Le Tasse, son centenaire et sa légende

Le Tasse, son centenaire et sa légende
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 418-444).

LE TASSE
SON CENTENAIRE ET SA LÉGENDE



I

Le 25 avril 1595, le Tasse, qu’on s’apprêtait à couronner au Capitole, expira au couvent de Saint-Onuphre, vers onze heures du matin, en pressant sur son cœur un crucifix, qui a été précieusement conservé ; il commençait à prononcer d’une voix mourante ces paroles : In manus tuas, Domine ! quand le souffle lui manqua ; il ne put achever. Le 25 avril 1895, l’Italie a prouvé avec éclat combien, à travers tant de vicissitudes et de révolutions, lui était resté présent le souvenir du plus exquis et du plus populaire de ses poètes. Des fêtes commémoratives ont été célébrées à Bergame, patrie de ses pères et son lieu d’origine, à Sorrente où il est né, à Ferrare où il connut tour à tour les douceurs de la vie et des grandes espérances et l’ivresse sombre du malheur, à Rome où il allait chercher des honneurs triomphaux et où il trouva des religieux hiéronymites pour lui fermer les yeux.

Si les morts sont sensibles aux hommages qu’on leur rend, son ombre a été contente. On lui a témoigné que sa gloire n’avait point pâli, qu’il s’était acquis par ses œuvres comme par ses souffrances une renommée impérissable. Et qui la méritait plus que lui ? Il est du nombre de ces poètes qu’on peut appeler délicieux. En vain, de son vivant déjà, quelques puristes toscans s’étaient plaints que ce Bergamasque né près de Naples ne châtiât pas assez son style, que ses vers abondassent en lombardismes, en latinismes. On lui reprochait des impropriétés de termes et des tours vicieux, une certaine pauvreté de langue qui le condamnait aux répétitions, un goût excessif pour les concetti, pour les affectations, pour le subtil et le contourné. On lui opposait l’Arioste et son merveilleux naturel, sa parfaite simplicité, sa veine féconde, intarissable. Mais on peut appliquer aux poètes délicieux ce qu’il a dit de Sophronie : comme elle, par une faveur des cieux amis, ils se tirent heureusement de tous les hasards qu’il leur plaît de courir, tout leur est pardonné, et leurs négligences sont leurs artifices :


Le negligenze sue sono artifici.


Leur grâce, qui est la plus forte, sauve leurs défauts; si on les en corrigeait, ils ne seraient plus eux-mêmes, et leur figure nous séduit tant que nous n’y voulons rien changer et que nous aurions honte de discuter les plaisirs qu’ils nous donnent. « Le seigneur Torquato Tasso, écrivait Bartolomeo Zucchi le 20 juin 1595, est parti il y a quelques jours pour une vie meilleure, nous privant de la plus grande lumière de poésie et de belles-lettres qu’ait possédée notre âge. Vit-on jamais dans notre langue des vers plus majestueux, plus véritablement héroïques, et en même temps plus doux que les siens?... Plaise à Dieu de lui accorder la gloire immortelle du paradis, après qu’il s’est acquis par ses œuvres toute celle que peut décerner ce monde ! »

Ce n’est pas seulement par ses grâces irrésistibles que le Tasse s’est imposé à l’admiration de ses contemporains. Hormis sa poésie lyrique, où il s’est assujetti à des traditions établies, datant de Pétrarque et des Provençaux, à des règles constantes qu’un poète de cour ne pouvait transgresser, il a renouvelé les genres dans lesquels il s’est essayé, et il n’a pas été un imitateur, mais un de ces originaux qu’on imite. Il a excellé le premier dans l’art composite ; il a su assortir le vieux au neuf, les marier dans une exquise harmonie, et s’inspirer de Virgile en exprimant les pensées et les sentimens de son siècle. Son Aminta, ce chef-d’œuvre du genre bucolique, favola boscareccia, qui fut représenté pour la première fois le 31 juillet 1573 dans l’île du Belvédère, en présence du duc Alphonse II, porte partout l’empreinte de la pastorale grecque et latine ; mais les bergers et les bergères qui figurent dans cette pièce, riche en allusions à la chronique secrète de Ferrare, sont nés sur les bords du Pô dans la seconde moitié du XVIe siècle, et leurs entretiens, leurs déclarations et leurs querelles amoureuses sont des airs de guitare, de viole et de rebec transposés, arrangés pour la lyre antique. Aucun des assistans ne doutait que la grotte de l’Aurore, où se lisait cette inscription : Lungi, ah! lungi ite, o profani! ne fût une salle du château de Ferrare dont la porte ne s’ouvrait pas au premier venu; ils n’hésitaient pas à reconnaître dans le médisant Mopso un philosophe et orateur padouan, Sperone Speroni, aussi connu par son humeur superbe et morose que par ses écrits ; dans Batto, le poète Batista Guarini, tour à tour ami ou rival du Tasse ; dans Elpino, le savant Pigna, historien ferrarais et secrétaire très puissant de son duc. L’Aminta obtint à la fois un succès d’admiration et de vive curiosité. Cette pièce avait mis si fort en vogue les pastorales qu’on ne voulait plus lire ni écrire autre chose. M. Carducci nous apprend qu’en 1615 on en avait composé quatre-vingts, et à la fin du siècle plus de deux cents[1]. Mais, hormis le Pastor fido, ces bergeries, aussi absurdes pour la plupart qu’insipides, démontraient une fois de plus que les imitateurs sont un sot bétail.

C’est surtout en composant la Jérusalem délivrée qu’il montra tout ce qu’il y avait d’originalité et de souplesse dans son génie de poète. C’en était fait de la chanson de geste, renouvelée et transformée par l’Arioste ; elle était morte avec lui : qui pouvait penser à jouter contre cet incomparable conteur ?

Il fallait chercher des voies nouvelles et, s’il était possible, s’inspirant de Virgile et d’Homère, observant comme eux la règle de l’unité d’action, ressusciter ce qu’on appelait l’épopée historique. Le Trissin s’y était essayé sans succès : non seulement le talent lui manquait, le sujet choisi par lui n’avait rien dit au cœur et à l’imagination de ses contemporains : que leur importaient Bélisaire et les Goths ? Le Tasse fut plus avisé. Les Turcs, qui étendaient de plus en plus leurs conquêtes et menaçaient l’Occident, s’étaient chargés de remettre les croisades à la mode. On s’occupait beaucoup d’eux et des dangereux progrès du Croissant. En 1543, ils avaient inquiété les ports italiens, croisé dans les eaux de Capri, jeté l’épouvante dans toutes les populations du golfe de Naples. Quatorze ans plus tard, ils avaient opéré un débarquement, surpris Sorrente, emmené un grand nombre de prisonniers. Peu s’en était fallu que Cornelia, sœur du Tasse, ne tombât dans leurs mains et ne finît ses jours dans un harem ; elle s’était enfuie à grand’peine avec son mari ; leur maison avait été pillée, mais la vie et l’honneur étaient saufs. En 1571 la mémorable victoire remportée par la Ligue sainte dans le golfe de Lépante, sous le commandement de don Juan d’Autriche, arrêtait pour toujours la conquête ottomane. « C’etait, disait le Tasse, la plus glorieuse bataille navale qui eût été livrée depuis la journée d’Actium, » et il n’avait pas été le dernier à s’en féliciter. Il devait s’en réjouir aussi pour son poème, déjà fort avancé. En évoquant le souvenir de Godefroy de Bouillon et des héros de la première croisade, il était sûr d’intéresser les admirateurs de don Juan d’Autriche, et il n’avait pas à craindre qu’ils lui reprochassent de leur conter des vieilleries, d’avoir un goût malheureux pour les sujets démodés, pour les histoires surannées.

Il avait étudié Guillaume de Tyr et d’autres chroniqueurs, il leur avait demandé des renseignemens, mais il n’avait garde de voir par leurs yeux les hommes et les choses. La Renaissance avait mis au nombre des vertus cette charité de l’esprit qui condamne le fanatisme et les superstitions haineuses. Elle avait entrepris de réconcilier toutes les sagesses, toutes les doctrines, tous les systèmes, toutes les philosophies, de retrouver partout des parcelles de vérité; elle avait étendu ses miséricordes à toutes les religions, elle tenait les idoles pour des dieux voilés, et ses poètes comme ses penseurs étaient animés d’un souffle d’humaine et généreuse indulgence. Si dangereux que fussent les Turcs, le Tasse attribue aux sectateurs du Croissant des vertus qu’il est permis d’aimer. Une amazone musulmane, Clorinde, se fait un point d’honneur de rendre à la vie deux chrétiens condamnés à mourir dans les flammes. Quand Tancrède a tué le farouche Argan, il ne hait plus son ennemi : « Eh quoi! s’écrie-t-il, ce vaillant serait la proie des corbeaux! Ah! par Dieu, ne le privons ni de la sépulture ni de nos louanges. Je ne suis pas en guerre avec son cadavre. Il est tombé comme un brave; n’est-il pas juste que nous lui rendions ces honneurs qui sont ici-bas le seul gain que nous procure la mort? » Quand Renaud s’arrache des bras d’Armide pour aller rejoindre les drapeaux et combattre pour le Christ, il jure à cette enchanteresse une inviolable fidélité : « Je te conserverai à jamais parmi mes chers et honorés souvenirs, tu seras avec moi dans mes joies et dans mes chagrins. Je serai ton chevalier autant que me le permettront la guerre d’Asie, ma foi et mon honneur. » Et lorsqu’il la retrouve désespérée et résolue de mourir : « Armide, calme ton cœur troublé. Moi, ton ennemi? Je suis ton champion et ton esclave. »

Non seulement les chevaliers du Tasse ont le cœur humain, ils sont les contemporains du poète par la complexité de leurs sentimens et de leurs pensées. La psychologie chevaleresque du divin Arioste est aussi simple que l’escrime de ses héros, qui d’un seul coup de leur redoutable épée pourfendent un musulman de la tête à la ceinture, aussi primitive que la physique ancienne, qui pensait avoir tout fait quand elle enseignait que les quatre élémens sont les principes constituans de tous les corps. Roland, Roger, Bradamante, Angélique elle-même, n’ont que des passions élémentaires. Le Tasse a poussé bien plus loin l’analyse et la savante chimie des âmes. Ses personnages ne sortent pas d’un château féodal, ils ont habité les palais. Godefroy est un saint qui joint à sa piété la stratégie d’un général et les calculs d’un homme d’Etat; il aurait gouverné à merveille une principauté italienne du XVIe siècle. Les chevaliers qui servent sous ses ordres, et qu’il a tant de peine à tenir, sont des êtres compliqués, raffinés, tels qu’en produit une civilisation très avancée. Ils sont aussi des âmes tourmentées, en qui la nature et la foi se livrent de perpétuels combats, qui tour à tour obéissent à la loi de l’Evangile et à la loi du cœur, et après trois siècles nous les trouvons fort semblables à nous.

