoit Faramine, dont elle voyoit bien l’erreur, n’ignorant pas qu’elle ne devoit qu’à son habit toutes les galanteries qu’elle en recevoit.

Elle étoit dans l’impatience de se retrouver en liberté avec ses compagnons, pour rire à son aise de cette méprise : en effet, dès qu’elle se vit en état de les entretenir, elle leur fit part de sa bonne fortune ; & Merille lui rendant confidence pour confidence, lui apprit son agréable conquête. Elles étoient ravies de cet événement, se flattant qu’il leur feroit trouver le Temps agréable ; & ne mettant point en doute qu’il ne fît obstacle au mauvais Temps dont ils étoient poursuivis. Mais leurs amants ne pensoient pas de même ; celui de Merille étoit jaloux, ou plutôt redoutoit le pouvoir d’un rival, sous la domination de qui ils se trouvoient ; & Kuba maudissoit sa ridicule rivale, dont il appréhendoit les assiduités, parce qu’il ne doutoit pas qu’elle ne se contraignît, tandis qu’elle ignoreroit le sexe du sujet de sa tendresse, de craignant ensuite sa fureur, quand elle viendroit à se désabuser.

Quant à Almenza, quoiqu’il ne fût point amoureux dans ce Palais, & qu’il n’eût pas les mêmes raisons d’être allarmé, il n’en étoit pas plus content ; le lieu seul lui confirmoit la vérité des conséquences que tiroient ses compagnons : de plus, il ne pouvoit se flatter que les menaces de l’Astrologue fussent fausses, tandis qu’elles le rapportoient si bien à celles que leur avoit fait le Temps lui-même ; & il appréhendoit que cette espece de plaisir ne se terminât par un funeste dénouement ; ce qui lui donnoit une vive impatience de sortir de ce lieu, qui ne pouvoit que leur devenir fatal, & qui en son particulier, le lui étoit déja, en retardant la recherche de la belle Zelima.

La complaisance qu’ils avoient les uns pour les autres, fit que les Princesses ne s’opposerent pas à ce que les Princes prissent les mesures qui les pouvoient tranquilliser, & elles consentirent qu’ils demandassent leur congé le troisieme jour. Mais lorsque Almenza en eut dit les premieres paroles, ils trouverent l’obstacle qu’ils avoient presque prévu ; car Broukandork, avec une émotion qui tenoit de la fureur, lui repartit que sa proposition étoit extravagante : vous voulez donc faire périr votre sœur, lui dit-il ? croyez-vous que le peu de repos qu’elle a pris, soit suffisant pour la remettre des fatigues où l’ont exposée les travaux qui ont suivi son voyage ? non, ne vous flattez pas que je le souffre ; allez-vous-en, si vous voulez, & à votre retour, si elle le juge à propos, elle vous suivra. Faramine, qui étoit présente à la demande d’Almenza, n’en fut pas moins choquée que son époux ; & la crainte de perdre Balkir étant aussi forte en son cœur, l’obligea à s’opposer à la permission que Broukandork lui vouloit donner. Cela seroit beau, dit-elle avec emportement, qu’une fille laissât partir quatre freres pour rester seule dans une maison inconnue : & puisque l’approche de l’Hyver ne vous effraie point, dit-elle à Almenza, & aux deux autres, il faut apparemment que vos affaires soient pressantes : ainsi, je vous conseille de ne les pas négliger ; mais vous serez assez de trois. Laissez Balkir avec sa sœur, la bienséance en fera moins choquée que de l’abandonner seule ici comme une vagabonde ; ce jeune homme n’a pas l’air plus propre qu’elle à soutenir la fatigue d’un tel voyage, ajouta-t-elle, par réflexion.

Ces propositions étoient trop éloignées des intentions de ceux à qui on les faisoit, pour qu’elles pussent être acceptées. Merille & Balkir dirent résolument qu’elles ne vouloient point abandonner leur famille, & qu’elles ne resteroient que si les autres demeuroient. La peur de s’en séparer détermina leurs amants, qui comprirent bien que s’ils insistoient, on les enverroit malgré eux, & que les Princesses resteroient captives. Ainsi, au plus grand regret d’Almenza, on décida, de bonne grace en apparence, qu’il falloit rester.

Leurs Hôtes, ravis de n’être point obligés d’user de violence pour obtenir ce qu’ils desiroient, ne songerent qu’à leur rendre le séjour de ce Palais assez agréable, pour que l’envie d’en sortir ne les reprît pas. Ils inventerent tous les plaisirs qui dépendoient de leur puissance ; mais au travers de ces douceurs, il y avoit toujours quelque chose à redouter ; Broukandork n’étant gracieux que pour Merille, sans que ses regards, barbares à l’égard des autres, fussent adoucis, tandis que Faramine la regardoit continuellement d’un œil de fureur, n’ayant de bontés empressées que pour Balkir, quoiqu’à la vérité elle ne parût pas irritée contre leurs trois compagnons, à qui elle parloit sans aigreur, ne témoignant absolument de haine que pour Merille.

Cependant cette Princesse se faisoit à ce genre de vie, les farouches hommages qu’elle recevoit étoient pourtant des hommages, & elle n’en avoit reçu aucuns depuis la mort du Roi son pere. Leur singularité leur donnoit un prix qu’ils n’auroient pas eu, si elle y eût été accoutumée. Elle se flattoit que, n’étant point parvenue jusqu’à l’Empire de l’heureux Temps, elle étoit du moins sous celui du Temps passable ; mais la douceur, dont cette erreur la faisoit jouir, ne dura guere, & elle s’apperçut bientôt qu’elle avoit été abusée par le Temps trompeur : car leurs Hôtes, qui, dans les commencements, n’avoient fait connoître leur amour à Balkir & à elle, que par les plus doux empressements & les plus grandes complaisances, cesserent insensiblement de se contraindre ; & les deux objets de la tendresse de ces effroyables amoureux expérimenterent qu’ils étoient bien éloignés de voir le courroux du Temps adouci, comme ils le croyoient ; & ils connurent que cet événement qu’elles avoient envisagé comme un bonheur & comme une occasion qui leur fourniroit des plaisirs, alloit devenir la source de cent mortels chagrins.

Le commencement en vint par la jalousie qui troubla le cœur de ces agréables époux ; quoiqu’ils ne s’aimassent pas, leur amour-propre se crut outragé. Broukandork devint furieux en s’appercevant de l’amour que Faramine avoit pour Balkir & Faramine fut outrée de la préférence qu’elle trouvoit injuste que son époux donnât à Merille.

Comme la politesse régnoit trop peu entre eux pour les porter à dissimuler leur dépit, ils se querellerent dans les termes les plus grossiers. L’époux reprocha à son épouse qu’elle faisoit à Balkir des avances honteuses, de même qu’à tous les hommes qu’elle rencontroit, tandis que Faramine s’expliquoit avec la même aigreur sur les soins qu’il rendoit à Merille & à celles de son sexe à qui il trouvoit occasion de parler : ce n’étoit point l’amour qui causoit leur jalousie, ils ne s’aimoient pas plus qu’ils n’étoient aimables, & n’avoient eu de leur vie d’autres sentiments l’un pour l’autre, l’inclination n’ayant eu aucune part à l’union de cet effroyable couple, mais seulement leur fourberie réciproque. Broukandork avoit passé pour un Seigneur étranger dans la Ville où Faramine vivoit ; à l’aide de son industrie, & de plusieurs mauvaises actions, il s’y étoit mis en état de faire une figure considérable, qui, le faisant prendre facilement pour ce qu’il se supposoit, l’introduisit, sous ce déguisement dans toutes les maisons où il espéroit faire quelques profits illégitimes.

Faramine, fort laide, & de fort basse extraction, avoit à peu près les mêmes inclinations. Elle les avoit si heureusement mises à profit, qu’elle s’étoit prodigieusement enrichie, son principal négoce ayant été d’attirer chez elle les riches Etrangers, sous des prétextes aussi honteux que criminels, & de les égorger pour profiter de leurs trésors.

Quoique les discours que l’on tenoit à son occasion fussent si apparents qu’ils ressembloient parfaitement à la vérité ; comme les victimes de ses malversations étoient inconnues, encore que l’on les eût vus fréquenter dans sa maison, on ne pouvoit la convaincre de les avoir fait disparoître, & ce secret impénétrable la mettoit à couvert de toutes punitions.

Broukandork avoit l’âme trop basse pour que ce qu’il savoit de la mauvaise réputation de cette femme le rebutât ; il s’attacha à elle, & l’ambition le joignant aux autres vices dont elle étoit pétrie, elle l’épousa par vanité ; mais elle ne fut pas long-temps abusée, car elle apprit aussitôt qu’il ne fut plus temps de s’en dédire, que ce Prince, son prétendu, étoit de Nation Arabe, de Race esclave, & esclave lui-même, qui avoit trouvé le moyen de se racheter.

Cette femme, qui ne s’étoit donnée à lui que pour avoir un rang qui l’autorisât à prendre des airs propres à lui attirer des amants, fut fort mortifiée de s’être trompée si lourdement, d’autant que ce qu’elle n’avoit fait que pour avoir l’occasion de vivre plus licencieusement, venoit directement de produire un effet contraire, tout le monde l’abandonnant pour ne rien avoir à démêler avec son indigne époux.

Son rang n’ayant rien d’assez imposant pour que l’on daignât se contraindre pour lui ni pour elle, l’exposoit sans ménagement à toutes les railleries publiques. Elle en fut si mortifiée, qu’il lui fut impossible de les supporter. Après que son mari, qui étoit aussi méprisé qu’elle, lui eut fait & en eut reçu réciproquement les plus sanglants reproches, ils prirent le parti d’acheter ce Palais solitaire, où, afin de continuer à satisfaire son goût pour le libertinage, elle avoit auprès d’elle les plus beaux esclaves qu’elle pouvoit trouver, forçant par ses caresses ou ses menaces les Voyageurs que le hazard conduisoit chez elle, à y assouvir ses honteuses passions. C’étoit à leurs risques ; car Broukandork, que le peu d’estime qu’il avoit pour sa femme rendoit clairvoyant, n’étoit pas long-temps à s’en appercevoir, & à les sacrifier à sa fureur, n’entendant point de railleries sur cet article ; quoique, de son côté, il n’en fût pas moins susceptible, & que quand le hazard lui livroit quelques jeunes filles, elles fussent aussi à plaindre que les hommes qui tomboient au pouvoir de Faramine.

Les Héritiers d’Angole & de Bengal n’employerent guère de temps à connoître la dangereuse situation où ils se trouvoient. Merille apprit cette histoire par une des fileuses qu’ils avoient vues en entrant ; elle ajouta à cette instruction la certitude du danger où elle étoit. Cette fille lui dit que, soit que ce perfide se dégoûtât bientôt de la possession des belles qui avoient le malheur d’entrer dans ce Palais, ou qu’il se rebutât de leurs rigueurs, il les abandonnoit également, après un peu de temps, à la fureur de Faramine, qui inventoit pour elles des tourments pires que la mort, & qui la leur faisoit souhaiter comme un bien. Ainsi, aimable Merille, poursuivit la belle esclave qui lui apprenoit à connoître leurs Hôtes, je vous conseille d’employer toute votre attention pour ne point déplaire à votre terrible amant ; & sur-tout, si, entre ces jeunes Seigneurs que vous appellez vos freres, il s’en trouvoit un qui ne le fût pas, & qui vous fût attaché par le cœur, prenez garde de ne point laisser pénétrer votre secret au cruel Broukandork, car rien ne seroit capable d’empêcher sa perte.

Une si terrible nouvelle troubla extraordinairement la jeune Merille. Ayant trouvé l’occasion d’en parler à ses compagnons, ils se crurent perdus sans ressource ; &, d’un sentiment unanime, ils résolurent de quitter ce lieu dangereux le plus promptement qu’il leur seroit possible, sans pourtant savoir comment ils s’y prendroient pour exécuter ce dessein. Les portes de cette prison étoient bien gardées, & les issues secretes n’en étoient pas aussi aisées qu’au Serrail d’Orosmane. Les Maîtres de ce Palais étoient si exacts à faire réparer les murs, qu’il n’étoit pas possible de passer par aucunes brèches ; ainsi, pour se sauver, ils ne trouverent point d’autres expédients que celui d’engager Broukandork à leur donner la liberté. Ce fut le seul où ils se bornerent. Quelque difficile que cette ressource leur parût d’abord, ils ne la crurent pas cependant tout-à-fait impossible, car il cherchoit déja ouvertement l’occasion de faire querelle aux Princes. La sombre fierté qu’il leur avoit témoignée à leur arrivée, étoit insensiblement dégénérée dans une haine ouverte, qu’il ne prenoit plus la peine de contraindre. Non-seulement Balkir en étoit le principal objet, mais elle se répandoit encore sur ceux qu’il croyoit ses freres.

Faramine, de son côté, ne se contraignoit pas davantage, & ne perdoit pas une occasion de faire sentir le poids de son aversion à Mérille. Cette conformité de sentiments entre leurs Tyrans, inspira à ces jeunes infortunés le dessein de le servir de l’un contre l’autre ; voulant le mettre à exécution, il fut résolu que les deux Princesses feindroient de la complaisance pour Faramine & son époux, & que, cessant de les rebuter, elles témoigneroient de la disposition à répondre enfin à leurs empressements.

Il ne fut pas difficile de conduire ce projet, parce que ces indignes amoureux, qui n’avoient jamais apperçu pour eux que des mouvements d’horreur dans sous les sujets de leurs tendresses, furent enchantés des légeres espérances que leur accordoient ceux-ci. Quand ce nouveau procédé eut un peu accoutumé Faramine la confiance pour Balkir, cette Princesse lui fit une prétendue confidence, & lui dit qu’elle s’appercevoit à regret que Broukandork étoit amoureux de Merille, mais que, plutôt que de souffrir qu’elle répondît à ses desirs, elle étoit résolue de la poignarder, & aussi-tôt de percer son propre sein.

Le premier de ces points n’avoit rien de terrible pour Faramine ; au contraire, si Balkir s’en fût tenu là, elle en auroit été charmée, & même lui en eût de bon cœur épargné la peine ; mais la mort que cet amant lui faisoit envisager pour lui-même, changeoit la face des choses, & la forçoit à craindre la perte de sa rivale, puisqu’elle devoit entraîner celle de l’objet de ses feux : ainsi, loin d’approuver le moyen qu’il proposoit pour empêcher une union qui les offensoit également, elle s’opposa vivement au dessein de Balkir ; & le prenant naturellement au piege que cette Princesse lui tendoit, elle lui proposa de faire sauver une sœur pour qui elle avoit tant d’inquiétude, & lui promit de la mettre en liberté la première fois que son époux iroit à la chasse, disant qu’elle lui donneroit un cheval & une fille pour l’accompagner, tandis que Balkir, supposant qu’elle y trouvoit mille inconvénients, feignoit toujours de croire qu’il seroit plus prompt & plus facile, après avoir tué Merille, de se donner la mort pour éviter la fureur de Broukandork, que de s’exposer aux difficultés qui se présentoient sans nombre, en agissant de toute autre façon ; ce qui allarmoit son amante, & la rendoit encore plus empressée à faire réussir une affaire d’où dépendoient les jours de celui qu’elle aimoit alors.

Merille, de son côté, se servant du même stratagême, fit entendre à Broukandork qu’elle n’étoit pas éloignée de se rendre à ses empressements, mais que la présence de ses freres la contraignait, parce qu’ils ne la verroient point sans courroux disposer de son cœur en faveur d’un autre que de celui. qu’ils lui destinoient pour époux, ajoutant qu’elle voyoit plusieurs inconvénients à un si long séjour de leur part dans son Château ; premiérement (& c’étoit le plus pressant) craignant, disoit-elle, qu’ils ne s’émancipassent à murmurer contre une sœur qui trahiroit leur espoir, & peut-être contre lui, & que ce manque de respect attirant son courroux, ne le portât à les punir.

Je vous avoue, Seigneur, continua-t-elle, que je me sens assez de courage pour aimer sans leur aveu, mais que je n’en aurois pas assez pour continuer à chérir une main qui se seroit souillée dans leur sang. Je m’apperçois encore que le jeune Balkir est assez téméraire pour être touché des bontés de Faramine, & je crains, avec de justes raisons, que cet outrage n’excite votre courroux ; mais je ne vous cache point que je mourrois de douleur, s’il arrivoit quelque accident aux uns ou aux autres.

Broukandork ravi de ce discours, qui lui offroit une occasion de plaire à Merille, de se rendre heureux, et tout ensemble de faire un extrême déplaisir à sa femme, (ce qui n’étoit point une des circonstances la moins flatteuse pour lui,) ne balança pas à promettre de renvoyer les Princes, sacrifiant à sa maîtresse le ressentiment de l’audace de Balkir. Mais il ne pouvoit point exécuter ce dessein à force ouverte, parce que Faramine étoit femme à troubler leur projet, en égorgeant elle-même ceux qu’il avoit dessein d’épargner. Il falloit donc user d’adresse, & il n’en trouva point de plus sûre que de mener ces jeunes gens à la chasse, d’où il pourroit leur rendre la liberté. Merille approuva l’expédient ; & Broukandork en ayant parlé comme d’une grace qu’il leur vouloit faire, ils s’y préparerent tous avec joie.

Les Princes, informés par leur sœur du succès de sa feinte, parurent recevoir avec beaucoup de reconnoissance, l’honneur qui leur étoit proposé. Faramine fut ravie que son mari prît de lui-même le parti d’aller se promener, comptant bien employer le temps de son absence à rendre la liberté à Merille ; mais elle auroit desiré qu’il y eût été seul, ou du moins qu’il eût excepté Balkir de cette promenade ; cependant, comme il n’y avoit pas moyen de s’opposer à ses volontés, sans se rendre suspecte, elle le laissa faire, le connoissant homme à faire périr de son côté ceux qu’elle vouloit protéger, pour peu qu’il soupçonnât qu’ils eussent part au moindre mystere.

Ce n’étoit pas la premiere fois qu’ils s’étoient fait de ces tours ; ils savoient par expérience jusqu’où alloit leur cruauté réciproque. Broukandork & sa suite partirent donc sans obstacles ; &, pour plaire à Merille, il fit l’effort de s’en éloigner. Cette Princesse lui promit qu’à son retour, il connoîtroit, sans équivoque, les sentiments qu’elle avoit pour lui : ravi de cette douce espérance, dont il n’entendoit point le véritable sens, il se pressa de partir, sans craindre rien de la part de Faramine, les jours de Balkir lui répondant de la vie de Merille ; mais à peine furent-ils hors du Palais, que Faramine voulant exécuter la parole qu’elle avoit donnée à Balkir, se dépêcha de mettre sa sœur en liberté, lui donnant de quoi subsister assez long-temps pour qu’elle eût la commodité de trouver un asyle, y ajoutant, comme elle l’avoit promis à son amant, une fille pour l’accompagner.

La générosité de la bienséance avoient eu moins de part à ce dernier article que son propre intérêt. Cette fille étoit justement la même à qui Merille avoit obligation de l’avis sur qui elle seroit conformée, pour ne point donner de soupçons contre elle, & elle étoit aussi celle dont Broukandork étoit encore amoureux, lorsque Merille arriva en son Palais. Mais comme cette nouvelle passion avoit détruit la première, & que, n’ayant pu vaincre ses rigueurs, il s’en étoit vengé en la livrant à Faramine, qui l’avoit mis au nombre de ses fileuses, elle étoit bien-aise de s’en défaire sous ce prétexte, afin que Broukandork, ayant perdu Merille, ne songeât point à s’en consoler en l’aimant de nouveau.

Ces précautions étant bien prises, & les deux objets de sa jalousie partis, elle attendoit impatiemment le retour de Broukandork, qu’elle présumoit qui lui rameneroit son amant : mais cette espérance fut vaine ; car à peine ils avoient eu fait un quart de lieue, que, regardant Balkir d’un air d’indignation : Téméraire, lui dit-il, qui as eu l’audace de songer à me déshonorer, rends graces aux charmes de ta sœur, par qui tu es soustrait à ma vengeance, & qui te garantissent du sort des malheureux qui ont eu avant toi la même insolence ; fuis, ajouta-t-il, loin de Faramine & de moi, & que tes freres t’accompagnent dans ta fuite : mais ne tardez pas à vous éloigner ; car, si à mon retour, Faramine, ne vous voyant plus, vous fait chercher, & que l’on vous ramene à mon Palais, il n’y a point de pouvoir qui vous puisse garantir de ma fureur ; je vous déclare que vous périrez dans les plus affreux supplices.

Leurs intentions étoient trop conformes à celles de ce farouche Libérateur, pour qu’il eût besoin d’employer la menace, afin de leur faire accepter la grace qu’il leur faisoit. Après l’avoir assuré le plus briévement qu’il leur fut possible, du dessein qu’ils avoient de se conformer à ses ordres, ils prirent en diligence le chemin qu’il leur dit être le plus propre à éviter les recherches de Faramine, & le laisserent avec un empressement dont il fut content.

Broukandork craignant autant qu’eux-mêmes que Faramine, en apprenant leur départ, ne fît courir après, eut soin de ne rentrer dans son Palais qu’au bout de trois jours. Cette précaution fut heureuse pour faciliter également l’éloignement de Merille avant qu’il en pût être instruit, ni qu’il lui fût possible de la poursuivre. Il n’étoit donc plus question pour les freres, que de retrouver Merille ; & Benga en étoit encore plus en peine que les autres : mais la boule les rassura ; ils en connoissoient le pouvoir, & cette confiance ne fut point vaine ; car Merille, après avoir congédié sa compagne, & lui avoir donné la liberté de se retirer où elle le jugeroit à propos, en partageant avec elle les libéralités de Faramine, les rejoignit le même soir. Leur joie fut extrême en se revoyant ; &, afin de profiter des conseils de Broukandork pour éviter également ses recherches, ou celles de Faramine, ils marcherent le jour & la nuit, ne prenant qu’un léger repas quand le besoin les y forçoit, tant qu’enfin ils se trouverent hors de crainte de retomber sous la puissance de leurs ennemis. Alors, accoutumés à courir par monts & par vaux dans des chemins impraticables aux chevaux, ils s’en défirent au premier endroit habité ; mais ils furent agréablement surpris de la modération de leur boule, qui, loin de les faire trotter avec sa rapidité ordinaire, marchant plus lentement, leur donna le moyen de se délasser à leur aise. Ils passerent ainsi près de quinze jours en te reposant, & en faisant de petites journées. Cet état leur sembloit si heureux, qu’ils se flattoient d’avoir trompé le mauvais Temps ; mais, au contraire, c’étoit lui qui les trompoit, & il étoit aussi près d’eux, qu’ils l’en croyoient éloigné.

La boule, qui les guidoit gayement, semblant avoir égard a leur situation, les conduisit, non point comme par le passé, dans des déserts arides, ou sur des montagnes escarpées, mais par des chemins unis & agréables. Sans rouler si violemment qu’elle faisoit avant d’avoir été chez Broukandork, elle ne les faisoit marcher que d’un pas qui, en avançant leur carriere, leur permettoit de respirer, & les fit convenir qu’ils n’avoient pas encore été si agréablement depuis qu’ils voyageoient ; ce qui fit que, ne doutant plus de leur bonne fortune, ils crurent toutes leurs peines finies, sur-tout lorsqu’en sortant d’une épaisse forêt, ils se trouverent à la vue d’un Palais qui leur sembla encore plus beau que ceux qu’ils avoient déja vus.

La boule y dirigea sa route, ce qui mit le comble à leur joie ; mais ayant repris sa premiere rapidité, ils furent forcés de courir pour la suivre, & pour ne la pas perdre de vue. Malgré le repos que Merille avoit pris depuis quelques jours, se trouvant plus fatiguée que les autres, & ne pouvant aller aussi vite, elle resta derriere, & le tendre Benga ralentit sa course, afin de ne pas la laisser seule : cependant ils se pressoient assez pour voir toujours le chemin que tenoient leurs freres, & ils les virent entrer dans le Palais, dont la porte s’ouvrit au coup que donna la boule en y frappant, ce coup ressemblant à celui du tonnerre. Benga & Merille en entendirent le bruit, quoiqu’ils en fussent assez loin.

La porte s’étant refermée à l’instant, ne sembla pas d’un trop bon augure à l’un ni à l’autre, & détruisit en quelque sorte l’espoir qu’ils avoient eu d’y trouver l’heureux Temps.

Que signifie cette porte qui se ferme si brusquement, s’écria Merille ? de nouveaux malheurs nous attendent-ils là-dedans ? Je ne sais, reprit le Prince ; mais le cœur me dit qu’il n’y a rien de bon à espérer de cette aventure, & je ne crois pas qu’il soit prudent de vous y exposer avant de connoître ceux qui y habitent : restez ici, belle Merille, ajouta-t-il, tandis que j’irai apprendre ce que nous avons craindre ou à espérer.

Quoi, généreux Benga, reprit-elle toute émue, vous voulez m’abandonner seule dans cette solitude ? demeurez avec moi, de grace, & attendons à demain : il est vraisemblable que, de même qu’au Château de Broukandork, on viendra nous chercher pour nous secourir, ou pour nous faire esclaves ; si nous n’avons aucunes nouvelles des Princes & de Balkir, ajouta-t-elle tristement, ce sera un signe certain qu’ils ont été faits prisonniers, & que, nous voyant échappés à leur infortune, ils n’ont pas voulu parler de nous pour nous épargner le même sort ; ou peut-être même, poursuivit-elle, en versant un torrent de larmes, ils sont morts. Ainsi, de quelque façon que nous envisagions la chose, nous ne devons pas nous exposer à les suivre avant d’être informés, de leurs destinées.

Les pleurs & les raisons de Merille étoient trop plausibles pour ne pas ébranler Benga, mais elles ne le purent déterminer. Convaincu que les freres de sa Princesse & sa sœur Balkir étoient dans ce lieu, il fut encore en quelque sorte persuadé que Zelima y étoit aussi ; la boule qui les conduisoit, n’ayant pas coutume de faire un tel bruit, lorsqu’il ne s’agissoit que de leur faire trouver un gîte. Ainsi, ne pouvant se résoudre d’abandonner sa famille, sans en savoir le sort, il consentit d’attendre jusqu’au lendemain, mais en protestant que, s’il ne les voyoit pas venir, ou s’il n’en avoit point de nouvelles quand le jour paroîtroît, rien ne feroit capable de l’empêcher d’aller s’en informer ; il projetta de conduire la Princesse dans quelques-unes des Cabanes rustiques qu’ils avoient trouvées en traversant la forêt, où elle devoit être plus commodément pour attendre son retour. Les oppositions qu’elle voulut mettre à ce dessein devinrent inutiles, ainsi que son amour & ses larmes, le Prince restant inébranlable dans un projet où il croyoit son honneur intéressé.

Malgré cette agitation, la nuit étant venue sans qu’ils apperçussent personne, la fatigue les accablant, Benga assembla de la mousse mêlée de fougere, dont il fit un lit à Merille ; après quoi, s’éloignant de quelques pas, il fut, par respect, se coucher sous un buisson, où il s’endormit à l’instant ; mais il n’en fut pas de même de cette Princesse, elle ne put goûter un moment de repos. La crainte des nouveaux malheurs dont elle étoit menacée, & l’appréhension d’être abandonnée par Benga l’occupoient trop, & lui firent enfin prendre la résolution de tenter cette périlleuse aventure, présumant, comme il étoit vraisemblable, que Zelima étant dans ce lieu lorsque la boule y avoit frappé, on ne lui avoit pas encore fait de mal, & se flattant que Balkir, les Princes & elle n’éprouveroient pas d’autres rigueurs que celle qu’elle supposoit qui se borneroit à les priver encore de leur liberté. La sienne lui étant trop à charge, si elle devoit être séparée de la compagnie & du secours de ceux avec qui elle étoit venue jusqu’en ce lieu, elle aimoit mieux se soumettre à partager leur destinée.

Ce dessein ainsi formé, Merille n’étant pas sujette à faire de plus longues réflexions, se leva doucement, s’éloignant de son cousin, en faisant assez peu de bruit pour ne le point éveiller, & prit au clair de la lune le chemin de ce Palais fatal, avec toutes les précautions propres à empêcher Benga de l’appercevoir. Etant arrivée, sans penser à reprendre haleine, elle frappa de toute sa force à la porte, qui ne tarda pas à s’ouvrir, de l’ayant passée brusquement, elle se referma de même, laissant paroître à ses yeux une vieille femme, dont le discours ne la rassura point. Malheureuse ! lui dit-elle, en la voyant entrer, quelle mauvaise fortune vous conduit en ce lieu ? Cette voix, qui ne lui sembla pas inconnue, obligea Merille à regarder attentivement celle qui lui parloit, qu’elle reconnut à l’instant pour la vieille esclave qui mondoit du riz à Angole, & qui lui avoit appris ses malheurs, ainsi que ceux de la famille royale.

Les paroles & la présence de cette femme la glacerent d’effroi, ne pouvant douter qu’elle n’en eût un sujet qui ne dépendoit pas d’elle ; car elle lui avoit paru trop bonne lorsqu’elle l’avoit entretenue dans son Pays, & même ce qu’elle lui disoit alors ne paroissoit accompagné que de compassion : le courroux ni la menace n’y ayant aucune part, elle ne le prit pas dans un sens désobligeant, & ne le considéra que comme un avis du péril où elle étoit ; mais cet avis venoit trop tard. Hélas ! ma bonne mere, lui dit-elle en tremblant, que m’annoncez-vous, & que puis-je avoir à craindre dans un lieu où je ne viens pas à dessein de faire tort à personne ?

La vieille la regardant à son tour, se la rappella tout d’un coup malgré une absence de trois ans, & quoiqu’elle ne l’eût vue qu’une heure : Ah ! chere & infortunée Merille, s’écria-t-elle, quel épouvantable Temps vous a conduit ici ? Ce sont mes freres & ma cousine qui m’y attirent, reprit-elle ; ils y sont entrés, je ne les ai point vus sortir, j’en suis en peine, & je les viens chercher, daignez me dire ce qu’ils sont devenus. Hélas ! ma chere enfant, dit la vieille en pleurant, leur sort est affreux, de même que celui qui vous attend.

