Le Tarif minimum et les Conventions commerciales

Le Tarif minimum et les Conventions commerciales
Revue des Deux Mondes3e période, tome 114 (p. 579-601).
LE
TARIF MINIMUM
ET LES
CONVENTIONS COMMERCIALES.

La France a-t-elle eu raison de répudier la politique des traités de commerce ? A-t-elle lieu de se féliciter d’avoir si allègrement accepté, sur la foi des prophètes du protectionnisme, un régime d’isolement économique qui peut, au hasard des circonstances, et selon le caprice des gouvernemens étrangers, fermer successivement à son industrie ses plus sûrs et plus lucratifs débouchés ? Tel est le problème actuellement posé devant l’opinion et devant les pouvoirs publics, à propos de la convention commerciale franco-suisse.

Il peut paraître prématuré d’agiter de nouveau cette question, alors qu’il s’est écoulé moins d’une année depuis la mise en vigueur de notre nouveau tarif douanier, et quand on ne saurait encore invoquer le verdict d’une expérience suffisamment prolongée. Bien des raisons toutefois rendent utile, urgent même, un rappel de la cause. Les premiers relevés de l’administration des douanes, effectués sous le nouveau régime, accusent déjà de graves mécomptes, aussi bien pour le rendement des droits établis à l’entrée des marchandises que pour l’activité de notre commerce d’exportation. Nos relations avec plusieurs pays voisins sont maintenues dans le plus fâcheux état d’incertitude. Nous sommes peut-être à la veille de rompre les liens qui nous unissaient de tout temps, sur le terrain des échanges, avec un peuple ami, client fidèle et précieux d’un grand nombre de nos industries. Autour de nous l’Europe organise une sorte de fédération commerciale ; des puissances rivales descendent le courant naturel que nous nous efforçons péniblement de remonter. Qu’il soit un peu tôt pour défaire ce qui a été fait en janvier 1892, c’est possible, s’il s’agit seulement d’expérimenter, mais non plus si les inconvéniens éclatent avec une telle évidence que ceux mêmes qu’avait séduits l’illusion protectionniste commencent à s’apercevoir qu’ils se sont trompés.

Nous ne citerons pas l’exemple de la chambre de commerce de Paris émettant le vœu que le gouvernement et la législature reviennent le plus tôt possible à la politique des traités de commerce. L’industrie et le négoce à Paris ont des tendances libérales ; on peut croire leurs représentans intéressés à médire du régime que M. Méline et son école ont fait triompher. Mais on ne récusera pas le témoignage des représentans de l’industrie lainière de la région de Fourmies, écrivant au ministre du commerce que l’absence de traités avec différentes nations de l’Europe a provoqué une diminution de travail d’un sixième dans la généralité des établissemens de la région. Ils avouent eux-mêmes qu’ils s’étaient prononcés pour la dénonciation des traités de commerce et leur remplacement par des conventions à tout instant révocables ; mais leurs yeux se sont dessillés lorsqu’ils ont constaté la réduction de leurs ventes ; ils adjurent donc le ministère et les chambres de conclure de nouveaux traités et d’abandonner le tarif minimum actuellement en vigueur.

Ce sont des convertis qui parlent, il ne leur a fallu que quelques mois pour éprouver le vide, le factice des promesses du protectionisme. Sans doute, les industries qui ont réclamé la protection n’en sont pas toutes encore à renier leur attitude si récente ; quelques-unes ont très vigoureusement prospéré sous les conditions nouvelles, d’autres espèrent que la prospérité les tiendra visiter à leur tour, la plupart ne sauraient encore se prononcer ; mais les symptômes d’un revirement sont manifestes, et la commission des douanes elle-même s’en est bien rendu compte lorsque, saisie des propositions ministérielles concernant le tarif minimum et la Suisse, elle n’a pas osé en décider le rejet en bloc, les repousser sans phrases.


I.

Si déjà on commence à regretter d’avoir laissé le champ libre aux promoteurs de la campagne protectionniste qui a doté la France du tarif actuel, est-ce donc que cette campagne avait été entreprise sans raison sérieuse, que rien ne la justifiait ou tout au moins ne l’expliquait ? que le succès des protectionnistes a été une surprise, le résultat d’un moment d’abandon, d’une indifférence fortuite des intérêts que la solution du problème douanier devait affecter cependant d’une manière directe ? Rien de semblable. C’est bien à une sorte d’entraînement général que la majorité du parlement a cédé en donnant en quelque sorte carte blanche à M. Méline et à ses collaborateurs pour l’établissement des tarifs.

Nous n’avons pas à rappeler dans quelles circonstances Napoléon III, avec le concours de Michel Chevalier et de Cobden, substitua en 1860 un régime douanier relativement libéral « fondé sur des accords précis et durables avec l’étranger, » au système protectionniste qui, avec des degrés divers d’intensité, avait prévalu depuis la restauration. On estime généralement que ces traités ont donné un grand essor et un développement remarquable à l’industrie et au commerce de la France. Les protectionnistes cependant le contestent, ils vont même jusqu’à prétendre que la prospérité de notre commerce extérieur a été compromise par les innovations de 1860. Que si on leur répond par la démonstration, avec chiffres et statistique à l’appui, de la grande expansion prise par ce commerce entre 1860 et 1870, ils ne restent point à court d’argumens : c’est aux chemins de fer, aux progrès de la science, à la vapeur et à l’électricité, à la diffusion des richesses, aux prodiges du crédit, que tout ce développement est dû, et ils assurent qu’il eût été bien plus rapide et plus étonnant encore, si l’erreur libre-échangiste n’était venue l’entraver.

C’est après la guerre qu’ils ont commencé de tenir ce langage, reconquérant peu à peu l’influence qu’ils avaient perdue dans les dix dernières années de l’empire. En 1878, ils ressuscitèrent l’association pour la protection du travail, sous le nom d’association de l’industrie française ; le vote du tarif de 1881 fut un compromis entre le tarif conventionnel existant et les exigences des protectionnistes.

Il sembla que, dans les années suivantes, les circonstances fussent ordonnées de façon à causer le plus grand tort aux idées libérales en matière d’échanges internationaux. La France a subi à la fois des insuffisances de récoltes de céréales et les ravages du phylloxéra, entraînant la baisse des fermages et les grandes importations de blés et de vins étrangers. Ces malheurs jetèrent dans le camp protectionniste les agriculteurs restés jusqu’alors fidèles aux libres-échangistes. Dès que le midi et le nord se mettaient d’accord pour réclamer la protection, que pouvait faire l’école économique libérale, sinon se préparer à une défaite complète et prochaine ?

L’attaque contre le régime de 1860, déjà bien ébranlé par le tarif de 1881, commença par le relèvement des droits sur les céréales et sur diverses denrées alimentaires (1885). Pour l’industrie, il fallait patienter, car la France était liée par des traités de commerce signés en 1882 avec un certain nombre de pays étrangers et qui ne devaient expirer que le 1er février 1892. On sait avec quelle impatience cette échéance fut attendue, avec quelle vivacité un parti de plus en plus agressif, dans le parlement, enjoignit au pouvoir exécutif de dénoncer en temps voulu tous ces traités de commerce à durée déterminée.