Le choix heureux du sujet, la nouveauté des caractères, d’ingénieux artifices de composition, les voluptés mêlées aux batailles, la saveur pénétrante de certains épisodes, la divine musique du vers, tout devait concourir à assurer le succès, et on s’explique facilement que l’Italie ait éprouvé comme un frisson de plaisir en lisant et relisant un poème qui la promenait dans un monde inconnu, et lui procurait la joie de se reconnaître dans des figures étrangères et lointaines.

Les éditions se multiplièrent rapidement ; il fut traduit bientôt en français, en espagnol, en anglais, et dans tous les dialectes italiens, en bergamasque, en milanais, en génois, en calabrais, en napolitain, en vénitien, et Tancrède et Godefroy, comme le dit le comte Pasolini, « eurent la surprise de s’entendre parler bolonais[2]. »

Il plaisait aux princes, il plaisait aux hommes de guerre comme il plaira, deux siècles plus tard, à Napoléon ; l’auteur n’avait pas servi, mais son père, qui s’était battu en Afrique comme en Europe, lui avait souvent conté ses campagnes. Il fut goûté passionnément par les peintres, par les Carrache, le Zampieri, l’Albano, le Cignani, qui le préféraient à tout autre et s’y fournissaient de sujets. Dès la première heure, il avait séduit les femmes ; il séduira les petites gens, plus sensibles en Italie que partout ailleurs aux voluptés de l’oreille. « Que dirai-je de plus? écrivait Martelli; tes voiturins, les petits marchands, les bateliers le récitaient en voyageant, en travaillant, en ramant. » Autant en feront les montagnards de l’Apennin, les bergers de la campagne romaine, les pêcheurs du golfe de Naples. Un jour, Ugo Foscolo l’entendra chanter par des forçats qui, enchaînés deux à deux sur les plages de Livourne, recouraient au grand enchanteur pour tromper leur fatigue et leur ennui.

Si le poète parut admirable, l’homme excita l’étonnement et la compassion. La nouvelle s’était répandue que pendant que son poème, publié à son insu par des voleurs, lui acquérait une éclatante et universelle renommée, ayant perdu la tête depuis quelque temps déjà, il languissait dans un hôpital où son illustre protecteur, Alphonse II, duc de Ferrare, l’avait fait enfermer. « Quel saut vient de prendre, écrira Montaigne, de sa propre agitation et allégresse, l’un des plus judicieux, ingénieux et plus formés à l’air de cette antique et pure poésie, qu’autre poète italien ait jamais été. N’a-t-il pas de quoi savoir gré à cette sienne vivacité meurtrière, à cette clarté qui l’a aveuglé, à cette exacte et tendue appréhension de la raison, qui l’a mis sans raison, à la curieuse et laborieuse quête des sciences, qui l’a conduit à la bêtise, à cette rare aptitude aux exercices de l’âme, qui Fa rendu sans exercice et sans âme? J’eus plus de dépit encore que de compassion de le voir à Ferrare en si piteux état, méconnaissant et soi et ses ouvrages. »

Il était resté sourd aux conseils de son père, courtisan désabusé par de dures expériences; il avait voulu, lui aussi, vivre dans une cour, et quand il fut parvenu à se caser dans le palais de Ferrare, lieu de délices et de magnificences, ébloui de sa fortune, il crut avoir signé un pacte avec le bonheur. La vie qu’il y menait était celle qu’il avait désirée ; on lui avait octroyé des privilèges qu’on n’accordait à personne. « Ce que j’ai toujours cherché dans les cours, c’est une vie de loisir consacrée à l’étude, ozio letterato, sans être tenu à rien, sans obligations d’aucune sorte, car je ne sais pas rimer et servir à la fois. Aussi je prétends avoir la table, le logement et les honneurs sans être astreint au service. C’est en ma qualité de poète que j’ai droit à la fortune. » Il avait eu contentement et il en rendait grâce au duc Alphonse : « Daphné, s’écriait-il dans l’Aminta, c’est un Dieu qui m’a fait ces loisirs. Quand il me permit de me donner à lui, il voulut bien me dire : « Tircis, qu’un autre chasse les loups et les voleurs et fasse la garde autour de mes bergeries; qu’un autre distribue à mes serviteurs les récompenses et les peines ; qu’un autre paisse et soigne mes troupeaux; qu’un autre conserve les laines et le lait et qu’un autre les aille vendre au marché. Toi, vis dans le repos et chante! » Ses autels seront toujours ornés de fleurs par mes mains, et toujours je ferai monter jusqu’à lui les douces vapeurs d’un encens parfumé ! »

Peu d’années s’écoulent et Ferrare n’est plus pour lui qu’une prison. Deux fois il s’enfuit, deux fois il rentre en servitude, et bientôt le dieu dont il fleurissait les autels l’enferme dans l’hôpital Sainte-Anne, où il restera sept ans. Sa liberté recouvrée, il mène une existence errante, réduit aux expédiens, traînant de lieu en lieu sa besace, ses convoitises et sa misère, mendiant son pain, mendiant aussi des manteaux, des bijoux, des coupes d’argent, en proie à d’horribles soupçons, se défiant de tout le monde, et surtout des médecins, déplorant le naufrage où s’est englouti son bonheur, se répandant en plaintes, en invectives, en longs gémissemens, prompt à se lasser des asiles offerts à sa détresse, et, ce qui est pire, prenant en dégoût les chefs-d’œuvre qui lui ont valu sa gloire, et, ce qui est pire encore, leur infligeant l’outrage de les refaire. « J’ai presque oublié que j’ai été élevé en gentilhomme. Hélas! je ne suis rien, je ne sais rien, je ne puis rien, je ne veux rien. » Il n’avait pas encore quitté Ferrare lorsque le plus sensé de ses amis, un moine-poète, bénédictin génois, don Angelo Grillo, lui écrivait : « Vous êtes malheureux, seigneur Tasso, parce que vous êtes homme, et non pour -cause d’indignité. Si vous êtes, comme je l’accorde, plus malheureux que les autres hommes, c’est que vous êtes encore plus homme qu’eux tous. Il vous fallait la distinction d’une misère manifeste ; autrement, à ne vous juger que par les opérations de votre divine intelligence, vous auriez passé pour un être divin, et Dieu ne veut pas que vous le soyez dans ce monde pour que vous puissiez l’être vraiment dans l’autre. »

Tant de génie accompagné de tant de malheur ne pouvait manquer d’inspirer les fabricateurs de légendes; le Tasse, à peine mort, eut la sienne. Il se trouva des hommes ingénieux qui prétendirent qu’ayant conçu un amour passionné pour l’une des sœurs du duc de Ferrare, son patron l’en avait puni en le faisant passer pour fou et le mettant à l’ombre. Il suffit cependant d’étudier avec quelque attention sa correspondance publiée jadis par M. Cesare Guasti pour se convaincre que cette invention ne repose sur rien. Il ressort de ses lettres, où il s’est si vivement et si longuement raconté lui-même, que tendre aux mouches, sujet à des intempérances d’imagination, ses déconvenues et ses susceptibilités maladives lui troublèrent la raison. Il en ressort aussi que, fils de la Renaissance par son tour d’esprit, par son éducation, par la liberté de sa pensée, il eut le malheur d’écrire à une époque de réaction religieuse, que, ne se sentant plus d’accord avec une église qu’avait réformée le concile de Trente et que gouvernaient désormais les rigorosi, son imagination s’effara, qu’il craignit d’avoir des affaires graves avec l’Inquisition, que de plus en plus inquiet et persuadé que ses livres témoignaient contre lui, il entreprit de les refaire, en effaçant tout ce qui lui semblait suspect. « Le monde, avait-il dit dans l’Aminta, vieillit, et en vieillissant il s’attriste. »


... Il mondo invecchia,
E invecchiando intristisce.