Cette réponse jetta dans le cœur de la jeune Princesse une si grande terreur, qu’elle pensa s’évanouir, sans savoir précisément quel étoit le malheur dont on la menaçoit ; cependant elle se remit, & regardant cette vieille d’un air touchant : Puisque mon sort vous fait tant de pitié, & qu’apparemment mes freres ont péri cruellement, lui dit-elle, ne pourrois-je pas éviter leur triste destinée par votre secours ? Ouvrez-moi promptement la porte, personne ne m’a vue entrer, je me retirerai, & je me garantirai par ce moyen du mal que vous me faites appréhender.

Il ne dépend point de moi, ma chere fille, repliqua la vieille, il n’est plus temps de vous repentir d’y être venue. Quoique j’aie paru à la porte, ce n’est pas moi qui l’ai ouverte, je n’aurois pu la passer ; le bruit que vous avez fait en-dehors, la fait ouvrir, & elle s’est refermée aussi-tôt que vous êtes entrée, sans que j’y aie touché. Il n’y a que l’effroyable Maître de ce lieu qui ait le secret de l’ouvrir par dedans. Tout ce que je puis faire pour vous témoigner mon affection, c’est, ajouta-t-elle, de retarder votre malheur pendant quelque temps, mais il n’est pas en mon pouvoir de vous en préserver tout-à-fait ; venez, je vais vous conduire dans le lieu où je couche, & où il n’entre jamais ; je n’en sais pas la raison, mais il ne passe point le seuil de ma porte : il faut, ajouta-t-elle, que vous feigniez d’ignorer le danger où vous êtes, lorsque je vous présenterai à lui, & que vous agissiez comme si c’étoit volontairement que vous fussiez venue ici. Vous êtes chez le cruel Angoulmouëk, exposée, sans espoir de secours, à sa tyrannie.

Elle finissoit ces mots, & la Princesse, ranimée par cette foible espérance, se préparoit à passer la nuit auprès de l’esclave, quand les portes du Palais s’ouvrirent avec un si grand bruit, que Merille retomba dans une nouvelle épouvante ; mais elle pensa mourir d’effroi en voyant entrer Angoulmouëk.

Au premier bruit que l’esclave avoit entendu, elle s’étoit promptement jettée par terre, & se plaignoit douloureusement, feignant, lorsqu’elle vit son Maître, que le mal qu’elle souffroit l’empêchoit de l’appercevoir : Ma chere fille, disoit-elle à Merille, de grace, ne m’abandonnez pas, car je suis morte, si vous me privez de votre secours.

Sans faire d’attention à l’état où son esclave paroissoit, Angoulmouëk saisit Merille par le col, &, de l’autre main, lui tâtant les bras : Voilà qui est bon, dit-il d’un air satisfait ; & quand cela aura porté la laine quelque temps, ce sera un excellent manger.

Ah ! mon respectable Seigneur, s’écria la vieille, en se traînant à ses pieds, ayez pitié de mon âge & de ma foiblesse ; quelqu’ardent que soit le zele que j’ai pour votre service, je succomberai à la peine, si vous ne daignez pas me laisser cette jeune fille pour me soulager ; sans elle, ajouta la vieille, vous ne m’auriez pas trouvée vivante.

Ces paroles sembloient peu toucher le Géant ; &, sans en paroître ému : que t’est-il donc arrivé de si important depuis que je ne t’ai vue, dit-il, pour m’obliger à te céder ce bon morceau ? Je suis tombée de foiblesse & de fatigue, reprit-elle, ma vieillesse & l’augmentation de peines que j’ai depuis la mort de votre derniere esclave, m’ayant privée de mes forces, je me serois tuée sans le secours de cette jeune fille qui venoit d’entrer, & qui, avec une adresse admirable, m’a remis une jambe que je m’étois demise en tombant, mais je ne me puis soutenir ; & comme je ne pourrai vous servir de long-temps, il vous est impossible de vous passer de quelqu’un pour faire mon service, tandis que mon mal durera.

Le monstre branla la tête à ce discours, en continuant à toucher les bras & le col de Merille : il ne répondoit rien ; mais enfin prenant la parole, je n’ai guere d’envie de faire ce que tu me demandes, reprit-il, cette chair est jeune, & s’engraissera facilement, c’est un trop bon morceau pour m’en priver. Je te donnerai la premiere vieille carcasse qui se présentera ici, donne-toi patience en attendant. Mais la vieille ne se rebutant pas, joignit tant de raisons à ces premieres, & lui représenta si fortement qu’en cas qu’il balançât à la mettre en état de prendre du repos, il la perdroit absolument ; que les femmes venant fort rarement à ce Palais, surtout les vieilles, il n’en trouveroit de long-temps par qui faire remplir la place, & que cependant elle lui étoit nécessaire. Ces raisons le firent consentir enfin à lui laisser Merille pour la soulager ; mais ne voulant pas se priver entiérement d’un mêts si délicat, il dit à la bonne femme qu’il la lui abandonnoit, à condition toutefois qu’il suceroit le petit doigt de cette jeune fille tous les jours ; & commençant à l’instant à mettre son doigt dans sa bouche, il la tetta pendant sept minutes, après quoi il la lui remit, leur promettant même de ne pas entrer dans leur chambre, & de se contenter qu’elle lui donnât le doigt par-dessous la porte.

Elles furent fort satisfaites d’en être quittes à si bon marché, sur-tout la Princesse, qui ne sentoit pas la conséquence d’avoir un tel nourrisson, & qui regardoit cette fantaisie comme une folie ridicule sans nul danger, mais qui étoit pourtant fort épouvantée de se voir prisonniere dans un endroit si extraordinaire : Où suis-je, ma bonne mere, disoit-elle à l’esclave, en la soutenant, pour mieux persuader son incommodité, & quelle sera la fin de ceci ?

Elle sera triste, lui répondit cette bonne femme ; car je vous avoue, ma chere Princesse, que vous n’avez guere d’espérance de terminer vos malheurs que par la fin de votre vie… Mais, ajouta-t-elle, comme c’est le pis qui vous peut arriver, il ne faut pas vous presser d’anticiper ce remede violent ; observons, avant de le mettre en pratique, s’il ne nous viendra pas quelques moments aussi favorables qu’imprévus ; il faut toujours vous tenir en état d’en profiter.

Une telle espérance, aussi vague qu’incertaine, n’étoit pas capable de balancer la trop juste crainte dont le cœur de la Princesse étoit saisi. Mais malgré la violence de sa situation, elle n’oublia pas les freres de Balkir. Que sont devenus, dit-elle, les trois Cavaliers que j’ai vus de loin entrer ici ? Ce sont ceux que je cherche. Seroient-ils sortis, sans que je les eusse apperçus ? je ne les vois point.

Hélas ! ils n’y sont que trop pour leur malheur, reprit l’esclave. Ah ! ma bonne mere, s’écria Merille, en l’embrassant, faites, de grace, que je les voie. Que me demandez-vous, répliqua-t-elle ? l’état où ils sont ne servira qu’à achever de vous désespérer. Mais la Princesse persistant dans ses supplications, la vieille lui promit de les lui faire voir aussi-tôt qu’Angoulmouëk seroit sorti ; &, pour satisfaire en quelque sorte l’impatience qu’elle témoignoit de savoir leur destinée, l’esclave lui apprit qu’avec plus de deux mille autres, ils étoient changés en moutons, en bœufs, en chevreuils, & autres bêtes, tant fauves que domestiques ; que les freres avoient la premiere figure ; que le Géant, leur Maître, étoit un fameux Magicien, qui les transformoit ainsi par ses enchantements, pour lui servir de pâture, aimant mieux la chair humaine déguisée, que celle des animaux qu’ils représentoient. Merille lui demanda pourquoi il prenoit la peine de les transformer, puisqu’il lui seroit plus facile de les manger sans façon, sous leurs figures naturelles : mais la vieille lui répondit qu’elle ignoroit les raisons qui l’obligeoient d’en agir de la sorte.

Cette triste connoissance du sort de ses freres causa à la malheureuse Merille une si sensible affliction, qu’elle n’y put résister, & qu’elle s’évanouit, ne revenant de cette triste situation que pour s’abandonner au désespoir & à l’affreuse réflexion qui se présentoit sur le sort des Princes d’Angole, de Zelima, & de l’infortunée Balkir ; mais le danger où elle ne doutoit point que Benga ne le précipitât pour la venir chercher, mettoit le comble à ses douleurs. Cependant Angoulmouëk s’étant éveillé sur le milieu du jour, porta ses premières pensées au souvenir de sa nourrice ; &, pour ne pas retarder un déjeûner si délicieux, il se hâta de se rendre à la porte de la chambre, où, frappant avec grand bruit, il s’écria d’une voix effroyable : Allons vîte, que l’on me donne à déjeûner, je n’ai pas le temps d’attendre.

Quoique Merille fût en quelque sorte préparée à cette aubade, elle en fut si épouvantée, qu’elle n’auroit jamais eu le courage d’aller mettre son doigt sous la porte, si l’Esclave ne l’y avoit presque portée : elle passa sa main en tremblant ; de l’avidité dont ce monstre la saisit, lui fit appréhender qu’il ne l’engloutît. Mais il lui tint parole, & se contenta de la tetter le temps prescrit, après quoi il se retira ; l’Esclave l’ayant suivi, en s’appuyant sur un gros bâton, & affectant de boiter pour aller recevoir ses ordres, il sortit de son Palais à l’ordinaire, après lui avoit dit que cette jeune fille étoit d’un goût exquis, & lui avoit ordonné de la bien nourrir, afin qu’elle durât plus long-temps. Quand il fut dehors, la vieille, qui n’ignoroit pas qu’il ne reviendroit que fort avant dans la nuit, ne tarda point à conduire Merille dans un parc immense, où elle trouva une quantité prodigieuse de bestiaux : les uns étendus à l’ombre, se reposoient mollement sur l’herbe fraîche, tandis que d’autres paissoient & avançoient de la sorte le moment de leur perte, en profitant de la commodité de s’engraisser.

Ceux qui composoient ces divers troupeaux leverent tous la tête, lorsque la Princesse & la Conductrice passerent ; & les regardant tristement, ils pousserent des plaintes si douloureuses, que, ne pouvant douter qu’ils ne fussent assez raisonnables pour connoître le danger où ils étoient, ils firent répandre de nouvelles larmes à la malheureuse Merille. Ils la regardoient avec une curiosité qui lui prouvoit bien que c’étoit quelque chose de plus fort que l’instinct qui les faisoit agir. Elle plaignit leur infortune ; mais le desir de trouver sa malheureuse famille l’empêchant de rester plus longtemps auprès d’eux, elle les laissa pour continuer chercher ses parents, & entra dans un petit bocage, dont l’herbe paroissoit admirable. L’Esclave lui dit que c’étoit en ce lieu qu’elle les rencontreroit, qu’Angoulmouëk y mettoit les nouveaux venus, parce que leur douleur les faisant maigrir d’abord, il n’y avoit pas d’endroit plus propre à diminuer leur chagrin : la beauté de ce bocage les accoutumant insensiblement à y rester, ils s’y engraissoient mieux qu’ailleurs.

Dans le moment où Merille y entra, il étoit fort dépeuplé, n’y ayant que deux moutons, une chevre & une genisse, qui, tristement étendus par terre, ne songeoient point à profiter de la beauté de ce séjour enchanté. Ce nombre, qui étoit positivement celui que cherchoit Merille, ne la laissa pas douter que ce ne fussent ses freres & les sœurs de Benga. Elle en fut encore plus convaincue, lorsque les voulant appeller par leur nom, ils la prévinrent en courant la caresser. Elle leur donna mille témoignages de son amitié & du désespoir que leur infortune lui causoit, dont elle avouoit qu’elle étoit seule coupable. Quoique cela ne fut que trop vrai, cette funeste vérité n’empêcha pas qu’elle n’en reçût toutes sortes de marques d’affection, avec une prodigieuse abondance de larmes, qui servirent à redoubler les siennes, en lui rappellant plus sensiblement la part qu’elle y avoit.

Princes malheureux, & vous, infortunée Balkir, leur disoit-elle, en serrant leurs têtes contre son visage, c’est par ma faute que vous êtes où je vous vois. Ce n’étoit pas assez que ma naissance fatale eût été la cause de vos premiers malheurs, poursuivit-elle, en parlant à ses freres, il a fallu que, vous dévouant à mon caprice, j’aie comblé votre désastre. Si j’avois voulu suivre vos sentiments, & que, par trop de bonté, vous n’eussiez pas donné la préférence aux miens, nous serions reliés tranquillement dans l’asyle où je vous ai rencontrés : je n’aurois pas irrité le Temps contre nous, & il vous auroit rendu heureux : mais, continua-t-elle, avec un redoublement de tristesse, ma mort, qui est certaine, vous vengera. Je n’en murmure point, puisqu’il est trop juste qu’étant seule coupable, je périsse avec les innocents de qui je cause les maux ; trop heureuse si ma perte empêchoit la vôtre, & si je subissois seule la peine que je n’ai que trop méritée !

Elle auroit passé toute la nuit à s’affliger avec ses parents, si l’Esclave ne lui avoit pas représenté que l’heure où le Tyran revenoit, étoit sur le point d’arriver, & que, s’il la trouvoit en ce lieu, il lui arracheroit la vie après avoir massacré sa famille à ses yeux.

Cette menace l’obligea de rentrer ; il en étoit temps, car Angoulmouëk se fit entendre, qu’elles étoient à peine retournées dans leur chambre. Il passa la nuit fort tranquillement, sans oublier, le lendemain à la même heure, de venir demander à tetter, après quoi il fut se promener comme de coutume ; & Merille courut à son cher troupeau, y passant tout le temps qu’elle put, ne rentrant qu’assez tôt pour éviter d’être vue par le monstre.

La présence de ces malheureux parents augmentoit sa douleur ; mais elle la contraignoit devant eux, pour ne leur pas faire faire des réflexions encore plus douloureuses. Ce n’étoit pas assez de se contraindre à leurs yeux, elle étoit encore obligée de dissimuler une partie de ses peines en présence de l’Esclave, qui en blâmoit l’excès, & qui appréhendoit que le chagrin se joignant à la foiblesse où le mettoit le peu de nourriture qu’elle prenoit, ainsi que l’anéantissement que lui causoit son affreux nourrisson, ne la fît tomber malade ; n’ignorant point que si le Tyran s’en appercevoit, pour ne pas perdre le ragoût qu’il en espéroit, il la changeroit en bête & la mangeroit à l’instant. Elle ne cacha pas cette juste crainte à Merille, ce qui redoubla celle de la jeune fille, & qui, la poussant au dernier excès du désespoir, la fit résoudre à prévenir la barbarie de son sort, & à se donner elle-même la mort.

Elle ne tarda pas à le mettre en devoir d’exécuter cette terrible résolution ; & tandis que la vieille Esclave alla recevoir son épouvantable Maître, elle prit ce moment pour se jetter contre terre, voulant se casser la tête, parce qu’elle n’avoit point d’autres armes.

Malheureuse Merille, se disoit-elle à elle-même, ne vaut-il pas mieux périr volontairement, que d’attendre une mort lente, aussi affreuse qu’inévitable ? L’Astrologue t’a prédit que tu ne trouverois qu’un Temps effroyable, & qu’il ne cesseroit de l’être qu’après que tu aurois servi de pâture à un monstre. Meurs donc, lâche, continua-t-elle, & songe que c’est le seul moyen qui te reste de terminer ta misere : la vie n’est-elle pas un assez grand supplice pour toi pour devoir l’abréger, ne peux-tu souhaiter de la conserver en envisageant les maux où tu as plongé ta déplorable famille ? Ah ! du moins, ajoutoit-elle, en redoublant ses larmes, fasse le Ciel que le tendre Benga ne vienne pas augmenter le nombre des infortunés que mon imprudence a faits !

Cette pensée renouvellant son désespoir, elle se frappa la tête sur le carreau ; mais faisant réflexion que sa force ne secondoit pas son courage, & qu’elle se mettroit seulement en un état qui lui ôteroit le pouvoir de se priver du jour, elle cessa de se maltraiter, & résolut de se précipiter à la vue de ses freres. Le ruisseau qui arrosoit la prairie où ils étoient, parut tout propre à lui rendre ce funeste service. Il est juste, disoit-elle, ne pouvant accuser de leur perte que moi, qu’ils connoissent que, loin de songer à leur survivre, je cherche à les prévenir.

L’arrivée de l’Esclave interrompit ses lugubres pensées ; & le dessein qu’elle venoit de former, lui rendant une espece de tranquillité, elle écouta ce que cette femme lui disoit avec une docilité apparente, qui l’empêcha de soupçonner son funeste dessein.

Ses agitations s’étant un peu calmées, le sommeil, qui la fuyoit depuis trois jours qu’elle étoit entrée dans ce dangereux Palais, vint enfin la saisir ; & l’accablement où elle étoit ne lui permettant pas d’y résister, elle s’y abandonna sans s’en appercevoir.

A peine fut-elle assoupie, qu’il lui sembla qu’elle voyoit la Patience, qui, se présentant à elle, lui disoit d’un ton où la bonté & la sévérité regnoient également : Eh bien, imprudente Merille, connois-tu ce que je vaux, &, les maux où t’a plongée la folle précipitation ? si tu m’avois écoutée, tu te serois épargné la cruelle aventure qui t’arrive, puisque, malgré les mépris que tu me témoignois, & le courroux où tu as mis le Temps contre ta désobeissance, je l’avois appaisé, il étoit prêt à te devenir favorable… ; mais, te piquant de témérité, tu n’as pas voulu me rien devoir. Courageuse à affronter & à courir au-devant des périls, tu deviens lâche pour les soutenir ; t’abandonnant indignement au désespoir, tu aimes mieux lui sacrifier tes jours avec ceux de ta famille, que d’avoir recours à ma bonté.

Ah ! illustre Patience, lui répondit Merille, je suis coupable, il est vrai ; mais mon crime étant irréparable, je n’ai de ressource qu’à la mort, j’ai mis ma fortune en un tel état, que votre secours me devient inutile, & que l’invoquer ou le recevoir, seroit une lâcheté sans profit. Voudriez-vous, poursuivit-elle, m’engager à conserver la vie pour voir égorger mes freres & mes cousines ? Ne vaut-il pas mieux mourir, pour éviter cet effroyable spectacle ?

Non, lui répondit la Déesse, je n’exige point cet effort ; mais enfin, Princesse trop violente, considérez donc que si vous suivez cette derniere intention, le Temps favorable, qui, après vous avoir punie par son éloignement, est sur le point de vous pardonner, & de revenir vers vous, ne vous pourra plus être d’aucun secours, & que vous entraînerez dans l’effort de votre désespoir, cette famille que vous avez rendu malheureuse, & à qui vous allez porter les derniers coups ; au lieu qu’en prenant un parti moins outré, & vous abandonnant encore une fois à mes conseils, et à ceux de la sage Espérance, vous pourrez vous trouver hors de peine plutôt que vous ne pensez.

Merille s’éveillant à ces mots, se trouva plus tranquille ; les menaces qu’elle avoit reçues du Temps par la même voie, au Palais des marbres, lui étoient une espece de sûreté que ce dernier songe n’avoit pas été causé simplement par les idées dont elle étoit occupée ; &, réfléchissant à tous les malheurs où l’avoit plongée le peu de confiance qu’elle avoit eue en cette Déesse, elle se promit d’être à l’avenir plus docile à ses leçons. Pour commencer à les mettre en pratique, elle renonça au dessein de mourir, prenant la résolution de vivre tant que les freres & ses cousines verroient le jour.

En suivant ce projet, elle accepta la nourriture que l’Esclave lui présentoit : elle n’en avoit voulu recevoir aucune depuis sa prison ; & cette diete, jointe à l’affoiblissement causé par la perte du sang que lui tiroit le monstre, lui avoit donné une telle débilité, qu’à peine pouvoit-elle se soutenir. La pitoyable vieille la voyant devenue si raisonnable, s’empressa avec zele pour lui faire prendre les mets qu’elle crut les plus propres à réparer ses forces.

Merille voulant suivre les conseils de la Patience, & éloigner les pensées qui la portoient au désespoir, demanda, pour se distraire, à la vieille Esclave, quelle fâcheuse aventure l’avoit conduite en cet affreux séjour, & comment elle s’étoit assez éloignée d’Angole pour y parvenir.

Hélas ! ma chere Princesse, reprit cette femme, vous en êtes l’innocente cause ; la conversation que nous eûmes ensemble, le jour que je mondois du riz, a été l’instrument de votre malheur & du mien : lorsqu’après m’avoir appris votre nom & votre condition, vous m’eûtes laissée, je m’abandonnai à mes réflexions, & j’en fis de terribles sur mon imprudence, me représentant le danger où j’étois exposée, si, suivant la vraisemblance, vous alliez redire ce que je vous avois si indiscrétement appris. La peur que j’en eus me saisit à un tel point, qu’appréhendant justement d’être punie, je n’imaginai pas qu’il y eût d’autre parti pour moi que celui de la fuite ; &, sans savoir où je voulois aller, je sortis d’Angole, après avoir vendu le peu de meubles que j’avois ; d’où voyageant à l’aventure, je traversai des bois, des plaines, des déserts, & je marchai tant qu’enfin je me trouvai un matin au sortir d’une forêt où j’avois passé la nuit, & où je fus abordée par une belle jeune fille, qui, m’invitant à m’asseoir, se mit auprès de moi, en me regardant d’un air obligeant : Qui êtes-vous, bonne mere, me dit-elle d’une voix gracieuse, & que faites-vous ainsi seule dans un endroit si écarté ?

Hélas ! belle Dame, lui répondis-je, je cherche à me rendre dans mon Pays, d’où je suis éloignée depuis long-temps par un cruel esclavage. Mais vous-même, repris-je à mon tour, que faites-vous ? Il est plus singulier que vous y soyez, qu’une malheureuse Esclave telle que moi. La richesse de vos vêtements me prouvant assez qu’il n’est pas de votre condition de voyager de la sorte.

Chacun sait ses malheurs, interrompit cette belle personne en soupirant ; peut-être que si vous appreniez ceux dont je suis poursuivie, vous trouveriez que les vôtres ne peuvent entrer en comparaison. Je lui demandai de quelle nature ils étoient ; mais elle refusa de satisfaire ma curiosité, en me disant qu’il ne lui étoit pas possible de s’arrêter, ni de perdre du temps en des discours inutiles, me priant cependant de lui permettre de me suivre.

Je lui représentai vainement que, n’ayant pas de retraite assurée, je ne lui serois d’aucun secours, lui avouant naturellement que mon voyage n’avoit pour but que de fuir d’Angole.

Ah ! que vous m’affligez, me dit-elle ; hélas ! c’est le lieu où j’avois dessein d’aller. Je frémis à cette réponse ; & la crainte qu’elle n’y parlât de moi, me rendit éloquente, en lui peignant les malheurs de votre Patrie avec les couleurs les plus vives ; & n’oubliant pas l’infortune de la Reine, les vôtres, & les crimes de Mouba, j’arrachai ce desir de son cœur.

Il ne faut donc plus songer à cet asyle, s’écria-t-elle en soupirant ; car sans doute que pour se faire des amis, ce lâche usurpateur me livreroit à ceux qui me persécutent ; ainsi, continua-t-elle, en m’embrassant, je vais m’attacher à vous, & nous ne nous quitterons plus si vous le permettez. J’ai sur moi un assez bon nombre de pièces d’or, & plusieurs diamants à mon habit & à ma coëffure : nous acheterons des vivres & une monture à la premiere habitation ; & du reste, quand nous aurons trouvé un endroit convenable, nous nous ferons une petite demeure à l’abri des persécutions de la fortune.

Alors, continuant son discours, elle m’apprit qu’elle étoit fille du Roi de Bengale, & qu’elle s’appelloit Zelima ; qu’elle fuyoit de chez son pere, pour éviter un mariage indigne, auquel il la vouloit forcer ; que, dans cette circonstance, elle avoit eu le dessein de se sauver chez la Reine d’Angole ; mais que ce que je lui apprenois, l’en détournant entiérement, elle me supplioit de ne lui pas refuser mon secours. Ses malheurs me toucherent de telle façon, que je lui promis de ne la point abandonner tant qu’elle auroit besoin de mes services.

Nous marchions cependant toujours, elle pour me suivre, & moi en persistant dans le dessein de m’éloigner d’Angole ; lorsqu’après avoir fait quelques journées de chemin sans trouver personne qui pût nous instruire de la route qu’il falloit prendre, nous apperçûmes ce Palais. La joie que sa vue nous causa, fut d’autant plus grande que la nuit survenoit, & qu’un orage, qui commençoit à s’élever, nous faisoit appréhender de ne pas être à notre aise en attendant le jour ; ce qui nous obligea à doubler le pas pour y arriver. Nous en trouvâmes la porte fermée ; mais ayant frappé modestement, elle s’ouvrit, & se referma aussi-tôt que nous l’eûmes passée, sans que nous vissions personne qui eût pu l’ouvrir, ni qui l’eût fermée. Cet événement ne me semblant pas de bon augure, je demeurai interdite, & Zelima ne le fut pas moins ; mais nous n’eûmes pas le temps de nous témoigner nos appréhensions réciproques, parce que nous en fûmes saisies d’une plus grande, à l’affreux aspect du Géant Angoulmouëk.

Je vous laisse à penser, belle Merille, de l’effet que produisit sur nous cette terrible apparition ; il ne fut pas question d’essayer à fuir, les portes étoient fermées, & de plus, le monstre ne nous en auroit pas donné le temps, quand nous en aurions eu la force ou la commodité.

Bon pour moi, s’écria-t-il, en jettant tout à la fois les yeux & la griffe sur Zelima ; sois une bonne chevre, continua-t-il, j’aime cette chair à la folie. La malheureuse Princesse voulut pousser un cri, mais ce ne put être qu’un bêlement de l’animal dont elle avoit déjà la forme. Quant à moi, la peur m’avoit tellement saisie, qu’il me fut impossible de parler, & je tombai par terre remplie d’effroi.

Cet infame, s’étant assuré de la sorte de la triste Zelima, vint à moi, & me tâtant, il me regarda avec dégoût : Tu ne vaux rien à manger, me dit-il, tu es trop maigre & trop vieille pour engraisser ; cependant je te conserverai la vie si tu veux me servir ; car la vieille Esclave que j’avois est morte depuis peu, & je suis réduit à m’en passer. Vois, continua-t-il, si ma proposition t’accommode : je t’offre l’alternative ; tu n’as qu’à l’accepter, ou je te jetterai tout-à-l’heure par-dessus les murs de mon Palais ; car tu ne dois pas espérer d’en sortir autrement, pour te mettre en état d’aller détourner les passants que mon bonheur conduit ici.

Il n’y avoit point à balancer sur le choix, continua la vieille Esclave, & l’effroi qui m’avoit privée de la voix, me la rendit à cette menace : Seigneur, lui dis-je, en faisant un effort pour me prosterner à ses pieds, si vous daignez me conserver la vie, je tâcherai de mériter cette faveur, & de vous rendre tous les services qui seront en mon pouvoir. C’est bien fait, reprit-il, moyennant cela tu ne seras pas malheureuse, puisque tu seras à discrétion de la nourriture, & des trésors dont ce Palais est rempli ; de plus, je te ferai l’honneur de m’entretenir quelquefois avec toi. Je ne fus pas fort flattée de cette promesse ; mais, malgré l’horreur que me donnoit mon nouveau Maître, elle m’inspira le courage de parler pour la déplorable Zelima ; & m’humiliant de nouveau : Seigneur, lui dis-je, je ferai mon possible pour me rendre digne des graces que vous me promettez ; mais oserai-je vous supplier de m’en accorder une autre ? C’est, continuai-je, de rendre à ma misérable fille la forme dont vous la venez de priver : si vous daignez nous faire cette faveur, elle & moi en aurons une si vive reconnoissance, qu’elle redoublera notre zele, & que vous serez plus agréablement servi, puisqu’elle suppléera à ma foiblesse.

Il n’est plus temps, me dit-il : si tu m’avois parlé plutôt, je te l’aurois laissée volontiers ; &, pour l’amour de toi, je me serois contenté de la sucer ; par ce moyen, en la nourrissant bien, tu aurois pu la conserver quelque temps : mais puisqu’elle est chevre, elle restera chevre : cependant, pour te prouver que je suis bon Maître, je te promets que tu ne la verras pas tuer, & que je ne la mangerai point tant que tu vivras : lorsque tu ne seras plus, il te doit peu importer ce qu’elle deviendra. Contente-toi de ce que j’ai la bonté de t’accorder, dit-il d’un ton d’impatience, en voyant que j’allois continuer mes supplications ; car si tu me repliques davantage, je vais la prendre par les pieds, & l’écraser contre la muraille.

Cette cruelle menace m’ayant imposé silence, je fus obligée d’accepter la triste grace qu’il m’offroit. Prends ta chevre, & me suis, continua-t-il, je vais la mettre dans l’endroit où je tiens les bestiaux que je ne veux pas tuer. Sitôt j’obéis ; & prenant l’infortunée Zelima entre mes bras, je la portai au lieu où vous l’avez vue avec vos freres, sans qu’elle donnât aucun signe de vie.

J’ai toujours vécu depuis auprès du barbare Angoulmouëk, & j’ai eu presque tous les jours la douleur de lui voir égorger quelques-unes des bêtes de ce troupeau raisonnable, & le creve-cœur d’en voir souvent arriver d’autres dans cette dangereuse bergerie, qui, croyant y venir chercher un asyle, n’y entrent que pour se livrer à leur épouvantable destinée, sans que je puisse leur rendre la liberté ; ce qui ne sert qu’à augmenter mes peines, n’étant pas plus la maîtresse ici, quoiqu’il soit absent, que s’il n’en partoit pas. Ces misérables viennent frapper à la porte, le bruit qu’ils font la fait ouvrir par magie ; mais elle se referme aussi-tôt qu’ils sont entrés, & je n’apprends leur infortune que quand il n’y a plus moyen d’y mettre obstacle.

Toute la ressource que j’ai, lorsque ce sont des personnes de mon sexe, c’est que je les demande pour m’aider, & il me les accorde quelquefois ; mais cela est rare, parce qu’il arrive peu de femmes ici, & même que ce n’est que suspendre leur destinée en leur donnant une mort plus lente : il leur suce le doigt comme il fait le vôtre, ensorte que je n’en ai pas encore vu d’assez robustes pour y résister un mois entier. Au moment que vos freres entrerent ici, ce fut lui qui les reçut, & qui les transforma à l’instant : comme ils ne sont pas gras, il les mit avec Zelima, d’où, à moins d’un bonheur inattendu, ils ne sortiront que pour mourir. Cependant, pauvre Merille, ajouta-t-elle, je vous conseille de vous substanter le plus que vous pourrez, & d’avoir recours à la Patience ; peut-être qu’elle vous fournira un dénouement favorable.

