Le Taureau blanc/Chapitre IV

Le Taureau blanc
Le Taureau blancGarniertome 21 (p. 493-496).
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CHAPITRE IV.
COMMENT ON VOULUT SACRIFIER LE BŒUF ET EXORCISER LA PRINCESSE.


Mambrès courut à elle en pleurant. Le serpent est attendri : il ne peut pleurer, mais il siffle d’un ton lugubre ; il crie : « Elle est morte ! » L’ânesse répète : « Elle est morte ! » Le corbeau le redit ; tous les autres animaux paraissaient saisis de douleur, excepté le poisson de Jonas, qui a toujours été impitoyable. La dame d’honneur, les dames du palais, arrivent et s’arrachent les cheveux. Le taureau blanc, qui paissait au loin, et qui entend leurs clameurs, court au bosquet, et entraîne la vieille avec lui en poussant des mugissements dont les échos retentissent. En vain toutes les dames versaient sur Amaside expirante leurs flacons d’eau de rose, d’œillet, de myrte, de benjoin, de baume de la Mecque, de cannelle, d’amomum, de girofle, de muscade, d’ambre gris : elle n’avait donné aucun signe de vie ; mais, dès qu’elle sentit le beau taureau blanc à ses côtés, elle revint à elle plus fraîche, plus belle, plus animée que jamais. Elle donna cent baisers à cet animal charmant, qui penchait languissamment sa tête sur son sein d’albâtre. Elle l’appelle : « Mon maître, mon roi, mon cœur, ma vie. » Elle passe ses bras d’ivoire autour de ce cou plus blanc que la neige. La paille légère s’attache moins fortement à l’ambre, la vigne à l’ormeau, le lierre au chêne. On entendait le doux murmure de ses soupirs ; on voyait ses yeux, tantôt étincelants d’une tendre flamme, tantôt offusqués par ces larmes précieuses que l’amour fait répandre.

On peut juger dans quelle surprise la dame d’honneur d’Amaside et les dames de compagnie étaient plongées. Dès qu’elles furent rentrées au palais, elles racontèrent toutes à leurs amants cette aventure étrange, et chacune avec des circonstances différentes, qui en augmentaient la singularité, et qui contribuent toujours à la variété de toutes les histoires.

Dès qu’Amasis, roi de Tanis, en fut informé, son cœur royal fut saisi d’une juste colère. Tel fut le courroux de Minos quand il sut que sa fille Pasiphaé prodiguait ses tendres faveurs au père du minotaure. Ainsi frémit Junon lorsqu’elle vit Jupiter son époux caresser la belle vache Io, fille du fleuve Inachus. Amasis fit enfermer la belle Amaside dans sa chambre, et mit une garde d’eunuques noirs à sa porte ; puis il assembla son conseil secret.

Le grand mage Mambrès y présidait, mais il n’avait plus le même crédit qu’autrefois. Tous les ministres d’État conclurent que le taureau blanc était un sorcier. C’était tout le contraire : il était ensorcelé ; mais on se trompe toujours à la cour dans ces affaires délicates.

On conclut à la pluralité des voix qu’il fallait exorciser la princesse, et sacrifier le taureau blanc et la vieille.

Le sage Mambrès ne voulut point choquer l’opinion du roi et du conseil. C’était à lui qu’appartenait le droit de faire les exorcismes ; il pouvait les différer sous un prétexte très-plausible. Le Dieu Apis venait de mourir à Memphis. Un dieu bœuf meurt comme un autre. Il n’était permis d’exorciser personne en Égypte jusqu’à ce qu’on eût trouvé un autre bœuf qui pût remplacer le défunt.

Il fut donc arrêté dans le conseil qu’on attendrait la nomination qu’on devait faire du nouveau dieu à Memphis.

Le bon vieillard Mambrès sentait à quel péril sa chère princesse était exposée : il voyait quel était son amant. Les syllabes Nabu, qui lui étaient échappées, avaient décelé tout le mystère aux yeux de ce sage.

La dynastie[1] de Memphis appartenait alors aux Babyloniens : ils conservaient ce reste de leurs conquêtes passées, qu’ils avaient faites sous le plus grand roi du monde, dont Amasis était l’ennemi mortel. Mambrès avait besoin de toute sa sagesse pour se bien conduire parmi tant de difficultés. Si le roi Amasis découvrait l’amant de sa fille, elle était morte : il l’avait juré. Le grand, le jeune, le beau roi dont elle était éprise avait détrôné son père, qui n’avait repris son royaume de Tanis que depuis près de sept ans qu’on ne savait ce qu’était devenu l’adorable monarque, le vainqueur et l’idole des nations, le tendre et généreux amant de la charmante Amaside. Mais aussi, en sacrifiant le taureau, on faisait mourir infailliblement la belle Amaside de douleur.