Telles étaient les conclusions que j’avais déduites moi-même, il y a près de trente ans, dans le Prince Vitale, essai et récit à propos de la folie du Tasse. Je les avais résumées ainsi : « Le Tasse dut la moitié de ses infortunes à la faiblesse de son caractère et l’autre à la beauté de son génie. »

J’ai longtemps souhaité que quelqu’un nous donnât la biographie complète et détaillée de ce grand mélancolique aux yeux pâles, aux lèvres minces, dont j’ai vu, à Saint-Onuphre, le masque de cire, et dont je possède une relique dans un morceau d’étoffe, détaché de son vêtement par un religieux de ce couvent pour en faire l’offrande à Lamennais. Mon vœu s’est enfin accompli. La biographie qui nous manquait a été écrite par un jeune professeur de Bologne, M. Angelo Solerti, et publiée à l’occasion du centenaire[3]. De tous les hommages rendus au poète, c’est de beaucoup le plus précieux ; ce livre restera. Comme le dit l’auteur, il a été « le fruit d’une longue étude et d’une grande tendresse, frutto di lungo studio e grande amore. » M. Solerti s’est livré à d’infatigables recherches dans les archives de la maison d’Este ; il a tout vu, tout examiné ; rien n’a échappé à ses patientes et amoureuses investigations, et précédemment déjà il avait publié de savans essais sur Ferrare, sa cour, ses princes et ses princesses, dans la seconde moitié du XVIe siècle[4]. A l’érudition il joint un sens critique très exercé, très aiguisé, qui fait de lui le plus sûr des guides. Nous pouvons désormais, grâce à lui, accompagner le Tasse pas à pas dans sa voie douloureuse, l’y suivre étape par étape. Il m’a rendu, en termes que je n’ose reproduire, le témoignage que j’avais vu juste; que la plupart de mes conjectures ont été confirmées par des documens retrouvés depuis; que si la légende du Tasse est à jamais discréditée, j’y suis pour quelque chose ; qu’ayant été à la peine, je mérite d’être à l’honneur. Je pense comme cet habile critique que si les fictions ont leur charme, la vérité a toujours plus de saveur; que l’auteur de la Jérusalem délivrée nous est devenu plus intéressant depuis que nous savons que, victime de ses faiblesses, de son siècle et de son génie, il n’avait pas besoin, pour devenir fou, d’être le martyr d’un amour malheureux.


II

Qu’on aime ou qu’on n’aime pas les légendes, leur histoire est toujours curieuse. De l’instruction ouverte par M. Solerti, il résulte que la génération qui connut le Tasse dans sa jeunesse fut unanime à penser qu’après quelques années de séjour à la cour de Ferrare, sa tête se dérangea, qu’il commit quelques extravagances, qu’il eut des accès de fureur et de délire, que comme il refusait de se laisser traiter, le duc le fit enfermer à l’hôpital Sainte-Anne, où il reçut tous les soins que demandait son état. Cette captivité de sept ans fît beaucoup de bruit, non seulement en Italie, mais au nord des Alpes, en France, en Angleterre. La reine Elisabeth s’informait si l’illustre prisonnier composait encore et lui faisait demander des vers, disant « que, comme elle avait envie à Achille le bonheur d’avoir été chanté par Homère, elle enviait au duc Alphonse II le poète qui l’avait immortalisé. »

Un fou ne sait jamais qu’il l’est, ou du moins il ne le sait que de loin en loin, dans ses bons momens; le Tasse, désespéré et refusant de se croire malade, s’était persuadé et travaillait à persuader aux autres que son patron le tenait sous les verrous non pour le guérir, mais pour lui faire sentir qu’il avait encouru sa disgrâce, et cherchant partout des avocats qui plaidassent sa cause auprès de ce maître injustement irrité et obtinssent son élargissement, il remuait le ciel et la terre, adressait des suppliques, des placets à tous les princes, à toutes les princesses d’Italie, aux municipes, aux prélats, au pape lui-même.

Le cardinal Domenico Albano lui écrivait de Rome, le 29 novembre 1578 : « Le moyen le plus efficace que vous puissiez employer pour obtenir votre grâce, recouvrer l’honneur et nous consoler, moi et vos amis, est de confesser l’erreur que vous avez commise en vous défiant indifféremment de tout le monde, ce qui fait de vous un objet de risée autant que de pitié... Je vous assure sur mon honneur que personne ne songe à vous offenser, que tous vous aiment à l’excès et, en considération de votre singulier mérite, vous souhaitent une longue et heureuse existence. Il ne tient qu’à vous de reconnaître que vos craintes et vos soupçons ne sont que de vaines imaginations. Tranquillisez votre esprit, occupez-vous de vos travaux littéraires, et comme il est urgent de couper le mal dans sa racine et de vous délivrer complètement de votre humeur peccante, et que cela ne peut se faire sans médicamens, décidez-vous à vous laisser purger par les médecins, conseiller par vos amis et gouverner par vos patrons. »

Une humeur peccante qui refuse de se laisser purger, quelle explication prosaïque et triviale des malheurs d’un grand poète ! On se persuada qu’il y avait là un mystère à éclaircir, une énigme à déchiffrer. Un cavalier, Florentin d’origine, mais vivant à la cour de France, Bartolomeo del Bene, imagina le premier que le Tasse avait été incarcéré pour avoir aimé une étoile, placé trop haut ses affections et ses désirs, da aversi inamorato in luogo per altezza disdicevole alla sua conditione. Les fables dérivent le plus souvent de fables antérieures, dont elles ne sont que la contrefaçon amendée et retouchée. L’aventure du Tasse faisait penser à celle d’un célèbre poète latin, que l’empereur Auguste, au dire des chroniqueurs et des badauds de Rome, avait relégué à Tomes, parmi les Scythes, pour le punir d’avoir été l’un des amans de sa fille Julie. Un jurisconsulte napolitain s’avisa de ce rapprochement : « Je ne saurais trouver d’autre cause à sa détention que celle qui fit exiler Ovide. » La semence est bonne, elle germera. Un autre Napolitain, Manso, qui avait connu le Tasse sur le tard et qui, selon l’usage de tous les amis des grands hommes, cherchait à se tailler une renommée dans sa gloire, s’empara de la conjecture du jurisconsulte. « Nouvel Ovide, dit-il, un amour malheureux fut la cause de ses infortunes... A la vérité, ajoutait-il, il s’appliqua par son silence et sa dissimulation à dérouter les soupçons du monde, et ni dans le temps de ses amours, ni plus tard dans celui de ses misères, ni lorsqu’il en fut sorti, on ne put savoir avec certitude qui était la dame qu’il avait aimée, quoique, dans plusieurs endroits de ses rimes, il ait révélé qu’elle s’appelait Léonore. » A l’appui de sa thèse, et faute d’avoir reçu de son illustre ami aucune confidence, le Manso cite trois sonnets, dont le premier n’est pas du Tasse, mais de Guarini, dont le second, comme l’a prouvé M. Solerti, a été composé en l’honneur de Laura Peperara, et une canzone écrite, M. Solerti l’a encore prouvé, pour Lucrezia Bendidio, et non pour la valétudinaire et casanière Léonore d’Este, à laquelle, parmi ses innombrables poésies amoureuses, il n’a jamais dédié qu’une canzone et quatre sonnets. Au surplus, le Manso, par un reste de pudeur critique, n’a pas voulu prendre sur lui de décider si dans la Léonore chantée par le Tasse, il faut reconnaître la comtesse de Scandiano, la princesse d’Este ou l’une de ses suivantes, et il confesse que selon une version fort accréditée, cette dernière fut celle qu’aima le plus mystérieux des poètes.

Les premiers légendaires font des réserves, ils ont des doutes ; leurs successeurs n’en ont plus. En 1628, Barbato affirmait hautement que le Tasse s’était enflammé d’un amour illicite pour la princesse Léonore, « dame pleine d’innocente et pudique bonté. » La légende prendra de plus en plus corps et figure. On racontera qu’en présence de toute la cour, dans un transport amoureux, il lui donna un baiser; sur quoi le duc, se tournant vers ses courtisans, leur dit : « Voyez quel malheur est arrivé à un si grand homme, privé subitement de sa raison ! » D’autres rapporteront qu’un jour il lut aux deux sœurs d’Alphonse II le 16e chant de son poème, celui qui traite des amours d’Armide et de Renaud ; qu’ayant mis trop de feu dans sa récitation, leur institutrice en avisa le duc, qui fit des reproches au poète ; qu’au sortir du palais, rencontrant un de ses amis, seul confident de sa passion, et le soupçonnant d’avoir divulgué son secret, il le transperça de son épée ; que le duc le fit enfermer pour cause de démence et que ce dur châtiment lui égara l’esprit. Il est bon de noter qu’à l’époque où il put lire son poème aux deux princesses, qui avaient encore une institutrice, l’une était âgée de 40 ans, l’autre de 38.