La Princesse lui fit connoître, par un signe de tête, qu’elle ne s’en flattoit pas ; mais le songe qu’elle avoit fait, l’ayant déterminée à remplir son sort sans murmurer, elle témoigna plus de courage qu’elle n’en avoit eu d’abord. Cependant sa résolution pensa échouer à l’arrivée du monstre, qui demandoit à tetter. La certitude de la mort lente qu’il lui donnoit de cette sorte, la pensa faire retomber dans le désespoir ; & si cette séance n’eût pas fini, elle y auroit succombé ; mais Angoulmouëk s’étant retiré, Merille reprit courage.

Il n’y avoit qu’un moment qu’il étoit hors de son Palais, lorsque ces deux prisonnieres entendirent frapper à la porte : Hélas ! s’écria la vieille, voici sans doute quelque malheureuse victime qui vient se livrer à la fureur de cet infâme glouton : Juste Ciel ! dit Merille toute en pleurs, serai-je allez malheureuse pour que ce soit Benga ? Ah ! courons l’avertir avant qu’il soit entré.

Elle ne se trompoit pas, & c’étoit effectivement lui, qui, loin de profiter de sa bonne volonté, & de s’arrêter en la voyant, ne courut qu’avec plus d’ardeur au-devant de son malheur, & fut à ses pieds avant qu’elle eût pu prononcer un mot pour lui expliquer les signes de ne point passer le seuil de la porte, qu’elle qui faisoit de loin. Cette déplorable Princesse jettant un cri douloureux à son aspect : Ah, Prince infortuné ! lui dit-elle, que venez-vous chercher dans ce lieu funeste ? Pouvez-vous me le demander, inhumaine, répondit-il, en la regardant avec des yeux qui exprimoient à la fois son amour & sa douleur ? n’avois-je pas assez de sujets pour m’y attirer, sans que vous eussiez eu la cruauté de vous y rendre en vous dérobant à mes soins ? vous seule m’empêchâtes d’y venir aussi-tôt que j’y vis entrer mes amis & ma sœur. Je voulois, avant de tenter le moyen de les en retirer, vous mettre en sûreté : mais vous m’avez prévenu ; & en vous cachant de moi, vous avez comblé mes malheurs. Je me flattois que vous m’aimiez assez pour avoir été chercher dans les cabanes voisines un asyle que je vous destinois ; mais je vous y ai vainement demandée : je voulois vous recommander aux soins de ceux qui les habitent, & j’ai passé trois jours à les parcourir, sans y apprendre de vos nouvelles ; enfin, en vous trouvant ici, j’ai été cruellement désabusé de l’amour que vous me flattiez qui étoit réciproque entre nous, puisque je n’ai plus sujet de douter que vous n’y soyez venue de votre propre volonté, sans faire attention au désespoir que vous me causeriez, ni au danger dont apparemment ces lieux sont remplis : quant à moi, je n’y venois que dans le dessein de mourir ou de sauver ma famille ; mais votre présence trop chere pour me faire plaisir dans ce lieu funeste, m’arrache tout espoir ; j’y mourrai également, & ce sera avec la triste certitude de vous y abandonner sans secours.

Hélas ! cher Prince, reprit Merille, n’ajoutez pas la douleur d’entendre vos reproches, à l’horreur de voir avancer chaque jour une mort dont j’ai le temps de goûter l’amertume ; considérez, pour ma justification, que si je vous avois moins aimé, je n’aurois pas été si effrayée de votre dessein, de que, pour le prévenir, je ne me serois point précipitée dans ce gouffre effroyable, où je n’ai pu vous empêcher de tomber.

Notre perte est certaine, mon cher Benga, continua-t-elle ; toutes les Puissances de la terre ne sont pas capables de nous en préserver… A ces mots, qui redoubloient la peine du Prince, Merille s’appercevant que l’Esclave pleuroit, se jetta tout d’un coup à ses genoux : Ma bonne mere, lui dit-elle, d’un air touchant, ce seroit peut-être le seul moyen de nous délivrer tous, que de sauver la vie à ce Prince, & de le préserver de la transformation générale. J’ai un pressentiment qui me dit que c’est lui qui doit nous tirer d’esclavage, & qu’il punira le monstre de tous ses crimes… Vous ne devez pas douter, continua-t-elle, que, si ce bonheur arrivoit par votre secours, nous ne vous rendissions riche à jamais.

Ces mots attendrirent la vieille, & lui donnerent le courage de s’exposer à tous les malheurs qu’elle prévoyoit, si cette trame se découvroit, comme il étoit moralement impossible qu’elle ne se découvrît pas. Je veux vous prouver à quel point vous m’êtes chere, aux dépens de ma vie, lui dit-elle, car je vois bien que je me vais perdre sans vous sauver. Mais le péril certain qu’il y a à cacher quelqu’un ici, ne m’en détournera pas ; je le connois, & je ne m’y exposerai pas moins, sans que ce soit l’intérêt qui me fasse agir, puisque je ne manque de rien en ce lieu. Je vais donc mettre le Prince dans le réduit qui est au-delà de notre chambre : comme le monstre n’y entre jamais, & qu’il est accoutumé à nous sentir, il ne distinguera peut-être pas de si loin que l’odeur de la chair humaine est augmentée.

Alors, sans tarder, elle les fit entrer dans le seul endroit qui pouvoit les soustraire à la fureur de leur bourreau, où elle leur présenta à manger. Merille n’avoit rien pris depuis la derniere fois qu’elle avoit été tettée, & elle étoit extraordinairement foible ; mais elle mangea plus par complaisance pour son amant, que pour subvenir au besoin qui l’accabloit, & auquel elle ne faisoit aucune attention : le même motif engagea Benga à manger aussi.

Ce tendre Prince fut au désespoir, en apprenant à quel genre de mort sa chere Merille étoit exposée. La certitude qu’il y voyoit, redoubloit le desir qu’il avoit de détruire cet homme pernicieux ; mais comment faire ? il leur falloit le secours du Temps favorable, & il ne venoit point, ne leur donnant à connoître, par aucuns indices, qu’il eût dessein de les protéger. Leur seule consolation étoit de compter sur le secours de la Patience, & de l’inviter à leur être propice.

Cette journée se passa toute entiere sans avoir pu rien inventer de convenable à leurs desseins. Ils ne virent point le Magicien ce soir-là ; il s’en alla à sa chambre comme à l’ordinaire, se coucha de même, sans s’appercevoir qu’il avoit un nouvel Hôte ; mais le lendemain, l’heure de son déjeuner étant venue, il ne manqua pas à se présenter pour sucer son doigt nourricier. Benga, outré de douleur & de colere, vouloir le jetter sur lui & l’égorger ; mais la Princesse & la vieille s’y opposerent : agissons avec plus de prudence, lui dit cette derniere, & laissez-moi essayer à tirer de lui-même le moyen de lui ôter la vie. Je m’y prendrai si adroitement, qu’il me le découvrira. Il est peut-être invulnérable, & l’inutile effort que vous feriez, ne serviroit qu’à nous perdre ; de plus, avant de le priver du jour, il faut savoir, s’il est possible, le secret de détruire l’enchantement qui tient tant de malheureux transformés.

Ces raisons étoient trop justes pour que Benga refusât de s’y soumettre, il modéra donc son ardeur, & souffrit, sans paroître, qu’Angoulmouëk le régalât de ce sang qui lui étoit si cher. Les sept minutes prescrites étant expirées, il se retira ; & comme la vieille l’avoit prévu, le monstre ne démêla point l’augmentation de la chair humaine.

Aussi-tôt qu’il fut sorti, le Prince succombant au désir de voir ses malheureux, amis, pria instamment Merille de l’y conduire. Il n’y avoit pas de danger à le satisfaire ; Angoulmouëk revenant toujours à la même heure, ne pouvoit les surprendre, & ils eurent tout le temps de se contenter.

Cette entrevue fut aussi triste que touchante, ce fut un renouvellement de larmes ; ils en verserent tous également : mais lorsque Benga leur fit part de l’intention où il étoit de les sauver ou de périr avec eux, les Princes d’Angole jetterent des bêlements pitoyables, tandis que Balkir mugissoit si douloureusement, que leurs voix seules auroient porté l’épouvante dans les cœurs les plus assurés. Zelima, à qui Merille s’étoit fait connoître, de même que ses freres & Balkir, joignoit sa voix à celle de ces infortunés parents, en voyant son frere dans le même péril. Cependant leurs douleurs ne lui firent pas changer de dessein, résolu seulement de ne rien faire qu’en suivant l’avis de la prudente Esclave, & ne précipitant pas une exécution qui pouvoit avorter si elle étoit mal conduite. Ils passerent ainsi plusieurs jours, venant entretenir leur famille, aussitôt que le monstre étoit hors du Palais ; mais Merille commença à s’affoiblir extrêmement, & connut qu’elle ne résisteroit pas encore long-temps au genre de supplice où elle étoit exposée ; ce qui détermina Benga à risquer tout, sans attendre le fruit lent des conseils de la vieille, qui vouloit l’engager à différer encore.

Que voulez-vous que j’attende, disoit-il avec vivacité ? faut-il que je donne le temps à cet infâme d’ôter le jour à ma chere Princesse, & d’égorger mes sœurs & mes amis ? Que me servira alors de le punir ? ne vaut-il pas mieux ne lui pas laisser la liberté de les dévorer, & le prévenir avant qu’il ait consommé son crime ? enfin, si je dois périr, une mort généreuse n’est-elle pas à préférer à celle que me donne continuellement la douleur d’y voir tout ce que j’aime exposé ? Quand je serois assez lâche pour craindre la mort, poursuivoit-il, peut-elle me manquer ? dois-je me flatter d’être éternellement caché à ses yeux ? & même, si cela étoit possible, devrois-je le souhaiter ? l’honneur me permettroit-il de desirer de vivre, après avoir tout perdu ?

La résolution de Benga parut si ferme, & en même-temps si vertueuse, que l’Esclave, jugeant qu’il seroit inutile de combattre, ne lui demanda plus que le temps de s’informer des moyens de détruire l’enchantement, sans quoi c’étoit ne rien faire pour les Princes, & pour tant de malheureux qui gémissoient sous cette figure étrangere.

Elle n’avoit pas encore trouvé l’occasion de s’en instruire, & n’osoit la chercher ; mais le péril pressant la détermina à en courir le risque, & à redoubler son attention pour profiter de tout ce qu’elle entendroit dire au monstre. Elle la rencontra heureusement ; & quoiqu’il fût extrêmement défiant, lui-même la lui fournit dès le même soir, où, étant de meilleure humeur que de coutume, il l’appella pour l’entretenir.

Il lui fit plusieurs questions, lui demandant entre autres, en quel état étoit Merille, & si elle croyoit que cette jeune fille durât encore long-temps. L’Esclave lui dit qu’elle étoit fort délicate, que, si elle n’en avoit pas un soin extrême, elle seroit bientôt morte. Tant pis, s’écria le glouton, je n’ai jamais rien goûté de si bon : garde-toi, ajouta-t-il, de la faire travailler ; car cela pourroit avancer sa fin.

Cependant, mon redoutable Seigneur, reprit la vieille, je ne puis me passer de secours, n’ayant pas assez de forces pour faire seule ce qui concerne votre service ; mais, ajouta-t-elle, en imaginant que cette occasion seroit favorable à Benga, pourquoi ne me donnez-vous pas l’aide de quelque jeune garçon vigoureux, à qui vous conserveriez la vie, & qui seroit trop heureux de l’employer à votre service, en se rachetant à ce prix ? Vous devez croire que l’impossibilité de se sauver, l’obligeroit à vous servir fidèlement. L’occasion d’en trouver seroit moins rare que celle d’avoir des femmes, d’autant qu’un Esclave pourroit vous secourir, en cas que quelqu’un entreprît de vous venir attaquer & de détruire vos enchantements.

Je n’ai pas besoin de secours, & je n’appréhende rien, repartit le Géant ; il n’est aucune Puissance sur la terre, qui, tant que je vivrai, puisse détruire malgré moi la forme de mon troupeau, puisque l’on ne peut la lui rendre humaine, qu’en les peignant avec une de mes mâchoires : juge, poursuivit-il, en riant d’un air assuré, si je serai assez complaisant pour consentir que quelqu’un mette le secret en pratique.

Cela est très-heureux, reprit la vieille ; cependant je craindrois, à votre place, que quelque Etranger, vous surprenant hors de chez vous, ne vous jouât un mauvais tour : je les en défie, lui dit-il. Quoi ! repartit-elle, seriez-vous invulnérable ? A peu près, dit le Géant. J’en suis ravie, repliqua-t-elle avec une douleur qu’elle eut bien de la peine à cacher. Mais enfin, ajouta-t-elle, puisque vous n’avez rien à craindre, pourquoi évitez-vous donc si soigneusement d’avoir des hommes auprès de vous ? ils vous serviroient sans péril & sans conséquence ; & quand vous en seriez las, vous seriez toujours le maître de les transformer.

Je m’en garderai bien, s’écria Angoulmouëk ; car, encore qu’il soit difficile de me détruire, il n’est pourtant pas absolument impossible : cependant, comme je ne te crains point, je veux bien te dire qui je suis. Apprends donc, continua-t-il, que mon pere étoit le plus habile Magicien qui ait paru sur la terre : son art lui fit connoître qu’il n’auroit qu’un fils, & que cet enfant ne mourroit pas de mort naturelle, mais qu’il seroit tué par un homme caché chez lui, & ne pourroit perdre la vie d’aucune autre façon. Informé de cette circonstance, il se flatta de rendre ce fils presqu’éternel, en prenant des précautions si justes, qu’il ne pût entrer d’inconnus dans sa demeure.

Il épousa ma mere, de qui il étoit fort amoureux ; mais il ignoroit qui elle étoit, Lorsque l’amour se mêle des affaires des Magiciens, ils sont aussi bornés, & n’ont pas des connoissances plus étendues que les autres hommes. Ne voyant que la beauté de celle qui le charmoit, il la prit pour une femme de l’espece ordinaire ; cependant c’étoit une Ogresse, de cette race qu’on nomme Anthropophage. Le Palais où nous sommes lui appartenoit, & les alentours en étoient fort habités ; mais aussi-tôt que l’on eut appris qu’elle étoit mariée à un Magicien, quoique l’on n’ignorât pas qu’il n’employoit point sa science à faire du mal, on se défia du pouvoir qu’elle auroit sur son esprit ; & pour éviter les maux que la magie & la cruauté jointes ensemble pourroient causer, le Pays devint désert : ce qui fit bien du chagrin à ma mere ; car, tandis qu’elle étoit fille, elle prenoit souvent divers déguisements, sous lesquels, parcourant les chemins des alentours, elle surprenoit adroitement un grand nombre de malheureux, qu’elle dévoroit.

Loin de la seconder, pour contenter cet appétit singulier, mon pere, qui avoit un tel goût en horreur, voyant qu’il ne pouvoit obtenir de sa femme qu’elle y renonçât, fut ravi de ce que ses voisins s’éloignoient volontairement, & leur aida encore à mettre obstacle à ce goût fatal, en faisant naître autour de ce Palais des bois presqu’impénétrables, & des chemins assez remplis de difficultés, pour qu’ils préservassent les malheureux voyageurs de sa dent meurtriere.

Je naquis dans ce temps-là, & mon pere, qui prit pour moi une tendresse sans égale, songea à me garantir du sort qui me menaçoit d’être assassiné : il ne pouvoit pas absolument m’en préserver, puisque le destin avoit décidé que c’étoit le genre de mort où il me soumettoit ; mais il pouvoit en suspendre l’effet pour plusieurs siecles, ayant mis de telles conditions à mon trépas, qu’il se passera bien des années avant qu’elles puissent être remplies : premièrement, il n’est pas possible de m’empoisonner, ni de me blesser avec d’autres armes qu’un sabre, encore ne doit-on pas y employer la pointe, mais seulement le tranchant ; & en second lieu, on ne peut me frapper par derriere, ni en aucune partie du corps : enfin, il faut me couper la tête en plein jour, & que je voie mon meurtrier. Tu conçois bien, continua-t-il, que ce n’est pas un petit ouvrage, y ayant peu d’hommes assez grands pour atteindre à une tête posée sur des épaules qui sont à plus de douze pieds de terre.

Toutes ces précautions ne paroissoient pas encore suffisantes à la tendresse paternelle : mon pere voyant avec peine, qu’à l’imitation de ma mere, j’avois un goût infini pour la chair humaine, la pitié qu’il avoit de ses malheureux le joignit à la crainte que cette sorte de vie ne me devînt funeste, en avançant ma destinée, & l’obligea à m’instruire de mon sort. J’en frémis ; & le Magicien, se prévalant de ce moment de foiblesse, me fit jurer de renoncer à me nourrir de cette viande qui faisoit mes délices. En récompense, pour me donner un moyen de me garantir des embûches que l’on pourroit me dresser, il m’accorda le pouvoir de transformer en bêtes tous ceux qui viendroient dans ce Palais, exigeant le même sacrifice de la part de ma mere, qui, par tendresse pour moi, consentant à renoncer à ces mets délicieux, tomba dans un si grand dégoût de toute autre chair, qu’elle en mourut en peu de temps, & que mon pere ne lui survécut guere, étant mort du regret de sa perte ; car il l’aimoit toujours, malgré le défaut qu’il lui connoissoit.

Se voyant à l’extrémité, il me fit renouveller le serment de ne plus manger de chair humaine, & me renouvella aussi l’ordre de ne point souffrir d’hommes sous leurs figures naturelles dans mon Palais. Si, malgré les précautions que je prends pour les éloigner, me dit-il, le hazard y en conduit quelques-uns & qu’il soit nécessaire, pour votre service, qu’ils y passent du temps, ne tardez pas à les revêtir de la peau de tels animaux que vous voudrez ; & lorsque vous souhaiterez leur rendre leurs figures naturelles, mettez-les le plus loin d’ici que vous pourrez ; alors grattez-leur le front avec vos dents, ils redeviendront tels que la nature les a faits ; mais recommandez-leur de ne plus venir chez vous, cela vous est de la derniere conséquence ; car s’il séjourne des hommes sous figure humaine dans votre Palais, le premier qui y couchera vous ôtera la vie, sans que tout mon pouvoir vous en puisse préserver. La facilité que je vous donne de ne paroître dans le monde que comme un homme ordinaire, & même de ne pas être assujetti à paroître toujours sous la même ressemblance, vous doit tirer d’inquiétude d’être reconnu par ceux qui vous auront vu sous celle d’Angoulmouëk dans votre demeure ; par conséquent, rien ne vous forcera à les tuer ; c’est une cruauté inutile qui irriteroit les Dieux contre vous.

C’est dans ce même Palais où vous devez mourir, ajouta-t-il, en me désignant ta propre chambre ; & c’est dans ce seul endroit où les hommes vous peuvent être dangereux : comme vous n’aurez rien à redouter ailleurs, il seroit inutile qu’abusant du pouvoir de les transformer, vous le fissiez autre part.

A cette condition qu’il me fit accepter, il m’apprit tous les secrets de son art ; & le moment marqué pour la fin de sa vie étant arrivé, il expira. Je fus touché de sa perte ; mais la contrainte qu’il apportoit à mon goût pour la chair humaine, m’empêcha d’en être affligé autant que je l’aurois été, & j’envisageois avec plaisir, que par cette mort je devenois maître de me livrer à mon penchant.

Mais je ne jouis pas long-temps de cette joie, car elle fut troublée par la condition qu’il y avoit si injustement mise ; & si mon appétit me conseilloit de profiter de la liberté que j’avois de le satisfaire, l’amour de la vie m’en détournoit, puisque je ne devois point manquer à la promesse que j’avois faite à mon pere, & qu’il m’avoit assujetti à tous les genres de mort, où sont sujets le commun des hommes, (même à la perte de sa science,) si je contrevenois à mon serment.

Je consultai toutes les Puissances infernales pour trouver le moyen de tourner cet engagement en équivoque, sans en pouvoir tirer aucun avantage ; mais mon intérêt me rendant plus inventif que l’enfer, j’imaginai un expédient qui lui étoit échappé ; ce fut aux ordres qu’en mourant, mon pere lui-même m’avoit donnés, de transformer les hommes, que j’en dus l’invention. Je rendis aussi-tôt la forêt, qu’il avoit fait devenir impraticable, plus facile à parcourir qu’elle n’étoit ci-devant difficile, & j’en embrouillai les routes d’une telle force, qu’il est impossible d’en sortir sans voir ce Palais, dont la beauté attire ceux qui se sont épuisés de fatigue, & qui se croient trop heureux d’y venir goûter quelque repos.

Mon projet eut un plein effet, &, par son secours, j’eus des prisonniers tant que j’en voulus ; mais ce n’étoit pas encore assez pour acquérir le droit de m’en repaître. Ne pouvant manger d’hommes tels qu’ils étoient, je les changeai en bêtes propres à la nourriture humaine, & je fus en état de me repaître des premiers, sans obstacle, & sans retardement. Mais le nombre en devint trop grand pour les manger tous à la fois, & la prudence me conseillant d’en garder pour le besoin à venir, la chasse n’étant pas toujours également heureuse, je les mis dans mon parc, où la douleur de se voir en cet état, en fit mourir quelques-uns, & maigrir tous généralement.

Cependant l’excellence du pâturage fit qu’ils s’y accoutumerent ; & la fausse espérance de changer de sort les séduisant, ils s’y sont insensiblement faits. Leur exemple ayant influé sur ceux qui leur ont succédé, je me trouve en commodité de faire une chere délicieuse, & si fort de mon goût. Il n’y a qu’une seule chose à quoi je n’ai pu réussir ; c’est à me préserver de l’ennui de la solitude où je suis condamné : j’ai pourtant trouvé le secret de l’adoucir par mon art, qui me fait paroître, quand je veux, de la taille ordinaire ; & comme je suis le maître de prendre la figure qui me plaît davantage, je choisis toujours la plus agréable, ensorte que je ne suis seul que quand je rentre pour me reposer & pour prendre de la nourriture, celle où il faudroit me restreindre, si je mangeois ailleurs, me semblant trop insipide.

De cette sorte je vis fort agréablement, me transportant, quand il me plaît, d’un bout de l’Univers à l’autre, où ne manquant pas d’argent, parlant toutes les langues, & faisant une figure brillante, j’ai tant de bonnes fortunes que j’en veux ; il n’y a qu’une chose qui me borne, c’est l’impuissance où je suis d’enlever aucunes des beautés qui se livrent à mes desirs ; il faut que ceux qui entrent ici, y viennent volontairement. J’en trouverois assez qui me voudroient suivre ; mais ce ne seroit point tel que je suis, & il ne m’est pas permis de profiter de leur bonne volonté, sous la forme où je leur apparois.

Tu vois, continua Angoulmouëk, que, ne courant pas de plus gros risques, je vivrai long-temps selon toutes les apparences, & qu’en observant toujours de ne point entrer dans ta chambre, & de ne pas laisser venir ici d’hommes qui y conservent une forme humaine, je ne suis point exposé à de grands dangers. Quant aux femmes, comme elles ne me sont pas dangereuses, je n’observe cette loi, que parce que d’ordinaire elles ont la chair plus tendre & plus délicate que les hommes, & que c’est autant de pieces de bétail dont je me prive, lorsque je leur laisse la vie sous leur forme naturelle. Il n’y a que les vieilles à qui je fais cette grace sans regret : comme elles ne sont point appétissantes, je ne daigne pas goûter de leur chair coriace ; mais j’en tire le service qu’elles sont capables de me rendre ; &, pour ne point tout perdre, les jeunes à qui j’accorde la faveur de ne les point envoyer paître, me fournissent un remede où la sensualité a part : je leur suce le sang par le petit doigt ; & outre le délice de ce ragoût, c’est encore un baume excellent pour entretenir ma santé avec mes forces. Ainsi, ajouta-t-il, fais tes efforts pour conserver celle que tu as, jusqu’à tant qu’il nous en vienne une autre ; auquel cas, pour donner du repos à celle-ci, je la revêtirai de la peau d’une brebis.

L’Esclave attentive au discours intéressant de son patron, n’en avoit pas perdu un mot ; mais s’il l’avoit fort affligée d’abord, en lui annonçant qu’il étoit presque invulnérable, il la consola fort par la suite, lorsqu’il lui apprit que la fin de sa vie étoit si proche, puisque la circonstance qui la rendoit inévitable, étoit arrivée, & que l’homme qui devoit purger la terre de ce monstre, avoit non-seulement couché dans son Palais, mais qu’il y étoit encore, dans le dessein de périr ou de le détruire.

Aussi-tôt que, pour s’abandonner au sommeil, il eut congédié la vieille, elle courut apprendre à Merille & à Benga ce qu’elle venoit d’entendre. Merille, que la douleur avoit presqu’accablée, ne pouvoit goûter cet espoir ; & la crainte qu’il ne fût vain, le lui faisoit envisager comme une chose impossible : mais Benga le considérant autrement, en fut transporté de joie ; s’appuyant sur son courage, il ne douta point que les difficultés ne s’applanissent, puisqu’il avoit couché dans ce Palais, ce qui lui donnoit une certitude que le Temps étoit adouci, & que la divine Patience ne tarderoit pas à leur ramener le bon Temps.

Merille contestoit sur la vraisemblance que son amant trouvoit à leur prochain bonheur : Comment le ferez-vous arriver, lui disoit-elle ? j’avoue que votre valeur est secondée d’un sabre ; mais par où vous y prendrez-vous pour atteindre à cette tête qu’il faut couper ? Espérez-vous que le Géant aura la complaisance de le mettre à genoux pour vous en donner la facilité, & qu’il recevra docilement le coup que vous lui voulez porter, tandis qu’il n’auroit qu’un mot à dire pour vous faire devenir bœuf ou mouton ? Encore, continua-t-elle, s’il étoit permis de le surprendre endormi ; j’aurois quelque sorte d’espérance ; mais il faut que cette action se passe en plein jour, qu’il soit éveillé, & qu’il vous voie : osez-vous vous flatter que, pouvant se garantir de votre courroux, puisqu’il ne lui faut qu’une parole, il ne la prononcera pas, ou que, n’entrant pas d’ordinaire en ce lieu, parce qu’il en connoît les conséquences, il y viendra exprès pour s’offrir à votre ressentiment ? Non, non, il n’en fera rien, ne le présumez pas. Tout cela peut être vrai, ma chere Princesse, reprenoit Benga ; mais comme nous n’avons pas d’autre parti à prendre, & que ce danger, tout grand qu’il vous paroît, est pourtant le seul moyen par où nous pussions nous flatter de terminer nos maux, je vous supplie de me le laisser tenter, & de considérer que, si je succombe dans cette entreprise, aussi nécessaire qu’elle est glorieuse, votre sort, le mien, celui de vos freres & de mes sœurs ne sera pas plus cruel, puisqu’il est à son période, & que nous ne pouvons être mangés qu’une fois ; ce qui est inévitable, si je ne fais aucun mouvement pour nous en préserver.

Ah ! de grace, mon cher Benga, interrompit la triste Merille, ne me donnez point le creve-cœur de vous voir déchiré par ce monstre ; je n’ignore pas que c’est une destinée que vous ne pouvez éviter, & où votre amour vous a forcé de vous précipiter ; mais je suis assez malheureuse de ne pouvoir me le cacher, & de connoître que j’en suis seule la cause, sans que vous joigniez à mes maux le tourment de me rendre témoin d’une fin si déplorable. Le foible retardement que je vous demande avec tant d’instance, ne sera pas long, poursuivit-elle ; ma foiblesse & ma douleur vous en sont de sûrs garants.

Loin que ce discours produisît l’effet que desiroit la Princesse d’Angole, il ne servit qu’à animer Benga : il vouloit, sans tarder, courir éveiller le monstre, se flattant qu’il pourroit ne lui pas donner le temps de se reconnoître, & qu’il lui abattroit la tête à l’instant. Mais l’Esclave effrayée de la témérité d’une telle entreprise, dont elle voyoit l’impossibilité, s’y opposa fortement.

Oubliez-vous, s’écria-t-elle, qu’il est nuit, & que vous feriez des efforts aussi inutiles que pernicieux, puisqu’il faut que le jour éclaire sa destruction, & qu’il meure dans le lieu où nous sommes ?

Ce n’étoit que le désespoir qu’inspiroit à Benga la menace de la mort prochaine de la Princesse, qui l’avoit porté à la pensée de faire cette proposition ; il en connut à l’instant l’extravagance, & se calma sur la promesse de la vieille, qui l’assura que le Tyran goûteroit ce jour-là du sang de Merille pour la derniere fois, & que le lendemain elle le lui livreroit. Le Prince avoit bien de la peine à se résoudre de laisser supporter encore cette attaque à sa chere cousine, que la foiblesse dont elle étoit lui faisoit appréhender qui ne lui fût mortelle. Mais la vieille le rassura, en lui disant que cette Princesse avoit encore des forces pour plus de trois semaines, lui représentant qu’elle devoit s’y connoître, puisque, depuis qu’elle étoit dans ce Palais, elle y avoit vu périr plus de cent jeunes filles ; mais qu’avant de terminer leurs tristes jours, elles avoient été bien plus accablées que n’étoit Merille.

Cette assurance, & l’espérance prochaine que la vieille leur donnoit, déterminerent Benga à suivre ses conseils ; elle y ajoutoit, pour les rendre plus agréables, qu’elle avoit une essence qui rétabliroit les forces de sa maîtresse, quand elle n’auroit plus qu’une heure à vivre ; & que, si elle ne lui en donnoit pas actuellement, c’étoit pour ne pas renouveller le sang, & lui rendre sa vigueur, parce que, s’il circuloit plus vivement, il en couleroit davantage dans l’estomac glouton d’Angoulmouëk, ce qui épuiseroit plus promptement ses veines.

Un espoir si flatteur les tranquillisant, ils prirent quelques moments de repos ; & l’heure étant venue où Angoulmouëk se fit entendre, en demandant son déjeûner, il fallut que le Prince eût encore la douleur de voir l’objet de son amour exposé à cette horrible complaisance. La vieille avoit prévenu Merille, & lui avoit conseillé de se plaindre douloureusement d’une voix mourante, & d’affecter de laisser tomber sa main, comme si elle eût perdu toutes ses forces.