Rechercher si cette politique de table rase ne pouvait avoir quelque conséquence fâcheuse pour le pays, paraissait oiseux, même antipatriotique. Vainement des voix timides insinuèrent que des traités, voire de commerce, sont des instrumens de civilisation, des gages de paix et de concorde entre nations, qu’ayant pour objet de faire disparaître ou d’atténuer les droits excessifs et les mesures vexatoires, ils tendent à multiplier les échanges en les facilitant et par conséquent à accroître la production, on n’écoutait point ces pontifes de la liberté commerciale ; leurs fameux principes étaient raillés comme les radotages d’une école surannée. On voulait protéger le travail national, rendre la vie à l’industrie anémiée, relever l’agriculture abattue, surtout redevenir libre !

L’échéance approchant, l’armée du protectionnisme s’élança à l’assaut du tarif conventionnel, arborant le drapeau des tarifs autonomes. On proclamait la nécessité de dégager la France des liens où ses gouvernemens l’avaient imprudemment enserrée. C’était une croisade pour la reprise de l’indépendance économique, aliénée sous l’empire, et que vingt années de république n’avaient pu encore faire reconquérir.

Le gouvernement suivit les assaillans, il est vrai sans enthousiasme. Il eût volontiers plaidé la cause des traités de commerce, contre lesquels il ne ressentait aucune prévention ; mais le vent était à la réaction économique, et l’on ne plaisante pas avec les exigences électorales. Le cabinet présenta donc, en octobre 1890, un projet de tarif général, où les droits d’entrée étaient très sensiblement relevés et qui était bien un tarif de protection, si insuffisant que les chambres l’aient trouvé. Le ministre du commerce donnait d’assez bonnes raisons pour justifier la politique nouvelle ; il invoquait les désastres produits par les fléaux naturels et ajoutait que la France ne faisait que suivre l’exemple donné par de grands pays étrangers qui ne craignaient point de fermer leurs frontières, les États-Unis et l’Allemagne, sans compter l’Italie qui avait spontanément brisé les rapports commerciaux entre les deux versans des Alpes.

Le tarif ministériel fut profondément remanié par la chambre et par le sénat. Ce travail dura deux années ; il fut poursuivi avec fougue, chaque remaniement élevant d’un degré de plus l’intensité de la protection. Les traités allaient être dénoncés ; rien ne devant les remplacer, sinon des arrangemens temporaires que chacune des parties résignerait à son gré en tout temps, on imagina la combinaison du double tarif, un niveau maximum de droits et un minimum, les conditions que l’on appliquerait aux marchandises des nations avec lesquelles on n’aurait aucune espèce d’accord, et celles que l’on concéderait aux produits des pays qui nous honoreraient d’une faveur analogue. On aurait d’un côté un tarif de guerre, et de l’autre un tarif, non de paix, mais de trêve, une sorte de convenio provisoire, devant durer peu ou longtemps selon l’occurrence. D’ailleurs plus de négociations sur tel ou tel point de détail, plus de marchandage : la diplomatie commerciale transformée en sinécure. On dirait aux puissances : tout ou rien ; notre tarif minimum en bloc, contre votre tarif le plus réduit, ou bien le relèvement des anciennes barrières, la fin du commerce. Le système concordait assez bien avec l’esprit général qui anime les grandes conceptions économiques et sociales du jour, syndicats, privilèges spéciaux, réglementation à outrance, retour aux maîtrises et jurandes, socialisme d’État.

Pendant la préparation du tarif, les aspirans à la protection ont surgi de tous côtés ; on voulait tout imposer ou tout surimposer ; en fait, on a taxé à peu près tout ce qui se boit et se mange, non content d’assurer la cherté des denrées qui, après l’alimentation, sont nécessaires ou simplement utiles ou agréables pour la vie. On a frappé le pain, la viande, le vin, les trois alimens essentiels d’un peuple qui a désappris déjà d’être prolifique. Et les matières premières ? À quels tournois d’éloquence, à quels conflits d’intérêts elles ont donné lieu ! On se souviendra des séances consacrées aux graines oléagineuses. D’un côté l’intérêt général, tout seul, de l’autre les intérêts particuliers, une légion, ou plutôt, parfois, une meute. Naturellement l’intérêt général, celui des consommateurs qui sont la masse, était le plus souvent battu. Puis, où commencent, où finissent les matières premières ? On voit bien que les peaux, les laines, les soies, sont matières premières par rapport aux cuirs et aux filés, mais les cuirs et les filés ne le sont-ils pas à leur tour par rapport aux chaussures et aux tissus ? d’autre part, peut-on bien considérer comme matières premières, devant échapper à la taxation, ces mêmes peaux, laines et soies, puisqu’elles dérivent des bœufs, des moutons, des cocons et des vers qui constituent la vraie matière première ?

Constatons que le bon sens a eu souvent raison des chinoiseries, que les protectionnistes ont dû faire des concessions. Les graines oléagineuses ont obtenu l’entrée gratuite, et, s’il est assez extraordinaire en soi, toute raison de fisc à part, de voir frapper le coton pour faire plaisir au fin et au chanvre, le maïs pour garantir l’avoine, le pétrole pour protéger le colza et son huile, il est consolant de constater que le tarif, même maximum, contient encore un assez grand nombre d’articles exempts. Il est heureux, pour prendre un exemple spécial, que le parlement se soit décidé à laisser entrer, francs de droits, les livres (imprimés en langue française et en langues étrangères ou mortes), les cartes géographiques, les publications périodiques, la musique. Si on ne l’avait fait, la France était exposée à de redoutables représailles sur ses exportations de librairie (livres, partitions, gravures) qui dépassent de beaucoup les importations similaires de l’étranger.

Il n’en reste pas moins un monument protectionniste du style le plus pur, une solide barrière élevée autour de l’industrie et de l’agriculture françaises, surtout un chef-d’œuvre de précaution pour empêcher le pays de retomber dans le péché des traités commerciaux. Ce chef-d’œuvre, c’est le tarif minimum, qui est au tarif maximum ce qu’un tarif conventionnel était jusqu’ici à un tarif général. Seulement le tarif conventionnel résultait de traités conclus avec les pays étrangers et liant pour une durée déterminée les parties qui les avaient conclus, tandis que le tarif minimum a été établi sans considération de ce qui pourrait être obtenu d’autrui dans tels ou tels cas particuliers. Il est minimum en soi, parce que la chambre a décidé qu’il serait tel et ne pourrait être modifié ; c’est un tarif essentiellement subjectif.

Malheureusement il arrive à cette œuvre si choyée du parlement, un fâcheux accident, et c’est la force des choses qui l’a provoqué. Le tarif minimum a été inventé pour entraver l’action de la diplomatie, paralyser l’initiative constitutionnelle du gouvernement et empêcher la conclusion des traités ; il a donc pour caractère essentiel la fixité, la rigidité. Or, après dix mois seulement écoulés depuis le 1er février dernier, date de l’entrée en vigueur du nouveau régime, le gouvernement est déjà obligé de venir demander aux chambres des modifications, reconnues nécessaires, à ce tarif immuable. Les chambres avaient dépassé le but ; voulant restituer à la France son indépendance commerciale, elles l’avaient isolée. Aujourd’hui, pour traiter avec un pays voisin comme la Suisse, il faut se résigner à des concessions.


II.