Il y a dans tous les temps des sceptiques irrévérencieux. Vers le milieu du XVIIe siècle, l’historien Gaspar Sardi se permit d’attribuer la folie du Tasse à une fistule qui lui était venue au nez. La fistule ne fit pas fortune ; comme on peut croire, toutes les femmes tenaient pour le baiser. Aussi bien on montrait et on montre encore à Ferrare le miroir perfide qui avait dénoncé le poète et son crime. Le moyen de ne pas se rendre à un témoignage si probant ! « Comment osez-vous soutenir, disait don Quichotte au chanoine, que l’histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne est apocryphe? Ne voit-on pas dans le musée militaire de nos rois la cheville du cheval de bois qui emportait ce chevalier dans les airs, laquelle cheville, que j’ai vue de mes yeux, est plus grosse qu’un timon de charrette? De quel front nierez-vous après cela que Pierre ait existé et qu’il ait aimé Maguelonne? »

C’est ainsi que les légendes naissent, s’embellissent et s’accréditent; le gland tombé dans un terrain favorable devient chêne, le chêne en enfante d’autres, le bosquet se transforme en forêt. Si la Cour des Comptes n’est pas rebâtie avant peu, cette ruine disparaîtra dans un bois; les épais halliers qui l’entourent proviennent peut-être d’une graine presque invisible, qu’un moineau laissa choir de son bec. M. Solerti a déterré de très nombreuses chroniques dans les bibliothèques de Ferrare et de Modène. Ces chroniques, rédigées par des contemporains du Tasse, rapportent par le menu toutes les intrigues, tous les incidens dramatiques ou scandaleux qui se produisirent à Ferrare, et firent jaser la cour et la ville; il n’y est pas question de lui, et on a le droit d’en conclure qu’il ne fut mêlé à aucun esclandre, ne figura dans aucun roman. Gœthe et Byron sont venus, et désormais l’histoire apocryphe porte l’empreinte de leur génie. Il faut beaucoup de vertu pour se refuser au plaisir d’y croire; mais les esprits critiques sont d’impitoyables démolisseurs, qui ne croient qu’à leur marteau. Est-il plus doux d’inventer un conte ou de le démolir? Cela dépend du caractère des hommes et de l’esprit des temps. Pour être juste envers les fabricateurs de légendes, il faut reconnaître que leurs inventions sont toujours fondées sur quelque chose; qu’il y a sous leurs déraisons une raison cachée. La femme tenant une place énorme dans l’œuvre du Tasse, il était naturel d’en inférer qu’elle avait exercé une influence décisive sur son sort; qu’ayant inspiré son génie, fait ses délices et sa gloire, elle avait fait aussi sa destinée. Ceux qui l’avaient beaucoup connu et pratiqué en doutaient; les autres n’en doutaient pas. Ils disaient : « Cela doit être, donc cela est. » C’est l’origine de tous les mythes.

Quand on veut savoir exactement ce que la femme était pour lui, ce n’est pas à ses innombrables sonnets qu’il faut le demander. On y chercherait vainement l’histoire de son cœur, et qui l’y cherche désespère bientôt de l’y trouver. On y rencontre çà et là quelques inspirations sincères, mais il faut toujours faire la part de la rhétorique amoureuse et des conventions imposées aux poètes de cour. Ils étaient, au XVIe siècle, les grands distributeurs de renommée. Quand Bernardo Tasso, père de Torquato et auteur d’Amadis de Gaule, pensait à entrer au service de Milan, il avait prié le comte Francesco di Landriano de lui fournir une liste complète des seigneurs et chevaliers de la cour, avec leurs noms, leurs surnoms, leurs titres et un résumé de leur histoire, parce qu’il se proposait de les placer et de les louer tous dans son poème. Il s’était promis de les faire financer, d’en tirer au moins mille ducats, en quoi il fut déçu. Son fils aurait manqué à tous les devoirs de sa charge s’il n’avait pas immortalisé dans ses sonnets les reines de beauté qui habitaient ou traversaient Ferrare, s’il n’avait attesté sur sa foi de confident des dieux que leurs yeux brillaient comme des étoiles, que leur sourire effaçait l’éclat du soleil, que leurs dents étaient de nacre, leurs cheveux d’or, leurs lèvres de corail et de carmin, leurs seins de neige, leur cou d’ivoire, leur teint de lys et de roses, que leurs regards étaient des flammes et leurs larmes une pluie d’amour; que Cupidon avait mis à leur disposition tout son attirail, des chaînes, des fers, des cages, des lacs, des torches, des bandeaux, des carquois :


Nodi, lacci e catene,
Faci, saette e dardi.


A toutes les femmes qu’il a célébrées pour leur être agréable et en tirer quelque présent, ajoutez celles qu’il a louées dans des ouvrages de commande, pour le compte de ses amis ou d’inconnus, qui chantaient leurs maîtresses par procuration. Plus tard, quand il aura quitté le service du duc Alphonse, il subviendra à ses détresses en levant boutique de poésie. Il se tiendra au courant de tous les mariages, de toutes les fiançailles; aux épithalames, qui sont des articles de défaite, il joindra les panégyriques, et il louera tout le monde, hormis les morts, parce que les morts ne paient pas, ni les héritiers non plus. Il regrettera de ne pouvoir tarifer ses marchandises : telle de ses compositions ne lui a pas même rapporté une vieille cape, una cappa vecchia: il s’indigne de l’avarice du siècle. Encore un coup, ne cherchez pas le Tasse ni son âme dans ses vers officiels, il ne l’y a pas mise, et quoiqu’il embellisse de toutes les grâces de son esprit ces tissus de banalités, si son talent n’est jamais en défaut, la conviction lui manque et son cœur ne parle pas.

C’est dans son grand poème qu’il s’est révélé et donné, et que, rompant avec les conventions, il a tracé d’inoubliables portraits de femmes, touchés d’une main si délicate et si amoureuse que ce fut un enchantement. Sa Sophronie, sa Clorinde, son Herminie, le récompensèrent de la peine qu’il avait prise pour les faire voir telles qu’il les voyait et leur gagner les cœurs. Elles furent pour beaucoup dans le succès de la Jérusalem délivrée; ces figures exquises et si modernes firent sensation; les artistes se passionnèrent pour elles; on les sculpta, on les peignit, on les mit en musique.

Un critique italien, M. Comparetti, a remarqué que, « hormis quelques figures d’une grande pureté offertes par l’hagiographie et la légende chrétienne, et malgré l’encens prodigué à la femme dans les romans, les tournois et les cours d’amour, depuis les écrits les plus graves des théologiens jusqu’à la poésie et au théâtre des carrefours, elle n’a été à aucune autre époque plus vilainement insultée, ravalée, dégradée qu’au moyen âge. » M. Gaston Paris s’est appliqué à montrer que les contes où elle était bafouée nous étaient venus de l’Inde, et que les conteurs asiatiques ne se sont jamais piqués de galanterie[5]. Quoi qu’il en soit, ces sanglantes satires agréaient aux clercs de l’Occident et à leur misogynie théologique. La femme était à leurs yeux la créature fatale par qui le péché est entré dans le monde, la grande tentatrice et la complice du serpent, celle qui mangea du fruit défendu et en fit manger à l’homme, et qui dans tous les temps s’est rendue redoutable par ses artifices, ses niées et ses mensonges. Quoique l’Arioste ne fût pas grand clerc en théologie, il était resté fidèle à l’esprit du moyen âge. Il prend un matin plaisir à glisser parmi ses récits chevaleresques des fabliaux, des contes gras, où les femmes sont maltraitées. Il leur en fait mille excuses : « Honni soit qui médit de vous ! Ne prêtez pas l’oreille à l’histoire mensongère que je vais dire. » Après quoi il se délecte à la conter. Le Tasse eut toujours le culte, l’adoration de la femme; il lui a toujours parlé chapeau bas, le genou en terre. On l’avait mise au pilori, il la met sur un trône. Si perverse, si trompeuse que soit son Armide, il nous oblige à l’admirer, il nous contraint de la plaindre.

Aucun poète n’a mieux chanté l’amour idéal, tragique et souverain qui fait le destin de toute une vie ; mais ce dévot n’était pas pratiquant. Les poètes de sa sorte sont ainsi faits que les passions qu’ils peignent le mieux sont celles qu’ils ressentent le moins, et qu’ils voudraient pouvoir ressentir. Ce rêve les tourmente; ils s’en délivrent en le mettant en vers. Le siècle de la Renaissance fut à la fois un âge de raison mûre et d’ardente folie, où l’idéalisme cérébral se conciliait facilement avec le sensualisme du cœur. Le Tasse est convenu lui-même que sa jeunesse se passa tout entière dans les servitudes amoureuses; mais il a dit aussi que, « prompt à s’enflammer, excessif dans ses désirs, il était le plus changeant, le plus divers, le plus versatile des hommes. » Parmi les très nombreuses femmes pour lesquelles il eut un caprice, Lucrezia Bendidio fut peut-être celle qu’il aima le plus, et peut-être crut-il un moment qu’elle lui avait pris le cœur à jamais. Cependant, la voyant courtisée, recherchée par le Pigna, ce secrétaire d’État qui avait l’oreille d’Alphonse II, il jugea qu’il était de bonne politique de la lui laisser, de se désister de toutes ses prétentions. Ce fut dans toute sa vie sa seule habileté, et rien ne prouve qu’un si grand sacrifice lui ait coûté beaucoup de larmes.

« Je tentai fortune auprès de mainte femme, dit-il encore. La plupart me furent indulgentes, rarement je fus éconduit. Mais jamais je ne sus me fixer, et mes ardeurs qui ne me consumaient point furent les plaisirs d’un inconstant. » Dans l’Aminta, Daphné reproche à ce berger Tircis, qui n’est autre que Torquato Tasso, d’avoir le cœur paresseux, endormi :

— « A vingt-neuf ans tu ne sais plus aimer. — Il ne renonce pas aux plaisirs de Vénus, réplique Tircis, l’homme qui fuit l’amour; mais il en savoure les douceurs et les délices en les purifiant de tout mélange, et sans boire cette amertume qui s’y mêle souvent. » Cela signifie que Torquato est un voluptueux, qu’il aime mieux jouir qu’aimer, qu’il préfère les entreprises aisées aux ambitieuses poursuites et une suivante, bruna ancella, d’humeur facile à une grande dame de difficile approche :


Che non disdegno signoria d’ancella.