Elle suivit si exactement cette leçon, que le Tyran y fut trompé. Il fut fort fâché de la perte qu’il se croyoit sur le point de faire ; & se hâtant de profiter du peu de temps qui lui restoit, il redoubla l’ardeur dont il la suçoit ordinairement, & il auroit passé sans scrupule le temps prescrit, si la vieille ne lui avoit crié qu’elle étoit évanouie, & que, s’il la vouloit conserver encore quelques jours, il lui falloit donner plus de repos, au-lieu d’augmenter sa fatigue.

Angoulmouëk se rendit à cette remontrance, & s’en alla courir le monde à son ordinaire. Pendant son absence, Benga, par le conseil de la vieille, aiguisa son sabre avec attention, bien résolu d’en faire éprouver le tranchant à leur cruel ennemi.

Ce jour se passa entre la crainte & l’espérance ; & le moment qui devoit décider de leur sort étant arrivé, l’anthropophage ne tarda pas à se faire entendre. La vieille lui dit que Merille n’étoit plus en état d’aller à la porte, & de passer sa main dessous ; qu’ainsi il n’avoit qu’à trouver un autre moyen : il est tout trouvé, dit-il brutalement ; puisqu’elle est prête d’expirer, il seroit inutile de la transformer, elle n’auroit que les os, & je ne veux pas manger de chair morte de misere : mais tandis qu’elle respire encore, apporte-la contre la porte, & me passe sa main, j’en tirerai ce que je pourrai ; je n’ai pas besoin, pour tetter, qu’elle ait ni connoissance ni mouvement. La vieille, semblant vouloir obéir, prit Merille entre ses bras ; & quand elle fut tout auprès de la porte, elle se laissa tomber, en criant qu’elle venoit encore de se demettre la jambe.

Angoulmouëk, plus touché du retardement qu’apportoit cet accident, & de l’obstacle qu’il mettoit à sa gourmandise, que du mal qu’il croyoit que son Esclave ressentoit, lui cria de faire un effort pour lui passer la main de cette malheureuse ; mais la vieille persistant à soutenir qu’il lui étoit impossible, lui dit qu’elle étoit tout près de la porte, & qu’il avoit un moyen fort aisé de se satisfaire, pourvu qu’il ne perdît point de temps. Courez donc, ajouta-t-elle, allez chercher des outils pour agrandir le trou, & vous y passerez la tête. Il n’est pas besoin d’outils, dit-il, j’ai les dents assez bonnes. A ces mots, il gratta & rongea les ais avec tant de force & de diligence, qu’il y eut bientôt fait un passage. Il se coucha à l’instant sur le dos ; &, ne se donnant pas le temps de le mettre à son aise, il poussa sa tête de force dans la place que ses dents lui venoient de faire : jette-moi vîte sa main, dit-il à l’Esclave, en ouvrant la gueule d’une façon épouvantable ; & dépêche-toi, ajouta t-il, car je ne suis pas à mon aise.

Sa vue & cette action augmentant la fureur où Benga étoit contre lui, il s’avança à la portée de ses regards. Angoulmouëk, lui dit-il fiérement, regarde-moi, je vais terminer ta vie criminelle : il achevoit à peine ces mots, que, sans lui donner le temps de se reconnoître, ne lui ayant laissé que celui de le voir & de l’entendre, il profita de la surprise où la vue d’un homme le mettoit, pour l’empêcher de faire agir son pouvoir, & lui sépara la tête des épaules par un seul coup.

La mort de cet abominable, dont Merille avoit douté, & qu’elle craignoit qui manquât, lui fit un si grand plaisir, qu’elle cessa pour quelques instants de sentir sa foiblesse, qui ne fut pas de longue durée ; car, selon la promesse de la vieille, cette bonne femme lui fit avaler quelques gouttes d’une liqueur, dont elle éprouva un effet si avantageux, qu’il lui rendit toutes ses forces. Mais après avoir donné les premiers moments à la joie de leur heureuse délivrance, elle fut en état de songer à ses freres & à ses cousines.

Les instruments du carnage & les outils de boucherie dont se servoit le Tyran, furent employés à disséquer sa mâchoire : ils y travaillerent en diligence ; &, munis de ce trésor, Merille & son amant coururent avec empressement où étoient les enfants du Roi d’Angole & de Bengal, à qui elle voulut redonner elle-même la forme qu’ils avoient eue ci-devant ; & après l’avoir fait reprendre à se famille, sa générosité ne s’arrêtant pas là, elle s’arracha à leurs caresses & à leurs remerciements, pour rendre le même service à plus de quatre mille malheureux qui se trouverent délivrés par ce qu’ils avoient le plus redouté, cette mâchoire formidable portant le remede aux maux qu’elle devoit causer.

Quand toutes les transformations magiques furent cessées, & que les Libérateurs de ces infortunés en eurent reçu les témoignages de reconnoissance qui leur étoient si légitimement dûs, il fut question de pourvoir à leur subsistance, l’herbe ni le foin ne leur étant plus propres ; mais on n’eut pas de peine à leur donner une nourriture plus convenable : le Palais étoit rempli de toutes sortes de provisions délicieuses & inépuisables, parce que le Magicien en avoit pourvu ces lieux, espérant que la facilité que son fils trouveroit à s’en servir, l’empêcheroit de penser à manquer à son serment, en recherchant encore de si détestables ragoûts.

Ce changement de fortune ayant été l’ouvrage de la Patience, cette charmante vertu, qui résiste courageusement aux plus cruelles adversités, ne se crut pas obligée de résister à la douceur de paraître au milieu de ceux qu’elle combloit de ses bienfaits. Elle se rendit visible, & leur fit connoître qu’elle amenoit le bon Temps : Vous me revoyez, leur dit-elle, sans témoigner de courroux à ceux qui l’avoient si souvent chassée, je n’aurois pas dû revenir, si je vous avois rendu justice ; mais ma bonté est inépuisable, & le bon Temps que voici, a bien voulu me sacrifier son juste ressentiment.

Des reproches si légitimes & faits avec tant de témoignages d’une véritable affection, ne souffroient point de repliques ; sans employer de mauvaises raisons à leur justification, ils avouerent les fautes dont ils étoient coupables, en promettant au Temps & à la Patience de ne plus mettre leur bonté à l’épreuve, & jurerent de ne se gouverner désormais que par leurs avis. Nous sommes si résolus à nous corriger, dit Merille, que nous ne voulons agir que suivant vos instructions, généreux & bon Temps. Et vous, illustre Patience, nous vous en offrons une preuve, ajouta-t-elle, en vous suppliant de nous guider. Qu’ordonnez-vous que nous fassions ? c’est à vous à décider de notre destinée : faudra-t-il rester ici ? Parlez, nous sommes prêts à vous obéir. Quels que soient nos sentiments, nous y renoncerons volontiers ; &, si vous daignez nous le commander, nous demeurerons dans ce Palais avec la Patience, qui nous en inspire le dessein.

Vous vous méprenez, Princesse, interrompit cette vertu, une telle inspiration ne vient pas de moi ; c’est la paresse qui vous la suggere. Je vous ai invités d’attendre le bon Temps, mais non pas de négliger ses faveurs, ni d’oublier votre Patrie ; le Temps fatal est passé, & vous êtes nécessaires chez vous pour remplir des devoirs qui vous rendroient en quelque sorte coupables du crime de parricide, si vous les négligiez. Mes inclinations & mes leçons ne consistent pas à exciter ceux de qui je prends soin à se livrer à une molle & honteuse indolence, elles ne vont qu’à faire soutenir avec courage les contre-temps qui arrivent, & à observer prudemment la volonté du Temps, sans entreprendre de le forcer. Enfin, loin d’exiger que vous restiez davantage en ce lieu, je vous invite à prendre au plutôt le chemin d’Angole, où votre présence est absolument nécessaire.

La proposition de la Patience fut une loi pour ceux à qui elle parloit, il fut donc question de se préparer au départ, & de pourvoir à celui de tous ceux qui devoient leur délivrance à Benga & à Merille. La reconnoissance qu’ils avoient d’un si grand bienfait, les portoit tous à suivre leur fortune, & à dépendre entièrement de leurs Libérateurs ; mais cette multitude les auroit embarrassés, ils accepterent seulement les services de douze cents Guerriers, s’imaginant qu’ils pourroient avoir besoin de leur assistance pour délivrer la Reine d’Angole de la tyrannie de Mouba, qu’ils présumoient, avec raison, qui devoit être devenue plus forte par le temps qu’il avoit eu pour l’affermir.

Ils agréerent aussi quelques femmes pour le service des Princesses, & y reçurent un petit nombre d’Officiers absolument nécessaires. Après quoi, ayant, par le moyen des provisions inépuisables de ce Palais, fourni à la subsistance de tous, ils en partirent, & le laisserent en propre à la vieille Esclave, leur bienfaictrice, qui, malgré la tendresse qu’elle avoit pour eux, étoit si caduque, qu’elle n’eut pas le courage d’essayer à les suivre, se déterminant de bon cœur à passer le reste de ses jours en ce lieu, où elle trouva dans la foule de tous les états qui avoient subi la rigueur des transformations d’Angoulmouëk, autant qu’elle voulut de Sujets gour lui tenir compagnie, restant leur Souveraine par la protection des Princes qui lui devoient la vie.

Ce qui étoit nécessaire pour la nourriture ou pour la somptuosité, n’étoit pas les seuls trésors que renfermoit ce Palais, il étoit rempli d’or monnoyé. Quoique le Magicien & son fils n’en fissent aucun usage, ils en avoient cependant amassés pour n’en pas manquer, en cas qu’un hazard imprévu leur en fît naître le besoin ; & ce dernier l’avoit trouvé utile, quand, après la mort de son pere, il avoit voulu paroître dans le monde d’une façon avantageuse, devant peut-être autant à ce métal qu’à son art la beauté fantastique qu’il prenoit ; il y avoit aussi des chevaux & des armes, dont se servirent les Princes & leur petite armée : quelque chose encore qui ne leur fut pas d’un médiocre agrément, ce fut des cartes géographiques & des instruments de Mathématiques qui servirent à leur prouver démonstrativement qu’ils n’étoient pas éloignés d’Angole, malgré l’énormité du chemin qu’ils avoient fait pour arriver où ils étoient, parce qu’ayant fait le tour du globe de la terre, ils étoient partis d’une des extrémités de ce Royaume, & que, marchant toujours en tournant, ils en étoient parvenus à une distance qui ne les séparoit pas de leurs Pays de quinze jours de marche pour arriver à l’autre extrémité de la Capitale, opposée à celle par où ils étoient venus.

Comme ce voyage se faisoit avec plus d’agréments & de commodités que ceux qu’ils avoient faits ci-devant, ils avançoient tranquillement ; &, malgré la nécessité que la Patience leur avoit prouvée qu’il y avoit pour eux à se rendre incessamment à Angole, ils ne purent résister au desir de revoir le Roi solitaire, à qui ils avoient de si grandes obligations, & des conseils de qui ils se seroient si bien trouvés, si la Prudence avoit pu leur en prouver l’excellence.

Ils ne furent pas long-temps sans arriver à ce lieu agréable, où ils avoient passé les plus doux moments depuis qu’ils avoient quitté le Palais du Temps ; mais, pour ménager l’humeur paisible de ce sage Prince, ils firent faire halte à leur escorte, & Benga, Merille, Balkir & les deux Princes d’Angole, qu’il connoissoit déja, n’ayant pour toute augmentation à leur compagnie que celle de la seule Zelima, ils se flatterent qu’en leur considération, ce Monarque la verroit avec plaisir, &, dans cette assurance, ils s’avancerent à son petit Palais.

Cette jeune troupe ne fut pas déçue dans l’espérance que leur retour lui seroit agréable. Le Roi solitaire leur témoigna naïvement la joie qu’il avoit de les revoir ; &, cessant de cueillir des fruits, à quoi il étoit occupé, il les embrassa tendrement : Eh bien, mes aimables déserteurs, leur dit-il d’un visage ouvert, les Temps que vous avez trouvés, m’ont-ils justifié auprès de vous, & pensez-vous encore que je vous débitois des rêveries ou des impostures ? n’avez-vous pas éprouvé tous les maux que je vous avois prédits ? Avouez la vérité, ajouta-t-il en souriant, & convenez que vous n’avez pas douté que quand j’essayois à vous détourner du dangereux dessein de lutter contre la destinée, & de mettre le Temps au pis, je n’envisageois que mes intérêts ; qu’enfin, l’appréhension de me trouver seul m’avoit fait imaginer de vous inspirer cette crainte que vous traitiez de terreur panique, ou de duplicité : mais, ajouta-t-il, l’événement m’a assez justifié, & vous a trop punis, pour qu’il me reste le droit de vous en faire des reproches.

Merille prenant la parole, avoua leur faute commune, y ajoutant naturellement qu’elle étoit la sienne particulièere, puisque ce n’avoit été qu’à la seule complaisance que les freres & son cousin avoient eue pour elle, qu’ils devoient tous les maux auxquels ils avoient été exposés.

Mais, grand Roi, poursuivit-elle, après avoir pardonné si généreusement les fautes que la jeunesse & la précipitation ont causées, daignez nous donner une preuve signalée qu’il n’en reste aucun ressentiment dans votre cœur, en acceptant une partie des trésors qui nous appartiennent. Le cruel Temps ne s’est pas contenté de nous abandonner, il s’est encore laissé succéder par le Temps opulent ; ce dernier nous accompagne. Les chariots remplis de pieces d’or, de pierreries & de choses rares & magnifiques qui nous suivent, nous mettent en état de chasser la pauvreté d’auprès de vous, & de vous rendre heureux.

Ah ! belle Princesse, je vous rends graces, reprit l’illustre Solitaire avec un sourire grave & doux ; mais le Temps opulent m’est inutile : la pauvreté qui m’accompagne, n’a rien de commun avec la misere, & elle ne me prive que du superflu que j’aurois conservé si j’avois voulu ; ainsi ne bannissant point le bonheur d’auprès de moi, je le trouve dans la paix & dans l’innocence. Si les chimeres des trésors m’avoient tourmenté, ajouta-t-il, je n’avois qu’à demeurer sur le Trône de mes Ancêtres ; ou supposé que les vains honneurs, exempts des peines de la Royauté, m’eussent flatté, il ne dépendoit que de moi de rester auprès de mon fils, qui m’en presse sans cesse ; mais, graces au Ciel, je suis au-dessus de ces bagatelles, & ma félicité est réelle.

A cet entretien succéda l’offre de prendre un repas rustique, tel qu’ils en avoient pris ci-devant. La peur de le désobliger, fit qu’ils l’accepterent avec les témoignages les plus vifs d’une sincere reconnoissance.

Almenza fut le plus sensible à la douceur de ce repas frugal ; il n’avoit abandonné la vie paisible qu’à regret ; & si l’amour que lui avoit inspiré la belle Zelima n’eût emporté la balance, il auroit laissé partir sa famille pour demeurer auprès de ce vrai Philosophe. Mais quoique sa passion eût trop d’empire sur son cœur pour lui permettre de faire une action qui l’éloigneroit de l’objet de ses vœux, il ne put résister au desir de passer encore une nuit dans cette paisible retraite ; & le sage Roi les y ayant invités, il témoigna si ouvertement le plaisir que lui faisoit cette proposition, que ses compagnons y consentirent, plutôt pour l’obliger, que par rapport à eux, à qui il étoit fort indifférent.

Almenza supplia le Roi, de qui il connoissoit la sagesse, de consulter le Ciel pour savoir si leur mauvaise fortune étoit épuisée. Le généreux Solitaire, qui ne ressentoit pas de plus grand plaisir que celui d’obliger, voulut bien leur rendre ce nouveau service, & passa la nuit que ses Hôtes donnoient au repos, à exercer sa science, pour être en état de leur rendre compte à leur réveil de ce qu’ils avoient à craindre ou à espérer. Ne trouvant rien que de favorable à l’inspection des astres, il entra, aussi-tôt que le jour parut, au lieu où ils reposoient.

Levez-vous sans tarder, leur dit-il, & allez promptement éveiller les Princesses, vous devez partir tout-à-l’heure sous la protection du Temps propice ; retournez à Angole avec le plus de diligence qui vous sera possible, vous n’y sauriez arriver trop tôt, un quart-d’heure plus tard vous livreroit à un repentir éternel, & aux reproches du Temps perdu.

Si, au contraire, vous profitez des moments précieux, ajouta-t-il, vous serez à la fin de vos travaux, le Temps heureux & constant attend cette derniere démarche pour se déterminer à s’attacher éternellement à vous, ou pour vous abandonner à jamais.

Cet avertissement mêlé de menaces, produisit tout l’effet que le Roi en devoit espérer : ils se mirent à l’instant en devoir de continuer leur route ; & les Princesses qui avoient oublié l’usage des toilettes, n’y resterent pas assez pour se faire attendre. Cette troupe charmante prit congé du Sage, & rejoignit précipitamment leur escorte, qui, à leur imitation, sans savoir pourquoi un voyage qui avoit commencé si paisiblement, se continuoit avec tant de diligence, s’empressa à l’envi à qui iroit le plus vîte, de sorte qu’en cette journée, faisant autant de chemin qu’ils en avoient fait en quatre autres, ils arriverent le soir même aux portes d’Angole ; mais il étoit déjà si tard, qu’elles étoient fermées, & il fallut rester dans le Fauxbourg.

La crainte qu’une trop grosse escorte, excitant les soupçons de Mouba, ne l’obligeât à se précautionner contre le secours qu’ils pourroient donner à la Reine, obligea les Princes à faire prendre diverses routes à leurs gens, en leur donnant toutefois rendez-vous au même lieu, avec ordre de ne pas témoigner qu’ils se connussent, ni qu’ils eussent le moindre dessein.

Merille & ses freres ne purent voir un Pays qui leur étoit si cher, & dont il y avoit si long-temps qu’ils étoient absents, sans répandre des larmes de joie. La Princesse sur-tout qui étoit fort empressée pour savoir des nouvelles de la Reine sa mere, fut à peine descendue de son char, qu’elle fit appeller la maîtresse du lieu pour s’en informer.

Cette femme entra à l’instant avec une contenance fort triste. La Princesse en fut touchée, & lui demanda ce qu’elle avoit, parce qu’il paroissoit qu’elle venoit de pleurer : mais, sans attendre sa réponse, suivant sa vivacité ordinaire, elle lui demanda du même ton, ce que l’on disoit de la Reine, si elle étoit toujours sous la tyrannie de Mouba, ce que faisoit Merille, & s’il ne se trouvoit point assez de Sujets zélés pour les affranchir de la domination de ce Tyran ?

Hélas ! belle Dame, dit cette femme, en recommençant à verser des larmes, qu’il ne lui fut pas possible de contraindre, cette Reine infortunée, dont vous me parlez, est dans ce même instant le sujet de ma douleur ; c’est le danger évident où elle est, qui cause les pleurs que vous me voyez répandre : elle touche à sa derniere heure, & le jour qui luira demain, sera le dernier de sa vie. Enfin, elle doit périr par le feu dans la grande Place d’Angole.

A ces mots, Merille fit un cri ; &, se laissant tomber sur le lit où elle étoit assise, elle s’évanouit. Benga, qui ne s’éloignoit guères d’elle, l’ayant entendue, accourut avec l’empressement d’un amant : leurs compagnons qui l’entendirent aussi, se hâterent de venir à son secours, & la soulagerent, de sorte qu’elle reprit ses esprits ; mais ce fut inutilement que la connoissance lui revint, car elle n’en fut pas plus en état d’expliquer le sujet de cet accident imprévu ; les sanglots qui la suffoquoient, lui ôtant l’usage de la parole, ne lui permettoient pas de s’énoncer.

Ne pouvant savoir d’elle quelle étoit la raison de cette douleur subite, ils le demanderent à la personne à qui ils avoient remarqué qu’elle parloit ; mais cette femme qui l’ignoroit pareillement, leur dit qu’elle en étoit aussi surprise qu’eux-mêmes ; que cette belle Dame lui avoit demandé des nouvelles du Pays par une curiosité naturelle aux Voyageurs, & qu’aussi-tôt elle étoit tombée en syncopes, lorsqu’elle lui avoit répondu que la Reine d’Angole devoit être brûlée le lendemain.

Cet éclaircissement fut suffisant pour apprendre aux compagnons de Merille quel avoit été le sujet de sa pamoison. Ils furent consternés de cette nouvelle ; les raisons de se plaindre de cette Reine infortunée qu’avoient les freres de la Princesse, ne les empêchoient pas d’être sensiblement touchés d’une si cruelle aventure, & Almenza demanda avec empressement s’il n’y avoit aucun moyen de mettre obstacle à cette sacrilege exécution. La personne qui la leur avoit annoncée, lui répondit qu’elle n’y voyoit nulle apparence, puisque la nuit étoit bien avancée, & que cette action criminelle se devoit faire au lever de l’aurore.

A la confirmation du malheur de sa mere, Merille renouvella ses cris ; & se frappant le sein : Ah ! misérable, s’écria-t-elle, je ne suis venue en ce funeste lieu que pour être témoin de cet affreux spectacle ; Temps si propice, qui ne deviez pas nous abandonner, continua-t-elle, est-ce là le bonheur qui m’attendoit à Angole, & que vous m’ordonniez de venir chercher avec tant de danger & de fatigue ?

Benga étoit pénétré de la douleur de sa Princesse ; & Almenza, voulant essayer à la consoler, lui représenta qu’il étoit plus à propos de chercher les moyens de sauver la Reine, que de perdre des moments précieux à une inutile affliction, y ajoutant que rien n’étoit désespéré, puisque la Reine vivoit, & qu’ils étoient accompagnés par des Guerriers, dont le nombre & l’abord imprévu, soutenu du nom des Princes d’Angole, pourroit changer avantageusement les affaires de ce Royaume, en détruisant le pouvoir de Mouba, & en donnant aux Sujets qui se trouveroient encore attachés à leur devoir, l’occasion de se joindre à la généreuse troupe qu’ils conduisoient ; remontrant à Merille, que mal à propos elle se plaignoit du Temps propice, puisque leur arrivée dans cette occurrence, étoit un effet signalé de se protection ; & que, loin de se désespérer sans sujet, il falloit plutôt s’informer promptement des circonstances de cette aventure, pour être en état d’y apporter le remede convenable. Ces raisons tranquillisant en quelque sorte la Princesse, à qui elles donnoient à connoître la bonne volonté de son frere, la mirent en état d’écouter le récit de cette trille catastrophe, & d’ordonner, à cette femme de la leur apprendre, qui, voyant que la compagnie sembloit impatiente de l’entendre, commença de la sorte :

Fin de la troisieme Partie.

LE TEMPS
ET
LA PATIENCE,
CONTE MORAL.

QUATRIEME PARTIE.


LE malheur de la Reine, (dit cette femme à ses illustres Auditeurs) est regardé comme une juste punition de la dureté qu’elle a eue pour les Princes, fils du Roi. L’ambition a causé cette faute ; mais elle en est si cruellement punie, qu’il n’y a personne qui n’en ait pitié ; & le perfide Mouba, dont elle devient aujourd’hui la victime, est le seul qui soit véritablement coupable, puisqu’il n’est pas douteux que toutes les fautes qu’elle a commises, ne l’ont point été par un autre mobile que par son conseil pernicieux.

Alors cette femme entrant dans le détail de ce qui s’étoit passé depuis le mariage de la Reine avec le Roi, jusqu’à la sortie de Merille hors du Palais, elle continua ainsi : Je puis, mes chers Seigneurs & mes belles Dames, vous apprendre bien positivement les particularités de ces funestes événements, puisque j’avois l’avantage d’appartenir à cette malheureuse Reine. Il étoit nuit, poursuivit-elle, & il y avoit long-temps que le jour ne paroissoit plus, lorsque l’on s’apperçut de l’absence de la jeune Merille ; mais enfin l’heure de se coucher étant arrivée, on trouva étonnant que cette Princesse ne fût point rentrée ; elle n’avoit pas coutume d’abuser de sa liberté, jusqu’à découcher, & on se préparoit à lui en faire le lendemain de vives remontrances, parce qu’on espéroit qu’elle seroit assez tôt de retour pour les entendre. Par cet espoir, on ne jugea point à propos d’en parler à la Reine ; & elle ne causa pas plus d’inquiétude le second jour que le premier, ne doutant point qu’elle ne reparût d’un moment à l’autre : mais cette nuit étant encore passée sans avoir entendu parler d’elle, on commença à s’en allarmer, & la troisieme journée on se donna quelques mouvements secrets pour en apprendre des nouvelles ; ils furent inutiles, parce qu’on avoit si peu pris garde à ses démarches, que personne ne pouvoit dire par quelle porte elle étoit sortie, ni de quel côté elle avoit tourné ses pas, ce qui faisoit que l’on ne savoit où la chercher avec quelque certitude de suivre ses traces, personne ne l’ayant vue passer & n’en pouvant donner des nouvelles ; néanmoins on gardoit toujours un profond silence sur sa fuite.

Cette perte fut ignorée de la Reine pendant quelque temps, & il ne fut pas difficile de la lui cacher ; car Mouba lui suscitant tous les jours de nouvelles affaires, elle n’avoit pas un moment dont elle pût disposer. Uniquement occupée à consulter le petit nombre de ceux qui lui étoient demeurés affectionnés, elle fut plusieurs jours avant de s’appercevoir qu’elle ne voyoit point Merille : restant plus d’un mois dans cette ignorance, elle en demanda pourtant de temps en temps des nouvelles, mais on la payoit toujours de quelques raisons, dont elle se contentoit, n’ayant point de soupçons qu’elles renfermassent aucuns mysteres ; & ce ne fut qu’après que tous les prétextes furent épuisés, qu’il fallut enfin lui apprendre cette perte : elle en fut sensiblement touchée. L’embarras que lui causoit Mouba ne fut pas capable de suspendre sa douleur, elle aimoit chérement cette Princesse ; les peines où elle se trouvoit plongée, en étoient de sûrs garants, puisqu’il n’y avoit pas eu d’autres motifs de ce qu’elle avoit fait, que l’intérêt de sa fille.

La politique étoit encore conforme à sa tendresse dans la douleur que lui causoit ce fatal accident, puisque comme mere, elle étoit vivement touchée de la perte de la Princesse, & son affliction, comme Reine, n’étoit pas moins bien fondée. Appréhendant que ce fâcheux contretemps ne devînt funeste à sa grandeur, & que le perfide Bonze ne s’en prévalût pour la perdre, cela l’obligea de défendre à tous ceux qui savoient ce malheur, de le publier ; ce n’étoit pas sans sujet qu’elle ressentoit cette crainte, puisqu’il étoit homme à profiter de tout, dans l’occurrence présente où il tramoit une intrigue pour terminer ses desseins avec éclat, ce qui ne tarda pas à arriver directement dans ce même temps.

Etant parvenu aux arrangements qu’il lui avoit fallu faire pour gagner le Conseil & les Grands qui avoient quelque pouvoir, il les obligea de représenter à la Reine que l’Etat, troublé depuis la mort du Roi, sentoit avec douleur qu’il ne se pouvoit passer de maître, une femme seule étant, disoient-ils, trop foible pour soutenir le poids d’une Couronne telle que la sienne ; & ils la supplioient de choisir, sans différer, un époux capable de la délivrer de tous les embarras dont elle étoit accablée, ajoutant que cet époux ne pouvoit être que Mouba, parce qu’il réunissoit en lui toutes les qualités convenables à ce haut rang, & qu’il étoit au goût général de la Nation.

La Reine indignée de cette remontrance séditieuse, dont il ne lui fut pas difficile de reconnoître l’Auteur, répondit fiérement qu’elle ne recevoit des loix de personne ; que le Trône lui appartenoit légitimement, puisqu’elle le tenoit de la bonté du feu Roi, qui lui en avoit fait présent ; qu’en reconnoissance de ce qu’elle devoit à ce Monarque, elle s’étoit fait une loi inviolable d’être fidelle à sa mémoire, & de ne jamais donner à un autre le nom sacré de son époux, ne voulant laisser partager à qui que ce fût une couronne qu’elle tenoit de lui, & qu’elle remettroit à sa fille seulement, lorsqu’elle la croiroit assez forte pour la porter.

En achevant ces mots, elle se retira, en jettant sur Mouba un regard méprisant, dont il fut touché vivement, & plus qu’il ne sembloit qu’il le dût être ; ne pouvant en être surpris, puisqu’il n’ignoroit pas les sentiments qu’elle avoit pour lui.

Tandis qu’avec beaucoup d’empressement il assemble ses amis, & qu’il les invite à prendre, sans tarder, des mesures pour forcer la Reine à faire une action où il ne peut plus mettre en doute qu’elle consente volontairement, cette triste Princesse assemble aussi les siens, mais ce fut plutôt pour se plaindre de la rigueur de son sort, que dans l’espérance qu’ils la tireroient de peine.

Le traître avoit en son pouvoir tous les trésors & toute la puissance de l’Etat ; de la Reine, à qui il ne restoit pas le plus petit moyen de faire des graces, n’avoit d’amis fideles que ceux qui étoient assez désintéressés pour être sans ambition, ainsi que sans pouvoir ; non pas que sa Maison & sa Cour ne fussent nombreuses, mais elles n’étoient composées que d’espions, qui rapportoient au Tyran jusqu’à ses actions les plus secretes. Elle ne l’ignoroit point, & c’étoit ce qui faisoit sa principale inquiétude.

Cette infidélité étoit si publique, que les Officiers qui la servoient, ne devoient point espérer d’obtenir le moindre payement de leurs appointements, qu’en rapportant quelques-unes de ses actions, ou quelque chose qu’elle eût dites ; mais ceux qui ne se pouvoient résoudre à la trahir, n’avoient que faire de se flatter de recevoir ce qui leur étoit légitimement dû.

Ce fut cette raison qui força un des plus considérables de sa Maison à se marier. Il étoit fort peu à son aise, & trop honnête homme pour acquérir, de cette sorte, de quoi se soustraire à la nécessité ; ainsi il épousa une Villageoise, qui étoit puissamment riche : la fortune la dédommageoit ainsi de son peu de naissance, & il lui donna la main avec d’autant plus de plaisir que la pureté des mœurs de cette personne s’accordant aux siennes, ne lui permirent pas de balancer sur cette alliance, puisque le secours de sa femme le mettoit en état de se passer d’acheter son propre bien au prix d’une perfidie telle que les autres lui en donnoient l’exemple, trouvant que l’infamie étoit moindre à se mésallier qu’à trahir son devoir & la Reine sa maîtresse.