La commission des douanes, la majorité de la chambre et du sénat refuseront-elles d’accéder aux conditions demandées ? MM. Jules Roche et Ribot devront-ils remporter, l’un son projet de modification au tarif minimum, l’autre sa convention commerciale avec la Suisse ? Cela est peu croyable. Un tel refus du parlement serait une faute très grave, d’autant moins excusable que cette horreur des traités commerciaux, qu’affectent nos seigneurs de la protection, est, après tout, plus théorique que pratique, et qu’en fait, d’importantes et d’assez nombreuses conventions ont été déjà conclues depuis le commencement de l’année avec les pays étrangers, et que celle que l’on propose d’établir avec la Suisse ne diffère des précédentes que parce qu’elle entraîne une légère retouche au tarif minimum.

C’est le 1er février 1892 qu’ont expiré les traités de commerce, accompagnés de tarifs, qui avaient régi depuis 1882 les échanges français avec certaines puissances étrangères, et qui ont été dénoncés dans les délais prévus. Ces puissances sont la Suède et la Norvège, les Pays-Bas, la Belgique, la Suisse, l’Espagne, le Portugal. Voici, d’après les documens officiels, comment ont été organisés nos rapports de commerce avec ces pays depuis février dernier.

Les pouvoirs nécessaires pour régler les nouvelles relations économiques ont été donnés au gouvernement par les chambres au moyen d’une loi votée le 29 décembre 1891. Cette loi autorisait le pouvoir exécutif : 1° à proroger, à titre provisoire, en tout ou en partie, les conventions de commerce et de navigation arrivant à l’échéance du 1er février 1892, à l’exception, — ceci est le point capital, — des clauses portant concession d’un tarif de douane, et à proroger aussi les conventions relatives à la garantie réciproque de la propriété littéraire, artistique et industrielle (la chambre reconnaissait donc très explicitement l’intérêt de la France à maintenir certains accords avec les pays étrangers) ; 2° à faire l’application, en tout ou en partie, du tarif minimum, établi par la loi du 11 janvier 1892, aux produits ou marchandises originaires de pays qui bénéficiaient encore du tarif conventionnel et consentiraient à appliquer aux marchandises françaises le traitement de la nation la plus favorisée.

Le 30 janvier 1892, soit un mois après le vote de la loi du 29 décembre 1891, le gouvernement fit connaître, par la publication d’un rapport au président de la république, comment il avait usé des pouvoirs que lui avait conférés le parlement (avait-il vraiment besoin de ces pouvoirs pour négocier et traiter ?) et quels résultats il avait obtenus.

Avec la Suède et la Norvège, certaines clauses du traité de commerce, notamment celle du traitement de la nation la plus favorisée, et quelques-unes aussi du traité de navigation, étaient maintenues, ainsi que les garanties de la propriété individuelle, littéraire et artistique.

Une entente un peu plus restreinte avait été conclue avec les Pays-Bas, dans des conditions analogues à celles qui règlent les relations entre la France et l’Angleterre depuis le vote de la loi française du 27 février 1882. C’est un modus vivendi, sans durée déterminée, que chacun des deux gouvernemens peut faire cesser à son gré à tout instant.

La Belgique s’est engagée à admettre les marchandises françaises au traitement de la nation la plus favorisée, en échange de l’application aux marchandises belges du tarif minimum français. Aucune durée n’est assignée à cet accord.

Avec la Suisse un modus vivendi était établi sur la base de notre tarif minimum contre le nouveau tarif conventionnel résultant des traités conclus à la fin de décembre 1891 par la confédération helvétique avec les puissances de la triple alliance (traités dont il sera question tout à l’heure) ; mais il fut convenu que cet état de choses ne serait que provisoire, et qu’une nouvelle convention commerciale remplacerait à bref délai le traité devenu caduc le |er février 1892. Une telle convention a été en effet conclue ; c’est elle qui est en ce moment soumise à l’examen de notre parlement.

Avec l’Espagne rien ne put être arrêté, en sorte que le tarif le plus élevé devait être appliqué dès le 1er février à ses produits, notamment à ses vins (il est vrai que l’Espagne nous avait vendu toute sa récolte par anticipation pendant les trois mois précédens). La situation était la même avec le Portugal. Ce petit pays appliquant un tarif nouveau très sévère et refusant d’admettre la clause de la nation la plus favorisée, force était d’appliquer à ses produits et denrées le tarif maximum.

Quant à l’Italie, notre gouvernement n’avait pas eu à négocier avec elle. Depuis plusieurs années les relations, sont rompues entre les deux pays, et bien que ce régime de guerre économique soit aussi fâcheux pour l’un que pour l’autre, on en est encore à se demander par quelle voie pourront s’engager les négociations en vue du rétablissement de ces relations.

Il restait au gouvernement à dire ce qu’il était advenu des clauses non douanières des traités de commerce dénoncés. Avec aucune des six puissances ci-dessus dénommées, sauf avec la Suède et la Norvège, ces clauses n’avaient pu être prorogées. Les droits de nos nationaux en matière de propriété intellectuelle allaient-ils donc rester sans aucune protection dans ces cinq pays ?

Heureusement, ici encore, des traités et des arrangemens existent, que n’a pu emporter le zèle iconoclaste des démolisseurs d’accords commerciaux. Les cinq pays sont parties contractantes avec la France, pour la propriété des marques et dessins de fabrique, dans la convention d’union signée à Paris le 20 mars 1883, qui reste en vigueur. Une convention littéraire signée le 11 juillet 1866 avec le Portugal est toujours exécutoire. Des lois spéciales protègent la propriété artistique et littéraire étrangère dans les Pays-Bas, la Belgique et l’Espagne. Enfin et surtout, la convention d’union, signée à Berne le 9 septembre 1886, contient des garanties essentielles pour cette propriété littéraire et artistique. Des traités, on le voit, — Toujours des traités.

Il est curieux qu’il ne se soit pas trouvé un protectionniste pour demander la dénonciation de la convention de Berne. Elle lie pourtant la France envers d’autres pays (en même temps qu’elle lie d’autres pays envers la France), et elle rend de grands services, double motif de proscription. On sait que cette convention est née des efforts persévérans de l’association littéraire et artistique internationale, fondée en 1878, issue elle-même de l’initiative de la Société des gens de lettres. Après avoir travaillé avec le concours d’esprits éminens de tous pays à l’élaboration d’un code commun de la propriété littéraire et artistique, elle a réussi à le faire adopter par un grand nombre d’États étrangers, puissans ou petits, voisins ou lointains. C’était un grand progrès, car les traités entre nations sont comme les accords qui président aux relations sociales entre individus : supprimez les uns et les autres, vous avez dans le dernier cas l’état sauvage, dans le premier l’état de guerre.

Après les négociations du cabinet en janvier 189" et l’inauguration du nouveau régime le 1er février, la situation s’est donc présentée ainsi :

Le tarif minimum est appliqué depuis cette date à la Suède et à la Norvège, aux Pays-Bas, à la Belgique, à la Suisse et aussi à la Grèce par voie de négociations directes. Il l’est également, par voie de conséquence, à l’Angleterre, à l’Allemagne, à l’Autriche-Hongrie, à la Russie, à la Turquie, au Danemark, au Mexique, etc., qui, en vertu de traités non dénoncés ou de lois spéciales, bénéficiaient encore, au 1er février, du tarif conventionnel. Tous ces pays appliquent aux marchandises françaises le traitement de la nation la plus favorisée. Mais tout cela, qu’on ne l’oublie pas, est précaire, constamment révocable. Pour la Suisse, par exemple, il était entendu que l’on trouverait à bref délai autre chose, et il s’agit d’établir avec elle ce nouveau modus vivendi.