Il a confessé plus d’une fois qu’il était fort sensuel, qu’il aimait la bonne chère, les festins, le gibier faisandé, les fruits succulens, les vins qui piquent le palais, piccanti e raspanti. Mais la femme était pour lui la première des friandises ; ne méprisant point les amours ancillaires, il disait comme Horace : « Pourvu qu’elle ait la taille bien prise et la peau blanche, elle sera ma princesse : Ilia et Egeria est. » Quiconque l’étudié d’un peu près ne tarde pas à se convaincre que, quoi qu’en aient dit des historiens qui n’avaient pas l’esprit critique, ce poète idéaliste n’a connu en réalité d’autre amour que celui qui est l’étoffe de la nature, brodée par l’imagination.


III

« Une femme l’a rendu fou, disaient les uns, et cette femme ne pouvait être qu’une princesse, qui fut son unique amour. Lisez plutôt son poème, et vous n’en douterez pas. » D’autres disaient : « Lisez ses dialogues philosophiques, si judicieusement, si fortement raisonnés et d’une trame si solide. Il en a écrit plus d’un en prison. Lisez-les, et vous reconnaîtrez que s’il a pu convenir au duc Alphonse de le faire passer pour fou, il ne l’a jamais été plus que vous ou moi. » Seconde raison de croire à la légende.

Ce qui est certain, c’est qu’à peine sorti de l’hôpital, il reçut de l’Académie des Addormentati la proposition d’aller enseigner à Gênes la morale et la poétique d’Aristote. « On m’appelle à Gênes, écrivait-il à son ami Cataneo, avec quatre cents écus d’or de provision ferme, et l’extraordinaire sera d’autant. J’ai grande envie d’accepter, mais je me défie de ma mémoire, si mon état ne s’améliore pas. » Ce qui est également certain, c’est que, dans les dix dernières années de sa vie, il a écrit une tragédie, un poème sur la Création, sa Jérusalem réformée par lui-même, et que dans ces ouvrages, très méthodiquement composés, on ne découvre aucune trace de folie, aucune contradiction, aucune incohérence de pensée ou de langage, rien qui trahisse le désordre de l’esprit.

On ressentait à converser avec ce fou autant d’étonnement qu’à le lire. En 1587, les jeunes princes de Sermonette, très désireux de le connaître, se firent présenter à lui ; ils le quittèrent émerveillés « de la solidité de sa doctrine. » Ils ne furent pas les seuls : quiconque était admis dans sa société constatait qu’il pouvait discourir pendant des heures sans déraisonner. Lorsqu’il habitait Naples, un jour qu’il avait longuement et doctement disserté, quelqu’un se prit à dire : « Comment a-t-on pu croire qu’il ait jamais été privé de sa raison? » Il avait entendu, et se retournant, il dit avec douceur : « Ne vous étonnez pas, messieurs. Sénèque ayant dit que dans ce monde il fallait naître roi ou fou, ne pouvant aspirer au premier de ces états, j’ai voulu m’essayer dans le second. » Une autre fois, se trouvant dans la société de plusieurs gentilshommes, comme il était demeuré longtemps silencieux, l’un d’eux fit tout bas la remarque que les longs silences sont un symptôme de dérangement d’esprit; à quoi, sans se fâcher, il répondit en souriant : « Vous vous trompez, jamais fou ne sut se taire. »

Qu’était-ce au fait que la folie du Tasse ? Il s’en est souvent expliqué lui-même dans ses lettres, et personne ne saurait mieux nous renseigner que lui. Tout d’abord, il était sujet à des hallucinations de la vue et de l’ouïe. Il voyait de petites flammes jaillir de ses yeux; il entendait des bruits étranges, des coups de sifflet, des tintemens de clochettes, des grincemens d’horloges, des voix d’hommes, de femmes, d’enfans et d’animaux, des rires sarcastiques: on criait à son oreille les noms de Paolo, de Giacomo, de Girolamo, de Francesco, de Fulvio. Ajoutez à cela des vapeurs, des fumées à la tête, des chaleurs au cerveau, des douleurs d’entrailles, des rongemens d’estomac. Ses incommodités et les bruits qu’il ne pouvait s’empêcher d’entendre le troublaient dans son travail, et lui causaient, nous dit-il, des accès de fureur, des frénésies.

Il attribuait souvent ses hallucinations à l’action secrète de puissances démoniaques. Comme les néo-platoniciens, nombre d’hommes de la Renaissance, Ficin, Pic de la Mirandole et bien d’autres, qui ne furent jamais fous, avaient cru aux démons, à l’influence des planètes, à la magie blanche et noire. Le Tasse y croyait aussi, et c’est pour cela que dans sa Jérusalem il a décrit avec une si merveilleuse netteté les complots, les enchantemens, les opérations des esprits ; ce n’est pas une machinerie de poète, ce sont les visions d’un croyant. Il affirma plus d’une fois qu’on lui avait jeté un sort, que des enchanteurs se plaisaient à le tourmenter, qu’il était ensorcelé, ammaliato. Il y avait à l’hôpital Sainte-Anne des rats qui menaient grand tapage; il les tenait pour des possédés. Un invisible lutin lui jouait toute sorte de tours. Une lettre qu’il avait reçue la veille a disparu, c’est le follet qui l’a dérobée, et demain ce même follet lui volera une assiette de fruits, une paire de gants, des livres serrés dans un coffre fermé à clé. Il a des retours de bon sens, et il s’efforce de se persuader que son imagination l’égaré, qu’il se forge des monstres; mais il en revient bientôt à croire qu’il y a quelque chose de diabolique dans son affaire. — « Je suis presque certain d’être ensorcelé, » répète-t-il, et il déclare que, pour guérir de ses maux, il aurait besoin non seulement d’un médecin et d’un confesseur, mais d’un habile homme qui ait le secret de conjurer les esprits, d’exorciser les démons.

S’il doutait par momens de l’existence du follet qui lui dérobait ses lettres, il ne douta jamais du mauvais vouloir des hommes à son égard, de leurs conspirations occultes contre Torquato Tasso, et que des envieux ne l’eussent perdu dans l’esprit du duc Alphonse, qui, devenu irréconciliable, appesantissait sa main sur lui. Il était atteint de la plus inguérissable des folies, la manie de la persécution, dont ses hallucinations étaient à la fois l’effet et la cause, accompagnée d’une crainte incessante d’être empoisonné, qui sera le tourment de sa vie. Sa mère, la belle Porcia dei de’ Rossi, s’était éteinte en quelques heures le 13 février 1556, et le bruit s’était répandu que sa mort n’avait pas été naturelle. Quoi qu’en pensât son fils, il vivait dans un temps où l’on se débarrassait volontiers de ses ennemis par des moyens expéditifs. Quand il fut sorti de l’hôpital, les hallucinations devinrent plus rares ou cessèrent ; mais il se défiera toujours des empoisonneurs. Son ami Cataneo était convaincu qu’il avait détruit sa santé et avancé sa fin par l’abus des antidotes : « L’imagination frappée, tourmenté par ses soupçons, se figurant que sa vie était sans cesse menacée, il se bourrait de thériaque, d’aloès, de casse, de rhubarbe, d’antimoine, qui lui brûlèrent et consumèrent l’estomac. » L’année de sa mort, son médecin lui ayant ordonné une potion qui lui parut suspecte, il exigea que son domestique la prît, et comme ce ténébreux docteur s’apprêtait à lui tâter le pouls, s’armant d’une de ses pantoufles, il lui en donna un grand coup sur les doigts. Il est vrai que peu après il se raccommoda avec lui et lui promit de l’immortaliser dans ses vers.

Ce n’est pas seulement aux empoisonneurs, aux médecins suspects, aux intrigans de cour et aux princes fantasques qu’il en a ; l’Eglise lui fait peur. Le 17 juin 1577, le résident de Toscane à Ferrare écrivait au grand-duc François :

« Le Tasse est atteint d’une maladie d’esprit toute particulière : il est tourmenté par la persuasion de s’être rendu coupable d’hérésie comme par la crainte qu’on ne l’empoisonne, cas digne de pitié, vu son mérite et ses grandes qualités. » Il se croit sans cesse à la veille d’être cité, traduit devant le Saint-Office. En vain l’Inquisition elle-même s’applique à le rassurer, l’inquiétude le ronge. Il est allé se confesser à l’inquisiteur de Ferrare, qui l’a calmé et absous ; cette absolution lui paraît insuffisante, il veut obtenir celle de l’inquisiteur de Bologne ; si on le lui permet, il partira pour Rome, il ira implorer la miséricorde du Pape. Torturé par ses scrupules, il désavoue ses chefs-d’œuvre, qui peuvent fournir des armes contre lui. Il délaisse Aristote et Platon pour se. plonger dans de pieuses lectures. Il ne sera content que lorsqu’il aura refait, expurgé sa Jérusalem. Dans cette épopée, désormais purifiée de tout ce qui pouvait déplaire à l’Eglise, il n’y a plus ni amours ni magiciens, et il écrira : « Je suis très affectionné à mon poème réformé. J’ai retiré ma tendresse au premier comme font les pères qui renient un fils rebelle et soupçonné d’être le fruit d’un adultère. »

Un jour que Rousseau traversait le village de Clignancourt, il rencontra un enfant qu’il embrassa et à qui il donna de quoi acheter des brioches. S’étant informé qui était son père, l’enfant le lui montra qui reliait des tonneaux : « J’étais prêt à aller lui parler, quand je vis que j’avais été prévenu par un homme de mauvaise mine, qui me parut être une de ces mouches qu’on tient sans cesse à mes trousses; tandis que cet homme lui parlait à l’oreille, je vis les regards du tonnelier se fixer sur moi d’un air qui n’avait rien d’amical. » Si Rousseau avait cru à la magie et aux enchanteurs, il aurait pris ces mouches qu’on tenait à ses trousses pour des êtres surnaturels. Je ne sache pas qu’il ait jamais eu d’hallucinations, mais il extravagua souvent. Son cas ressemble à celui du Tasse en ce que sa maladie d’esprit fut une de ces manies circonscrites et localisées, qui n’empêchent pas un homme de raisonnera merveille, quand on ne touche pas à sa partie malade et qu’il n’entend plus tinter les grelots de sa marotte.