Il n’eut pas sujet de se repentir de cette action, puisqu’au défaut de la politesse & des façons aisées que fournissent l’éducation & le commerce du grand monde, cette femme ne lui fit voir que des manieres simples & vertueuses, accompagnées d’une grossiéreté champêtre, qui, dans un caractere doux, ne va qu’à la franchise, sans aucun mélange de brutalité, & n’est point incompatible avec la complaisance ni avec la paix.

Cette personne étoit veuve, n’ayant eu qu’un fils unique de son premier mari : la beauté & la bonne grace de cet enfant, qui se joignoient aux bons procédés de sa mere, donnerent à ce beau-pere une véritable amitié pour lui ; & le jugeant digne d’un sort plus glorieux que celui où sa naissance sembloit le destiner, il le présenta à la Reine. Ce jeune homme avoit quinze ans, & sa figure villageoise ne tenant qu’à son habit, il l’avoit laissée aussi-tôt après le mariage de sa mere, qui l’avoit fait vêtir convenablement au rang où son époux la venoit d’élever. Ce fils ne donnoit pas à connoître de différence entre lui & un enfant de condition, & il parut avec agrément aux yeux de la Reine, que son beau-pere assura du zele, ainsi que du parfait dévouement qu’il auroit pour son service.

La Reine le reçut avec joie, étant certaine de la fidélité de celui qui le lui présentoit ; & de plus, il avoit une ressemblance si parfaite avec Merille, qu’il n’auroit pas eu besoin d’un autre motif pour qu’elle s’affectionnât tendrement à lui. Cette Princesse ne se lassoit point d’admirer ce caprice de la nature ; & la perte de sa fille entremêlant d’amertume le plaisir qu’elle prenoit à le considérer, elle ne pouvoit jetter les yeux sur lui, sans répandre des larmes. Le jeune homme, de son côté, comblé de ses bontés, ne s’affectionna pas avec moins de sincérité & de respect que son beau-pere, au service d’une si bonne Maîtresse, dont les malheurs, la lui rendoient encore plus chere, joignant à l’attachement respectueux qu’il devoit à sa Reine, les sentiments les plus tendres d’un fils pour sa mere & pour sa bienfaictrice.

Il ne la quittoit presque point ; &, partageant ses peines, il la soulageoit en tout ce qui dépendit de lui, avec tant de succès, que personne ne réussissoit mieux à soutenir son courage abattu. Elle voyoit avec plaisir que les soins qu’il prenoit pour elle, n’étoient pas infruvtueux, car sa prudence, que la grande jeunesse où il étoit, n’empêchoit pas d’être parfaite, le rendant aussi pénétrant qu’attentif, il devint la garde la plus sûre qu’eût la Reine ; & aux heures où il ne lui étoit pas permis d’être auprès d’elle, il demeuroit à la porte de son cabinet, afin d’empêcher, par sa présence, les espions de Mouba d’approcher d’assez près, pour entendre ses entretiens secrets. Il découvrit encore plusieurs conspirations contre la vie de cette Princesse, & la garantit une fois du poison qu’elle étoit sur le point de prendre.

Ce jeune homme & son beau-pere ne purent suivre long-temps une route si opposée à celle de toute la Maison de la Reine, sans que leur conduite fût publique. Quoique Mouba aimât les traîtres, parce que, dans l’occurrence présente, ils lui étoient nécessaires, il n’avoit pas moins besoin de personnes qui eussent du courage, ce qui le porta à faire ses efforts pour les gagner & les détacher du service de la Reine ; mais ses peines furent inutiles, ce qui le mit en telle fureur, qu’il jura leur perte, la remettant toutefois au moment où il seroit revêtu de l’autorité suprême, étant, pour le temps présent, trop occupé de ses intrigues, pour être en état de donner ses soins à celles qu’il auroit fallu conduire, afin de parvenir sûrement à faire périr sans droit & sans sujet deux personnes que leur Souveraine tenoit sous sa protection.

L’esprit inventif de ce scélérat lui suggéra de se venger du refus que cette Princesse avoit fait de sa main, en se faisant Roi indépendamment d’elle. Comme son adresse égaloit sa méchanceté, il sut si bien manier les esprits, que, peu de temps après, le Conseil, où elle avoit si fiérement refusé de l’épouser, lui fit proposer, par le premier Visir, & au nom de l’Etat, un autre arrangement. Ce Ministre de Mouba lui fit un discours étudié, dont le venin étoit couvert d’une apparence respectueuse, & d’un compliment sur la noble résolution qu’elle avoit témoignée de vouloir garder une viduité, où bien des raisons auroient dû la faire renoncer, lui demandant pardon, de la part de ses Sujets, d’avoir osé le lui proposer.

Après ce préambule, venant au fait, il lui dit, sans nul détour, que l’Etat ne prétendoit pas la gêner sur un dessein qu’il approuvoit trop pour la contredire ; mais que le Royaume d’Angole ayant absolument besoin d’un Maître, qui, réunissant toutes les factions, le fît jouir d’une tranquillité qui n’étoit plus connue depuis la mort du Roi, on la prioit de donner la jeune Merille pour épouse à Mouba, ajoutant insolemment que c’étoit le seul moyen de contenter le Peuple, qui, en voulant bien recevoir cette grace de sa main, étoit résolu de se l’accorder lui-même, en cas qu’elle fît connoître, par un injuste refus, qu’elle avoit plus d’obstination que d’amitié pour son Pays.

Cette proposition semblant trop audacieuse à la Reine, elle en fut si indignée, qu’oubliant la politique & la dissimulation qu’elle auroit dû observer en cette occasion, elle ne fut pas la maîtresse de son ressentiment ; & regardant cet Officier d’un œil courroucé, elle parcourut de même tout le reste de l’assemblée. Rompant enfin le silence : Audacieux, leur dit-elle, depuis quand des Sujets ont-ils eu l’impudence de disposer de leur Maître ? Et de quel droit ose-t-on me proposer l’hymen de la Princesse ou de moi avec un de mes Esclaves ? Je suis Reine, poursuivit-elle, en élevant la voix ; Merille est ma fille, & n’épousera jamais qu’un Prince qui sera au moins ion égal. Que Mouba, ajouta-t-elle, en le regardant avec mépris, apprenne à se connoître, & que, voyant une différence si grande entre lui & sa Princesse, il redoute le précipice qui les sépare, ou il ne manquera pas de succomber, s’il persiste dans son dessein téméraire.

Je ne dis plus qu’un mot, poursuivit-elle en se levant ; le Trône où je suis sera le cercueil de la mere & de la fille, avant que cet infame y puisse monter : à ces mots elle se retira, outrée d’une douleur qu’elle ne pouvoit plus contenir.

Zerbeke, c’est le nom de son jeune favori, qui l’attendoit à son ordinaire à la porte au Conseil, prit sa robe & la suivit dans son appartement ; elle y fut à peine, que se jettant toute en larmes sur les carreaux dont son estrade étoit couverte : Que vais-je devenir, mon cher Zerbeke, lui dit-elle ? La rébellion de mes Sujets éclate enfin ; ils prétendent élever Mouba sur le Trône ; & peu contents de m’avoir dépouillée de toute mon autorité, on veut encore m’arracher le vain titre de Reine, que je porte avec si peu de puissance. Ah ! fatale & criminelle ambition, s’écria-t-elle, quels malheurs ne m’attires-tu pas ? quels ressorts n’ai-je pas fait mouvoir pour satisfaire ton injustice ? mais aussi quelle infortune égale la mienne ? J’ai dérobé la Couronne aux Princes d’Angole ; j’ai causé leur exil, & peut-être leur mort ; je me suis livrée à la perfidie d’un scélérat, qui, tournant aujourd’hui mes bontés contre moi-même, en fait des armes pour me combattre, & s’en sert pour me perdre.

Ce Confident zélé, aussi touché de l’affliction de cette Princeese qu’elle l’étoit elle-même, faisoit son possible pour lui donner de la consolation ; mais loin d’y réussir, les soins qu’il prenoit ne servoient qu’à rendre les douleurs de la Reine plus vives : Hélas ! mon cher Zerbeke, disoit cette Princesse affligée, je sens augmenter mes maux, en considérant la funeste récompense que ton zele attend de moi. Ma perte est assurée ; mais, ajouta-t-elle, avec un redoublement de sanglots, elle entraînera la tienne & celle de ton beau-pere : vous n’aurez pas été vertueux impunément ; & le perfide Mouba n’ayant pu vous séduire, vous fera périr indubitablement.

Non, grande Reine, reprit ce courageux jeune homme, n’appréhendez pas que vos Sujets portent sur vous des mains criminelles, votre vie est en sûreté ; & la mienne, ajouta-t-il, en se jettant à ses pieds, est d’une si petite importance, que vous n’y devez faire aucune attention ; trop heureux si sa perte pouvoit calmer leur fureur, & si mon sang répandu étoit suffisant pour les remettre dans leur devoir.

Pendant cette conversation, la Reine étoit seule avec Zerbeke, & ne pouvoit être entendue ; mais la porte de la chambre étoit ouverte, de même que celle de l’antichambre où étoient les femmes en état de voir ce qui se passoit, sans entendre leur discours, & elles furent fort scandalisées de ce que ce jeune homme étoit ainsi aux genoux de la Reine, cette familiarité leur semblant extrêmement criminelle, parce qu’il n’étoit point d’usage à Angole que les hommes en usassent ainsi. La Reine ne l’ignoroit pas ; mais la jeunesse de Zerbeke faisoit qu’elle ne prenoit pas autant de précaution, qu’elle auroit fait avec un homme d’un autre âge.

Elle le remercia dans les termes les plus affectueux, & l’assura qu’il ne lui étoit pas moins cher que sa fille, de qui l’absence la jettoit dans un terrible embarras, que l’occurrence présente augmentoit. Elle craignoit que le lâche Mouba ne la lui eût fait enlever pour s’en rendre maître. Ayant vainement donné au Beau-pere de Zerbeke la commission de la chercher, & les perquisitions qu’il avoit faites ayant toutes été inutiles, il n’avoit pu rien apprendre de son sort, sinon qu’on avoit vu passer dans la Ville une jeune fille seule, & faite à peu près comme on représentoit la Princesse.

Quoiqu’il y eût déja six mois d’écoulés dans ces mouvements fatigants, & depuis l’éloignement de Merille, son absence étoit encore ensevelie dans un profond secret. Les Esclaves qui avoient été chargées du soin de la suivre, connoissant la punition que méritoit leur imprudence, n’avoient point attendu que cette perte éclatât, pour éviter, par la fuite, le supplice qu’une négligence si criminelle leur devoit attirer.

Mais la Gouvernante, qui n’ignoroit pas l’intérêt que Mouba avoit de se trouver maître de toute la Famille Royale, craignant qu’il ne la soupçonnât d’avoir aidé à la Reine à la mettre en quelque lieu sûr & inconnu, ne doutant pas d’ailleurs que ce ne fût par les ordres de cette Princesse que sa fille étoit disparue, n’osa s’enfuir, ni s’exposer au courroux de ce Ministre, en lui déclarant cette fuite. Elle se flatta que moins on en feroit de bruit, & plutôt la Reine feroit reparoître la Princesse, prenant pour une politique affectée la douleur qu’elle témoignoit de sa perte, & l’ignorance où elle paroissoit être de son sort. Cette femme dissimulant, comme elle croyoit que sa maîtresse dissimuloit, résolut intérieurement de se taire jusqu’au retour de Merille, & de ne pas perdre de temps lorsqu’elle reparoîtroit, pour en faire sa cour au Sacrificateur, en la lui livrant, & en l’instruisant de tout ce qui s’étoit passé, ainsi que du motif qu’elle pensoit qui avoit causé cette disparition.

Les différentes raisons que ceux qui savoient ce secret avoient pour le garder, le rendit impénétrable pendant un très-longtemps ; mais enfin Mouba étant parvenu à proposer son hymen avec Merille, il ne jugea pas à propos d’en rester aux premiers refus de la Reine, ni de laisser le pouvoir absolu entre les mains de sa Souveraine, après lui avoir donné contre lui un sujet de courroux si légitime, connoissant clairement que c’étoit vouloir s’exposer aux plus cruels effets de sa vengeance, & chercher à éprouver son pouvoir d’une façon funeste. Sur ces entrefaites, le secret de la fuite de Merille ayant enfin percé sourdement, le bruit qu’elle n’étoit plus au Palais parvint jusqu’à lui.

Pour en être entiérement certain, il fit dire à la Reine, par les Chefs du Conseil, qui étoient gagnés, qu’ils exigeoient au nom du Peuple, que sa fille parût à cette assemblée : une telle demande l’embarrassa extrêmement ; elle l’avoit pressentie, mais elle n’en fut pas moins allarmée. Cependant voulant payer de résolution, elle répondit séchement à cette députation, que ce que des séditieux prétendoient exiger d’elle, étoit positivement contre les Loix d’Angole, qui ne permettoient point aux filles du Roi de se montrer à la vue des hommes avant qu’elles fussent mariées ou sur le Trône.

Ces insolents Députés ne se rendant pas à cette réponse, lui répliquerent que les Loix ayant été faites par l’Etat, l’Etat en pouvoit dispenser & les changer à son gré ; qu’enfin, ce qu’ils lui demandoient étant au nom du Peuple, il seroit dangereux pour elle de lui désobéir.

Cette replique l’ayant piqué vivement : Voyons donc, s’écria-t-elle fiérement, si je ne pourrai contenir sans danger ces séditieux dans les bornes de leur devoir, & si c’est eux ou moi qui devons l’obéissance.

A ces mots, ayant fait ouvrir les jalousies, dont un balcon, qui donnoit sur la grande Place, étoit garni, elle y parut, en se flattant que sa présence appaiseroit les mutins ; mais elle fut déçue dans cette espérance, ils ne voulurent rien entendre ; & la populace, qui ne se gouverne jamais sur les principes de la raison, étant animée par les Conjurés, s’écria que si Merille ne paroissoit à l’instant, on alloit enfoncer les portes du Palais, & faire main basse sur tout ce qui résisteroit.

Ce tumulte devint si grand en ce moment, & les gens de guerre, que Mouba fit paroître à propos, animerent de telle sorte l’orgueil du Peuple, que la Reine ne douta plus de la perte : en effet, elle étoit certaine, si Zerbeke se prévalant de la ressemblance qui étoit entre lui & la Princesse, n’eût tout d’un coup imaginé de se servir d’un stratagême : il me demanda des habits de fille ; & s’en étant promptement revêtu, sans que d’autres que la Reine & moi en eussent connoissance, il ressembla, sous ce déguisement, si parfaitement à celle qu’il vouloit représenter, qu’il auroit été impossible de ne s’y pas tromper, & que ceux qui savoient l’absence de la Princesse, crurent, en le voyant, que c’étoit elle-même qui étoit de retour.

Leur âge étoit à peu près le même, & tout contribuant à abuser les séditieux, fit tomber le prétexte de la rébellion : sa beauté éclatante changea en un moment les cris de fureur & de sédition, dans des éclats de joie & de bénédiction. Zerbeke ayant expérimenté dans cet instant la force des préjugés & de l’éducation dans le cœur des plus mutins, à l’aspect des Princes du sang de leur Maître. Mouba lui-même ne fut point exempt de ce premier mouvement de vénération ; restant immobile, il entendit, sans avoir la force de s’y opposer, que cette fausse Princesse ordonnoit impérieusement aux Guerriers de se retirer, & il vit ces derniers obéir avec une soumission parfaite.

La Reine & sa fille supposée se retirerent fort satisfaites de l’effet de cette industrie, la première ne pouvant assez remercier l’autre d’un service si important ; mais ce qui étoit fait, ne suffisoit pas. Quoique la feinte Merille eût su, par sa beauté & par les reproches qu’elle avoit faits à ses Sujets avec autant de graces que de majesté, arrêter ce premier coup de sédition, il falloit encore en soutenir le personnage. La Reine & Zerbeke ne doutoient point que Mouba, revenu de sa premiere surprise, ne fît de nouveaux efforts pour obtenir la main de la Princesse ; il étoit donc nécessaire de se préparer au refus qu’elles seroient obligées de faire, & aux moyens d’éviter ce qui pourroit découvrir leur secret.

Elles n’eurent pas long-temps à délibérer ; car deux jours après cette aventure, le Conseil eut l’insolence de s’assembler, sans attendre les ordres de la Reine ; &, peu content de cet attentat, il commit celui de lui députer un des Confidents le plus zélé qu’eût l’Usurpateur, qui audacieusement osa la sommer de s’y rendre avec la Princesse sa fille.

La Reine justement irritée de cette témérité, répondit qu’elle ne recevoit pas la loi de ses Sujets, & refusa d’aller autoriser, par sa présence, la délibération de cette Troupe rebelle ; mais le beau-pere de Zerbeke arrêta son juste courroux, & lui conseilla d’y paraître, en lui rappellant l’expérience favorable qu’elle avoit faite par la présence de la fausse Merille. Ce prudent avis fut suivi ; & la Reine, accompagnée de sa prétendue fille, s’y rendit enfin.

Elles furent reçues avec respect ; & le premier Visir, après lui avoir fait une espece d’excuse sur la violence qu’on leur faisoit, prétendit lui faire connoître la nécessité où elle se trouvoit de ne se plus exposer à de semblables événements, en lui disant, que, pour les éviter, elle devoit déposer son autorité entre les mains du seul homme à qui il convenoit de tenir les rênes d’un Etat tel que celui d’Angole.

Votre intérêt, Reine, se joint au nôtre, continua-t-il, puisqu’en conservant de la sorte le précieux titre que vous portez, vous serez déchargée du fardeau qui l’accompagne, & que vous jouirez d’une douceur qui vous a été inconnue depuis la mort du feu Roi. Ce séditieux Harangueur ajouta encore, qu’elle assureroit la Couronne à sa fille par ce que l’État exigeoit d’elle, & que, sans cette ressource, la Princesse couroit risque de perdre son rang, puisque, dans la situation où étoient les affaires, si les Princes, fils du feu Roi, arrivoient, il n’y avoit point de doute que leur présence ne détruisît la donation que leur Pere lui avoit faite à leur préjudice, n’étant pas assez puissante pour se préserver d’une révolution qui la précipiteroit du Trône, pour y faire monter ceux qui y avoient un droit légitime ; à quoi il ajouta qu’il n’y avoit pas d’autres moyens de prévenir cet accident, & de conserver la Couronne à Merille, que de la mettre sur la tête de Mouba, qui seroit alors obligé, par son propre intérêt, de garantir le Royaume des événements d’une guerre funeste qui étoit presque sur le point de commencer ; mais que si la Reine refusoit l’avantage de la Princesse, il l’avertissoit que l’Etat se serviroit de son autorité, parce que Merille lui appartenoit ; qu’enfin il en disposeroit malgré elle, & la donneroit au Sacrificateur, qui alors n’étant engagé à aucune reconnoissance à son égard, ne lui en auroit nulle obligation, & en useroit sans ménagement.

L’insolence de ce discours, ainsi que le mépris tacite qui y étoit répandu pour la Reine, la mit dans une si violente colere, que, craignant de la laisser éclater, elle ne voulut pas y répondre, faisant signe à la fausse Merille de suppléer à son silence.

Zerbeke, sans attendre un nouvel ordre, étant moins timide que celle qu’il représentoit ne l’auroit été, si elle se fût trouvée à sa place, jetta un regard d’indignation sur l’assemblée, & en particulier sur Mouba.

Je ne croyois pas, dit-il fiérement, en parcourant des yeux tous ceux qui composoient ce coupable Conseil, que les Rois fussent les Esclaves de ceux qui ne naissent que pour être les leurs ; & je ne me serois pas attendu que des Sujets eussent assez de témérité pour ordonner à leur Reine de disposer de leur Princesse, qui ne doit d’obéissance qu’à elle seule ; puisque née si près du Trône, il lui est permis de ne connoître d’autre autorité que celle de sa mere, & de ne rendre d’obéissance qu’à sa Reine : cependant, ajouta-t-il, je m’apperçois avec surprise que mon mariage est résolu sans son consentement ni le mien…. Avec qui encore ? & en quel temps ? Est-ce pour me donner à un Roi voisin dont on redoute la puissance, qu’il faut que je renonce à la liberté du choix ? Sommes-nous accablés, ou seulement menacés par une guerre dangereuse qui nous invite d’acheter la paix, en nous soumettant à ce lâche sacrifice ? Non, ce n’est rien de cela ; nous avons un Etat florissant, respecté par ses voisins, riche, puissant, & tranquille ; le seul motif enfin auquel on puisse imputer un mouvement aussi irrégulier, a pour tout fondement, l’ambition d’un perfide Sujet, de qui l’ingratitude, poussée à l’extrémité à l’égard de sa bienfaictrice, tourne contre elle les armes & le pouvoir qu’il ne tient que de sa bonté.

Que pensez-vous, rebelles, continua Zerbeke, en élevant la voix, & redoublant son air d’autorité ; que pensez-vous, dis-je, que doive faire votre Princesse en une semblable occurrence ? Puisque vous avez exigé ma présence à ce Conseil odieux, ce n’est apparemment que pour apprendre mes sentiments ; vous ne serez point déçus dans l’espoir de me les voir expliquer, les voici : Je vous déclare donc, ajouta-t-elle, que je suis absolument soumise aux volontés de la Reine ma mere, qui seule est votre maîtresse & la mienne ; que je ne connois que son pouvoir : mais que si, par condescendance à vos coupables intentions, elle m’ordonnoit de commettre la lâcheté que vous prétendez exiger d’elle & de moi, je me plongerois un poignard dans le sein, pour satisfaire à la fois mon désespoir & sa vengeance ; préférant la mort à l’ignominie où vous desirez m’abaisser ; & ne croyant pas néanmoins qu’une moindre peine fût due à un Sujet qui a l’audace de résister aux volontés de sa Souveraine. Voilà ce que je pense, poursuivit-il ; ainsi, que Mouba & ses amis ne conservent point une espérance aussi fausse qu’inutile ; qu’ils apprennent en ce jour que leur partage avec nous, est le respect & la soumission, qu’ils ne peuvent à présent pousser trop loin pour rentrer dans leur devoir, & pour que la Reine daigne oublier leur audace.

La Reine trouvant qu’il n’y avoit rien à ajouter à ce discours, se leva, & Zerbeke la suivoit, quand l’orgueilleux Mouba, outré des réponses humiliantes pour lui qu’avoit faites cette feinte Princesse, s’adressant à la Reine avec une fureur qu’il ne prit pas la peine de contraindre :

Vous avez bien instruit votre fille, Reine, lui dit-il, mais vous n’avez pas consulté la prudence en lui permettant de dépeindre les alliances entre les Souverains & leurs Sujets, avec des couleurs aussi horribles ; vous oubliez sans doute que c’est déshonorer la mémoire du feu Roi, en rappellant au souvenir de l’assemblée la bassesse qu’il commit lorsqu’il vous épousa, & qu’il vous tira d’un état plus au-dessus du sien que je ne le suis à présent du vôtre. Mais, continua-t-il, avec la même arrogance, s’il y a quelque chose qui puisse rapprocher les distances, c’est la capacité pour se soutenir honorablement dans une place si éminente : vous ne disconviendrez pas, je crois, que ce talent ne vous appartient pas, ou que, si vous l’avez, c’est par la science infuse, n’ayant apparemment pas eu occasion d’apprendre l’art de regner en balayant les cuisines du Palais, d’où le sort vous a tirée par un effet de son caprice, lorsqu’il voulut vous placer sur le Trône.

La Reine sentit vivement tout ce que cette superbe réponse avoit de choquant, mais elle n’y repartit point ; il n’en fut pas de même de Zerbeke ; il en fut si irrité, que se retournant fiérement : Tais-toi, insolent, lui dit-il, n’abuse pas davantage de ce que mon âge & ma situation te dérobent aux châtiments que tu mérites, & crains que les choses ne demeurent pas dans un état assez avantageux pour toi, pour te permettre encore long-temps de nous braver avec tant d’impudence.

Au discours de celui qu’il prenoit pour Merille, la rage de Mouba ne le put exprimer ; il n’auroit pas tardé à en faire sentir les funestes effets à ses Souveraines, si l’amour qu’il venoit de prendre dans les yeux de cette prétendue Princesse, n’eût suspendu sa fureur. Lorsqu’elles furent retirées, Mouba, que son amour rendoit encore plus empressé de regner, représenta vivement au Conseil, qu’il étoit de la derniere importance de séparer la fille de sa mere, faisant comprendre à cette assemblée, que, dans la ferme résolution où elles étoient de ne pas consentir à ce que l’Etat exigeoit, la Reine pourroit éloigner la Princesse ; & l’ayant soustraite à leur pouvoir, l’envoyer dans quelque Royaume étranger, aux armes de qui on seroit exposé, & à qui il faudroit la disputer avec les risques & l’incertitude du succès. Comme cette crainte paroissoit probable, il fut, sans balancer, chargé du soin de prévenir cet événement, en mettant Merille dans un lieu sûr, où ils n’eussent plus à craindre l’accident qu’il leur faisoit envisager.

Fortifié d’un tel appui, Mouba ne tarda pas à mettre cet ordre en état d’être exécuté, envoyant sur l’heure des Gardes pour tirer Merille de l’appartement de la Reine, & pour la conduire dans un autre, avec défense de la laisser parler à qui que ce fût, sans une permission du Sacrificateur.

Celui qui étoit chargé de cette violence, les trouva ensemble ; sa présence surprit extrêmement la Reine ; il ne devoit pas entrer d’hommes chez elle sans ses ordres exprès, c’étoit un crime capital à ceux qui contrevenoient à cette Loi fondamentale ; ce qui fit qu’elle lui demanda avec toutes les marques du plus violent courroux, d’où provenoit cette audace, & s’il ignoroit les Loix du Palais ? Mais cet homme, certain de l’autorité & de la protection de celui qui l’envoyoit, ne daigna pas lui répondre, lui déclarant seulement d’un air froid & méprisant, le motif qui l’amenoit ; &, s’adressant à celui qu’il croyoit Merille : Venez, Princesse, lui dit-il, en lui présentant la main, & rendez graces aux soins que l’on prend de vous soustraire au pouvoir d’une Reine injuste qui s’oppose à votre bonheur, en vous inspirant des sentiments pour l’illustre Mouba, qui ne vous conviennent point, puisqu’il est le seul homme qui puisse réparer la défectuosité du sang abject que vous tenez d’une Mere, qui suffiroit pour vous exclure du Trône, si Mouba ne daignoit vous y soutenir.

A ce discours, la fureur de Zerbeke devint extrême ; mais elle ne put se contenir, lorsqu’il vit que ce lâche s’appercevant qu’il ne se préparoit pas à obéir aux ordres qu’il lui apportoit, se mettoit en devoir de lui faire violence, & le tenoit déjà dans ses bras pour l’emporter : connoissant alors qu’il n’étoit plus temps de rien ménager, il tira son poignard, & le lui plongea dans le sein ; tiens, perfide, lui dit-il, voilà ta récompense & ma réponse.

Ce malheureux tomba noyé dans son sang ; mais malgré l’état où il étoit, il avoit tant de zele pour le service de Mouba, qu’il s’écria à ceux qui le vouloient secourir, qu’ils songeassent plutôt à emmener la Princesse : mais la Reine, voyant l’action de son Favori, & que, le poignard à la main, il écartoit les plus empressés, tira aussi le sien, se rangeant avec lui dans l’embrasure d’une fenêtre, d’où elles menacerent de la mort ceux qui auroient la témérité de les approcher. A même temps elles crierent par la même fenêtre, appellant le Peuple à leur secours.

Cette fenêtre donnoit sur la Place publique, & la populace qui entendoit leurs cris, ne doutant point que l’on ne les assassinât, se jetta en foule dans le Palais. Si la fureur du Peuple le porte quelquefois à se révolter contre ses Maîtres, ce n’est que lorsqu’il a des Chefs qui l’excitent. Mais il est dangereux de lui laisser voir ces mêmes Maîtres dans un péril dont il ne soit point prévenu, & qu’il n’a pas causé ; en ce cas son zele n’a plus besoin d’être excité, & il court pour les soulager.

Ce fut ce qui arriva en cette occasion : cette multitude se présenta aux portes du Palais, où on eut bien de la peine à l’empêcher de pénétrer plus loin que la Cour. Il ne fallut pas moins que la présence de Mouba, pour calmer Un tel empressement.

Le tumulte ne fut point indifférent à ce Ministre ; il n’ignoroit pas qu’il avoit des ennemis secrets, & il redoutoit, non sans raison, qu’ils ne se missent à la tête de ces mutins, qui ne seroient pas alors si faciles à abuser.

Il fit pourtant retirer cette cohue, en lui disant que c’étoit la Reine qui excitoit seule ce désordre, & qui défendoit à Merille de répondre aux vœux publics, en lui donnant la main.

Ce calme n’étoit pas suffisant, car il appréhendoit de perdre Merille, en la pressant trop. Elle le menaçoit de se donner la mort pour éviter d’être associée à ses coupables desseins ; il l’auroit volontiers laissé faire, quoiqu’il n’y eût pas de nécessité à ce qu’elle pérît ; & il s’en seroit aisément justifié, en feignant d’être fâché d’un accident dont il auroit été cause : mais il étoit amoureux. L’amour lui inspiroit une politique timide, qui le fit résoudre à cesser les violences, & à la laisser auprès de la Reine, se contentant de faire garder les avenues de leurs appartements avec tant d’exactitude, qu’il auroit été impossible à la Princesse de se dérober à ses desirs.

Quelque cruel qu’il fût pour la Reine de se voir ainsi prisonniere de ses Sujets, elle trouva pourtant de la douceur à ne plus être entourée de satellites, à pouvoir respirer dans sa chambre sans en être observée, ni être privée de la présence de son fidele Zerbeke.

Tout étant ainsi calmé, Mouba, pour achever d’appaiser le Peuple, & le détacher de l’affection qu’il venoit de faire paroître pour sa Reine, lui persuada que cette aventure ne venoit uniquement que de la barbarie qu’elle avoit eue en poignardant celui qu’il avoit envoyé vers elle, pour la solliciter respectueusement de lui accorder la Princesse sa fille. Il réussit par ce stratagême, & chacun se retira ; mais il n’en demeura pas plus tranquille, en jugeant qu’il n’obtiendroit jamais cet objet de ses vœux par la force, ce qui le porta à essayer si la douceur ne lui procureroit point un succès plus favorable.