Les relations commerciales restent tendues avec l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Croit-on que ce soit à l’avantage de ces pays, ou simplement à notre avantage ? La question de nos rapports avec l’Espagne est fort délicate. Ce pays avait trois tarifs : un tarif général, qui équivaut presque à la prohibition, un minimum, qui est plus élevé que le nôtre, et un conventionnel, qui liait l’Espagne avec l’Angleterre et certaines autres puissances jusqu’au 30 juin, et qui a été du reste prorogé, mais dont elle refusait de faire bénéficier les produits français. Il n’était donc pas possible d’appliquer à ses expéditions chez nous le tarif minimum ; les deux pays, depuis le 1er février, se sont trouvés réciproquement placés sous le régime des tarifs généraux. Mais cette situation était fort regrettable, des deux côtés de la frontière les réclamations et les plaintes s’élevaient très vives, les viticulteurs français seuls paraissant satisfaits. Un accord est intervenu le 27 mai, et les deux pays sont convenus d’appliquer provisoirement à leurs produits réciproques leur tarif minimum. Seulement il est quelques articles du tarif minimum espagnol qui nous paraissent à bon droit trop élevés ; et l’Espagne, de son côté, réclame un adoucissement aux droits de notre tarif minimum concernant les vins. Les négociations sur ces divers points n’ont guère fait de progrès jusqu’à ce jour. Elles ne seront reprises et sérieusement poursuivies que lorsque le parlement français aura décidé, à propos de la convention commerciale franco-suisse, si, oui ou non, il peut être fait une retouche au sacro-saint tarif minimum de notre nouveau régime douanier.


III.

Tout économiste qui, aujourd’hui, prend la plume pour réfuter quelqu’une des erreurs ou quelqu’un des sophismes de l’école protectionniste, croit devoir se défendre tout d’abord, et, très vivement, de l’intention de rouvrir le classique débat entre le libre échange et la protection. Dans cette Revue même, M. Charles Lavollée, en mars de l’année dernière, M. Paul Leroy-Beaulieu, en février de cette année, n’ont pas manqué de s’abriter derrière cette précaution oratoire au moment d’entamer l’attaque contre l’œuvre douanière du parlement. Aux États-Unis, M. Cleveland, qui vient d’être élu président avec une énorme majorité et qui est un adversaire résolu du protectionnisme genre Mac-Kinley, a une appréhension, qui semble parfois excessive, d’être pris pour un vulgaire disciple de Cobden. Il déclarait hautement, il y a quelques semaines, dans sa lettre d’acceptation de la candidature présidentielle, qu’il abhorrait le spectre du libre échange.

C’est qu’en effet, dans la discussion engagée pendant de longs mois sur la révision de la législation douanière, le libre échange était tout à fait hors de cause. La liberté absolue des échanges est une conception de l’entendement, une utopie, un rêve, ce que l’on voudra, excepté une réalité. On ne la voit appliquée nulle part, pas même en Angleterre. Le procès n’a été qu’entre le régime de protection mitigée établi par les traités de commerce de 1860, le régime de protection plus sévère institué par le tarif de 1881, et le régime de protection à outrance, intronisé violemment le 11 février 1892. C’est une simple question de plus ou de moins, d’où dépend d’ailleurs le sort non-seulement de la classe si intéressante des agriculteurs et de celle non moins intéressante des manufacturiers, mais encore le bien-être de toute la population qui consomme et qui paie les frais de l’écart de prix résultant des tarifs.

Soutenir le libre échange, ce serait refuser toute protection à l’industrie, même naissante et faible, et se rire des plaintes des agriculteurs, exagérées parfois, souvent aussi accusant de trop réelles souffrances. Peu d’économistes, même parmi les libéraux, ont cette cruauté. Presque tous admettent que l’on aide les braves gens de la terre à vendre leur blé à un taux raisonnable, et les braves gens de l’usine à gagner de bons salaires par l’écoulement aisé de leurs produits. C’est là de la protection pratique, terre à terre, à laquelle suffisait amplement le tarif de 1881. Nos protectionnistes d’aujourd’hui veulent bien autre chose ; ils prétendent qu’un Français ne puisse plus acheter de marchandises étrangères, sauf à un prix exorbitant, et soit en conséquence obligé d’acheter des marchandises exclusivement françaises, fussent-elles plus coûteuses qu’au temps où régnait la modestie de la protection. Ils poursuivent la satisfaction d’intérêts particuliers, intelligemment syndiqués, au détriment de l’intérêt général de la population, car ce dernier intérêt veut que toutes les forces économiques soient tendues vers un unique objet : fournir à la masse du peuple le plus de marchandises possible, au plus bas prix possible, à égalité de qualité tant pour la matière première que pour l’habileté de fabrication.

Il ne s’agit point d’en revenir à ces principes de sens commun ; toutes les industries, toutes les branches du travail national ayant reçu leur large part de protection, la question posée actuellement porte sur ce point unique : ne peut-on admettre que quelques-uns de nos droits sont trop élevés, tout au moins ne sont pas indispensables pour la défense de certaines branches de notre agriculture et de notre industrie ? Cela, M. Méline lui-même le concède ; car il a la prétention « de n’être pas intransigeant en politique douanière[1]. » Mais, avant de se soumettre, s’il y a lieu, au jugement des faits et de l’expérience, il veut, dit-il, que l’expérience soit loyale et qu’elle ait duré un temps suffisant. Ce qu’il reproche aux ministres du commerce et des affaires étrangères, c’est de demander un remaniement du tarif sous une pression extérieure.

Cette pression, on le sait, est celle d’un honnête et laborieux petit pays, la Suisse. Il est impossible d’empêcher quelques-uns des États voisins de trouver un peu dure notre législation douanière, et, comme en reconquérant nous-mêmes notre indépendance, nous avons du même coup rendu aux étrangers leur liberté d’action, ils songent assez naturellement à des représailles. La Suisse, donc, a failli se fâcher, estimant que les conditions faites par notre tarif minimum à quelques articles importans de son exportation à destination de la France avaient un caractère trop léonin. Notre ministre des affaires étrangères a négocié, mais la Suisse refusait d’accepter, en échange de son tarif conventionnel, le tarif minimum français, s’il n’était apporté à celui-ci des adoucissemens sur quelques points déterminés. Une rupture commerciale était imminente : fallait-il passer outre et froisser impitoyablement un pays ami, avec lequel nos relations de commerce ont toujours été très actives et très fructueuses ? Le gouvernement ne l’a pas pensé ; il lui a paru que des concessions sur un petit nombre d’articles « relativement accessoires » ne détruiraient pas l’économie générale du nouveau régime douanier. Il a conclu avec la Suisse un projet d’arrangement qu’il a présenté à la chambre le 18 octobre dernier, en même temps qu’un Livre jaune contenant l’historique complet des pourparlers qui l’ont conduit à conclure cette convention. Mais il est bien certain que la Suisse ne ratifiera l’arrangement que si le parlement français, en l’adoptant pour sa part, adopte également un projet de loi que le ministère a déposé le même jour et qui propose d’apporter certaines atténuations à notre tarif minimum[2].