Ce qui fit paraître l’aventure du Tasse plus bizarre encore, c’est qu’achevée en 1575, sa Jérusalem ne fut publiée qu’en 1580 lorsqu’il était depuis un an à l’hôpital Sainte-Anne. On put croire que quand il écrivait quelques-uns des plus beaux vers qu’ait jamais composés un poète italien, il avait déjà perdu la raison. La folie ne naît pas tout d’un coup, elle s’annonce de loin, elle se prépare. Celle du Tasse semble avoir éclaté l’année même où il termina son poème, et je suis tenté de croire qu’elle attendait, pour se déclarer, que, privé de la distraction suprême qui l’enlevait à ses idées noires, sa seule affaire fût de s’occuper du Tasse, de ses espérances, de ses prétentions et de ses déconvenues. Du jour où il ne vécut plus dans la société des Tancrède, des Renaud, des Herminie, des Armide, dans ce monde des fictions délicieuses qui font oublier la vie, retombant sur lui-même, tout entier à ses chagrins, ruminant ses ennuis, réalisant, grossissant ses fantômes, son esprit s’égara. Tout ce qui tire l’homme de soi l’éloigné de la folie; il s’en rapproche dès qu’il s’enferme en lui-même. La manie de la persécution provient toujours d’une exaltation, d’une hypertrophie du moi. S’oublier est le secret du bonheur aussi bien que de la vertu, et c’est un point sur lequel s’accordent les épicuriens et les ascètes.

Les experts qui avaient décidé qu’on ne peut avoir le cerveau malade et composer des dialogues philosophiques où tous les raisonnemens sont suivis, où toutes les idées s’enchaînent, prouvaient qu’ils étaient peu versés dans la science de l’aliénation mentale ou que cette science était encore très courte. Cependant un écrivain de génie, contemporain du Tasse, a tracé dans un livre admirable l’immortel portrait d’un hidalgo de la Manche auquel les romans de chevalerie avaient renversé l’esprit, et qui se piquant de faire revivre en sa personne Amadis et Roland, ne laissait pas de raisonner à merveille sur tout sujet où sa passion et sa chimère n’avaient rien à voir. Lorsqu’il eut mené à bonne fin la mémorable aventure des lions, un témoin de son exploit, don Diego de Miranda, honnête gentilhomme campagnard, s’écria : « Est-il rien de plus insensé que de se mettre sur la tète un casque plein de fromages et d’aller s’imaginer que les enchanteurs vous ramollissent la cervelle? » Mais don Quichotte ayant disserté doctement sur l’éducation que les pères doivent donner à leurs enfans, étonné d’entendre sortir de la même bouche tant d’extravagances et de sagesses : « C’est le plus sage des fous, pensa don Diego, à moins qu’il ne soit le plus fou des sages. » Il l’emmena dans sa maison, où ce chevalier errant passa quatre jours, tenant des discours fort sensés, interrompus par de brusques échappées de folie. « Notre homme vient de se trahir, se disait Lorenzo, fils de don Diego, qui l’observait avec beaucoup d’attention; malgré tout, c’est un fou remarquable. » Lorenzo, qui était ou se croyait poète, lut ses vers à don Quichotte, lequel lui fit des remarques si justes qu’il répondit : « J’espérais trouver Votre Grâce en défaut, et vous m’échappez toujours au moment où je crois vous tenir. » Mais le jour où il prit congé de ses hôtes, don Quichotte leur expliqua comment il arrive que les chevaliers errans deviennent empereurs en un tour de main, de quoi le père et le fils conclurent que décidément c’était un fou fieffé, mais qu’il ne l’était plus quand il oubliait sa marotte.

Ceux des contemporains du Tasse qui consentaient à admettre qu’on pût faire de beaux vers et avoir l’esprit dérangé donnaient dans un autre excès. Se souvenant que les anciens qualifiaient de fureur divine l’inspiration poétique, ils inclinaient à croire, comme le Père Grillo, qu’un grain de folie n’a jamais rien gâté, que la démence et la poésie sont sœurs. « Qui ne sait, disait Montaigne, combien est imperceptible le voisinage d’entre la folie avec les gaillardes élévations d’un esprit libre? » Un illustre historien, de Thou, que l’aventure du Tasse avait rendu pensif, l’expliquait en avançant « que ce qui égare ou hébète les intelligences communes rend les âmes de poètes plus hardies et plus fécondes, plus vives dans leurs inventions, plus riches en images, et que leur insanité se change en un divin enthousiasme, œstrus divinus. » C’est dire en d’autres termes que le génie est une névrose, opinion chère aux gens qui ont des vapeurs, mais l’expérience l’a plus d’une fois démentie. Tout ce qu’a écrit le Tasse depuis sa sortie de l’hôpital donne tort au bon Père Grillo, à l’ingénieux Montaigne et au grave de Thou. Le Torrismondo est une tragédie imitée des Grecs, fort ennuyeuse et fort déclamatoire, indigne et de Sophocle et du Tasse. On sent dans ses Rimes sacrées l’effort ingrat d’une âme qui se violente et ne croit que parce qu’elle veut croire. Son poème de la Création est une composition froidement correcte. Quant à la seconde Jérusalem, cette fille légitime qu’il préférait à l’autre, c’est l’œuvre d’un pénitent qui ne peut se pardonner d’avoir eu du génie et qui expie son crime en mortifiant sa muse, en lui faisant porter le sac et le cilice. Ce qui manque aux vers de son âge mûr, ce n’est pas le bon sens, c’est l’inspiration, c’est le soleil.

Tout fut-il imaginaire dans les malheurs du Tasse? C’est une question. Quand il se plaignait de sa destinée, n’aurait-il dû se plaindre que de lui-même? Ne s’est-il rien passé qui ait pu fournir des occasions ou des prétextes à la manie cruelle qui fut son supplice? M. Solerti incline à le croire; il considère le poète qu’il aime comme l’artisan de ses propres infortunes, il fabbricatore costante della propria in félicità. Si j’osais entrer en contestation avec ce critique si clairvoyant, si consciencieux, si bien informé, si maître de son sujet, je lui reprocherais d’être trop absolu dans son affirmation. Il y a des choses que les chroniques ne disent pas, qui ne laissent aucune trace dans les archives, des détails insignifians peut-être, dont s’affecte vivement une âme trop sensible qui a la faiblesse d’attacher une importance extrême aux détails.

Il m’est difficile d’admettre qu’un homme qui avait à la cour de Ferrare une situation privilégiée, un homme logé, nourri, pensionné à la seule charge de faire des vers, n’eût pas beaucoup d’envieux, n’excitât pas la jalousie de ceux qui devaient partager leur temps entre leurs occupations favorites et le service du prince. Oublions toutes les doléances dont il a plus tard rempli ses lettres; prenons-le dans son beau temps, dans les jours de son heureuse et florissante jeunesse, dans l’âge des espérances et des illusions : quelle peinture a-t-il faite des cours? « Défiez-vous, dit Mopsus dans l’Aminta, des médisans et des médisances, défiez-vous des sorcières qui par leurs incantations font tout voir et tout entendre de travers, et changent les diamans en verroterie, l’argent en cuivre ; défiez-vous des murs qui ont une voix et des oreilles, des murs qui répondent à ceux qui parlent et qui ne tronquent pas les paroles comme fait l’écho dans les forêts, mais les répètent tout entières en y ajoutant ce qui ne fut pas dit. Trépieds, tables, bancs, sièges, châlits, courtines, meubles de chambres, de salons, ils ont tous une langue et crient toujours. » Ces échos perfides n’ont-ils jamais joué de méchans tours à un étourdi qui avait le cœur léger, la parole libre et téméraire? « J’ai vécu jadis à Memphis, dit le vieux berger à Herminie : j’y servis le roi et, quoique simple gardien de ses jardins, j’ai connu les iniquités des cours. Soupirant après la paix de l’âme, je suis venu la chercher dans les bois. » Le Tasse a souvent maudit les cours, mais il ne s’est jamais enfui dans les forêts, étant de ces hommes qui préfèrent les maladies aux remèdes. Ce qui est certain, c’est que, dès son arrivée à Ferrare, il y a souffert, et j "ai peine à croire que personne ne l’y ait aidé.

Je veux que le duc Alphonse II ne fût point un tyran. Ce n’est pas assurément par un caprice cruel qu’il a mis le Tasse à l’hôpital, et il faut reconnaître qu’à plusieurs reprises il accorda à son prisonnier quelques douceurs; mais on ne voit pas qu’il lui ait jamais donné pendant sa captivité aucune marque de sympathie ou de compassion, et quand il lui rendit sa liberté, il refusa de le recevoir, le laissa partir sans l’avoir vu. A la vérité, le Tasse lui avait causé de sérieux désagrémens. Feudataire du Saint-Siège, il était tenu à beaucoup de prudence. A son avènement, il avait dû renvoyer en France sa mère Renée, calviniste endurcie. Il savait que Ferrare était une ville mal notée, que l’Inquisition avait les yeux sur elle ; et voilà que son poète, le chantre officiel de sa gloire se déclarait suspect d’hérésie. Il cherchait à l’empêcher de se confesser, « parce que dans ses confessions le malheureux avait coutume de dire toute espèce de choses et de se répandre en un torrent de folies. » M. Solerti nous apprend que cet indiscret ne se contentait pas de se dénoncer lui-même à l’inquisiteur; il lui donnait à entendre qu’il y avait beaucoup d’hérétiques à la cour, il prononçait ou murmurait des noms.