Que pouvait faire Mambrès dans des circonstances si épineuses ? Il va trouver sa chère nourrissonne au sortir du conseil, et lui dit : « Ma belle enfant, je vous servirai ; mais je vous le répète, on vous coupera le cou si vous prononcez jamais le nom de votre amant.

— Ah ! que m’importe mon cou, dit la belle Amaside, si je ne puis embrasser celui de Nabucho…! Mon père est un bien méchant homme ! non-seulement il refusa de me donner un beau prince que j’idolâtre, mais il lui déclara la guerre ; et, quand il a été vaincu par mon amant, il a trouvé le secret de le changer en bœuf. A-t-on jamais vu une malice plus effroyable ? Si mon père n’était pas mon père, je ne sais pas ce que je lui ferais.

— Ce n’est pas votre père qui lui a joué ce cruel tour, dit le sage Mambrès, c’est un Palestin, un de nos anciens ennemis, un habitant d’un petit pays compris dans la foule des États que votre auguste amant a domptés pour les policer. Ces métamorphoses ne doivent point vous surprendre ; vous savez que j’en faisais autrefois de plus belles : rien n’était plus commun alors que ces changements qui étonnent aujourd’hui les sages. L’histoire véritable que nous avons lue ensemble nous a enseigné que Lycaon, roi d’Arcadie, fut changé en loup. La belle Callisto, sa fille, fut changée en ourse ; Io, fille d’Inachus, notre vénérable Isis, en vache ; Daphné, en laurier ; Syrinx, en flûte. La belle Édith, femme de Loth, le meilleur, le plus tendre père qu’on ait jamais vu, n’est-elle pas devenue dans notre voisinage une grande statue de sel très-belle et très-piquante, qui a conservé toutes les marques de son sexe, et qui a régulièrement ses ordinaires[2] chaque mois, comme l’attestent les grands hommes qui l’ont vue ? J’ai été témoin de ce changement dans ma jeunesse. J’ai vu cinq puissantes villes, dans le séjour du monde le plus sec et le plus aride, transformées tout à coup en un beau lac. On ne marchait dans mon jeune temps que sur des métamorphoses.

« Enfin, madame, si les exemples peuvent adoucir votre peine, souvenez-vous que Vénus a changé les Cérastes en bœufs.

— Je le sais, dit la malheureuse princesse, mais les exemples consolent-ils ? Si mon amant était mort, me consolerais-je par l’idée que tous les hommes meurent[3] ?

— Votre peine peut finir, dit le sage ; et puisque votre tendre amant est devenu bœuf, vous voyez bien que de bœuf il peut devenir homme. Pour moi, il faudrait que je fusse changé en tigre ou en crocodile, si je n’employais pas le peu de pouvoir qui me reste pour le service d’une princesse digne des adorations de la terre, pour la belle Amaside, que j’ai élevée sur mes genoux, et que sa fatale destinée met à des épreuves si cruelles. »


  1. Dynastie signifie proprement puissance. Ainsi on peut se servir de ce mot, malgré les cavillations de Larcher. Dynastie vient du phénicien dunast ; et Larcher est un ignorant qui ne sait ni le phénicien, ni le syriaque, ni le cophte. (Note de Voltaire.) — Dans le chapitre vii de la Défense de mon oncle (voyez les Mélanges, année 1767), Voltaire avait parlé des dames de la dynastie de Mendès. Sur quoi Larcher, dans sa Réponse à la Défense de mon oncle, avait dit, page 37 : « On n’a jamais pris en grec le terme de dynastie pour les États du dynaste, et encore moins en français. En cette dernière langue, c’est une suite de rois de la même famille. »
  2. Tertullien, dans son poëme de Sodome, dit :

    Dicitur et vivens alio sub corpore sexus
    Munificos solito dispungere sanguine menses.

    Saint Irénée, livre IV, dit : Per naturalia ea quæ sunt consuetudinis feminæ ostendens. (Note de Voltaire.)

  3. Voyez les Deux Consolés, page 123.