On peut se demander pourquoi le gouvernement, au lieu de faire usage de sa prérogative constitutionnelle et d’englober les modifications projetées au tarif minimum dans la convention même conclue avec la Suisse, a préféré en faire l’objet d’un projet spécial. Dans le premier cas, le parlement aurait eu à se prononcer en bloc sur les changemens proposés. Avec une majorité qui a témoigné d’une telle horreur pour les traités de commerce, c’était le rejet assuré de l’ensemble des propositions gouvernementales. La procédure adoptée permet de discuter isolément chacune des modifications.

En fait, la convention proprement dite est devenue l’accessoire. L’article 1er porte que les objets d’origine et de manufacture suisse, importés directement du territoire suisse, seront admis en France aux droits fixés par le tarif minimum. Voilà qui est bien, il faut seulement comprendre qu’il ne s’agit pas là du tarif minimum existant, mais de celui qui aura subi, si le parlement consent à les consacrer, les atténuations que le gouvernement propose. La commission des douanes a voté sans peine et presque sans débat l’arrangement commercial, mais c’est un vote sans valeur, puisqu’il est certain que la Suisse ne donnera pas sa ratification si le tarif minimum actuel est maintenu. C’est donc bien ici le point capital de la question.

Dans l’exposé des motifs du projet de loi portant modification de quelques droits du tarif minimum, les ministres se donnent beaucoup de peine pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’un remaniement sérieux du tarif, d’une refonte atteignant les assises de l’édifice élevé par le parlement. Les modifications proposées ne portent que sur 55 articles du tableau des droits d’importation, soit un peu moins de 7 pour 100 du nombre total de 796 dont il se compose. Encore ne comportent-elles presque toutes que des rectifications de détail. Le gouvernement se défend avec énergie d’avoir affaibli, par les concessions qu’il propose, la protection que le parlement a voulu assurer à la production nationale.

Soit ; mais la commission des douanes ne voit pas les choses du même regard que le gouvernement, et les modifications proposées lui paraissent au contraire grosses de conséquences. La réduction de 50 pour 100, par exemple, des droits inscrits au tarif sur le bétail vivant est dénoncée comme un déni de justice, comme une violation des engagemens pris vis-à-vis de l’agriculture française. La commission objecte de plus que la diminution des taxes, concédée à la Suisse, profitera également à toutes les nations qui possèdent la clause de la nation la plus favorisée : Suède et Norvège, Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Danemark, Angleterre, Pays-Bas, Russie, etc. Il y a un fond de vérité dans ces plaintes, et c’est justement par quoi le consommateur nous paraît fort intéressé au vote du projet de modification du tarif ; il y peut gagner tout au moins une légère réduction du prix des animaux d’élevage et de boucherie.

Il y a en outre la question de principe, si la protection peut être considérée comme un principe. Ce que propose le gouvernement est une atteinte à l’intégrité du tarif. On veut enlever un fragment insignifiant du bloc ; qui assure qu’après ce premier fragment on n’en détachera pas plusieurs autres et que, démoli ainsi pièce à pièce, le tarif tout entier ne s’en ira pas finalement à vau-l’eau ? Le raisonnement ne manque pas de justesse ; il est, d’ailleurs, beaucoup de gens que cette perspective n’effraierait nullement. On comprend toutefois qu’elle excite des appréhensions vives et des colères aiguës dans les rangs des protectionnistes. Malheureusement pour ces intransigeans, l’intérêt politique est ici en complet accord avec l’intérêt économique. Le premier commande de ménager la Suisse qui, si les arrangemens proposés ne sont pas conclus, cherchera ailleurs des marchés, nous laissera isolés dans notre morgue et se tournera du côté de voisins qui ne sont généralement pas soupçonnés de nous vouloir du bien. Quant à l’intérêt économique, il nous invite à ne pas perdre de gaité de cœur, par un entêtement puéril, un marché où nous écoulons une bien plus grande quantité de marchandises que nous n’y achetons nous-mêmes de produits.

Si l’on consulte les tableaux de notre commerce spécial avec la Suisse, représentant les échanges proprement dits des deux pays, on constate qu’en 1891 les importations de Suisse en France ont été de 103 millions de francs, les exportations de France en Suisse de 235 millions. Le produit de nos ventes à la Suisse dépasse donc le double du montant de nos achats à ce pays. Nous vendons en moyenne, chaque année, au-delà du Jura, pour 45 millions de produits agricoles, pour 39 millions de produits textiles, des produits de l’industrie des peaux pour 11 millions, du sucre pour 9 millions, des produits métallurgiques pour 7 millions. Avons-nous donc trop de débouchés que nous songions sérieusement à nous fermer celui-là, à nous brouiller avec d’excellens cliens et qui sont à nos portes ?

La Suisse a conclu l’année dernière avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie des traités de commerce pour une période de douze années. Les réductions qu’elle a consenties sur son tarif général constituent un tarif conventionnel qu’elle applique actuellement aux produits français. Nos exportations sont soumises, à leur entrée sur le territoire de la confédération, au même traitement que les produits similaires allemands, austro-hongrois et italiens. Mais la Suisse nous a loyalement prévenus que c’était là un état de choses provisoire et qu’il fallait régulariser. Elle offre à nos producteurs le bénéfice des concessions faites par la Suisse aux nations avec lesquelles elle a traité, et quelques autres plus spécialement applicables à certaines de nos productions, parfumerie, ganterie, horlogerie, matériaux de construction, conserves de poissons et de légumes, vins en bouteilles, savons, articles de modes, articles de Paris, etc. fin retour, elle demande un certain nombre d’adoucissemens à notre tarif minimum, affectant peu l’ensemble de notre commerce extérieur, et spécialement applicables à divers articles d’exportation de la Suisse en France.

S’il se trouve, dans la chambre, une majorité protectionniste assez obstinée pour ne rien vouloir détacher du tarif de janvier 1891, immédiatement nos produits perdront le bénéfice du tarif conventionnel suisse dont ils jouissent depuis le 1er février 1892, et les droits du tarif général leur seront rigoureusement appliqués. Or la différence des droits représente, dans la plupart des cas, une telle surcharge pour nos produits que ceux-ci ne pourraient plus soutenir la concurrence contre les marchandises similaires des pays unis à la Suisse par des traités de commerce. Qu’on ne se paie donc pas d’illusions, la Suisse ne reculerait pas devant la crainte du ressentiment que pourrait exciter en France l’application du tarif général helvétique. Si nous voulons une guerre de tarifs, elle est prête à la soutenir, et elle a moins à y perdre que nous, puisqu’elle ne nous vend que pour 103 millions, alors qu’elle fait chez nous pour 235 millions d’achats.

Dernier point à observer. La convention littéraire du 23 février 1882, qui accompagnait notre traité de commerce de cette même date, a été dénoncée par la Suisse le 21 janvier 1891 et a cessé de produire ses effets depuis le 1er février dernier. Depuis ce temps, les droits de nos auteurs et éditeurs n’ont plus été protégés en Suisse que par la convention internationale de Berne, du 9 septembre 1886, et par la loi fédérale du 23 septembre 1883, protection insuffisante sur plusieurs points. C’est pour « préciser et étendre la protection réciproquement assurée aux auteurs, éditeurs et artistes par les lois des deux pays et par la convention de Berne » que le gouvernement français a signé avec la Suisse, le 23 juillet dernier, une convention pour la garantie réciproque de la propriété littéraire et artistique, convention soumise en ce moment, avec le reste des arrangemens, à l’examen des chambres. Il n’est pas besoin de dire que la Suisse ne ratifierait pas plus la convention littéraire et artistique que la convention commerciale, si nous nous montrions intraitables sur notre tarif minimum.