Ce fut sûrement une des raisons qui déterminèrent Alphonse II à le faire enfermer ; ce fou devenait dangereux. Mais sans être un tyran, on peut avoir l’âme peu tendre, et manquer de cette générosité qui ne néglige rien pour dissiper les ombrages, pour guérir les blessures d’une imagination frappée. Le 22 mars 1578, lorsque le Tasse, qui s’était enfui de Ferrare, demandait à y revenir, le duc écrivait à deux de ses agens diplomatiques la lettre suivante : « En ce qui concerne le Tasse, nous voulons que vous lui déclariez tous les deux en toute franchise que s’il est disposé à nous revenir, je consentirai à le reprendre; mais il doit reconnaître au préalable qu’il est plein d’humeur maligne, comme le prouvent ses soupçons touchant des haines et des persécutions auxquelles il serait en butte, lesquels soupçons ne proviennent que de ladite humeur. Il lui est tombé dans l’imagination que nous voulions le faire mourir; on peut croire que, si nous avions jamais eu pareille fantaisie, l’exécution nous eût été facile. » Etrange façon de rassurer un homme qui craint qu’on ne l’empoisonne, et à qui on fait savoir par deux ambassadeurs que c’est la chose du monde la plus aisée! — Eh quoi! pouvait lui dire le Tasse, vous y avez donc pensé?

A l’égard de l’Inquisition, qui ne lui fît jamais de mal, les terreurs que lui inspirait le Saint-Office étaient-elles purement chimériques ? Ce latitudinaire, qui avait eu dans sa jeunesse des crises de doute et de mécréance, qui, platonicien par le tour de son esprit, était dans la conduite de sa vie un zélé disciple d’Epicure, donnait-il une preuve d’aliénation mentale en se mettant en règle avec l’Eglise? Il avait eu la funeste idée de soumettre sa Jérusalem à l’examen de rigides orthodoxes, qui y trouvèrent beaucoup à redire et lui reprochaient d’avoir mêlé le profane au sacré. « Lorsque j’eus dépassé le milieu de mon poème, et que je commençai à soupçonner combien ce siècle tient les âmes à l’étroit, la stretteza de’ tempi, je songeai à l’allégorie comme à un moyen d’aplanir bien des difficultés. » Mais ses allégories elles-mêmes risquaient de paraître suspectes. « Heureusement, il n’y a pas dans mon poème d’amours qui finissent bien, et cela doit suffire pour que ces gens-là les tolèrent. Les amours d’Herminie semblent seules avoir un heureux dénouement, je voudrais leur donner aussi une fin édifiante, et l’amener non seulement à se faire chrétienne, mais à prendre le voile. Je sais que cela ne pourra se faire qu’aux dépens de l’art ; mais que m’importe de plaire un peu moins aux connaisseurs, pourvu que je déplaise un peu moins aux scrupuleux? »

Il vivra désormais dans les perplexités; toutes les concessions qu’il fait aux scrupuleux sont condamnées par sa conscience d’artiste; rien n’est plus propre que ces éternels combats à détraquer le cerveau d’un poète. Un jour il prendra son parti, et sacrifiant ses convictions à sa sûreté, il répudiera ses idolâtries : c’est à Rome qu’il ira chercher ses protecteurs, et il captera leurs bonnes grâces en ne travaillant plus qu’à la gloire de Dieu et à l’édification de son prochain. Loin, bien loin les jardins d’Armide! Il consacrera un chant tout entier de sa nouvelle Jérusalem à la description d’un paradis sensuellement mystique, où il assigne des places d’honneur aux papes rigoristes. Faut-il qualifier sa prudence de pusillanimité morbide? Avant de répondre à cette question, il est bon de se rappeler que trois ou quatre ans après sa mort, Giordano Bruno, arrêté à Venise, était livré au Saint-Office et brûlé vif comme hérétique.

IV

Quoi qu’il y ait eu de réel dans les monstres que se forgeait le Tasse et dans ses chagrins plus ou moins imaginaires, on connaît des hommes plus malheureux que lui qui n’ont pas perdu la raison. Les médecins aliénistes du XVIe siècle en savaient assez pour avoir posé en principe que toute tête qui se détraque est une machine naturellement sujette à se déranger, et qu’on ne devient fou que lorsqu’on a une propension native à le devenir. En 1586, comme nous l’apprend M. Solerti, le célèbre Jean-Baptiste de la Porta, qui avait vécu quelque temps avec le Tasse et l’avait connu jeune, affirmait qu’il avait toujours eu le regard d’un fou ; que ses yeux humides, oculi subfluidi, dénotaient un penchant marqué à l’érotisme et à la démence. Trois ans auparavant, un insigne jurisconsulte ferrarais avait déclaré que le prisonnier de l’hôpital Sainte-Anne, qui in ædibus Divæ Annæ bacchatur in vesania, devait sa maladie « à une surabondance d’humeur et de bile chaude qui avaient, non seulement assiégé, mais pris d’assaut le domicile de son âme. » C’est ainsi que, plus tard, les médecins chargés de diagnostiquer le mal de M. de Pourceaugnac, le déclareront atteint de mélancolie hypocondriaque, procédant du vice de la rate, « dont la chaleur et l’inflammation portent au cerveau beaucoup de fuligines épaisses et crasses et causent dépravation aux fonctions de la faculté princesse. » Ils en concluront que pour remédier à cette pléthore obturante, à cette cacochymie luxuriante, le malade doit Être « phlébotomisé et désopilé libéralement. » Hélas! le Tasse fut libéralement saigné et purgé par ses médecins, et il eut jusqu’à sa mort des déraisons intermittentes.

N’en déplaise aux médecins et aux jurisconsultes du XVIe siècle, ce qui prédispose à la folie plus que la surabondance des humeurs chaudes, c’est la faiblesse de l’âme. La folie est moins un trouble de l’esprit qu’une infirmité du caractère, une maladie de la volonté. Tout désir violent est une démence commencée, et qui n’a éprouvé de violens désirs? Les rêves inquiets sont un délire passager, et qui n’a formé des souhaits incohérens ? Qui n’a jamais été obsédé par l’incessant retour de certaines images terribles ou attirantes? Mais notre volonté a eu la force de les écarter, de les repousser, de se soustraire à leur tyrannie. La folie n’éclate que du jour où l’homme se prête à ses illusions, qui lui extorquent son consentement. Le Tasse qui, dans ses momens lucides, se jugeait avec une remarquable clairvoyance et en savait plus long que ses médecins, disait un jour : « Je suis frénétique, et presque toujours troublé par des fantômes et plein d’une infinie mélancolie. Néanmoins, par la grâce de Dieu, je peux quelquefois refuser mon adhésion, cohibere assensum, et c’est en cela que consiste la sagesse, comme le pensait Cicéron. » Mais sa volonté ne se refusait pas longtemps à sa folie ; alliant à une imagination ardente une incurable débilité de caractère, il adhérait, il consentait, il acquiesçait, il renonçait à se défendre. A ses courtes résistances succédaient de longs abandonnemens, et il s’enfonçait dans sa misère.

Trois ans avant sa mort, en 1592, il dira : « Je ne veux plus ni servir, ni composer, ni vivre à la mode d’autrui, ni faire ou souffrir quoi que ce soit qui me déplaise. Ce qu’il me faut, c’est l’honneur dans le plaisir et le plaisir dans l’honneur... » Il l’avait dit et redit: Onor piacevole e piacere onorato, telle fut en tout temps sa devise.

Il eut dès sa jeunesse la manie des grandeurs : « Il n’y a pas de baron ni de ministre du duc, pour haut placé qu’il soit, qui me trouve disposé à lui porter respect, et notre grandissime lui-même, le Montecatino, s’apercevant de ma morgue, s’empresse souvent de me saluer le premier, à quoi je réponds avec tant de hauteur et de gravité qu’on me prendrait pour un Espagnol. Les bonnes gens disent : D’où lui est venue tant d’arrogance? A-t-il trouvé un trésor? Depuis mon retour, je n’ai dîné que deux fois hors du logis, et encore me suis-je fait prier; en revanche, j’ai accepté sans façons la place d’honneur au haut bout de la table. J’ai fait examiner ma nativité par trois astrologues. Sans me connaître, ils ont déclaré tout d’une voix que j’étais un grand homme de lettres, et ils me promettent une très longue vie et la fortune la plus éclatante... Je tiens pour certain de devenir un grand homme, et je fais montre de mes grandeurs comme si je les possédais déjà. » Bien des années plus tard : « Je suis ambitieux, mais j’en ai le droit, car il n’y a en moi aucun défaut qui ne soit tempéré par la raison. Je ne puis vivre dans une ville où tous les nobles ne me cèdent pas la première place; j’entends tout au moins qu’ils m’autorisent à aller de pair avec eux en tout ce qui concerne les démonstrations extérieures... Je ne refuse aucun hommage, ni même les titres qui ne m’appartiennent pas, ni les suprêmes honneurs, ni les suprêmes louanges, ni les adulations démesurées : il me semble que ce serait refuser la vie. »

Si dans ses prospérités il exige qu’on lui rende de grands respects, qu’on le traite en roi, il entend dans ses malheurs que, toute affaire cessante, l’univers s’occupe de lui ; que princes et princesses, gentilshommes et bourgeois, cardinaux et souverains-pontifes s’intéressent à Torquato Tasso, s’apitoient sur ses disgrâces. La folie des grandeurs conduit fatalement à la manie de la persécution. Qu’un jour le salut de Montecatino soit plus court, qu’un jour on ne le fasse pas asseoir au haut bout de la table, qu’une princesse ait des distractions en lui parlant, que le duc, préoccupé d’une affaire d’Etat, soit plus avare de ses sourires, ou qu’un de ses amis, fatigué de ses éternelles doléances, lui représente que son malheur est peut-être moins réel qu’il ne le croit, il se dira persécuté, et il s’en prendra ou à la méchanceté des hommes ou à la malice des enchanteurs.