Il prit donc un air respectueux pour faire demander à ces Princesses qu’il leur plût de lui accorder une audience ; comme il avoit intention d’éviter un refus, cherchant un sujet propre à lui faire obtenir cette faveur, il s’adressa au beau-pere de Zerbeke ; en effet, il ne pouvoit employer personne qui fût plus agréable à sa Reine, elle étoit certaine de la fidélité de cet Officier ; &, dans un tel sentiment, elle écouta plus volontiers le conseil qu’il lui donnoit de dissimuler une partie de son courroux ; il lui fit envisager prudemment que, tant que le Tyran seroit le maître, elle avoit intérêt à ne le pas pousser jusqu’à l’extrémité, lui représentant qu’il étoit même absolument nécessaire d’être informé de l’intention qui le faisoit passer si promptement de la derniere violence à l’extrémité opposée, en lui témoignant un respect & une soumission qui n’avoient rien que de suspect.

Ce fut pourquoi il conjura la Reine de permettre que Zerbeke dissimulât aussi en feignant de se radoucir, & ne lui ôtât pas entièrement l’espérance, pour avoir la facilité de le pénétrer ; ajoutant de plus, que pendant le temps de cette dissimulation, il falloit essayer à faire entrer le Roi de Bengal dans leurs intérêts, ce qui seroit aisé, puisque ceux de la Reine étoient les mêmes que ceux de sa niece ; & que, si cette négociation pouvoit durer encore quelque temps, ce Monarque auroit celui de leur envoyer du secours, par le moyen duquel ils seroient en état de lever le masque. La Reine se rendit à ce prudent conseil, & accorda à Mouba la permission qu’il desiroit.

Aussi-tôt qu’il fut informé de cette grace, il ne tarda pas è en profiter. Son entrée fut des plus respectueuses ; il essaya à justifier les démarches qu’il faisoit pour regner, sur ce que le Royaume voulant absolument un Maître, il croyoit convenable aux intérêts de l’Etat, & à ceux de la Reine en particulier, que ce fût plutôt lui qu’un autre ; ajoutant d’un ton hypocrite, que de tous les Sujets qui étoient sous sa puissance, il n’y en avoit aucuns plus attachés à son service que lui, & qu’il seroit encore plus, s’il étoit possible, en régnant avec Merille, cette auguste alliance devant augmenter son zele pour une Souveraine qui l’avoit ci-devant comblé de ses bontés, & qui les couronneroit en lui en donnant une preuve si précieuse.

Les Princesses feignirent d’être ébranlées par de si spécieuses raisons & de si admirables promesses : sans lui rien répondre de positif, elles lui laisserent la douceur de se flatter qu’il les vaincroit plutôt en employant ce dernier moyen que les précédents. Cette espérance lui sembla si certaine, qu’il se crut parvenu au point de pouvoir presser la Reine de consentir à son bonheur. Mais Merille prenant la parole au premier mot qu’il en prononça, lui répondit que c’étoit du temps & de ses services qu’il devoit attendre cette faveur, se plaignant de la tyrannie qu’on vouloit exercer contre elle, sans consulter son cœur. Je sais, disoit-elle, que quand une Princesse souveraine épouse un Roi, il est impossible qu’il puisse quitter ses Etats pour venir faire connoissance avec celle qui lui est destinée, ni qu’il ait le temps d’essayer si cette douce sympathie, qui fait le bonheur de deux époux, se trouve entre eux. Mais, dans l’occurrence présente, les choses sont bien différentes, dit-il, & il me semble, que puisque le choix de mes Sujets & leur prétendue raison d’Etat me destinent au lit de l’un d’entre eux, qu’il seroit en quelque sorte équitable que, me rendant des soins, il méritât que l’inclination me dédommageât de la haute fortune que je lui sacrifierois.

Mouba, ravi de voir qu’elle lui parloit avec si peu d’aigreur, se jetta à ses pieds, en lui disant, que ce qui l’avoit empêché de tenter cette voie, étoit la seule crainte de ne pouvoir lui plaire, n’ayant jamais espéré d’être heureux que par le secours des raisons d’Etat ; que l’avantage du Royaume n’étoit pas qu’elle épousât un Roi qui, n’étant pas dans son Pays, la tireroit hors du sien, & priveroit ses Peuples de la douceur de son Gouvernement, pour l’assujettir à des Etrangers qu’il enverroit y regner en son nom, & qui, sous ce prétexte, le tyranniseroient : ajoutant que si elle daignoit l’associer à sa puissance, par le don précieux de sa foi, aussi nécessaire au bien public qu’à leur bonheur particulier, elle seroit parfaitement heureuse avec un époux qui employeroit tous les moments de sa vie à lui témoigner son amour & sa reconnoissance.

Zerbeke, suivant le conseil de son beau-pere, sembla s’adoucir ; à ces témoignages du repentir & de la tendresse de Mouba, il ne lui dit pas absolument qu’il lui pardonnoit, & qu’il étoit prêt à se rendre à ses desirs, parce qu’une si prompte différence de sentiment auroit pu à son tour lui devenir suspecte de quelque tromperie ; mais se contentant de le regarder avec des yeux moins irrités, ce présomptueux ne fit point de doute que sa bonne mine n’eût vaincu le cœur de cette jeune Princesse, & qu’un peu de temps ne le mît en possession de tout ce qu’il desiroit. Il sortit aussi satisfait qu’amoureux, n’osant toutefois se fier assez à cette douceur apparente, pour faire retirer les Gardes, qu’il croyoit qui lui répondoient de la mere & de la fille ; mais en leur ordonnant de ne se pas relâcher de leur exactitude, il leur recommanda fortement d’agir d’une maniere si soumise, qu’elles pussent se persuader qu’ils ne les environnoient que pour leur propre sûreté, & pour honorer leur dignité.

Cependant le beau-pere de Zerbeke étoit parti pour Bengal, & depuis son départ la Reine ni ce jeune homme n’avoient pas entendu parler de lui : il le passa ainsi près d’un an, qu’en espérant toujours son retour, cette fausse Princesse amusoit Mouba. Mais son amour étoit trop violent, & son ambition trop impétueuse pour ne se pas lasser enfin d’une vaine espérance. L’amour-propre lui persuadant qu’il méritoit de plaire, lui fit imaginer que la Reine empêchoit le progrès de ses soins.

Pour découvrir la vérité de ses soupçons, n’osant se fier aux femmes de cette Princesse, qui auroient pu le trahir, en redisant à leur Maîtresse la commission dont il les auroit chargées, Mouba trouva l’expédient d’y introduire une nouvelle Esclave, à qui il promit la liberté & une grosse récompense, si, se cachant dans quelques endroits secrets, elle pouvoit écouter les conversations particulieres de la mere & de la fille. Cette femme ravie de se voir employée d’une façon si avantageuse, & qui devoit la rendre libre & riche, s’appliqua à mériter l’effet des promesses du Ministre, en exécutant exactement ce qu’on exigeoit d’elle.

Elle ne fut pas long-temps sans apprendre plus que Mouba n’osoit espérer ; & toujours attentive à se mettre à portée d’écouter, elle ne perdit pas un mot d’une conversation secrete & très-importante que la Reine & sa prétendue fille eurent ensemble, par où elle apprit que la fausse Merille n’étoit pas ce qu’elle paroissoit, mais le véritable Zerbeke, que l’on disoit avoir quitté le Palais long-temps devant le départ de son beau-pere.

Cette découverte frappa Mouba de différents mouvements ; la joie de trouver un moyen certain de perdre la Reine, Zerbeke, & celui qui lui servoit de pere, étoit balancée par la terreur des conséquences d’une conspiration, qu’il ne doutoit presque pas que l’absence qu’avoit faite cet Officier, ne dût faire réussir, s’il n’étoit prévenu. Une autre raison, qui ne lui parut pas moins importante, lui causoit une vive douleur ; c’étoit la perte de les espérances, & l’intérêt d’un amour qui n’avoit déjà pris que trop d’empire sur son cœur.

Celui qu’il avoit senti pour Zerbeke, cru Merille, ne tarda pas à se changer en une haine cruelle ; mais si cet amour cessa pour lui, à la connoissance de son sexe & de ses desseins, il se conserva aussi vif pour la Princesse qu’il avoit représentée : cette parfaite ressemblance ne fit que changer l’objet de sa passion, le flattant de plus, que si Zerbeke avoit été celle qu’il osoit contrefaire, il lui auroit inspiré les mêmes feux pour lui qu’il ressentoit pour elle.

Cependant cette intrigue étoit trop importante au repos de Mouba, pour la laisser conduire plus long-temps dans le secret ; & voulant en savoir davantage, il trouva le moyen, par l’assistance de sa confidente, de se cacher dans l’appartement de la Reine, d’où, sans être apperçu, il vit cette Princesse, qui, se plaçant sur un sopha, & Zerbeke à ses pieds ; se croyant seule avec lui, parloit sans se contraindre.

Que deviendrons-nous donc enfin, mon cher Zerbeke, lui disoit-elle ? Je ne vois point d’apparence que nos malheurs finissent : il est vrai que ton heureux stratagême les a suspendus depuis bien du temps ; mais cela ne peut pas toujours durer, & il faudra que le Tyran se désabuse malgré nous. Je crains à tout moment que cet instant fatal n’arrive : hélas ! ajouta-t-elle, en soupirant, ton beau-pere, qui me témoignoit un zele si sincere, nous a-t-il donc entiérement abandonnées, & ne m’aime-t-il plus, parce que je suis malheureuse ?

Je suis plus allarmé pour sa vie que pour sa fidélité, Madame, reprit ce jeune homme, il n’y a que la mort ou l’esclavage qui puisse le détourner de ce qu’il vous doit ; & je crois que, sans compter davantage sur des secours qu’il ne peut apparemment vous donner, vous devez songer vous-même à vous secourir.

Que pouvons-nous faire, repartit la Reine ? nous sommes prisonnieres. Sans trésors & sans amis, n’ayant ni crédit ni autorité, en cet état affreux tout nous est impossible. Pardonnez-moi, grande Reine, répliqua vivement le jeune homme ; je puis, d’un seul coup, détruire la tyrannie, & vous rendre, avec la liberté, une Couronne qui n’appartient qu’à vous. Je plongerai ce fer, ajouta-t-il fiérement en montrant son poignard, dans le sein du perfide : ne doutez pas qu’après sa mort, le Peuple qu’il a séduit, rentrant dans son devoir, ne vienne, par un juste repentir, reconnoître à vos pieds son crime & votre puissance légitime.

Mouba a trop de créatures, de qui les coupables actions, enchaînées aux siennes, rendent leur intérêt commun, interrompit la Reine ; & quoiqu’ils n’eussent pu le préserver du châtiment qu’il mérite, ils le vengeroient pour éviter d’en subir un semblable. Supposé que cela arrivât, reprit Zerbeke, ils ne pourroient s’en prendre qu’à moi de la perte qu’ils auroient faite ; & quand cet événement, entiérement nécessaire à votre repos, me coûteroit la vie, mon sort seroit trop glorieux de la perdre pour votre service.

Ah ! cette pensée me fait frémir, s’écria-t-elle ! plutôt que de voir cesser mes infortunes par un si funeste moyen, dure à jamais mon esclavage ! j’envisage ta mort comme le plus grand des malheurs ; mais, poursuivit cette Princesse, afin de le détourner d’un dessein qui ne pouvoit que lui être fatal, si je chérissois assez la vie pour vouloir l’assurer à ce prix criminel, seroit-il en mon pouvoir de réussir, & ne te perdrois-je pas sans me sauver ? car tu ne dois pas douter que l’on ne connût que tu aurois agi par mes ordres.

Il sera fort aisé de vous justifier, repartit courageusement ce Sujet zélé ; vous n’aurez, ajouta-t-il, qu’à me condamner pour avoir répandu un sang qui devoit être sacré, si ses crimes ne l’avoient pas rendu abominable…. N’appréhendez pas que la peur du supplice, & l’horreur qui l’environne, puissent jamais me forcer d’avouer que je n’aurai agi que sous votre aveu.

Tu me connois mal, lui dit tendrement la Reine, en supposant que je puisse songer à me délivrer de mes infortunes par ta perte. Non, mon cher enfant, poursuivit-elle, la mort m’épouvante moins que ce que tu me proposes. Je ressens la même affection pour toi que pour ma fille : juge, sur de tels sentiments, si je serois capable de te sacrifier à ma sûreté. Hélas ! ajouta-t-elle, en redoublant ses larmes, ne suis-je pas assez malheureuse, d’avoir pris les Princes d’Angole pour victimes de mon ambition, d’avoir usurpé leur rang, de les avoir contraints à sortir du Royaume, & peut-être de la vie, d’avoir enfin perdu ma chere Merille, sans mettre encore le comble à mes malheurs, en te permettant de t’exposer au danger de périr pour moi…. Non, non, s’écria-t-elle, je n’y consentirai jamais : les Dieux me feront subir quel sort il leur plaira, je m’y soumets, & je veux tout attendre du secours que me peut donner le Temps imprévu.

Juste Ciel ! quelle attente ! interrompit Zerbeke. Ah ! Reine, poursuivit-il, songez-vous que voici un Temps terrible, & qu’il n’y a qu’un coup de désespoir qui vous puisse soustraire à sa puissance, qu’enfin il faut tout risquer pour éviter le Temps sanguinaire qui est prêt à nous accabler ; peut-être même qu’au moment que je vous parle, le cruel Mouba, informé de mon déguisement, va m’éloigner de vous, & donner à cette action des couleurs si criminelles, que je périrai également dans l’ombre du crime, sans que ma mort vous soit avantageuse. Bannissez donc absolument cette timide prudence : enfin, s’il faut périr, que ce soit du moins en faisant des efforts pour nous sauver, & pensons que si nous y succombons, ce ne fera pas avancer notre destin de beaucoup, mais que nous nous serons donné la satisfaction d’avoir fait notre possible pour nous tirer de peine.

Une si généreuse résolution ayant ranimé le courage de la Reine, le danger qui lui paroissoit évident de toutes parts, la détermina à préférer celui qui étoit accompagné de quelque espérance : il la fit enfin consentir que quand Mouba croiroit venir à son ordinaire aux pieds de Merille, il lui plongeât son poignard dans le sein ; & qu’après l’avoir tué, il le jettât par la fenêtre, en appellant le Peuple à leur secours, dans l’espérance que cette action intimideroit les lâches qui les gardoient, & donneroit au zele de leurs amis le temps d’éclater.

La fureur de Mouba, qui ne perdoit pas un mot de ce projet, étoit extrême ; il pensa vingt fois se montrer, & en les prévenant, leur donner lui-même la mort qu’ils lui préparoient ; mais jugeant par le discours de Zerbeke, quelle étoit l’intrépidité de ce jeune homme, il appréhenda de se perdre par trop de précipitation ; & se retirant avec beaucoup de précaution, il ne fut point apperçu.

En sortant de chez la Reine, il courut instruire ses amis de cette étrange nouvelle, à laquelle il ne manqua pas de donner un tour affreux, noircissant la conduite d’une Princesse qui tenoit un homme auprès d’elle, sous l’habit de sa fille, & qui, par ce trait, ne laissoit point à douter de l’irrégularité de sa conduite. Sur cet éclaircissement, ils ne tarderent pas à décider qu’il falloit se saisir de l’un & de l’autre ; qu’après les avoir mis dans une prison sûre, on informeroit le Peuple & les Grands d’un scandale qui méritoit la mort, suivant toutes les Loix d’Angole.

L’exécution d’un projet si important ne souffrant point de délai, Mouba le fit remplir la nuit suivante ; & lui-même entrant dans l’appartement de la Reine, accompagné d’une Troupe bien armée, il se jetta dans la chambre où reposoit cette Princesse, ne doutant pas d’y trouver Zerbeke dans son lit ; mais il fut trompé en son attente, car il couchoit dans un cabinet sur des matelats destinés pour une autre esclave & pour moi. C’étoit nous deux qui occupions, près de la Reine, le lit où l’on croyoit que Merille couchoit depuis que l’appartement étoit gardé, cette feinte Princesse n’en ayant pas voulu sortir.

Ce contretemps le chagrina extrêmement, en lui arrachant une preuve, dont, à la vérité, il n’avoit pas besoin pour feindre d’être persuadé du désordre de la conduite de sa Souveraine, mais qui lui étoit absolument nécessaire pour la faire punir. Fort affligé qu’elle lui eût manqué, lorsqu’il s’en croyoit si assuré, il voyoit rompre par ce contre-temps une partie de ses mesures ; mais pour ne pas tout perdre, comme ce déguisement étoit effectif, il en voulut tirer l’avantage qui lui restoit, & il entreprit toujours de faire enlever la Reine, lui donnant à peine le temps de mettre un léger vêtement.

Elle n’avoit pas voulu appeller Zerbeke à son secours, dans l’espérance que, pour se sauver, il profiteroit du tumulte qui accompagnoit cette action ; mais il étoit bien éloigné d’une telle pensée. Je courus au cabinet où il dormoit : Princesse, lui dis-je, quoique je le connusse bien pour Zerbeke, mais seulement par habitude de feindre qu’il étoit Merille, on arrête la Reine, & sans doute que vous aurez le même sort, si vous restez ici plus longtemps ; sauvez-vous pendant que vous le pouvez. Mais loin de profiter de cet avis, il se leva promptement, & jettant une robe sur lui, il entra dans la chambre dont on vouloit arracher cette Princesse. Il avoit eu la précaution de prendre son poignard, & il en donna le premier coup à un Garde qui occupoit la porte, dont il lui refusoit l’entrée ; s’avançant à un second, il le renversa à ses pieds ; & agissant toujours avec la même promptitude, il se débarrassa de quatre qui s’opposoient successivement à ce qu’il s’approchât de la Reine.

Le massacre que, sous le nom de Merille, il faisoit, sans que l’on osât se défendre, lui permit enfin de s’approcher de sa prétendue mere, qui, à son tour, donna la mort à un audacieux, qui, lui tenant le bras, l’empêchoit de faire aucun effort pour le seconder, & pour se procurer la liberté. Ce fut alors que se voyant libre & secourue par son fidele Zerbeke, elle ne se laissa pas reprendre sans y penser elle-même ; & sans que l’on y eût pris garde, elle avoit mis sa ceinture où étoit attaché le poignard que nos Reines & leurs filles portent d’ordinaire. Elle le tira courageusement, écartant par cette action, ceux qui étoient les plus empressés à porter sur elle leurs mains sacrileges. Tous reculoient, ensorte que la profonde vénération qu’inspire à des Sujets la présence de leurs Maîtres justement irrités, étoit sur le point de faire échouer l’entreprise de Mouba, s’il n’eût pas connu les sentiments qui les empêchoient de le défendre. Ce n’est pas une Reine auguste, ni qui mérite vos respects, mes compagnons, s’écria-t-il, pour les désabuser, c’est une infâme qui déshonore le Trône, où la foiblesse du feu Roi l’avoit placée : ses débauches sont trop avérées, puisque cette Merille que vous voyez, & que vous prenez pour votre Princesse, n’est autre chose que l’audacieux Zerbeke, qu’elle entretient sous l’habit de sa fille, qu’elle a peut-être fait mourir, pour empêcher que sa présence ne troublât la sûreté de ses amours.

Ces mots ayant produit l’effet que Mouba attendoit, détruisirent le respect qui préservoit le jeune homme de la fureur de ses ennemis, & il en fut à l’instant percé de mille coups : on auroit achevé de lui ôter la vie, si Mouba n’eût crié de l’épargner, afin de le réserver aux plus honteux supplices.

La perte de son sang, qui couloit de toutes parts, ayant affoibli ce généreux Sujet jusqu’au point de ne le pouvoir plus soutenir, il chancela quelque temps, & seroit tombé sur le parquet, si la Reine, qui ne s’étoit pas défendue moins courageusement, tandis qu’elle l’avoit vu en santé, n’eût abandonné le soin de sa défense pour le secourir ; voyant l’état où il étoit, elle jetta son poignard, & le reçut entre les bras, où il perdit toute connoissance, en prononçant d’une voix languissante : Ah ! ma Reine, faut-il que je meure sans avoir pu vous secourir ! La Reine, qui, le voyant tomber, le crut expiré, ne donna plus de bornes à sa douleur, & fit des plaintes si touchantes, qu’elles fournirent de nouvelles armes contre elle, & que personne ne douta plus qu’elle ne fût attachée à ce jeune homme par des liens criminels.

Mouba, ravi de cet heureux succès, les fit emporter dans des cachots séparés, où il ordonna que l’on pansât les blessures de Zerbeke avec grand soin, & que l’on n’épargnât rien pour lui conserver la vie. Cet ordre n’étoit pas dicté par la pitié ; mais comme il ne doutoit point que le jeune homme ne fût tous les secrets de la Reine, il se flatta qu’il les lui pourroit arracher par force, ou volontairement, sur des promesses avantageuses, voulant sur-tout savoir le lieu de la retraite de Merille, que toutes sortes de raisons lui faisoient desirer d’apprendre. Ne doutant pas que ce fût son beau-pere qui avoit fait sauver cette Princesse, il appréhendoit qu’il ne lui eût cherché un asyle chez quelque Souverain, qui, se prévalant du prétexte de préserver sa mere & elle de la tyrannie de leur Ministre, ne mît obstacle à sa grandeur par son propre intérêt, & ne voulût disposer de Merille d’une façon opposée à ses desseins. Il avoit bien entendu que la Reine déploroit la perte de sa fille ; mais ce qu’elle en avoit dit, se rapportoit également à son éloignement, & c’étoit une sorte de perte, que d’avoir été forcée, par la situation présente de ses affaires, de s’en séparer : tous ses discours convenoient à merveille à un départ volontaire, ainsi qu’à une fuite. Enfin, quoiqu’elle la regrettât, cela pouvoit s’attribuer à une séparation dont la fin étoit incertaine, sans pour cela faire connoître à Mouba que la Reine ignoroit le lieu où sa fille s’étoit retirée, mais il ne doutoit pas qu’il ne pût découvrir ce secret par le moyen de Zerbeke.

Les soins qu’il en fit prendre dans cette intention, eurent un effet admirable, & le blessé guérit malgré lui ; car n’ayant pu secourir la Reine, il ne se soucioit pas de mourir. Lorsqu’il fut tout-à-fait hors de danger, Mouba n’épargna rien pour le séduire, employant alternativement les caresses les plus pressantes, & les menaces les plus terribles ; mais voyant qu’il n’étoit pas plus ébranlé par la crainte des unes, qu’il n’étoit ébloui par le brillant des autres, & que tous ses efforts étoient vains, il ne balança plus à faire juger la Reine, & lui, selon la rigueur des Loix, qui condamnent au feu, avec tous leurs complices, les Reines convaincues d’avoir renoncé à la pudeur de leur sexe.

La nécessité de couronner ses injustices par un tel excès de rigueur, venoit du Peuple même, en s’opposant comme il faisoit à ce que le Trône fût rempli par d’autres que la Reine, tandis que cette Princesse vivroit. Une fidélité, que l’on peut nommer déplacée, dans le temps que personne n’en avoit assez pour protéger cette Princesse opprimée, contre la tyrannie d’un infâme Sujet, loin de lui être avantageuse, étoit précisément l’arrêt de sa mort ; & Mouba l’auroit fait exécuter sans tarder, s’il avoit eu le Temps propice ; mais cette entreprise étoit dangereuse, dans une occurrence où la pitié du Peuple pouvoit faire éclater une sédition considérable. La crainte du retour imprévu du beau-pere de Zerbeke le retenoit aussi, non pas sans raison : quoiqu’il eût entendu l’incertitude où la Reine étoit de son sort, il n’osoit s’y fier, parce que cet Officier & Merille pouvoient reparoître d’un moment à l’autre, & renverser, par leur présence, toutes les espérances du Tyran. Ainsi il détermina qu’il falloit laisser passer ce feu, & accoutumer le Peuple à voir indifféremment la prison de sa Souveraine, avant de lui donner le spectacle de son supplice. Cette raison prolongea des jours qui lui pouvoient être utiles encore quelque temps ; parce que le peu de créatures qui étoient restées fidelles à cette malheureuse Reine, faisoient courir sourdement le bruit que les Princes d’Angole étoient prêts à reparoître ; & il présumoit que s’ils arrivoient en effet, avant qu’il fût entièrement maître du Royaume, il pourroit faire sa paix avec eux, en le leur livrant, & en leur persuadant que les efforts qu’il auroit faits pour s’approprier leur Couronne, avoient été mal interprétés du Public, puisqu’ils n’auroient eu pour but que d’en déposséder une Usurpatrice, & de la conserver à ses Maîtres légitimes.

Il pensoit encore qu’il pourroit trouver un autre avantage dans ce retardement puisque si la vraie Merille revenoit, elle seroit trop heureuse de racheter la vie de sa mere par le don de sa main. Le même motif fut avantageux à Zerbeke ; personne n’ignorant la tendresse que son beau-pere avoit pour lui, Mouba se flattoit, avec beaucoup d’apparence, que, pour sauver cet enfant du supplice, il ne balanceroit pas à se détacher des intérêts de la Reine, & à se joindre aux siens.

Ces motifs ont duré près d’une année & demie ; mais ayant employé ce temps à fortifier sa puissance, & la trouvant suffisamment affermie, ne doutant point d’ailleurs que cet homme qu’il redoutoit si fort, n’eût péri avec Merille, de qui il n’entendoit point parler, & dont on auroit eu le temps de recevoir des nouvelles, si elle eût été, comme il l’avoit appréhendé d’abord, chez des Rois voisins, ou alliés ; le long-temps que les Princes d’Angole étoient parus, lui faisant présumer aussi qu’ils avoient tous eu le même sort ; n’ayant plus à redouter que la puissance du Roi de Bengal, de qui les forces d’Angole ne craignoient pas les efforts, il se détermina à ne plus suspendre la mort de la Reine, d’autant qu’il apprit que le Roi de Bengal, loin de songer à le troubler en son usurpation, avoit lui-même trop d’affaires dans ses propres Etats, pour penser à s’en faire de nouvelles.

Tout étant disposé si favorablement pour lui, Mouba leva enfin le masque ; &, assisté de sas Partisans, ils ont eu hier l’insolence de juger la Reine, & de la condamner au feu, suivant les Loix, avec le malheureux Zerbeke ; c’est cette barbare exécution qui se doit faire à la pointe du jour.

J’avois, poursuivit cette femme en fondant en larmes, été affranchie par la Reine, il y avoit plus d’un an, lorsqu’elle fut mise en prison, & je n’étois restée auprès d’elle qu’à cause que dans la situation où elle le trouvoit, ayant sujet de se défier de tous ceux qui l’approchoient, je m’étois fait un devoir de la servir, pour que ma place ne fût pas occupée par quelques perfides vendues à Mouba. Mais, au moment de sa détention, la voyant arrêtée, & connoissant que je ne lui pouvois plus être d’aucune utilité, ne me flattant pas qu’il fut permis à ses Esclaves d’aller la servir, je me sauvai, sans être apperçue, le désordre où tout étoit dans le Palais m’en ayant donné la facilité. Comme j’étois libre depuis long-temps, je n’appréhendai pas d’être poursuivie ni reprise ; je mis, aussi-tôt que je me vis délivrée d’esclavage, tout ce que je tenois de la libéralité de la Reine, dans cette maison-ci, que j’achetai, & où mon obscurité faisant ma sûreté, je m’y suis établie, étant trop éloignée du Palais pour que la proximité du voisinage pusse faire connoître que j’ai été à elle.

Depuis que j’y suis, poursuivit cette Affranchie, j’y ai vécu avec assez de tranquillité, en logeant des voyageurs, & en écoutant ce que l’on disoit des affaires de la Reine, sans paraître m’y intéresser particuliérement, espérant toujours que la longueur de sa prison donneroit occasion à quelque événement favorable : mais, en apprenant que son sort étoit décidé & qu’elle touchoit à sa derniere heure, l’affection que j’ai pour elle, ayant surmonté la prudence, je vous ai laissé voir ma douleur, qui est telle que je ne souhaite pas lui survivre ; bien au contraire, j’ai résolu d’aller volontairement me jetter dans son bûcher, pour avoir l’avantage de la servir dans l’autre monde ; car je crois que le cruel Sacrificateur poussera l’inhumanité jusqu’à refuser de lui donner aucun Esclave : on doit tout attendre d’un homme aussi barbare. C’est ce qui fait, que, pour empêcher qu’il ne s’oppose à mon dessein, je n’irai pas m’offrir en cérémonie, comme cela se devroit ; mais après m’être purifiée secrétement, feignant de m’approcher du bucher par simple curiosité, je tromperai sa malice, en m’y précipitant, sans qu’il puisse m’en empêcher.

Cette femme, ayant ainsi fini le récit des troubles d’Angole, auroit reçu des louanges sur sa fidélité, & sur la généreuse résolution qui la portoit à vouloir être de la Cour de sa Reine après sa mort ; mais la douleur de Merille, & l’occupation qu’elle donnoit à ses compagnons, les empêcha de célébrer les louanges qu’elle méritoit, & elle se retira lorsqu’elle eut tout dit, sans que ses auditeurs pensassent seulement qu’ils auroient dû la remercier de la peine qu’elle avoit prise à leur apprendre ce qui se passoit.

Ce que cette femme venoit de leur dire, jetta Merille dans une affliction qui ne se peut exprimer ; mais Almenza, trop généreux pour conserver du ressentiment contre cette malheureuse Reine, quoiqu’il n’eût été que trop juste, le trouvant au-dessous de son grand cœur, oublia entiérement le passé, pour ne songer qu’au secours que demandoit l’occasion présente où ils se trouvoient.