IV.

L’Europe a présenté pendant les derniers mois de l’année 1891 un spectacle vraiment curieux. D’un côté, notre législature, emportée par la fièvre protectionniste, et que les lauriers du fameux major américain, M. Mac-Kinley, empêchaient, sinon de dormir, au moins d’être politiquement lucide, travaillait avec une hâte impatiente à l’élaboration des tarifs maximum et minimum, et déclarait une guerre sans merci aux traités de commerce, accompagnés de tableaux indiquant des droits de douane, et établis sur le modèle de ceux de 1860. D’autre part, au-delà de nos frontières, l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, l’Italie, la Belgique et la Suisse précipitaient, dans l’ombre discrète des entrevues diplomatiques, la conclusion de longues négociations et surprenaient tout à coup le continent et les deux mondes par l’annonce solennelle de la signature simultanée de traités de commerce liant pour une période de douze années les cinq pays.

À l’apparat que nos protectionnistes avaient été amenés à donner au succès de leur doctrine, nos voisins semblaient vouloir opposer une mise en scène plus sensationnelle encore pour la présentation de leurs traités à l’opinion publique européenne. C’est le 6 décembre 1891 que les cabinets de la triple alliance ont signé ces instrumens dont la teneur avait été si longtemps débattue entre leurs négociateurs. Dès le lendemain, le texte en était communiqué aux parlemens de Berlin, de Vienne, de Pesth et de Rome. Deux jours plus tard, les traités entre la Belgique, la Suisse et les pays de la triple alliance étaient également signés et publiés. Le 18 du même mois, le Reichstag avait déjà terminé l’examen de ces conventions commerciales à échéance fixe et lointaine, et les votait par 243 voix contre 48. Les traités doivent rester en vigueur du 1er février 1892 jusqu’au 31 décembre 1903, et continueront ensuite à lier les parties jusqu’à ce qu’ils soient dénoncés.

Les principales réductions que se sont consenties les pays signataires des traités ne sont pas de nature à modifier radicalement toutes les relations commerciales, car elles dépassent rarement de 20 à 25 pour 100. Si nous comparons notre tarif minimum, même avant les atténuations probables, avec les tarifs de la triple alliance, on constate que ceux-ci frappent de droits plus forts que les nôtres, les lainages, la plupart des matières premières, les vins et en général les denrées alimentaires. D’ailleurs, bien que les négociateurs allemands, austro-hongrois et italiens se soient efforcés de combiner les tarifs, de façon à réduire le plus possible les avantages que nous réserve la clause de la nation la plus favorisée (article 11 du traité de Francfort), nous bénéficierons toujours, dans une certaine mesure, des concessions accordées par l’Allemagne à la Suisse, à l’Autriche, à la Belgique, à la Hollande, à l’Angleterre et à la Russie. Nous ne serons exclus que des avantages consentis à l’Espagne, à l’Italie et aux États-Unis. C’est donc moins encore la lettre même des tarifs que l’esprit dans lequel ils ont été conçus et élaborés, qui fait l’importance et la gravité de la révolution économique, accomplie le 6 décembre 1891. Il y a une grande exagération dans l’expression de « Sedan industriel » qui a été employée pour désigner l’état où ces traités allaient mettre notre fabrication et notre commerce d’exportation, mais l’Allemagne s’est donné le beau rôle en constituant une ligue pour l’aplication d’une politique économique libérale ; elle remettait en honneur le régime des traités de commerce à l’heure même où ce régime était honni et bafoué chez nous.

Il faut relire le discours prononcé le 10 décembre dernier par M. de Caprivi au Reichstag de Berlin pour comprendre quelle signification le gouvernement allemand a voulu que l’opinion publique attachât aux accords conclus entre les puissances de l’Europe centrale. Ce discours contient au vrai la philosophie des traités de commerce annoncés au monde le 7 décembre 1891.

Le chancelier a tenu d’abord, sur les tarifs autonomes de 1879, sur la clause de la nation la plus favorisée et sur l’article 11 du traité de Francfort, des propos peu clairs, assez incohérens, d’où il est difficile d’inférer si, à son jugement, le système établi par son prédécesseur a entraîné plus de conséquences fâcheuses en ses derniers jours qu’il n’avait produit de résultats heureux à son aurore. Sur les traités si laborieux conclus avec l’Autriche-Hongrie et l’Italie, il a été au contraire d’une netteté parfaite. Les traités sont à double effet ; ils ont une portée politique et une portée économique. Sans que M. de Caprivi ait prononcé un seul mot relatif à la forme nouvelle donnée à l’entente franco-russe, il est de toute évidence que l’entrevue de Cronstadt a plus fait que plusieurs années de négociations ardues pour débrouiller l’écheveau des difficultés où se perdaient les diplomates austro-hongrois et allemands. La triple alliance a serré les rangs ; il s’est trouvé que les problèmes douaniers, qui la veille encore paraissaient insolubles, jetaient infiniment aisés à résoudre.

« Je suis d’avis que, lorsqu’on conclut avec d’autres États une alliance dont le but est de maintenir, avec l’aide de Dieu, et pour longtemps, la paix, il n’est pas possible de faire à ces États une guerre économique de quelque durée. » Parole très sage, sinon très profonde, si sage et si conforme au gros bon sens qu’elle en paraît presque prud’hommesque. Naturellement, si on fait une alliance avec quelqu’un, ce n’est point pour lui déclarer la guerre.

Mais considérez que la triple alliance n’était déjà plus d’une extrême jeunesse lorsque les questions des céréales, des bestiaux et des fers continuaient de se discuter sur un ton aigre-doux entre Vienne et Berlin, et que rien ne semblait faire prévoir que ces interminables pourparlers entre alliés jouant au plus fin dussent jamais aboutir à une entente. Mais alors notre escadre française n’était pas allée à Cronstadt, le tsar n’avait pas encore écouté, debout, la Marseillaise.

Les échos de l’enthousiasme russe pour la marine française firent immédiatement comprendre au gouvernement austro-hongrois que les fers allemands devaient avoir du bon et au gouvernement allemand que les céréales hongroises pourraient rendre quelque service en Allemagne. « Si je fais à quelqu’un une guerre économique, c’est que j’ai l’intention de l’affaiblir ; or notre intérêt est, au contraire, de fortifier nos alliés. Je crois qu’il ne nous est pas permis de léser d’une façon durable les intérêts d’États avec lesquels nous entretenons des relations si amicales. » Avec de tels sentimens, on trouve aisément les compromis qui conduisent droit à l’accord définitif : « Les gouvernemens de ces États, en concluant ces traités, ont fait un commun effort pour trouver les moyens de faciliter un échange de marchandises qui ne lèse les intérêts essentiels d’aucun de ces États et qui, au contraire, les fortifie même au prix d’un peu de désagrément ressenti sur un point ou sur un autre. »

Il n’échappera pas en quels termes galans sont indiqués les sacrifices imposés dans les trois États à certains grands intérêts. Les industriels de la Cisleithanie affirment qu’on a immolé leur cause à la prospérité des agriculteurs de Hongrie. En Allemagne, c’est le parti agraire qui s’est déclaré voué à la ruine. Les uns et les autres ont vraiment mauvaise grâce à se plaindre ; qu’importe « un peu de désagrément » lorsque l’intérêt patriotique est en jeu !