Avide d’honneurs, il recherche aussi les plaisirs. Il exige qu’on lui fasse une vie douce, brillante, agréable, infiniment variée. Il est impatient de tout joug, de toute règle; il ne peut souffrir aucune gêne ; il ne saurait dormir que sur un lit de roses : si l’une de ces roses fait un pli, il aura le cauchemar et se plaindra de son destin. Quoiqu’il aimât Platon et qu’il ait tâché d’aimer les Pères de l’Église, il eut toujours l’imagination épicurienne, et tout ce qu’elle lui promettait, il voulait le posséder sur l’heure. — « Jeunes gens, dit la sirène des jardins d’Armide, celui-là seul est sage qui cherche ce qui lui plaît et cueille le fruit dans sa saison; c’est le cri de la nature: serez-vous sourds à ses leçons?... Cueillons la rose au matin, ce soir elle sera fanée. »


Cogliam d’Amor la rosa.


Son plus grand malheur fut d’être né de parens riches, dont l’Espagne confisqua les biens, et qui, subitement appauvris, ne lui laissèrent qu’un très maigre héritage. Le souvenir de son enfance choyée, de cette maison luxueuse dont il avait goûté les douceurs et l’abondance, l’a toujours poursuivi, et il n’a jamais su renoncer à rien, se déprendre de rien, se retrancher sur rien. Le bonheur tel qu’il l’avait connu se composait d’une foule de détails; qu’un seul vienne à manquer, ce ne sera plus le bonheur. Réduit à la mendicité, mettant sa fierté sous ses pieds, il demandera qu’on mette beaucoup de beurre sur son pain, qu’on ne refuse à son indigence aucune des superfluités qui sont pour lui des besoins. Il lui faut un cheval, il lui faut de l’argenterie: « Seigneur Vittorio, donnez-moi cette coupe, je meurs d’envie de l’avoir, on ne m’ôtera pas cette coupe de l’esprit. » Il lui faut aussi un domestique: « Quand je suis né, mon père était riche; ma mère ne m’a pas appris à me servir moi-même. » Il voudrait que ce domestique eût les plus rares qualités et pas un défaut, que ce serviteur aussi intelligent que dévoué reconnût au flair, a naso, les fâcheux, les éconduisît adroitement, ouvrît toutes ses lettres, ne lui fit voir que celles qui sont accompagnées d’un don ou d’une promesse, brûlât les autres et ne laissât jamais arriver jusqu’à lui « une nouvelle de mort ou d’autres catastrophes qui lui rempliraient l’âme de mélancolie. »

Non seulement il attend trop des hommes et des choses ; personne n’eut jamais l’humeur plus inégale, plus mobile, plus journalière; personne ne fut plus prompt à se donner et à se reprendre, à passer de l’engoûment au dégoût. Il veut et ne veut plus; ce qu’il aimait hier lui déplaît aujourd’hui. « N’allez pas croire que le Tasse haïsse votre paternité, écrivait le Père Grillo au Père Gualengo, et si elle le croit, qu’elle n’ait garde de s’en affliger, mais plutôt qu’elle s’en réjouisse ; car s’il vous hait aujourd’hui, c’est signe qu’il vous chérira demain, tant son infirmité le rend muable. » Personne non plus n’eut le pied si léger, ne poussa si loin la manie de changer d’air et de pays. Ferrare lui était apparue comme un séjour enchanté, comme un lieu de délices, où les ruisseaux charriaient de l’or, où les perles avaient plus de brillant que partout ailleurs, où les diamans n’étaient jamais faux ni les apparences jamais trompeuses, où tous les hommes étaient bons, où toutes les femmes étaient belles, où toutes les paroles étaient vraies, et quoi que lui dît son prince, il avalait tout doux comme lait. Il avait rêvé, il se réveille, et Ferrare est un enfer, où l’on est tourmenté par les démons. Il n’y pourrait rester sans mourir; il part, il s’enfuit, et à peine échappé de sa galère, il ne pense qu’à y retourner. «Mon paradis, pouvait-il dire, c’est l’endroit où je ne suis pas. » On s’étonne qu’il ne se soit trouvé en Italie aucun Mécène assez généreux pour lui faire un sort et un nid. Mais le moyen de contenter un inconstant dont les désirs sont des fantaisies changeantes, suivies de soudains repentirs, un insatiable qui n’estime que ce qu’il n’a pas et méprise ce qu’il a? « Le fond de sa nature, a dit fort justement M. Solerti, était l’impossibilité d’être content, l’incontentabilità. »

Bernardo Tasso écrivait à sa femme Porcia : « Vous savez comment en usait notre fils Torquato dans son enfance; lorsqu’on lui ôtait un fruit des mains, de dépit il jetait les autres à terre, se refusant ainsi toute consolation. » Tel il était dans son enfance, tel il sera toujours, et jusqu’à la fin il aura les déraisons d’un enfant gâté, qui dit : Tout ou rien. C’est le sort des esprits romanesques, et il fut le plus romanesque des hommes. Ne nous en plaignons pas; s’il avait moins aimé les romans, la Jérusalem n’aurait pas pour nous ce charme tout particulier que nous ne retrouvons au même degré dans aucun autre poème. Ce qui nous ravit dans l’Arioste, c’est avec l’art infini du conteur son incomparable virtuosité, son humeur libre et sereine; qu’il narre des batailles ou des amours, il se joue de son sujet, et quand il feint l’enthousiasme, la secrète ironie qu’il y mêle nous avertit qu’il ne prend rien au pied de la lettre, qu’il n’est dupe ni de Roland, ni de Roger, ni d’Angélique, que ces grands tragédiens nous donnent la comédie, et qu’il est lui-même le plus merveilleux montreur de marionnettes que l’Italie et le monde aient produit. Ce qui nous enchante dans le Tasse, c’est le sérieux et l’ingénuité de son inspiration, c’est sa franchise, c’est sa candeur. Il se livre, il s’abandonne ; il a mis dans son poème, qui est un roman en vers, son âme, son cœur, ses souvenirs, ses espérances, ses rêves, ses chimères, le Tasse tout entier.

Sa sincérité l’a fait grand poète, c’est elle aussi qui plaide en faveur de l’homme et nous rend indulgens pour ses défauts, compatissans pour ses misères. Il avait ce parfait naturel qu’on rencontre plus souvent en Italie qu’en tout autre pays. Quoi qu’il fût, il était lui et se donnait pour ce qu’il était. On ne saurait lire sa correspondance sans éprouver pour lui la sympathie qu’inspirent toutes les âmes parfaitement vraies. Quand il a perdu le sens, ses lettres sont longues, pleines de redites, rien n’est plus monotone que les litanies et les rabâchages de la folie; puis tout à coup il réussit à se ravoir, il se possède, le jour luit dans sa tête, et il instruit son propre procès comme le plus perspicace des juges : « La cause de mon mal est la douceur des mets dont je me suis délecté jusqu’à l’excès dans ma jeunesse, prenant l’assaisonnement pour la nourriture, prendendo il condimento per nutrimento. » S’il connaissait son mal, il ne pouvait ni ne voulait en guérir. Par une fatalité de nature, il concevait la vie comme une fête ou comme une matinée de mai toute parfumée de lilas et de roses. Il lui était impossible de comprendre qu’elle n’est qu’un à peu près, que toute médaille a son revers, que toute joie a sa rançon, que le seul remède radical aux petits chagrins est une grande douleur qui les anéantit, que dans ce monde le bonheur lui-même a besoin d’être consolé, qu’heureux ou malheureux, l’homme doit se venir en aide et adoucir par ses acceptations les refus de sa destinée. Une femme, qui sans avoir le génie du Tasse a le cœur plus viril et met son esprit au service de sa raison, écrivait dernièrement : « Ma dernière coquetterie sera pour mon courage, car je prévois qu’il sera mon dernier ami ici-bas. »


V. CHERBULIEZ.

  1. Teatro di Torquato Tasso, edizione critica a cura di Angelo Solerti con due saggi di Giosuè Carducci ; Bologna, 1895.
  2. I Genitori di Torquato Tasso, note storiche raccolte da Pier Desiderio Pasolini; Rome, 1895.
  3. Vita di Torquato Tasso, 3 vol. in-8o; Turin et Rome, 1895, Ermanno Loescher.
  4. Luigi, Lucrezia e Leonora d’Este, da G. Campori et A. Solerti, 1888. — Ferrava e la Corte Estense nella seconda metà del secolo decimosesto, 1891.
  5. La Poésie du moyen âge, par Gaston Paris, 1895.