Ce ne sont point des larmes stériles, Princesse, dit-il à sa sœur, que votre mere exige de vous en ce moment ; le bonheur qui nous a conduits si à propos dans ces lieux, nous prescrit la nécessité d’en profiter ; nous sommes suivis par douze cents Guerriers, qui nous empêche d’en faire usage ? Vous devez avoir remarqué que cette fidelle Esclave nous a dit que la Reine avoir encore des Partisans inconnus ; ils se joindront sans doute à nous, si nous paroissons ; peut-être même le beau-pere de Zerbeke est-il secrétement dans la Ville. Au pis-aller, quand nous n’aurions d’autres secours que de nous-mêmes, c’en seroit assez , & je présume que le nom des Princes d’Angole vaudra une armée dans leur Capitale : ainsi, sans nous amuser à des larmes frivoles, qui nous déroberoient un Temps précieux, nous devons agir, si nous voulons en profiter : pour cela, lorsqu’on ouvrira les portes de la Ville, il faut que nos Guerriers y entrent, & se rangent sur la place, suivant les ordres qu’ils ont déjà, comme des Etrangers qui ne se connoissent pas, & que le hazard a mis les uns auprès des autres. Par bonheur, ils sont de différentes Nations, vêtus différemment, & ne pourront être soupçonnés d’être de la même compagnie ; nous les suivrons à cheval, Benga, mon frere & moi, tandis que Balkir, Zelima, & vous, paroîtrez toutes trois dans un équipage pompeux, pour donner à nos armes, par votre beauté, une autorité qui balancera certainement celle de l’Usurpateur.

Alors Almenza rappellant cette Affranchie de la Reine, lui demanda s’il seroit impossible de trouver promptement un beau char, ajoutant qu’il n’épargneroit rien pour en payer la magnificence ; & pour l’encourager à lui faire desirer la même chose qu’il desiroit, il lui dit que, du succès de sa diligence, dépendoit le salut de la Reine ; qu’il répondoit de la tirer des mains de Mouba, pourvu quelle, lui fît fournir ce qu’il demandoit.

Un tel espoir ayant ranimé le zele de cette femme, sans comprendre à quel usage il pouvoit employer un char dans cette occasion, non plus que la relation qu’il pouvoit avoir avec la liberté de sa Maîtresse, elle lui répondit que, pourvu qu’il le payât cher, & beaucoup plus qu’il ne valoit, elle croyoit avoir trouvé son affaire ; ajoutant que, sur l’espérance qu’il lui offroit, si lui & sa Troupe n’étoient pas en état de donner toute la somme que le Propriétaire de ce char leur demanderoit, elle fourniroit le reste avec grand plaisir, quand tout ce qu’elle possédoit devroit y entrer, & qu’elle devroit se vendre elle-même, & redevenir encore esclave. Almenza, édifié d’un zele qui ne se démentoit point, & qui étoit digne, non d’une personne née dans les fers, mais de quelqu’un de la plus haute élévation, la loua de sa bonne volonté, qu’il lui promit de faire connoître à la Reine ; mais il lui dit qu’il n’avoit besoin de son secours, dans cette occurrence, pour rien autre chose qu’afin d’avoir le char en diligence, étant assez riche pour en payer tout ce que celui qui l’avoit exigeroit, la pressant de voir promptement ce que l’on en voudroit, & de le faire amener dans sa cour, où il seroit payé comptant.

Je n’irai pas loin pour cela, reprit cette femme, ranimée par la promesse d’Almenza, puisque celui que Mouba a fait préparer pour son triomphe, est dans ma maison. Comme vous êtes Etrangers, Messeigneurs, ajouta-t-elle, vous serez peut-être bien-aise que je vous apprenne que la coutume d’Angole veut que les Rois, à leur avénement au Trône, fassent leur entrée triomphante sur un char orné de tout ce qui peut le rendre éclatant : or, vous saurez que l’ouvrier qui a été chargé du soin de faire celui du nouveau Roi, n’ayant pas de lieu commode à le mettre, en attendant le moment que le Tyran le veuille employer, m’a prié de le lui garder : ainsi il est chez moi ; & celui à qui il appartient, demeure près d’ici, je n’aurai pas de peine à l’obliger de vous parler. Mais comme Mouba a déclaré que le moment de son triomphe seroit deux jours après la mort de la Reine, je crains que ce court espace, ne lui permettant pas d’en faire un autre, il n’ose vous vendre celui-ci, à moins que ce ne soit le prix excessif qui le détermine, & qui le fasse résoudre à employer tout ce qu’il a d’ouvriers pour le remplacer : s’il le veut absolument, ajouta-t-elle, il le pourra, en mettant beaucoup plus de monde après.

Le prix étant le seul obstacle que cette personne faisoit appréhender au Prince, il le leva aisément, en l’envoyant elle-même offrir au maître du char une somme plus forte qu’il ne l’auroit fallu pour en payer dix autres encore plus beaux : sa prodigalité fit l’effet qu’il en avoit espéré, & le char lui fut livré à l’instant.

Aussi-tôt qu’il fut en son pouvoir, Almenza en redoubla la magnificence par une quantité prodigieuse de pierreries, dont il l’orna en profusion ; & le jour ayant enfin paru, il envoya les Guerriers occuper les postes qu’il crut les plus importants : après quoi il fit monter Merille dans le char. Elle étoit extraordinairement parée, & brilloit comme le soleil. Il prit encore deux autres chars, presque aussi beaux que celui de Merille, sur l’un desquels il mit Zelima avec Balkir, & sur l’autre il plaça leurs femmes, les ayant fait extraordinairement parer de même que leurs Maîtresses. Quant à lui, son frere, & Benga, ils monterent sur les plus beaux chevaux qu’ils eussent tirés des écuries d’Angoulmouëk ; & ayant eu soin de prodiguer les pierreries sur leur harnois, ainsi que sur ceux qui traînoient les chars, qu’ils avoient couverts de sonnettes d’or, ils se rendirent, dans ce pompeux équipage, où les Guerriers les attendoient.

Cette brillante cavalcade arriva sur la place du Palais, où la Reine devoit être exécutée avec le fidele Zerbeke, & où le Peuple étoit déjà assemblé.

On fut généralement surpris du spectacle que donnoient les chars, ainsi que de la beauté des Princesses, & de la bonne mine de ceux qui les accompagnoient. Cette singuliere magnificence éblouit tous les yeux, personne ne pouvant comprendre ce qu’elle signifioit : on voyoit bien que ce cortege étoit composé d’Etrangers, & on le jugeoit d’autant mieux, qu’ayant l’air conquérant, & d’aller à une partie de plaisir, si ç’avoit été des personnes du Pays, elles n’auroient pas pris leur temps pour exécuter une fête si belle & si superbe, au moment qu’il s’en préparoit une aussi affreuse & aussi lugubre que celle d’une Reine livrée, dans ses propres Etats, à la mort par la main des Bourreaux, & par l’ordre de ses Sujets. Mais on ne soupçonnoit point qu’ils eussent aucunes relations au supplice de la Reine, que la vraisemblance faisoit supposer devoir être ignoré de ces jeunes inconnus, & dont la présence avoit suspendu la mémoire de l’exécution. On l’avoit presque oubliée, lorsqu’elle parut accablée de chaînes dans un Palanquin découvert. Le contraste de ces deux spectacles, & les gémissements de la déplorable victime de l’ambition de Mouba, exciterent une pitié générale : plus l’état brillant des Etrangers causoit d’admiration, plus la situation affreuse de la Reine toucha les Spectateurs. Le jeune Zerbeke y contribua encore par sa beauté, son innocente jeunesse, & par le souvenir de la valeur qu’il avoit fait paroître à la défense de la Reine ; il étoit à ses pieds, chargé de fers, dont le poids énorme se faisoit courber, & où malgré cela, il témoignoit une confiance au-dessus de son âge & de ses forces.

Ils étoient environnés de Bourreaux à cheval & de Satellites. Cette effroyable Cavalcade s’arrêta au pied du bûcher, aux quatre coins duquel étoient quatre Ministres des fureurs de Mouba, tenant à la main chacun un flambeau allumé, prêts à y mettre le feu, lorsque la Reine & son Confident y seroient attachés. Ce perfide Sujet n’étant pas suffisamment satisfait de l’exécution d’un crime si horrible, en voulut encore être le barbare témoin. Pour assouvir son courroux implacable, il ordonna qu’on laissat goûter à longs traits à cette Princesse malheureuse l’appareil du supplice qui lui étoit destiné. C’étoit dans cette même intention qu’il avoit fait mettre Zerbeke auprès d’elle, car ils avoient toujours été séparés depuis le jour de leur détention ; &, persuadé comme il étoit de l’amour qu’elle avoit pour lui, il ne lui rendoit en ce moment cet objet de sa tendresse, que par un rafinement de cruauté. Le succès remplissoit amplement ses desirs ; la Reine, presqu’insensible à ses peines, paroissoit pénétrée du sort d’un jeune homme, que le zele qu’il avoit eu pour elle, conduisoit à un trépas aussi honteux que cruel.

Je mérite la mort, disoit-elle, en le regardant d’une façon douloureuse ; non pas, poursuivoit-elle, en montrant Mouba, pour les crimes que ce perfide m’impute, desquels je suis innocente, & à qui je n’ai jamais pensé, mais pour les malheurs que mon ambition & ses pernicieux conseils ont causés à l’Etat & aux Princes d’Angole ; je la recevrois sans murmurer, ajoutoit-elle, si c’étoit à ces motifs que je fusse sacrifiée : mais si quelqu’un de vous, dit-elle, en tournant les yeux vers le Peuple, revoit jamais nos Princes, je vous commande, comme un dernier devoir, de leur apprendre mon repentir sincere, & de les supplier, de ma part, de me pardonner une faute que la foiblesse, plutôt que la noirceur, m’a fait commettre envers eux ; sur-tout de me croire innocente du crime dont je suis accusée aujourd’hui : puis jettant les yeux sur le malheureux Zerbeke, mon supplice est juste, lui disoit-elle ; le Ciel vengeur, qui mesure la peine à l’énormité de la faute, ne se contentant pas des tourments où il me livre, veut encore que je sois punie injustement, sous le prétexte d’une infame débauche. Mais toi, mon cher Zerbeke, qui n’es coupable d’aucun de mes crimes, pourquoi faut-il que tu sois enveloppé dans mes infortunes ; que, pour récompense de ton respect & de ta fidélité, tu éprouves une destinée si cruelle ? Hélas ! ton affection pour tes Princes étoit si parfaite, que je me flattois qu’en faveur de ces généreux sentiments, tu aurois le bonheur de les revoir, & je me faisois une sorte de joie de te charger de les instruire de mes dernieres pensées ; mais puisque cette consolation m’est refusée, ce sera au Temps seul à me justifier auprès d’eux.

Ces plaintes douloureuses, qui causoient une joie infinie à Mouba, furent interrompues par le jeune homme : Ce n’est pas le trépas, ni les tourments où je vais être livré qui m’affligent, grande Reine, lui répondit-il, le malheureux Zerbeke se trouveroit trop fortuné, & le regarderoit comme le plus grand honneur qu’un Sujet puisse espérer, si je le recevois pour conserver vos jours sacrés : mais je mourrai sans vous secourir, poursuivit-il ; & les peines qui ne peuvent manquer dans l’autre vie à vos cruels Bourreaux, n’ont rien de comparable à celle que me cause cette funeste idée.

Ah ! augustes Princes d’Angole, s’écria-t-il, en levant avec transport les yeux vers le Ciel, où êtes-vous maintenant, & pourquoi ne pouvez-vous pas m’entendre implorer votre secours pour une Reine opprimée ? La justice & l’honneur qui l’exigeroient de vous, l’obtiendroient sans peine, puisque cette action seroit digne de votre vertu.

Quoique la douleur de la Reine, & les gémissements du jeune compagnon de son malheur causassent un plaisir infini à leur cruel Tyran, cependant il fut forcé de s’en priver, parce qu’il s’apperçut que ce spectacle inspiroit une pitié au Peuple, qui pouvoit enfin leur devenir favorable, & tourner d’une maniere funeste pour lui, s’il lui donnoit le temps de s’insinuer plus fortement. Ce motif fut suffisant pour l’obliger à se priver de la satisfaction qu’il goûtoit en leur faisant sentir toutes leurs infortunes ; il ordonna donc aux Bourreaux de faire monter la Reine & Zerbeke sur le bucher, & il alloit être obéi ; car, malgré la compassion du Peuple, personne ne se mettoit en devoir d’y apporter d’obstacles, lorsqu’il s’éleva un cri qui surprit également Mouba & les Ministres de ses fureurs.

C’étoit Benga qui l’avoit fait, & qui, fendant la presse, disoit à haute voix : Vivent les Princes d’Angole & la Princesse Merille. Ces mots furent répétés par les douze cents Guerriers, à qui ils servirent d’enseigne pour le rassembler. Le Peuple déja fortement ému du sort de sa Reine, & de celui de Zerbeke, ne balança point à redire ce qu’il entendoit, y ajoutant : C’est à eux seuls à qui il appartient de décider de la destinée de la Reine, & ils sont trop cléments pour ne lui pas faire grace.

Dans ce moment, les chars qui avoient toujours resté immobiles depuis qu’ils s’étoient placés, s’avancerent vers le bucher, Benga criant de nouveau : Place à la Princesse Merille & à ses freres. La foule s’ouvrit, & ils passerent sans aucunes difficultés.

Ce fut alors que Mouba se trouva extrêmement surpris d’un événement si imprévu, & il en sentit toute la conséquence ; mais se flattant que c’étoit un stratagême inventé par le beau-pere de Zerbeke, il ne s’en émut point extérieurement ; au contraire, affectant plus de fierté, il ordonna aux Bourreaux d’exécuter ses ordres sans tarder. Il y en eut un qui, pour lui obéir, prit la Reine entre ses bras, & la portoit au bûcher, tandis que d’autres y traînoient Zerbeke, & que, pour hâter l’exécution, on allumoit les coins de cette pyramide. Mais les Princes d’Angole & celui de Bengal, le jettant au-devant, s’y opposerent.

Arrête, téméraire, dit Almenza à celui qui portoit la Reine, qui s’étoit évanouie : abandonne cette Princesse, ou redoute mon courroux. Mais ce Bourreau, persistant à vouloir exécuter les ordres réitérés de Mouba, continua son chemin sans écouter le Prince, ce qui obligea Almenza de lui séparer la tête du corps, pour le punir de sa désobéissance.

Cette action fut un signal pour ses compagnons, & cette Troupe guerriere, excitée par l’exemple des trois Princes, ayant secondé leur intention, se fut bientôt saisie de la Reine & de Zerbeke, & mirent l’un & l’autre hors du danger qui les menaçoit.

Cette Princesse fut portée dans le char de Merille, & Zerbeke, que Benga dégagea lui-même des chaînes dont il étoit chargé, étant monté, à l’aide de ce Prince, sur un cheval qu’il lui fit donner, témoigna qu’il n’étoit pas indigne de la grace qu’il en recevoit, par la façon dont il se joignit à ses Libérateurs, leur prouvant que la crainte d’une mort aussi infame que prochaine, n’avoit pu détruire son courage.

Il fallut moins d’efforts pour se rendre maître de la place, que les Princes ne l’avoient osé espérer. La populace, touchée du malheur de la Reine, n’avoit rien entrepris pour son secours ; mais ce n’étoit que par la crainte qu’inspiroient les Gardes armés de Mouba ; il les avoit fait mettre à l’entour du bucher, & ils tenoient de la sorte le Peuple en respect : cependant, comme le nombre en étoit moins grand que celui des Guerriers qui avoient suivi les Princes, ils furent forcés à céder après une légère résistance ; Mouba, le lache Mouba vit en peu de temps ses affaires ruinées. Ses amis, qui voulurent, pour leur propre intérêt, ranimer le zele du Peuple & de leurs gens, périrent tous, & furent tués les armes à la main ; fin trop honorable pour des perfides ! Leur Chef ne se flattant plus de rétablir son autorité, essaya à trouver lui-même sa sûreté dans la fuite ; mais ce moyen lui fut interdit : il fut arrêté au moment qu’il faisoit ses efforts pour se retirer, en se cachant dans la foule ; on le chargea, par l’ordre d’Almenza, des mêmes fers que la Reine & Zerbeke avoient apportés sur la place, d’où il fut conduit dans un cachot aussi sûr que terrible.

Merille tenant la Reine entre ses bras, entra en triomphe dans le Palais, suivie de ses freres, du Prince, des Princesses de Bengal & du fidele Zerbeke. On porta la Reine dans son ancien appartement, où, par les soins empressés de tous ceux qui l’environnoient, elle reprit ses esprits.

Le premier objet qui la frappa en ouvrant les yeux, ce fut sa fille en pleurs, qui lui baignoit le visage de ses larmes : elle vit aussi son cher Zerbeke à genoux aux pieds de son lit, qui ne sembloit goûter d’autres biens que celui de l’avoir délivrée de la tyrannie, sous laquelle elle avoit pensé succomber.

Ces deux objets également chéris, l’occuperent d’abord uniquement ; mais insensiblement ses yeux s’étant tournés vers ceux qui l’environnoient, elle les jetta sur les Princes d’Angole, & les reconnut à l’instant, malgré leur longue absence & le changement que près de dix-sept ans avoient causé en leurs personnes ; le moment où elle les apperçut, étoit positivement celui où ils étoient occupés à lui faire respirer les liqueurs fortifiantes auxquelles elle devoit le retour de ses sens.

Un tel excès de générosité acheva de la pénétrer, en lui faisant sentir toute l’étendue de l’injustice dont elle les avoit rendus les victimes depuis tant d’années, & lui causa une confusion qui pensa la faire retomber dans l’état d’où ils la venoient de tirer.

Quoi, Seigneurs, leur dit-elle, en essayant à se lever & à se prosterner à leurs pieds, c’est à vous que je suis redevable d’une vie que je méritois de perdre ? Ah ! vos généreux procédés augmentent la honte & les remords qui vont en être inséparables. Hélas ! grands Princes, poursuivit-elle, que vous êtes magnanimes, & que je suis criminelle ! j’ai mérité la mort dont vous venez de me préserver, non pour le crime que l’on osoit m’imputer avec tant d’injustice, mais pour les fautes que j’ai réellement commises envers vous. L’équité exigeoit que pour l’honneur d’un nom qui vous doit être respectable, & qui vous intéresse, vous daignassiez me justifier d’une action infame, qui offensoit la mémoire de votre auguste Pere, & dont la honte retomboit sur sa race ; mais cette même justice exige aussi que vous me punissiez des crimes dont, en effet, je suis coupable à votre égard. Ce sont vos grands cœurs qui se sont opposés à la perte de ma vie par la main des bourreaux ; vous n’avez pas voulu que la veuve de votre pere fût exposée à cette ignominie, & vous avez sacrifié vos justes ressentiments à l’honneur qui regle toutes vos actions, ainsi qu’à la douceur de faire du bien à une personne par qui vous aviez été si cruellement offensés. Mais si rien n’égale vos vertus, ajouta-t-elle, en fondant en larmes, il n’est pas juste pour cela que vous demeuriez sans vengeance ; &, faisant mon devoir, comme vous avez fait le vôtre, je dois mourir pour vous satisfaire : c’est à moi à me rendre digne de votre alliance, en m’arrachant une vie que vos bontés ont préservée de l’ignominie du supplice ; je vous l’offre & vous la sacrifie de bon cœur.

Il n’est plus question de ces funestes idées, Reine, lui dit Almenza d’un ton respectueux ; loin de vous livrer à un désespoir indigne de vous, & dont nous serions sensiblement offensés, si vous pensez nous avoir quelque obligation, vous ne pouvez nous en témoigner une reconnoissance qui nous flatte plus que de conserver cette vie que vous croyez nous devoir. Honorez-nous de votre amitié, ajouta-t-il d’un air affectueux, & permettez aux fils de votre Epoux de vous témoigner le respect que nous conservons pour les volontés du feu Roi, qui, en vous mettant à sa place, nous assujettis, comme ses fils & comme ses Sujets, à ne songer qu’à donner l’exemple aux Peuples d’Angole de la fidélité qu’ils vous doivent.

La Reine vouloit répondre à Almenza, & lui dire qu’elle renonçoit à un Trône qu’elle n’avoit pas légitimement occupé, puisqu’elle ne les en avoit privés qu’en abusant de la foiblesse du feu Roi, de qui elle l’avoit exigé, sans qu’il eût consulté la raison qui s’y seroit opposée ; mais l’accablement où elle étoit, ne le lui ayant pas permis, sans attendre qu’elle eût articulé ses pensées, les Princes appréhendant qu’elle n’expirât par l’effort qu’elle faisoit pour parler, le retirerent avec les Princesses de Bengal & leur frere ; ils furent suivis du jeune Zerbeke, pour qui ils avoient pris, à l’instant qu’il avoit été déchargé du poids de ses chaînes, une amitié des plus tendres : elle s’étoit introduite dans leur cœur sous le voile de la pitié ; mais les actions de valeur qu’ils lui avoient vu faire, quand il avoit été libre, déterminerent tout d’un coup leur inclination en sa faveur : elle redoubla encore, lorsqu’ils furent éloignés de la Reine, par la façon dont il leur témoigna son respect & sa vive reconnoissance ; mais quoiqu’il parût fort sensible à ce qu’ils avoient fait pour lui, il sembloit que toute l’obligation qu’il croyoit leur avoir, roulât principalement sur la joie d’avoir vu sauver la vie de la Reine.

Ils ne rentrerent point de la journée chez cette Princesse ; les seules Zelima & Balkir y furent un moment sur le soir : & malgré l’état où elle étoit, elle les reçut comme le méritoit le secours que lui avoient donné leurs parents. Les Princesses, craignant de l’incommoder, la laisserent peu après, pour lui donner la liberté de se reposer entre les bras de sa chere Merille, à qui les expressions manquoient pour faire connoître à sa mere toute la satisfaction qu’elle ressentoit de le voir réunie avec elle.

Cependant le Temps heureux, qui étoit enfin arrivé, & qui regnoit en ce lieu, leur ayant rendu la joie, la tranquillité & la santé, faisoit qu’on n’y parloit plus que de fêtes & de plaisirs. L’amour des Princes avoit été quelque temps suspendu, les allarmes & les mouvements tumultueux n’étant pas des moments propres à devenir heureux ; mais le doux calme ayant succédé aux malheurs précédents, leur laissa la liberté d’y penser : en-sorte que, sans tarder, chacun proposa à celle qu’il aimoit, d’unir leurs destinées. Merille répondit naturellement à Benga qu’elle ne s’opposeroit point à l’exécution de ses desirs, mais qu’elle avoit une mere & des freres, à qui elle obéiroit avec plaisir s’ils lui commandoient de lui donner la main.

Vous devez peu appréhender leur sévérité, ajouta-t-elle en souriant ; de quand ma Mere ne vous auroit pas tant d’obligation, vous avez deux sœurs qui engageroient mes freres à vous être favorables.

Kubac trouva plus de difficultés auprès de Balkir, non pas dans son cœur ni dans la crainte que l’amitié de Benga ne mît obstacle à son bonheur, mais il partagea l’appréhension que cette Princesse lui témoignoit, en lui faisant remarquer qu’il ne sembloit pas destiné pour regner ; & quoiqu’il fût né sur les premieres marches du Trône, il n’y avoit pourtant pas d’apparence qu’il pût s’y asseoir, puisque, suivant les Loix d’Angole, le feu Roi avoit pu disposer de sa Couronne, & que Merille, ou même Almenza l’en excluoient pour toujours : cette tendre Amante ne lui cacha point l’appréhension où elle étoit que la vie privée, qui sembloit être son partage, ne fût un sujet de refus de la part du Roi de Bengal, étant vraisemblable que ce Monarque n’agréeroit point sa recherche, & voudroit donner à sa fille un époux couronné.

Quoique ces raisons fussent spécieuses, elles leur laisserent toujours une sorte d’espérance qui leur permit de se flatter ; mais Almenza ne fut pas si heureux : car malgré l’estime que Zelima lui fit connoître qu’elle avoit pour lui, & la reconnoissance qu’elle convenoit de lui devoir, elle lui dit sans déguisement qu’il étoit inutile qu’il pensât à elle, puisqu’elle avoit renoncé à tout engagement. Une si fatale résolution surprit extrêmement l’amoureux Prince, mais il se flatta que le Temps & ses soins la pourroient détruire ; & continuant à lui parler de son amour, il continuoit aussi ses assiduités auprès de la Reine, quand il pouvoit croire que sa présence ne l’incommodoit pas.

La Reine, de qui la santé étoit entiérement rétablie, étant un jour dans son appartement avec toute cette illustre compagnie, on vint lui dire que Zerbeke demandoit avec beaucoup d’empressement la permission d’entrer. Elle jetta alors les yeux sur Almenza, comme pour la lui demander ; mais Merille, sans prendre garde à cette action, ayant répondu avec sa vivacité ordinaire, qu’il n’avoit qu’à paroître, ce jeune homme se montra à l’instant, & fit connoître, par la joie qui brilloit dans ses yeux, qu’il apportoit une bonne nouvelle. En effet, son beau-pere arrivoit en ce moment, & Zerbeke supplia la Reine, de sa part, de lui permettre de venir lui rendre compte de son voyage. C’est au Roi, lui répondit-elle, en lui montrant Almenza, que vous devez vous adresser pour obtenir cette permission ; il est temps qu’il monte sur son Trône : l’arrivée de ce fidele Sujet, qui vient à propos, sera pour lui d’un favorable augure ; elle mérite d’être célébrée par l’heureux événement qui va donner un Roi légitime à Angole.

Almenza fort étonné de la déclaration de la Reine, lui protesta qu’il ne songeoit nullement à la priver d’une Couronne qui lui appartenoit légitimement, & dont le Roi son pere avoit été le maître de disposer ; mais la Reine, reprenant la parole : Ah ! Seigneur, lui dit-elle, ne vous opposez pas à mon juste dessein. Le Peuple d’Angole veut un Roi, & il ne peut, sans crime, en avoir d’autre que vous : mais, ajouta-t-elle, cette résolution, qu’il y a plusieurs jours que j’ai formée, demande plus de cérémonie, & ce n’est que par une indiscrétion qu’a causée la joie de revoir le beau-pere de Zerbeke, que j’ai déclaré si brusquement mon intention : ainsi, puisque je regne encore pour la forme, & que vous ne voulez pas commencer par mon appartement à dispenser vos Loix, je vais continuer à donner les miennes. Zerbeke, poursuivit-elle, en parlant au jeune homme, faites entrer votre beau-pere, nous l’entendrons avec tout le plaisir que peut causer la présence d’un Sujet dont la fidélité est aussi éprouvée & aussi inébranlable que la sienne.

Quoique cet Officier sût le changement arrivé à Angole, & qu’il n’ignorât pas le retour des Princes, comme il ne s’attendoit point que la Reine pousseroit la reconnoissance qu’elle leur devoit, jusqu’à vouloir descendre du Trône pour le leur rendre, il la considéroit toujours comme son unique Souveraine ; &, le prosternant à ses pieds, il voulut baiser le bas de sa robe, mais elle le retint.

Arrêtez, lui dit-elle, en lui faisant voir Almenza, voilà votre Roi, c’est à lui que vous devez vos premiers respects, & à qui vous allez rendre compte du succès de votre voyage, en lui apprenant la raison qui a retardé l’effet du zele sincere dont je sais que vous êtes animé. Le Sujet obéissant aux ordres de sa Souveraine, se tourna du côté d’Almenza ; mais ce Prince refusa de recevoir ses hommages, & lui ordonna de continuer de les rendre à celle à qui ils étoient dus. Une si généreuse contestation étant finie, parce qu’Almenza protesta qu’il alloit se retirer, & même qu’il sortiroit d’Angole, si la Reine persistoit dans une telle résolution, pour l’empêcher d’exécuter la sienne, elle fut obligée de consentir que cet Officier lui adressât enfin la parole.

Vous savez, grande Reine, lui dit-il, que vos ordres respectables m’avoient fait partir, avant que le traître Mouba, mettant le comble à sa perfidie, vous eût fait prisonniere dans votre propre Palais. Cet éloignement m’a été favorable ; car ne pouvant souffrir tranquillement une telle audace, j’aurois entrepris de vous défendre, &, sans vous secourir, j’y aurois sans doute succombé en perdant une vie qui pouvoit vous être ailleurs de quelque utilité. Le hazard m’ayant préservé de cet accident, sans prévoir ce qui alloit se passer à Angole, je me rendis au Royaume de Bengal, me flattant d’obtenir de son Monarque une audience assez favorable pour lui persuader, qu’il étoit absolument nécessaire pour son propre honneur de vous accorder un prompt secours ; mais mon espérance fut vaine, & il avoit trop d’affaires chez lui, pour songer à celles des autres.

La fuite de la Princesse Zelima avoit fait murmurer tous les Bengalois ; ils ne doutoient pas qu’elle n’eût été enlevée par les intrigues de la Reine, qui avoit dessein de la marier à son frere : mais le Prince Benga & sa jeune sœur Balkir ayant disparu peu après, leur absence acheva de mettre ces Peuples en fureur, & leur persuada que l’on avoit attenté aux jours de tous les trois, ou du moins à leur liberté.

Les Seigneurs qui détestoient la Reine & son frere, firent soulever le Peuple, & il demanda, avec de grands cris, à être informé du sort des enfants de leur Roi. Ce Prince parut vainement, dans l’espérance que sa vue appaiseroit le tumulte : ce moyen fut inutile ; &, sans vouloir écouter ce qu’il leur disoit, ces séditieux ne menacerent pas de moins que de forcer le Palais pour les chercher, & d’y mettre le feu, s’ils ne les y trouvoient pas.

Le Roi n’ayant pu réussir à les calmer par sa présence & par ses discours, pour empêcher le Peuple de joindre les effets aux menaces, fut enfin obligé de leur promettre de faire incessamment revenir le Prince & ses sœurs d’un lieu où on supposoit qu’il les avoit envoyés ; mais pour ce retour prétendu, la Populace émue ne donna que vingt-quatre heures, ayant de la peine à ajouter foi à ce qu’on lui promettoit, après avoir commencé par entendre dire que l’on ne savoit où ils étoient.

Cependant cette promesse, plus aisée à faire qu’à exécuter, calma tant soit peu l’orage ; les moins violents disant qu’il étoit raisonnable de suspendre leur courroux pendant le court espace qu’on leur demandoit, sauf, s’ils avoient été trompés, à faire tomber leur ressentiment sur ceux qui le méritoient, & de venger leur Prince & ses sœurs, en répandant le sang des auteurs de leur désastre. Ces menaces désignoient si parfaitement la Reine & son frere, que, prévoyant l’effet prochain qu’elles auroient, lorsqu’on ne montreroit pas ceux dont on exigeoit la présence, ils jugerent à propos de prendre les mesures nécessaires pour se soustraire aux violences où ils devoient se préparer ; sur-tout le frere de la Reine, comme le plus intéressé à ce désordre, en étant la principale cause, songea fort sérieusement à prévenir les événements fâcheux qu’il prévoyoit, & dont il ne lui étoit pas possible de douter qu’il ne fût la premiere victime : il assembla ses amis, & ceux qui étoient attachés au Roi, sans participer à la sédition ; mais les deux troupes rassemblées formerent un si petit Corps, qu’il fut impossible à cette Cour épouvantée de se flatter qu’avec ce foible secours, on feroit rentrer des rebelles dans leur devoir, le meilleur & l’unique parti étant de soustraire le Roi lui-même aux premiers efforts de leur rage. Ce Prince se retira donc pendant la nuit dans une forteresse, avec la Reine, ses Partisans, & ce qui lui restoit de Sujets fideles, en attendant le secours de ses voisins.