Au point de vue économique, l’Allemagne avait à parer à un péril immense, qu’avait engendré le protectionnisme à outrance établi par M. de Bismarck. Les débouchés de son industrie allaient se resserrant d’année en année. L’expérience avait donné au début des fruits brillans, mais d’un éclat trompeur. L’industrie se développa avec une force remarquable, tandis que l’excès des droits, provoquant des représailles, fermait les issues par où pouvaient s’écouler les produits de cette industrie tout à coup si florissante ; le système du tarif autonome et quasi prohibitif paralysait l’exportation. Protectionnistes de France, cette leçon peut vous servir ; vestra res agitur.

« Nous importons chaque année un peu plus de 4 milliards et nous n’exportons guère plus de 3 milliards : différence en chiffres ronds, 800 millions. Si nous importons pour 800 millions de plus que nous ne vendons, cela indique que nous ne serons pas en mesure, à la longue, de pourvoir à nos besoins et de soutenir le mouvement de notre industrie. » C’est la pure théorie mercantile ; on retrouve là le vieux paradoxe de la balance commerciale. Mais le raisonnement qui, appliqué à la France, porterait à faux, est d’une rigoureuse justesse, appliqué à l’Allemagne. L’Angleterre importe beaucoup plus qu’elle n’exporte, mais ne s’appauvrit pas pour cela, tant s’en faut, non-seulement parce qu’elle est un pays extrêmement riche, mais encore et surtout parce qu’elle est créancière en quelque sorte du monde entier, et que les intérêts de ses créances dépassent de sommes énormes le montant porté à son débit dans la fameuse balance commerciale. La France, aussi, importe plus qu’elle n’exporte et ne s’appauvrit pas davantage ; elle s’enrichit même avec une grande rapidité, parce que, si ses créances sur l’étranger sont loin d’atteindre les proportions des créances anglaises, on lui paie néanmoins comme intérêt, chaque année, plus qu’elle n’a elle-même à régler comme solde débiteur de son compte commercial. Encore faut-il, pour que cette situation se maintienne, qu’une politique maladroite ne vienne pas entraver l’essor de son génie industriel en multipliant les obstacles artificiels à son exportation. Qui peut garantir que tel ne sera pas le résultat, aussi triste que rapide, des inventions malencontreuses d’un parlement affolé de protectionnisme ?

Mais l’Allemagne, pays relativement pauvre, et qui n’a que peu de capitaux placés à l’étranger, avec quoi solderait-elle un déficit commercial annuel de 800 millions qu’aucune rentrée de quelque importance ne vient compenser ? Il faut donc que ce déficit disparaisse ou s’atténue ; comment ? Par la diminution des importations ou par l’augmentation des exportations ? Une nation jeune, faible encore de population et plus riche d’espérances que de fonds, peut, après une période d’expansion aventureuse et de folles témérités économiques, lorsque le krach inévitable a éclaté, ramener d’un seul coup à des proportions très modestes le montant de ses importations ; c’est le phénomène que l’on a vu se produire en 1891 dans la République Argentine, Mais il n’est pas possible à l’Allemagne de recourir à ce remède héroïque : « Ce que nous importons de l’étranger, dit M. de Caprivi, nous est absolument nécessaire : ce sont des denrées alimentaires indispensables, et des matières premières ou demi-fabriquées, que notre industrie attend.» Une diminution des importations étant impossible, l’unique moyen de salut contre le déficit mercantile, contre les 800 millions à payer chaque année à l’étranger créditeur, c’est l’augmentation des exportations, objet qui ne peut s’atteindre que par des traités de commerce conclus à longue période et fondés sur des concessions réciproques que consentent les contractans sur leurs tarifs respectifs. Maintenir les anciens débouchés d’exportation et en créer de nouveaux, telle est la raison économique qui a fait signer les traités du 6 décembre 1891. Ce ne saurait être pour la réalisation du même dessein que le parlement français prononçait, dans le même temps, l’anathème contre les traités de commerce et exaltait la protection, les tarifs autonomes, l’isolement commercial, l’indépendance économique.


V.

Le résultat le plus clair jusqu’ici de l’application de notre nouvelle législation douanière est que l’industrie et le commerce sont menacés chez nous de tomber dans un état de langueur, que nos exportations ont diminué depuis le 1er février dernier, et que le rendement des douanes est inférieur de 20 millions aux prévisions budgétaires, malgré l’importation considérable qui a eu lieu en janvier, avant la mise en vigueur des nouveaux droits. Pour le seul mois d’octobre, la moins-value atteint 3,200,000 francs. Quant à nos exportations de produits fabriqués, elles sont en diminution de 56 millions de francs sur les chiffres de la période correspondante de 1891.

Au fait brutal de la réduction de nos exportations, on pourra opposer la prospérité dont le tarif de 1892 a été la cause rapide pour un grand nombre d’entreprises industrielles, notamment certaines grandes compagnies métallurgiques. Ces sociétés, en effet, ont pu relever leurs prix, sont accablées de commandes, voient s’enfler leurs bénéfices et monter les cours de leurs titres. Il eût été vraiment fâcheux pour la thèse protectionniste que ceux-là mêmes pour qui la protection agit avec le plus d’intensité n’en eussent pas obtenu dans un court délai le bénéfice attendu. Mais, pour quelques entreprises favorisées, combien de lésées, sans parler de la masse des consommateurs !

La France est le pays le moins fait pour vivre sans traités de commerce. Sa prospérité économique est liée au développement de son exportation. Or l’isolement érigé en système, fondé sur l’établissement d’un tarif protectionniste, expose à des représailles aboutissant à des fermetures plus ou moins complètes de débouchés. Nos produits sont repoussés du dehors, l’exportation s’anémie, et une quantité d’industries qui vivaient de la vente à l’étranger souffrent et s’étiolent. Il reste, dira-t-on, le marché intérieur. Mais ce marché, qu’on ne l’oublie pas, n’est plus depuis longtemps susceptible d’expansion, puisque le chiffre de la population ne s’accroît pas. La concurrence sans cesse plus active, le perfectionnement des procédés, l’invention des machines, tendent à l’abaissement progressif des prix des objets manufacturés. Le producteur, pour maintenir sa situation et conserver ses bénéfices, est obligé chaque année de vendre une plus grande quantité de marchandises. Comment le pourrait-il si les tarifs de l’étranger, établis en retour des nôtres, entravent ses ventes habituelles, s’il est obligé d’écouler son stock entier, sans cesse grossi, dans les limites du pays où vivent 38 millions d’habitans qui resteront dix années, vingt années, à ce chiffre de 38 millions ?