Les choses étoient en cet état à Bengal, continua l’Officier, lorsque j’y arrivai : cette cruelle circonstance me désespéra ; &, ne voyant point d’apparence que les affaires pussent se raccommoder sitôt, je prenois la résolution de revenir ici, où je me flattois d’être de quelque secours à ma Reine ; mais le destin voulut que ces séditieux, me sachant venu pour traiter avec leur Souverain, prissent de l’ombrage contre moi, & qu’ils m’arrêtassent, m’enfermant dans un endroit si sûr, qu’il me fut impossible de leur échapper. Je réclamai envain le droit des gens ; ma dignité d’Ambassadeur ne fut point respectée par ces furieux. Vous pouvez, grande Reine, & vous, Princes généreux, vous imaginer quel fut l’excès de ma douleur en me voyant hors d’état de pouvoir servir mon auguste Maîtresse : je passai de la sorte un temps considérable, & d’autant plus cruel, que je le regardois comme très-précieux, ne doutant point que Mouba ne le mît à profit pour continuer à s’affermir dans son usurpation. J’étois en cette affreuse circonstance, lorsque le Roi mourut : il étoit vieux, & le chagrin acheva de terminer sa carrière. La Reine, son épouse, assistée de son frère, eut l’audace de vouloir prendre les rênes du Gouvernement, mais elle ne réussit pas dans son projet. Ce frere s’étant témérairement exposé à sortir de son asyle, fut mis en pieces : on s’assura de la veuve du Roi, & un frere de la feue Reine, mere de Benga, se saisit de la puissance souveraine au nom de son Neveu, en protestant à la face des Dieux, que ce n’étoit que pour la lui conserver. Comme ce Prince est juste & pieux, on ne doute pas à Bengal que son dessein ne soit tel qu’il l’exprime. Les Bengalois, attendant leur Maître avec une impatience que le Régent partage, font de continuelles tentatives pour savoir où ils en pourront apprendre des nouvelles. Pour moi, après plus de deux ans de captivité, le bonheur public fit le mien, & cette révolution me procura la liberté. Je volai en ces lieux, où j’étois bien persuadé que mon zele seroit nécessaire : mais quel que soit sa sincérité, il auroit été infructueux, sans le secours que le Ciel a bien voulu envoyer à cet Etat, par l’heureux retour de nos Princes.

La nouvelle de la mort du Roi de Bengal toucha sensiblement ses enfants ; mais le Temps & la raison ayant calmé leur douleur, ils comprirent que leur fortune étoit dans un Temps de crise, & que le Temps favorable pouvoit changer, s’ils négligeoient de l’employer, quand il se présentoit. Benga sur-tout, que cette révolution intéressoit encore plus que ses sœurs, voyant la nécessité de se rendre dans ses Etats, ne balança plus à prendre le parti qui convenoit à ses affaires ; mais ne pouvant vivre sans sa chere Merille, il la demanda, à la Reine avec l’empressement d’un Amant qui est certain que sa Maîtresse partage son impatience. Quoique cette alliance fût utile à l’Etat, & glorieuse pour Merille, sur-tout dans l’occurrence présente où la Reine étoit déterminée à remettre la Couronne au Prince Almenza, elle eut toutefois quelque peine à s’y résoudre ; l’idée d’une séparation éternelle la faisoit retarder un contentement qui devoit la priver de sa fille ; elle ne pensoit pas à le refuser, mais il lui coûtoit trop à accorder pour n’en point reculer le moment. Pendant qu’elle avoit peine à se déterminer, le Peuple, de qui l’affection s’étoit ranimée par la réunion de la Famille Royale, commença à s’impatienter de la lenteur que l’on apportoit à la juste punition de Mouba.

Il avoit éprouvé le sort ordinaire des favoris de la fortune, à qui le Temps devient contraire ; & sa disgrace, autant que ses crimes, lui avoient enlevé tous ses amis : ensorte qu’un homme, qui, peu de jours devant sa chûte, avoit le pouvoir de donner le mouvement à toute l’Asie, ne trouva qui que ce fût qui daignât garder la moindre mesure de modération sur son sujet ; au contraire, chacun s’empressoit à témoigner contre lui : ceux-mêmes en faveur de qui il avoit employé son injuste puissance, lui en faisoient des reproches, il se trouva plus de charges qu’il n’en falloit pour hâter son trépas. Les vrais coupables d’entre ses complices avoient péri le jour de l’arrivée des Princes ; mais il en restoit qui n’avoient trempé dans ses crimes que par la seule crainte d’éprouver sa fureur, & qui, sans cette appréhension, ne lui auroient pas gardé le secret, n’y ayant eu que leur propre intérêt qui les y eût contraints malgré eux. Une femme de la Reine étoit dans cette circonstance ; elle s’étoit vue forcée de servir d’instrument à une des plus noires actions qu’il eut commises ; & lorsqu’il fut arrêté, son zele & ses remords lui firent connoître la grandeur de sa faute : mais comme ce crime étoit de ceux qui, encore qu’involontaires, ne méritent point de grâce, elle se tut par timidité, appréhendant que son repentir ne fût pas suffisant pour mériter le pardon de l’action effroyable dont elle avoir été complice.

Cette personne auroit demeuré dans le silence toute sa vie, en balançant toujours entre la nécessité qui l’obligeoit à garder ce secret, ou celle qui sembloit la devoir porter à se sacrifier à l’importance de la chose, & à le découvrir au risque de ce qui lui en devoit arriver, quand elle apprit que Mouba étoit enfin condamné à être haché vif, supplice ordinaire aux criminels de leze-majesté au Pays d’Angole.

Alors ses remords augmentant jusqu’à ne lui point laisser de repos, elle se détermina à courir les risques de la punition, & elle demanda audience à la Reine : l’ayant obtenue, cette femme se jetta à ses pieds en fondant en larmes, qu’un sincere repentir tiroit de ses yeux : Je ne sollicite point la clémence de Votre Majesté, grande Reine, lui dit-elle, je mérite de partager le supplice du perfide Mouba ; lui & moi sommes plus coupables cent fois que vous ne le pouvez imaginer ; mais, pour votre propre intérêt, j’ose vous supplier de faire suspendre sa mort, & même de lui faire espérer le pardon de tous ses crimes, pourvu qu’il le veuille acheter par l’aveu sincere d’un secret dont je ne fais que le commencement, où cependant j’ai une part qui m’a déja accablée de repentir, & qui me fait regarder la perte de la vie comme le seul bien capable de me délivrer des serpents intérieurs qui me déchirent le sein.

L’air égaré & le désespoir de cette femme, joints à la douleur qu’elle paroissoit avoir d’une faute dont il ne se présentoit d’autres accusateurs qu’elle-même, & dont elle témoignoit tant de remords, redoublerent l’étonnement de la Reine, qui partageoit avec les Princes d’Angole la curiosité que leur en inspiroit le sujet. Merille, Benga, & ses sœurs, qui étoient présents, n’en témoignant pas une impatience moins vive, firent qu’elle ne balança point à promettre à cette femme, pour elle-même, la grace qu’elle demandoit que l’on fît espérer à Mouba ; ajoutant que, de quelque nature que fût son crime, non-seulement elle le lui pardonnoit, mais encore l’assuroit d’une récompense proportionnée à l’importance du secret.

Cette femme, paroissant plus tranquille après une telle assurance, déclara à la Reine, qu’abusant de la commodité qu’elle avoit eue, lorsque cette Princesse avoit donné le jour à Merille, elle avoit soustrait l’enfant qui étoit né après elle, en ayant substitué un à sa place, qui étoit mort lorsqu’elle l’apporta dans l’appartement ; que c’étoit ce dernier qui avoit été montré au Peuple au-lieu du Prince d’Angole, après avoir livré celui qui l’étoit véritablement, & qui se portoit bien, à un Esclave de Mouba, qui l’attendoit par ses ordres.

L’importance de cette nouvelle causa une émotion générale ; & toute la compagnie s’intéressant au sort de cet enfant, flottoit entre la crainte que le Tyran ne l’eût fait mourir, & l’espoir qu’il n’eût pas poussé jusqu’à ce point une inhumanité inutile. La Reine, sur-tout, se contenoit à peine : dans le transport de sa joie, elle vouloit aller elle-même à la prison de Mouba, pour lui promettre tout ce qu’il voudroit, pourvu qu’il lui rendît son fils. Benga & les autres arrêterent cette vivacité, & lui firent connoître qu’une telle démarche n’étoit pas nécessaire, étant plus aisé de tirer cette vérité par le beau-pere de Zerbeke, que par sa propre présence, cet Officier étant en état de donner au coupable le conseil de profiter des bontés de sa Souveraine, en les méritant par un aveu sincere : elle approuva ces raisons ; & envoyant, sans tarder, son Député vers ce perfide, elle lui fit tous les serments dont elle se put aviser, pour l’assurer qu’elle tiendroit les promesses qu’il feroit en son nom.

L’Officier, se rendant en diligence à la prison de ce traitre, employa vainement son éloquence auprès de lui : il nia tout ; & la femme qui l’avoit accusé, lui ayant été confrontée, il eut l’audace de traiter d’imposture tout ce qu’elle lui dit ; poussant même l’insolence à l’excès, il fut jusqu’à en demander justice comme d’une calomnie, exigeant, au nom de Ram, qu’elle fût punie de la peine des calomniateurs, qui est très-sévere à Angole ; ensorte que, malgré la protection de la Reine, cette malheureuse se vit sur le point de périr innocente, par la faute du coupable ; mais dans le temps qu’elle croyoit sa mort la plus assurée, l’Esclave de Mouba, à qui il avoit confié le petit Prince, pour le priver du jour, ayant entendu parler de cette aventure, crut qu’il étoit de son devoir de déclarer ce qu’il en savoit. Tous les biens de Mouba ayant été confisqués au profit de la Reine, pour une félonie qui n’étoit pas équivoque, l’Esclave l’étoit devenu de cette Princesse, &, par conséquent, déchargé du serment de fidélité envers son premier Maître : sans envisager le danger qu’il couroit pour avoir prêté à Mouba un ministere si criminel, il vint hardiment se présenter aux Gardes de la Reine, demandant à être introduit devant elle.

Lorsqu’il y fut, il se jetta la face contre terre, & s’étant relevé par l’ordre de cette Princesse, il lui dit qu’il venoit offrir un nouveau coupable à son juste courroux, ajoutant qu’il étoit prêt à soutenir au prisonnier, qu’il nioit mal-à-propos un crime dans lequel il l’avoit fait tremper, par la soumission & l’obéissance qu’un Esclave doit à son Patron.

Cet aveu enchanta la Reine, qui exigea de lui un récit exact de cette épouvantable action, en l’assurant, comme elle avoit fait à la femme de sa chambre, qu’il pouvoit compter sur le pardon, & encore sur les récompenses dont elle les vouloit combler. Mais l’Esclave, après avoir simplement répondu qu’il l’avoit donné à sa femme, & qu’elle diroit elle-même ce qu’elle en avoit fait, proposa à la Reine de lui permettre d’aller la chercher. L’impatiente Merille, prévenant l’ordre que sa mere en alloit donner, lui dit d’y courir sans retardement. L’Esclave obéit, & parut peu de temps après suivi de sa femme, qui sa trouva éblouie par la majesté qui environnoit cette auguste assemblée ; mais sachant qu’elle n’avoit fait que son devoir, elle ne balança pas à conter d’une voix assurée, l’histoire du jeune Prince dans toutes les circonstances ; & s’adressant à sa Souveraine :

Vous avez su, grande Reine, lui dit-elle, par la personne que le Sacrificateur accuse de fausseté, & par mon mari, quelles ont été les précautions qu’il avoit prises pour s’assurer du Prince que vous deviez mettre au monde : elles semblerent inutiles pendant quelques moments, puisque vous donnâtes le jour à la Princesse Merille ; mais une heure après que vous en eûtes été délivrée, vous accouchâtes d’un Prince, qu’on vous a persuadé qui étoit mort en naissant : le traitre en ayant fait faire l’échange, mit à sa place celui qu’il avoit préparé, & me donna votre fils, qui m’étoit inconnu. Le soin que j’en venois de prendre, pensa me devenir funeste ; car il me fit un crime de la pitié que j’en avois eue en lui présentant la mammelle. Ce Barbare m’ordonna de le tuer si secrétement que cela ne pût jamais être découvert, me menaçant de me tuer moi-même, si je tardois à exécuter sa volonté.

Vous savez, puissante Princesse, ajouta cette femme, la soumission que les Esclaves doivent à leurs Maîtres, & les peines rigoureuses auxquelles sont assujettis ceux qui leur désobéissent : ainsi, pour ne nous point exposer mon mari & moi, en voulant secourir un enfant inconnu, que nous ne pouvions sauver, mais qui nous auroit entraînés dans sa perte, je me déterminai à obéir, quoique nous n’ignorassions pas (à qui que ce fût qu’il appartînt,) que le Sacrificateur excédoit son pouvoir en disposant de cette vie ; mais ce n’étoit pas à moi à m’opposer à l’injustice de mon Maître. Sans qu’il fût besoin de me recommander le secret, j’en connus assez l’importance pour chercher un endroit écarté, afin d’y commettre en sûreté, le crime qu’il ne m’étoit pas possible d’éviter.

Je suivis le fil de la riviere, où je trouvai enfin, au-dessous d’un moulin, un lieu très-commode pour exécuter l’action dont je ne pouvois me cacher la noirceur à moi-même. Après en avoir déploré la fatale nécessité, je fis réflexion que les langes dans lesquels cet enfant étoit enveloppé, étoient à moi ; qu’ils avoient la marque de l’esclavage du Sacrificateur, & qu’ils pourroient être reconnus pour m’appartenir par quelqu’une de mes compagnes. Voulant éviter ce contre temps, je l’en dépouillois, lorsque j’entendis pousser des cris perçants qui sortoient du moulin, & qui m’effrayerent au point que je pensai me sauver. Les mauvaises actions redoublent la timidité naturelle.

Je me rassurai toutefois, poursuivit la femme esclave, & je fis attention que ces gémissements qui partoient d’une voix de femme, n’avoient pas l’air d’être causés par aucunes violences que l’on fît à la personne qui les poussoit, mais qu’ils venoient plutôt d’une extrême douleur. Ces, cris me troublerent cependant de telle sorte, qu’oubliant le dessein qui m’avoit conduite en ce lieu, je laissai l’enfant à demi-nud, pour courir au secours de celle qui sembloit en avoir un si pressant besoin.

J’entrai avec précipitation dans ce moulin, où je trouvai une femme seule, qui avoit été surprise des douleurs de l’enfantement, tandis que tous ceux qui habitoient cette demeure étoient par hazard dispersés, & j’arrivai assez à propos pour lui donner le soulagement qui lui étoit nécessaire, puisque je lui aidai à se délivrer d’un garçon entre mes mains ; mais si mon secours fut avantageux à la mere, il fut inutile à l’enfant, qui ne respiroit presque plus : cette femme étoit trop malade pour s’en appercevoir, & pour en prendre le premier soin, ne lui reliant seulement pas assez de force pour m’en remercier : je lui rendis tous les services dont elle avoit besoin, sans qu’elle semblât le connoître ; mais, après l’avoir mise en état de prendre quelque repos, je voulus donner, à son tour, mes attentions à son enfant ; & pour voir clair à l’arranger commodément, le jour étant presque fini, je sortis hors de l’habitation ; ce fut là que je connus que ma bonne volonté seroit sans fruit, puisque ce petit garçon étoit expiré.

L’occasion me parut favorable pour sauver la vie à celui que Mouba avoit proscrit : je l’avois laissé à quelque distance du moulin, j’y retournai en diligence ; & après avoir achevé de lui ôter le peu de langes qui le couvroient, je jettai le mort dans la riviere, enveloppant à sa place celui qui me restoit dans les pieces que la Meûniere avoit préparées pour son fils.

Six heures de différence entre la naissance de ces deux enfants n’en fit pas une assez considérable pour que la malade la pût connoître ; je restai auprès d’elle jusqu’au moment qu’elle fut revenue de sa foiblesse, qui ne fut que trois heures après son accouchement. Elle me remercia affectueusement d’une charité sans laquelle elle auroit péri indubitablement : me demandant ensuite à voir son fils, je lui présentai le vôtre, qu’elle caressa avec la même vivacité que s’il eût été celui qu’il sembloit être.

Le Meûnier arriva peu après, & fut ravi de trouver sa femme heureusement délivrée, & d’avoir un si bel enfant ; car il fut trompé aussi facilement qu’elle, & ne me fit pas de moindres remerciements que ceux que j’avois reçus de la mere. Je supposai une histoire pour satisfaire la curiosité qu’ils me témoignerent sur l’occasion qui m’avoit conduite en ce lieu, & je me retirai d’autant plus satisfaite de mon artifice, que le hazard aidant à abuser Mouba, fit que l’enfant du Meûnier, qui donna dans les rêts des pêcheurs, fut porté à la Ville, où il y eut de grands mouvements pour découvrir les auteurs de cette horrible action ; mais les perquisitions n’ayant point eu d’effets, le crime du Sacrificateur demeura enseveli dans un profond secret.

L’Esclave finit ainsi, & donna une joie infinie à la Reine, qui, sans considérer la distance qui étoit entre elles, l’embrassa avec toute la tendresse possible. Je te dois la vie, bonne Esclave, lui dit-elle : que Ram & Vicnou te bénissent ; tu as sauvé les jours de mon fils, & ce bonheur m’est presqu’un sûr garant que nos Dieux ne l’ont point préservé de la fureur de Mouba, pour le faire périr misérablement. Il vit sans doute ; mais où le trouver ? L’Esclave confuse des bontés de sa Reine, se prosternant de nouveau, lui dit qu’il seroit aisé d’en savoir des nouvelles, parce qu’encore qu’elle se fût bien gardée de retourner depuis ce temps-là au lieu où elle avoit confié ce précieux dépôt, elle n’avoit pas oublié qu’elle y avoit été, en suivant toujours le cours de la riviere à la droite, ajoutant qu’elle se fioit assez à sa mémoire pour se flatter de retrouver ce moulin, si la Reine lui ordonnoit de le chercher ; alors, pour lui faire connoître qu’elle se le rappelloit, elle le dépeignit si parfaitement, que le beau-pere de Zerbeke s’écria, en frappant des deux mains sur ses cuisses, & en se pliant trois fois avec transport : Vivent nos Dieux, il ne faut pas aller plus loin pour trouver cet enfant précieux, le voilà, c’est Zerbeke qui est mon Prince, & ma femme est l’heureuse & la vertueuse Meûniere qui l’a allaité, & qui s’en est crue la mere ; le temps, le lieu, & les circonstances ne me permettent pas d’en douter ; elle m’a récité vingt fois qu’une Divinité, vêtue en esclave, l’avoit secourue dans sa couche, & qu’elle ne doutoit point que ce ne fût Rama elle-même.

La Reine impatiente de voir confirmer cette charmante vérité, ordonna à l’Officier d’aller chercher cette Meûniere ; &, sans attendre son arrivée, s’abandonnant à la tendresse que la nature lui avoit inspirée pour son fils, elle le prit entre ses bras, & le serrant tendrement, elle ne desira pas un plus grand témoignage pour le reconnoître, que la parfaite ressemblance qu’il avoit avec la Princesse, & l’affection que Merille ainsi que ses freres avoient pour Zerbeke, tout disoit assez qu’il étoit de leur sang. Almenza, Kuba, & leur sœur, l’arracherent presque des bras de sa mere, pour l’accabler de caresses à leur tour, & pour féliciter la Reine d’avoir un fils si aimable & si généreux, sa vertu ayant paru dans la conduite qu’il avoit tenue à son égard, & dans le courage dont il avoit soutenu son malheur.

Mes chers Seigneurs, disoit aux Princes d’Angole, dans les transports de sa joie, cette Reine enchantée, je n’ai pas douté que vous n’eussiez été assez généreux pour recevoir sans regret un frere naissant, si la perfidie de Mouba ne vous avoit pas caché sa vie ; mais je vous avoue que, n’ignorant point à quel excès je vous avois offensés, je n’osois en ce moment me flatter que vos bontés pour lui & pour moi fussent poussées si loin, & que nous en recevrions des témoignages aussi éclatants. C’est une nouvelle offense d’en avoir pu douter, ajouta-t-elle, & de n’avoir pas connu jusqu’à quel point vous êtes vertueux, ou plutôt, mesurant vos sentiments sur les miens, je n’ai pu m’imaginer, je l’avoue, que vous fussiez capables d’une action trop héroïque pour moi : mais, poursuivit-elle, en s’inclinant respectueusement, je ne dois pas tarder à vous faire la réparation qui vous est due ; recevez-la donc, Seigneur, dit-elle à Almenza, en se jettant à ses pieds avec tant de promptitude, qu’il ne lui fut pas possible de s’y opposer. Je rentre dans mon état de Sujette, & vous supplie de recevoir mon premier hommage comme au légitime Souverain d’Angole.

Alors, sans changer de place, malgré les efforts que ce Prince faisoit pour la relever, elle invita Zerbeke à l’imiter, en jurant à son Roi une fidélité à toute épreuve.

Tandis qu’Almenza assuroit la Reine qu’il acceptoit avec respect son amitié, & qu’il travailleroit toujours avec ardeur pour la mériter, mais qu’il refusoit de la déposséder d’une Couronne qui lui appartenoit par le droit incontestable que lui en donnoit la volonté du feu Roi, & dont elle le supplioit de le décharger comme d’un fardeau, sous le poids duquel elle avoit pensé être écrasée, sans envisager cette restitution comme un présent de sa part, la prétendue mere de Zerbeke arriva, qui confirma tout ce que la femme de la Chambre de la Reine de la femme esclave avoient dit, son récit le trouvant conforme à celui de l’une & de l’autre.

Il n’y a point à douter que Zerbeke ne soit notre Prince, dit-elle ; je l’aime avec toute la tendresse possible, mais cependant je ne sens pas ces mouvements de regrets de le perdre que je crois que m’inspireroit la nature. Quoique ce fut pour le voir dans un rang si auguste, je m’imagine que j’y résisterois, du moins dans mon cœur ; mais il est aisé de lever toutes les incertitudes. Cette bonne Esclave, dit-elle, en montrant celle de Mouba, que son mari lui avoit fait connoître pour la personne qui l’avoit secourue, & qui lui avoit mis le jeune Prince entre les mains, doit se souvenir si l’enfant qu’elle dit m’avoir donné en échange du mien, a quelques marques singulieres… Vous me rappellez, dit l’Esclave, qu’il en avoit une bien éclatante, & c’est le saisissement de tout ce qui s’est passé depuis que j’ai osé me présenter devant notre souveraine Maîtresse, qui m’a empêché de songer à dire qu’il doit avoir sur l’estomac… Un Soleil, s’écria, en l’interrompant, la femme de la Reine, je me le rappelle aussi, quoique je ne l’aie vu qu’un moment. Il est vrai, dit l’Esclave. Eh bien, repartit la Meûniere, il est aisé de voir si Zerbeke a cette marque. A ces mots, & à un signe que lui en fit la Reine, ce jeune Prince défit sa robe, & on vit en effet une telle singularité : le Soleil y étoit gravé comme il auroit pu être par un effet de l’art & cette partie de lui-même jettoit un éclat semblable à celui du diamant le plus parfait.

La Famille de Zerbeke n’avoit pas besoin de cette nouvelle preuve pour le reconnoître, & pour être convaincue que ce Prince lui appartenoit ; mais elle en fut pourtant fort aise, pour ôter tout prétexte aux séditieux de supposer que l’on faisoit passer ce jeune homme pour le fils de la Reine, afin de le soustraire avec elle à la punition qu’elle auroit justement méritée, si l’accusation de Mouba se fût trouvée véritable.

Le Peuple reçut cet événement à sa façon ; outré en tout, non-content de témoigner la joie qu’il en ressentoit, il demanda avec tant de fureur la punition de Mouba, qu’il n’auroit pas été sûr de la retarder davantage. Le perfide, après avoir eu la douleur d’apprendre cette histoire au fond de son cachot (ce qui fut pour lui le plus affreux des tourments,) fut enfin abandonné à la rigueur des Loix, & finit sa coupable vie par les supplices qu’il avoit mérités.

Cependant la Reine, persistant toujours dans le dessein de renoncer au Trône, déclara qu’elle cessoit de regner dès ce moment, & ordonna, pour la derniere fois, aux Officiers de la Couronne, de ne plus la considérer comme leur Souveraine, ne devant désormais d’obéissance qu’au Roi Almenza.

Après avoir fait tout ce qui pouvoit rendre sa déclaration authentique, cette Princesse témoigna qu’elle vouloit ériger un Temple au Temps favorable, où elle étoit résolue de se retirer avec la Patience, sa chere protectrice, à qui seule elle devoit le bonheur de ne s’être pas abandonnée au désespoir, & par quelques-unes des actions qu’il lui suggéroit si souvent, de n’avoir pas ôté au bon Temps le pouvoir de les rendre tous heureux.

Almenza fut peu sensible, par rapport à lui, à la grandeur dont l’abdication & la retraite de la Reine alloient le faire jouir ; il ne s’y étoit jamais attendu, & s’en étoit toujours peu soucié. Son esprit doux & retiré, joint aux leçons du Roi Philosophe, ne la lui avoient point laissé souhaiter ; mais il étoit amoureux. Le desir de couronner Zelima, lui fit envisager cet événement avec joie, & il ne tarda pas à lui offrir de nouveau sa main avec sa Couronne : cependant le bonheur dont il s’étoit flatté, fut de courte durée. Cette jeune Princesse, rebutée des chagrins qu’elle avoit éprouvés dans le monde, résolue d’y renoncer & de suivre la Reine dans sa retraite, fit connoître sa pensée au Prince avec tant de fermeté, que, malgré les efforts qu’il fit pour la détourner de ce funeste dessein, qui ruinoit ses espérances, & qui détruisoit tous ses plaisirs, il lui fut impossible de la vaincre ; ce qui le détermina à son tour à renoncer à la fortune qui lui tendoit les bras.

Il céda ses droits à son frere ; & ayant eu la fermeté de conduire lui-même Zelima jusqu’à la porte de l’asyle qu’elle s’étoit choisie, il renonça solemnellement à tous les avantages que celui de la naissance lui donnoit. Après avoir fait proclamer Kuba Souverain d’Angole, il se retira chez le Roi Solitaire, qui le reçut avec toute l’affection d’un pere qui revoit un fils chéri, sur qui il ne comptoit plus. L’humeur paisible de ce sage Monarque ayant toujours éloigné de lui le goût farouche qui s’empare de presque tous les Solitaires, & qui les porte à ne voir personne, il inspira à Almenza, que, bien-loin de s’y abandonner, il ne pouvoit mieux faire que d’imiter son exemple, & de prendre le temps qu’il iroit voir sa Famille, pour aller visiter la sienne, sans regretter une grandeur dont il avoit à peine joui. Le Prince profita de ce bon conseil, & il vécut de la même façon que le Roi son ami, jusqu’à une extrême vieillesse, toujours satisfait & sans nul chagrin.

Quant à Kuba, il fut plus heureux dans ses amours, ainsi que Benga ; ils étoient aimés de leurs Princesses, & ne voyoient aucuns obstacles à leur bonheur, qui fut parfait : Kuba monta sur le Trône de son pere, & eut le plaisir d’y placer sa chere Balkir.

Peu après leurs noces & celles de Merille avec son fidele Benga, il fut question de se séparer d’une compagnie chérie. Des intérêts pressants les appelloient à Bengale, & ils ne pouvoient plus retarder leur départ.

Cette séparation fut douloureuse ; la jeune Reine avoit peine à quitter encore une fois, & pour toujours, la Reine sa mere, son frere, & son amie Balkir, que leurs communes infortunes avoient unies encore plus que les liens du sang : mais la Patience leur en ayant montré la nécessité, ils s’y soumirent enfin, & demeurerent toujours amis, malgré l’éloignement qui les séparoit. Kuba voulut régler un apanage à son frere Zerbeke, & l’ériger en Royaume ; mais ce jeune Prince le supplia si instamment de faire réflexion, qu’il mettroit un obstacle à sa fortune s’il l’éloignoit de lui, puisque l’arrêt de sa destinée attachoit la condition de Sujet à son bonheur, & que son inclination étoit si conforme à la volonté du Destin, que, s’il le forçoit à monter sur un Trône, il seroit de lui une victime couronnée, son affection pour son frere, & son respect pour son Roi ne lui permettant jamais d’être heureux ailleurs qu’auprès de lui, que Kuba cessa de résister ; &, touché des marques si pressantes de la tendresse qu’il lui témoignoit, il le laissa dans la condition privée où il se desiroit ; mais il la lui rendit si brillante, qu’il n’y eut pas de Souverain en Asie qui eût sujet de se croire plus heureux. Celui qui avoit passé pour le beau-pere de Zerbeke, & à qui, en cette qualité, ce Prince avoit tant d’obligation, succéda aux dignités de Mouba, ainsi qu’à son pouvoir, sans pour cela prendre pour modèle le criminel abus que ce Prédécesseur avoit fait de son autorité ; au contraire, il s’appliqua à punir sévérement le vice, & à faire triompher sa vertu : celle que l’Affranchie de la Reine avoit témoignée, & son zele pour sa Maîtresse, furent dignement récompensés, ainsi que la Femme de sa chambre, & l’Esclave de Mouba, à qui Zerbeke devoit la vie ; les uns & les autres furent comblés de biens sous un regne où le mérite triomphoit. Cette conduite, dirigée par la prudence, attacha pour jamais à la Cour d’Angole le Temps favorable ; c’est dans cette unique occasion qu’on l’a vu fixé des années sans nombre, aussi propice que confiant.


FIN.