Les États-Unis ont pu braver toutes les prédictions sinistres lancées par les libres-échangistes des deux mondes ; ils ont prospéré au milieu d’une véritable orgie de protectionnisme. Mais leur succès, le développement prodigieux de leur fortune, sont dus à d’autres causes que la protection. Ce pays a eu pour lui depuis un siècle un accroissement colossal de population ; il est immense, il possède tous les climats ; ses terres sont propres, selon la latitude et l’élévation, à tous les genres de culture ; il embrasse quarante-quatre États entre lesquels n’existe aucune frontière douanière ; d’un bout à l’autre de son gigantesque territoire, toutes les denrées, toutes les marchandises circulent sans avoir jamais à payer le moindre tribut. Que l’on se figure l’Europe presque entière formant un marché commun, où il ne serait perçu de droits qu’à la périphérie, tandis qu’à l’intérieur la circulation serait absolument libre, un marché en outre, où, par l’immigration et la natalité, la clientèle se développerait dans la proportion de 25 à 30 pour 100 par période de dix années. Dans ces conditions, le protectionnisme peut devenir un régime discutable ; s’il ne produit pas tous les bienfaits que ses partisans lui attribuent, il n’entraîne pas les maux que d’autres en pouvaient redouter ; la production nationale, quels que soient ses progrès, est sinon devancée, au moins suivie par l’essor de la consommation intérieure.

Comment en serait-il de même chez nous, où les espaces sont si restreints et le chiffre de la population stationnaire ? Ne sait-on pas, d’ailleurs, que la grande masse de l’exportation américaine se compose de produits alimentaires, tandis que nous exportons principalement des marchandises manufacturées ? Celles-ci ne sont point indispensables, alors que l’on ne se passe pas de ceux-là.

L’exemple des États-Unis ne nous est donc pas applicable. Ce qui a été chez eux presque inoffensif serait délétère pour nous. Mais il faut croire que, même au-delà de l’Océan-Atlantique, on ne considère plus de très hauts tarifs comme simplement inoffensifs. Le résultat des élections qui viennent d’avoir lieu montre en quelle estime est tenue, après deux années d’expérience, dans la patrie de M. Mac-Kinley, la politique protectionniste à outrance. M. Cleveland, pour avoir timidement rappelé que le tarif devait avoir surtout une destination fiscale et ne donner aux industries que le minimum de protection indispensable, a été élu par 300 voix du collège électoral contre moins de 150 données à M. Harrison. M. Blaine cependant, au temps où il était secrétaire d’État, avait cherché à corriger par des traités de commerce les exagérations du tarif général. Sous le nom de réciprocité, il négociait des arrangemens avec diverses puissances et en avait déjà conclu quelques-uns. Les États-Unis se souciaient si peu du fameux isolement qui charme nos protectionnistes, que les chefs du parti républicain rêvaient une union douanière embrassant toutes les républiques du nouveau continent.

Que la majorité de la chambre ait donc le courage d’avouer son erreur ; qu’elle n’ait plus d’anathèmes contre le système des traités à tarifs, où il nous faudra sûrement revenir. La Suisse n’est pas seule en cause à l’heure actuelle. Selon que nous aurons établi nos relations avec elle, il sera possible ou non de nous entendre avec l’Espagne, l’Italie et la Belgique. Un journal suisse, le Courrier de Genève, examinait il y a quelques jours ce qui arriverait si les chambres françaises rejetaient la convention commerciale ou, plus exactement, le projet de loi révisant le tarif minimum : « Il arrivera, dit-il, que, la Suisse augmentant ses droits d’entrée, nombre de produits français ne trouveront plus leur place à Genève. Pour les remplacer, les Genevois chercheront d’autres centres d’approvisionnement, du côté de l’Allemagne d’abord, bien entendu, et ensuite vers l’Italie. Et puis, ce qu’ils auront de mieux à faire, ce sera, pour les produits manufacturiers, de créer de nouvelles industries que la grande force motrice dont Genève est dotée leur permettra facilement d’établir. Qu’aura gagné la France dans cette affaire ? Quelques wagons de bois du Valais, quelques centaines de fromages de Gruyère, quelques caisses de soieries et de broderies de Zurich et de Saint-Gall n’auront pas franchi ses frontières ; mais, en revanche, combien de négocians français n’enverront plus leurs voyageurs faire la place en Suisse ! » La conclusion est qu’une antipathie pour la France naîtra nécessairement de cet état de choses. Il ne faut cependant point, même pour la beauté d’une expérience, laisser naître et se développer cette antipathie.

Nos législateurs seraient-ils arrêtés par la pensée que l’amour-propre national est engagé dans cette affaire ? Ils auraient bien tort, et, pour s’en convaincre, ils n’ont qu’à considérer combien peu l’esprit méthodique a eu de part dans l’établissement des droits nouveaux, et que ces droits, pour la plupart, ont été adoptés presque au hasard, sans que leur action probable ait été d’abord et aussi exactement que possible mesurée, en sorte que, même au point de Tue protectionniste, un travail de correction ne pourrait être qu’utile. Si le parlement se décide à le reconnaître et à remettre au point un certain nombre de droits où un excès de fidélité au principe général avait fait dépasser la mesure, il aura déjà enlevé à toute l’œuvre de janvier 1892 une partie de ses plus fâcheux élémens. Une première satisfaction donnée aux intérêts supérieurs, qui exigent que des liens de confraternité commerciale soient au plus tôt renoués entre la France et les pays voisins, préparera le retour à une situation normale. L’isolement économique, où nous aurons paru nous complaire un instant, mais seulement pour en mieux éprouver les inconvéniens, ne se présentera plus comme la form3 inévitable de notre destinée nationale.

Pour toutes ces raisons, il est désirable que nos législateurs per- dent rapidement l’aversion, plus factice que réelle ou judicieuse, qui leur a été inspirée contre les traités à tarifs, et qu’ils donnent une preuve de ce nouvel état d’esprit en offrant à la Suisse les conditions de tarif qui peuvent seules lui permettre de s’engager avec nous. Il est vrai qu’en émettant ce souhait nous risquons de ne point nous trouver d’accord avec les gens qui ne veulent que des satisfactions complètes et pour qui le bien ne peut sortir que de l’excès du mal : « Laissez donc, disent-ils, les protectionnistes pousser leur système à toutes ses conséquences logiques, entourer nos frontières d’une muraille de Chine, rompre peu à peu ce qui nous reste de relations commerciales et nous brouiller avec tout l’univers ! Lorsque la diminution croissante des droits de douane aura installé le déficit dans nos budgets et que notre commerce d’exportation sera bien ruiné, il est probable que les électeurs, édifiés par la cherté grandissante des prix et par l’élévation des impôts, renverront les députés protectionnistes à une étude plus attentive et plus intelligente des lois économiques. Alors le tarif de 1892 aura vécu. » Comme toutefois il aura pu, dans l’intervalle, accomplir tout le mal dont il est capable et auquel il est destiné, mieux vaut encore atténuer dès le début l’énergie de son action funeste et chercher à la réduire peu à peu à l’impuissance. C’est une politique moins dramatique, mais plus sûre et plus soucieuse des vrais intérêts du pays.


AUGUSTE MOIREAU.

  1. Discours prononcé, le 9 octobre 1892, à Remiremont.
  2. Les chambres ont à statuer sur trois projets distincts : 1o un projet de loi portant approbation de l’arrangement commercial signé à Paris, le 23 juillet 1892, entre la France et la Suisse ; — 2o un projet de loi portant approbation d’une convention signée le même jour entre les deux pays pour la garantie réciproque de la propriété littéraire et artistique ; — 3o un projet de loi visant des modifications de détail dans le régime d’un certain nombre de marchandises dénommées au tableau A annexé à la loi de douanes du 11 janvier 1892.